Le roi est coiffé, sur la tête de la massue de Nârmer et sur sa palette, au recto, de la couronne rouge, sur la tête de massue du roi Scorpion et au verso de la palette de Nârmer, de la couronne blanche. L'opinion, largement répandue jusqu'à présent, est que la palette de Nârmer est un monument votif ou commémoratif se rapportant à l'unification du pays : le roi porte la couronne rouge de Basse-Egypte, puis la couronne blanche de Haute-Egypte, affirmant ainsi sa souveraineté sur le Nord puis sur le Sud, sur les Deux-Terres. Cette interprétation est peu à peu battue en brèche par les trouvailles archéologiques les plus récentes qui montrent, comme nous l'avons démontré plus haut, que l'unification fut réalisée sur le mode fédéral par les deux prédécesseurs de Nârmer au cours de la dynastie 0. Sans remettre fondamentalement en cause la communis opinio, quelques auteurs émettent des opinions plus nuancées. Pour ma part, je considère en outre que les « couronnes » ne constituent pas, a priori, sur la palette de Nârmer des symboles attachés à la territorialité (elles le deviendront plus tard, dès la 1re dynastie, à un stade ultérieur du règne du Fondateur), mais des insignes décrivant les deux principaux aspects du pouvoir : puissance, dynamisme, conquête, autorité (couronne blanche) et gouvernement, statisme, cérémonie, rite (couronne rouge) (Menu, 1996, 1997). En effet :
– l'Egypte était unifiée dès Scorpion, donc bien avant Nârmer, au plan territorial sur le mode fédéral ;
– la couronne rouge est originaire du Sud, où elle apparaît dès le Ve millénaire sur un fragment de vase amratien trouvé à Nagada (ex. : Vercoutter, 1992) ;
– les temples ptolémaïques, conservatoires des mythes fondateurs transposés sur le plan du dogme, nous fournissent une grille de lecture des documents des origines et spécialement de la palette de Nârmer : dans l'« Atelier des Orfèvres », à Dendara, la couronne blanche est associée à la puissance-sékhem et la couronne rouge, au gouvernement-héqa (Derchain, 1990 : plus loin, chap. 2).
Ceci n'exclut pas que rite, organisation, gouvernement, se soient trouvés associés, sous le signe de la couronne rouge, aux populations nordiques apparaissant comme agricoles, commerçantes et communautaires, tandis que guerre, conquête, domination, aient été attachées, sous l'emblème de la couronne blanche, à une certaine manière sudiste de vivre, liée à la chasse, à l'autorité, au prestige fastueux et à la hiérarchie.
Ces remarques sont valables pour les documents de Nârmer, l'évolution symbolique réalisée en fonction d'événements postérieurs n'ayant pas à être prise ici en considération, sous peine d'anachronisme.
De la domestication à la domination, de la chasse à la bataille, de la maîtrise sur les animaux à l'autorité sur les humains, toute une symbolique complexe est exprimée par la corde : la tenue en laisse d'un chien domestique par un chef (Manche de couteau du Gebel el-Arak) (fig. 1), d'un territoire et de ses habitants par le faucon Horus (le verso de la palette de Nârmer) (fig. 56), ou de deux bêtes allégoriques affrontées et retenues par une corde, domptées par l'équilibre des forces (le recto de la palette de Nârmer). La capture par la corde (le lasso est une des armes de la palette de la Chasse) trouve sa conclusion définitive dans l'image des vanneaux et arcs pendus (massue dite « du Scorpion ») (fig. 44), des ennemis décapités et ligotés (recto de la palette de Nârmer), du captif maîtrisé : palette au Taureau, scènes rupestres gravées du Gebel Tjaouti (Hendrickx, Friedman, 2003) et du Gebel Cheikh Suleiman, verso de la palette de Nârmer, par exemple. Le signe tjèt qui désigne le scribe en chef ou « vizir » (recto de la palette de Nârmer, fig. 55 et 56) n'est autre que l'entrave, en corde, de l'animal domestique. Enfin, la corde d'arpentage dont la longueur est calculée sur la base de multiples du bâton-coudée fut certainement utilisée dès la fondation de l'Etat par Nârmer (voir plus bas l'introduction au chap. 3).
En représentant ainsi méticuleusement le travail des cordeliers, l'Etat naissant rend visible une des techniques traditionnelles les mieux maîtrisées par un peuple qui n'est pas seulement chasseur et guerrier, éleveur et agriculteur, créateur d'objets artisanaux recherchés et variés, mais également expert dans le maniement des forces (élévation, traction dont on trouve des exemples – comme le halage des bateaux – dès l'époque prédynastique) au moyen de tous les procédés offerts par la corderie (connaissance précoce de l'art des nœuds) ; on en trouvera ainsi des applications diversifiées dans l'exploitation des mines et carrières, dans le domaine de la construction, terrestre et navale, et celui des transports. Le verbe maâ, « tirer » au moyen de la corde, exprime une dynamique d'énergie portée au crédit de Maât/la maât dont le nom semble dérivé (infra, chap. 2).
De la nudité des fugitifs au pagne somptueusement décoré du roi, les divers vêtements, soigneusement représentés sur la palette de Nârmer, sont très certainement indicatifs des différents statuts sociaux.
De savantes distinctions sont effectuées sur l'apparence, dénotant un sens aigu de la hiérarchie et de la fonction, consécutives à la mise en ordre socio-ethnique et économique entreprise par le Fondateur.
Les porte-étendard ne doivent plus être confondus avec les enseignes ; outre leur rôle probable de marqueurs du territoire, aux quatre points cardinaux, ils manifestent, au moyen des entités qu'ils soulèvent, le concept permanent de royauté : le placenta évoque le roi avant la naissance, et le chien (voir la n. 85 supra) incarne un processus victorieux associé au dieu Oupouaout (relief rupestre de Nag el-Hamdulab, fig. 54 ; étiquette du roi Den, chap. 2, fig. 59) mais il préfigure probablement aussi un autre chien lié au destin royal, éternel celui-là, c'est-à-dire Khentamentyou, le roi mort et déifié (empreintes de sceaux des fig. 39 et 40), tandis que les deux faucons expriment le principe duel de la monarchie ainsi que l'autorité royale sur la Haute- et la Basse-Egypte. Figurés en lieu et place des enseignes totémiques et territoriales de la période précédente, ils incarnent probablement aussi une division quadripartite du territoire incluant le pouvoir des entités supra-naturelles dorénavant soumises à la théologie royale.
Le rectangle (fig. 85, chap. 3, infra) désigne très vraisemblablement un territoire agricole comme ce sera le cas plus tard, et même probablement le territoire égyptien, de forme rectangulaire, dont le roi a fait l'inventaire. Le signe qui y est inséré représenterait, plutôt qu'un flotteur ou une paire de sandales reliées par une lanière (interprétations les plus courantes, à la suite de Vandier), un instrument d'arpentage (Menu, 1996, 1998, 1999, 2001, 2004) constitué d'une pièce angulaire d'un seul tenant (au demeurant probablement inspirée dans son dessin par la forme des semelles de sandales) aux extrémités réunies par un bâton dont la longueur est égale au grand côté moins le petit côté du rectangle. Les semelles de sandales (royales) telles qu'elles sont ainsi évoquées et entre lesquelles est insérée la mesure-coudée, unité de longueur, seraient alors simplement le symbole de l'arpentage du territoire effectué pas à pas par le souverain (cf. chap. 3). La place de cette icône, derrière le roi, peut s'expliquer par son rôle explicatif, à la manière d'une rubrique, de toute la scène du deuxième registre du recto.
Les deux hiéroglyphes de l'angle supérieur gauche du rectangle imaginaire qui entoure cette scène peuvent être lus : séba our, « La Grande porte » ; ils précèdent un rébus que l'on peut traduire : « L'Horus Unique dans la Barque » (déclinaison des titres possédés par les rois fédérateurs de la dynastie 0, Scorpion et Ka) et surmontent dix ennemis ligotés et décapités dont la tête est placée entre leurs pieds. La procession qui se situe à gauche et en direction de cette scène est conduite par les quatre porte-étendard, eux-mêmes suivis par le fonctionnaire (vizir)-tjèt, puis vient le roi désigné par son nom, portant la couronne rouge et la barbe postiche ; elle est close par le « fils du roi/serviteur royal » (?), dignitaire qui porte les sandales du souverain et les ustensiles d'ablution.
Je propose, de l'ensemble, l'interprétation suivante : le roi, avec ses principaux dignitaires (les quatre porte-étendard, le tjèt et le porte-sandales – qui évoquent les trois catégories de fonctionnaires mis en place : prêtres ; fonctionnaires de l'administration ; fonctionnaires palatins) se rend à l'extérieur du palais (au-delà de la Grande porte) pour délimiter et s'approprier, en tant qu'Horus-Unique-dans-la-Barque, les terres, évoquées à l'arrière du registre par le rectangle – image du pays d'Egypte – et évaluées par les instruments d'arpentage, qui constituent le territoire égyptien expurgé des dix (chiffre sans doute symbolique exprimant une totalité) chefs ennemis, vaincus et décapités.
Une reconstitution chronologique relative des faits a laissé apparaître que l'unification de l'Egypte s'était réalisée en trois phases :
– L'unification artistique et culturelle, du Sud au Nord progressivement, conséquence de l'extension géographique des échanges et du commerce avec le Levant dès la période de Nagada II ;
– L'unification territoriale, commencée environ un siècle à un siècle et demi avant Nârmer et aboutissement d'une évolution en deux temps : celui de la confédération, puis celui de la fédération sous Scorpion, originaire de Hiéraconpolis, et son successeur Ka (celui-ci partageant peut-être pendant un temps son pouvoir avec Crocodile, probablement originaire du Nord) ;
– L'unification économique, socio-ethnique et surtout politique. Il revient à Nârmer d'avoir organisé le pays et posé les bases du fonctionnement de la monarchie, après avoir mené des actions à la fois violentes, pacificatrices et organisatrices.
La riposte présumée de Nârmer, suivie de la conquête probable de la Palestine (où l'on a retrouvé les traces nombreuses et importantes d'une véritable colonisation par ce roi), fut peut-être provoquée par une nouvelle vague d'infiltration de groupes socio-ethniques libyens et proche-orientaux, paysans et commerçants dont le nombre s'était accru au point de devenir une menace pour les rois de la dynastie 0 dont l'autorité s'exerçait sur toute l'Egypte et dont le souci était de maintenir l'unité territoriale par la maîtrise horienne de toute la vallée du Nil et du Delta.
Cette action répond initialement à deux mobiles : l'appropriation des terres et la prise de conscience de l'intérêt, pour le contrôle de la production, des méthodes de domestication animale et végétale, déjà généralisées en Basse-Egypte. Dans le désir d'assujettir les populations maîtrisant la reproduction animale et végétale, l'acquisition de la connaissance des rites de fertilité et de fécondité était d'ailleurs sûrement aussi importante que celle du savoir-faire des agriculteurs et des éleveurs.
A la suite de ses conquêtes guerrières ou plus pacifiques, Nârmer-Mény jeta les bases d'une véritable constitution qui forme le noyau idéologique de la monarchie pharaonique. Sont en germe ou pleinement présents sur les documents de Nârmer : la sacralité/divinité du roi et ses fondements ; l'établissement de la règle fondamentale de maât (exprimée sous forme iconique) ; l'alternance politique entre roi-dieu et dieux-rois ; le jeu complexe de la dualité ; l'organisation socio-économique ; le rôle des fonctionnaires et des comptables.
En ratifiant le passage de la chasse, de la pêche et de la cueillette à la maîtrise sur la nature (domestication et sélection des espèces animales et végétales), le chef, le roi, se substitue à l'ordre naturel, fait son entrée parmi les forces susceptibles d'instaurer le bien-être. Ainsi, son pouvoir est-il d'emblée supranaturel, d'essence mystérieuse, « divine », accompagnant la création en marche, dans ses aspects positifs et négatifs ; c'est un état diffus qui prend possession, pour les capter et les canaliser, des forces naturelles, sauvages, afin de les adapter à leur but. Les enseignes ainsi que les entités tenues par les porte-étendard jouent aussi ce rôle à des niveaux successifs et différents. Le roi impose sa supériorité en tant que combattant victorieux, en tant que ritualiste orchestrant les fêtes génératrices de prospérité, en tant qu'organisateur du pays. Le roi, en effet, détient le pouvoir de déclencher l'énergie bienfaitrice de la nature. L'idée de maât est forcément présente dès la dynastie 0, mais la maât, à cette époque, telle qu'elle est exprimée par l'image d'une manière déjà duelle à l'avers et au revers de la palette de Nârmer{125} n'est pas tant l'expression d'un équilibre harmonieux que celle de la violence nécessaire, de la victoire, de la conquête des bonnes terres et des secrets de la nature, de la mise en place d'un système d'organisation territoriale et humaine pour obtenir la richesse qui conforte l'autorité du chef et procure le bien-être général. En dominant les ennemis, les peuples rebelles, ou simplement des groupes trop influents, le roi passe de la bataille à la conquête puis à la normalisation, dans le but d'apporter à son peuple la prospérité qu'il sait obtenir des entités supra-naturelles.
La « divinité » du pharaon, à l'époque de la dynastie 0, ne semble pas devoir être extrapolée à partir des textes et représentations postérieurs (voir mon Tableau 10 », plus loin, chap. 2). Elle est seulement cet état diffus, chargé d'énergie créatrice, qui préside aux cycles naturels. Comme certains animaux, végétaux ou objets (les anciens totems), le roi sait retenir et diriger cette énergie ; il entre ainsi en concurrence avec les dieux locaux (représentés par les enseignes) qu'il domine grâce à sa victoire et qui, soumis ou alliés mais non évincés, lui apportent leur concours ; il génère d'autres entités divines (tenues par les porte-étendard) liées à sa propre personne et à l'étendue infinie de ses pouvoirs, dans le temps et dans l'espace. Sa royauté est définie par un certain nombre de symboles : les insignes (couronnes, sceptres, fouet, massue, barbe postiche, queue de fauve...), le sérekh et le « nom d'Horus » manifestant qu'Horus est le dieu de la monarchie (symbolisée par le palais royal), le garant de son unicité dans la dualité.
Beaucoup plus tard, le roi invoquera d'autres arguments pour affirmer et confirmer son pouvoir, pour proclamer clairement sa divinité, au fil de l'évolution du pouvoir monarchique et surtout de l'expansion impériale qui culminera sous les 18e-19e dynasties.
Les enseignes, sur la palette du « Champ de bataille », sur la palette « au Taureau » et sur la tête de massue dite « du Scorpion », incarnent à n'en pas douter les autorités totémiques et territoriales peu à peu confédérées, préfigurant les dieux locaux des « nomes » qui seront, à travers leurs représentants, les véritables chefs des provinces. Leur nombre croissant traduit leur ralliement progressif à la cause royale qu'ils défendent aux côtés du souverain ; on remarquera que leur rôle n'est pas de massacrer l'adversaire (il s'agit là d'une prérogative royale) mais de le capturer, soit sous sa forme humaine (palette du « Champ de bataille »), soit sous une forme symbolique (arcs et vanneaux de la tête de massue de Nârmer, dite « du Scorpion »). Récompensés pour leur concours et leur fidélité par des attributions de terres sur lesquelles ils exercent une autorité déléguée, les « dieux-rois » provinciaux se présenteront, tout au long de l'histoire pharaonique, comme les challengers du « roi-dieu », pour exercer la royauté d'une manière partagée lorsque la monarchie sera affaiblie pour des raisons diverses. En réserve de la royauté, conservateurs du droit établi (coutumes, règles politiques et juridiques), les dieux locaux et leurs représentants humains permettront, aux périodes de crise, l'alternance politique nécessaire à une réaffirmation royale issue, le plus souvent, d'un affrontement conflictuel.
Les porte-étendard, au contraire, manifestent le concept permanent de royauté ; ce sont des êtres humains, des dignitaires qui soutiennent une émanation ou un symbole royal : le Placenta royal (roi avant la naissance), le Chien (énergie divine, éternelle, du roi), les Deux-Faucons (principe duel de la monarchie supervisant la totalité du territoire, Sud et Nord réunis).
L'avènement possible, et toujours envisageable, des rois-dieux territoriaux, avec les luttes qu'il implique, est naturellement compris dans la logique monarchique comme un pis-aller mais ne lui est pas contraire.
Le principe de l'alternance politique, conséquence de l'idéologie royale et supra-naturelle, est un des facteurs fondamentaux de la longévité du régime pharaonique, nous le constaterons au fil des chapitres suivants et à venir.
L'alternance politique que j'ai mise en exergue à la rubrique précédente en est un élément important.
Notons aussi la distinction effectuée parmi les étrangers : les arcs et les vanneaux pendus qui figurent sur la tête de massue dite « du Scorpion » désignent deux sortes d'étrangers ; les premiers symbolisent les voisins hostiles, les ennemis potentiels qui se trouvent à portée de flèche ; les seconds évoquent des bandes d'étrangers migrants qui, comme des vanneaux trop nombreux, occupent pendant une saison les terres marécageuses du delta et les rives fertiles du Nil, le temps peut-être d'y faire éclore une moisson, ou pour faire paître leurs troupeaux.
A partir de Nârmer, agriculture et élevage sont les deux principaux volets de l'organisation économique sous contrôle royal.
Par rapport à la monarchie, la dualité (excluant tout dualisme) se développe autour du couple fondamental : pouvoir et religion – qui s'interpénètrent au point de faire naître l'idée nécessaire de la nature supra-naturelle du roi (sans préjuger pour une époque aussi reculée dans le temps de la « divinité » de celui qui n'est pas encore le pharaon mais le Faucon, l'Horus qui incarne la fonction royale). Ce pouvoir repose sur deux paires qui, chacune, tendent à l'équilibre d'un concept :
• puissance et gouvernement définissent l'autorité ;
• plus largement, repousser (la misère et le désordre) et amener (la prospérité) – plus tard : der isfet/in maât – constituent l'essence de l'action royale.
Nous reviendrons au chapitre suivant sur cet aspect particulièrement fécond de la dualité qui se trouve au cœur de la notion de maât.
Dynamisme et statisme, violence et rite, en sont les expressions ; couronne blanche et couronne rouge, liées aussi respectivement à la Haute- et à la Basse-Egypte, en sont les principaux symboles.
Nous avons largement développé ce point. Insistons surtout sur le fait qu'il appartint à Nârmer, précédé par les rois de la dynastie 0, de négocier le passage d'une économie encore en partie prédatrice à l'organisation d'une économie de production. Pour cela, deux objectifs s'imposaient à lui : d'une part, gérer l'agriculture et l'élevage, répartir les terres conquises ; d'autre part, assujettir les groupes qui maîtrisaient le mieux les méthodes de culture et d'élevage, ainsi que ceux qui possédaient les secrets rituels de la fertilité et de la fécondité.
Les anciennes entités d'origine totémique (représentées par les enseignes) devenues divinités territoriales et le proche entourage du roi furent les auxiliaires, puis les bénéficiaires, en tant qu'intermédiaires, de ces actions.
L'œuvre de Nârmer consiste principalement dans la mise en ordre du territoire et des différents groupes sociaux qui l'habitent, chacun étant assigné aux tâches pour lesquelles son expérience est requise ; cette œuvre est réalisée par les moyens qui sont clairement définis comme les deux aspects de l'autorité : puissance et gouvernement ; elle est menée à son terme grâce aux instruments qui président à des enregistrements de grande envergure : écriture, mesure, dénombrements et comptes.
Que l'écriture et les unités de mesure (longueur et capacité) aient été mises au point durant le règne de Nârmer résulte des observations que nous avons pu faire au cours des paragraphes précédents. Les chiffres exposés sur la tête de massue de Nârmer me semblent bien réels et obtenus à l'aide de méthodes de comptage méticuleuses, permettant de procéder au premier grand recensement portant sur l'ensemble du bétail (ovins, caprins et bovinés) et sur le personnel attaché à l'élevage.
Deux personnages que l'on peut identifier comme scribes, à cause des encriers qu'ils portent sur l'épaule, figurent sur la tête de massue et sur la palette de Nârmer : ce sont le tjèt (sans doute déjà le vizir-tjaty) et le porte-étendard hissant le chien. Un autre personnage est fort important : on le retrouve sur chacune des faces de la palette, sur la tête de massue de Nârmer et probablement sur la tête de massue dite « du Scorpion » (il ne reste sur ce document qu'une partie de la « rosette », déterminatif de son titre) ; il pourrait s'agir du fils – en tout cas d'un dignitaire – du roi. Il porte d'une main les sandales (du souverain), et de l'autre, l'aiguière ; à sa ceinture sont attachés les ustensiles d'ablution. Son rôle peut être interprété de deux façons : prêtre purificateur, il joue sans doute aussi le rôle d'un secrétaire, du fait de sa position sous l'icône que j'interprète comme le signal probable des opérations d'arpentage (supra et chap. 3).
Les documents de Nârmer laissent présager l'importance des dignités attachées tant à l'exaltation de la puissance absolue du monarque (les quatre porte-étendard) qu'à la protection de sa personne (porte-lance, porte-éventail) et aux fonctions administratives liées à l'utilisation de l'écriture et du comptage. La production d'une idéologie, proclamée par la présence des quatre porte-étendard de la royauté, évoque la nature et les capacités exceptionnelles de la personne royale, à la fois extra-temporelle, immanente à la double territorialité et à la division quadripartite de l'espace en fonction des points cardinaux et, dans son essence, protectrice et nourricière.
L'on peut supposer valablement que la production d'une écriture, instrument de la communication dans le cadre d'un Etat naissant dirigé par une monarchie forte, fut une préoccupation majeure du Fondateur et de son prédécesseur immédiat, le souverain fédéral Ka, et qu'y travaillèrent les artistes, les scribes et les comptables du royaume en utilisant les stocks de signes utilisés jusque-là d'une manière purement empirique, selon des procédés à la fois métonymiques et métaphoriques, mais dont certains furent déjà reconnus comme le véhicule graphique du langage sous Ka (voir supra).
Notons dès à présent, afin de ne pas y revenir ultérieurement dans les prochains chapitres, que la métaphore demeurera – plus qu'ailleurs du fait de l'emploi d'images dans l'écriture – une figure privilégiée du discours à l'époque pharaonique, non seulement là où on l'attend (la sphère de l'idéologie et des croyances) mais dans d'autres domaines plus pragmatiques comme celui du droit dont l'expression utilise les procédés rhétoriques que nous connaissons (voir l'analyse des complexes discursifs menée par Patrick Tort, 1982, 1989 ; également : P. Tort, 1977, 1981, et surtout 2016) ; concernant la langue des décrets royaux et plus largement celle des documents juridico-judiciaires, on se reportera aux travaux philologiques et linguistiques d'Arlette David (2003, 2008, 2009, et surtout 2006).
*
A l'issue de ce premier chapitre consacré au processus de formation de l'Etat au IVe millénaire, l'on gardera en mémoire les deux principaux facteurs politiques qui ont favorisé l'émergence et la durée du régime pharaonique :
– Le ralliement et l'adhésion progressifs des roitelets déjà puissants de la confédération qui précéda l'unification fédérale à l'échelle du territoire égyptien tout entier, à la fin de l'époque prédynastique. Non seulement l'autorité unique ne les évinça pas du nouveau système mais au contraire elle les y intégra au niveau provincial et les tint de ce fait, bon gré mal gré, en réserve de la royauté sous l'égide de leurs déités tutélaires, permettant ainsi la possibilité d'une alternance politique – non souhaitée mais acceptée comme un pis-aller en cas de vacance ou d'incapacité du pouvoir, en attendant la manifestation d'un nouveau monarque unificateur de l'Egypte et restaurateur de la maât.
– L'affirmation volontaire et constante de la légitimité du roi en raison de ses aptitudes à maintenir l'unité d'un pays constamment menacé de scission en raison de ses particularités géographiques, à lui procurer ainsi la paix et la richesse. En découle le principe de maât et son expression duelle qui justifie les actions royales et les organisations socio-économiques dans le cadre de l'Etat centralisé.
Se dessinent alors en filigrane ce que j'appelle « les trois dogmes » du régime pharaonique qui non seulement lui confèrent sa stabilité politique mais structurent son système économique et ses organisations sociales :
– le principe pharaonique : unicité, toute-puissance, éternité et sacralité/divinité du roi ;
– le principe de maât (in maât/der isfet : voir chap. 2) ;
– le principe de l'immortalité de la personne royale/humaine qui permit aux deux précédents de fonctionner dans la durée pérenne et d'imaginer ainsi des schémas politico-juridiques étonnamment précoces et durables.
Explicitée par les documents antérieurs et contemporains, la palette de Nârmer, en même temps qu'elle cristallise une évoluton séculaire, voire millénaire, fixe donc le « code génétique » de l'Etat pharaonique.
A l'issue de ce chapitre, il est également possible de proposer une chronologie relative de la formation de l'Etat, du Nagada IIC-IID2 au Nagada IIIC1.
1) Nagada IIC-IID2, ca. 3650-3300/3250
– Création progressive de confédérations locales dirigées en Basse-Egypte par des roitelets qui régnaient simultanément, parallèlement au royaume de Haute-Egypte qui semble avoir eu une cohésion plus précoce sous la houlette d'un seul chef, ainsi qu'en témoignent tout particulièrement les sépultures et les objets exhumés des sites de Hiéraconpolis ainsi que les documents de la tombe U-j d'Abydos.
– Cet épisode a précédé vraisemblablement une partition du territoire en deux royaumes, celui de Haute- et celui de Basse-Egypte. Le souvenir du combat entre Horus et Seth, respectivement rois mythiques du Nord et du Sud, suivi du partage fondamental de l'Egypte en deux parts égales, est conservé dans le mythe archaïque auquel les Textes des Pyramides font allusion{126} : Seth s'en prend à l'œil d'Horus, l'organe de l'acuité exceptionnelle de la vision globale du faucon tandis qu'Horus s'attaque aux testicules de Seth, manifestation physique de la force combative du taureau. On retrouve là sans peine des figures symboliques omniprésentes dans les documents qui accompagnèrent les premières étapes de la formation de l'Etat : le faucon et le taureau que l'on rencontre sur les documents accompagnant la dynastie 0 et qui tous deux deviendront et resteront des symboles étroitement associés à la royauté pharaonique au cours de son histoire. Les versions et interprétations plus tardives du mythe feront plus précisément allusion à l'unité du territoire et à une répartition des compétences : à Horus, devenu le fils et héritier légitime d'Osiris – premier roi d'Egypte mythique, divinisé – l'intégrité du territoire, et à Seth, le combatif, la force lui permettant de repousser le serpent Apopis, incarnation du chaos originel qui menace perpétuellement l'existence de l'Egypte.
2) Nagada IIIA1 – IIIB, ca. 3250 – 3150/3100 (Dynastie 0)
Scorpion, originaire du Sud et propriétaire de la tombe Uj d'Abydos, réalisa la première unification du pays sur le mode fédéral, en étendant sa domination sur toute la vallée du Nil, des marches libyennes et nubiennes (Gebel Tjaouti : Hendrickx, Friedman, 2003 ; Nag el-Hamdulab : Hendrickx, 2016) jusqu'au delta inclus et sans doute déjà au sud-Sinaï (Tallet, Laisney, 2012), en englobant métaphoriquement dans son regard, tel le faucon, l'ensemble du territoire. Il porte alors le titre de Hor-Ro, c'est-à-dire le « Faucon <maître de> la vallée/ (du fleuve jusqu'à son) embouchure » (sa « bouche », Ro) ; il est aussi le « Faucon <maître de> la Barque » (de la flotte et de la navigation).
La partition Haute-Egypte – Basse-Egypte semble avoir momentanément resurgi après le règne de Scorpion, avec l'épisode d'une gouvernance duelle Ka-Crocodile{127}, suivie de l'unité fédérale rétablie par Ka, le successeur de Scorpion, qui suscita probablement les premiers essais d'écriture raisonnée et définit très vraisemblablement les premières orientations vers la centralisation de l'Etat.
3) Nagada IIIC1 : avènement de Nârmer (autour de 3100) et établissement de la 1re dynastie
Le processus de centralisation est poursuivi et achevé par Nârmer, troisième roi de la dynastie 0 si l'on exclut Crocodile qui régna en même temps que Ka pendant un moment. Au cours du long règne de Nârmer la centralisation du pouvoir se poursuit et s'achève avec la constitution de l'Etat.
A Nârmer revient la mise en place des structures étatiques sur la base des trois principes fondamentaux de l'Etat : pouvoir absolu et sacré du roi, tempéré et guidé par le principe bénéfique de la maât, immortalité de la personne royale/humaine permettant aux deux précédents de fonctionner dans la durée pérenne.
Nârmer, dernier roi de la dynastie 0 et fondateur de la 1re dynastie, promulgua une charte constitutionnelle achevée, sous forme d'un corpus tripartite{128} : tête de massue dite « de Scorpion », en réalité de Nârmer (Ashmolean Museum E 3 632), tête de massue de Nârmer (Ashmolean Museum E 3 631), palette de Nârmer (Musée du Caire JE 32169/CG 14716), étudiés et commentés plus haut. Sur cette base fondamentale, l'Etat pharaonique pourra asseoir au fil des siècles des institutions qui en découlent et qui lui permirent de fonctionner pendant plus de trois mille ans.
Tableau 5 : Le symbolisme animal et l'émergence du pouvoir fédéral puis de l'Etat centralisé.
1) Période no 1 : Nagada II C-IID2 (ca. 3650-3300/3250) Période de classification des pouvoirs locaux désignés principalement sous forme d'emblèmes animaux (totems) qui pour beaucoup deviendront ultérieurement des divinités territoriales lors de l'instauration de la royauté unique. Les documents qui enregistrent l'émergence de ces pouvoirs et leur rang respectif à l'issue d'une évolution qui couvre environ trois siècles et demi, traduisent leur ascension, leur influence respective, leur autorité plus ou moins forte, enfin leurs alliances au niveau des confédérations. Ce sont principalement : – Les objets en ivoire sculpté ou gravé tels que : défenses d'éléphant ou d'hippopotame, manches de couteaux, manches de massues, peignes, plaquettes, sceaux-cylindres. Les animaux représentés en défilés incarnent les pouvoirs les plus influents qui sont principalement : l'éléphant, le jabiru, la girafe, divers capridés, l'oryctérope, le héron, le serpent, le scorpion, divers canidés, le bucrane, l'ibis, la grue... Un animal différent (e. g., le chien, le poisson-chat, le poisson lépidote, l'étoile de mer...) placé derrière une file d'animaux différents et diversifiés, semble les contrôler (« controlling animal ») : il s'agit certainement là de la représentation iconique des modes de ralliement de différents pouvoirs locaux au chef d'une confédération. – Les colosses de Min provenant de Coptos (probablement usurpés plus tard par Nârmer, voir supra) qui soulignent principalement l'importance de l'éléphant, du taureau, du lion, du pouvoir désigné sous le nom de « Coquillage » (ptérocère/lambis truncata), ainsi que la présence de bélemnites fossilisés (plus tard emblème du dieu Min) et d'un autre coquillage marin, tous ces animaux évoquant à la fois la savane orientale et les ressources de la mer Rouge. 2) Période no 2 : Tournant Nagada IID2/IIIA1 (ca. 3300-3250) Période d'émergence d'un pouvoir fédéral unique, sous la houlette de l'un des pouvoirs territoriaux de la période précédente, représenté par son emblème, le scorpion, puis désigné par son épithète-titre, le faucon. Les objets inscrits qui nous renseignent sur l'évolution politique de cette période sont principalement : – Les étiquettes en os ou en ivoire de la tombe U-j, documents qui enregistrent les modes de ralliement des pouvoirs locaux désignés par leurs noms en très grande majorité animaux (l'éléphant, le héron, le jabiru, la tête de capridé plantée sur un pieu, les canidés, l'ibis, le serpent, etc., cf. Tableau 4, supra) à l'autorité du roi fédéral, ancien pouvoir confédéral dont l'emblème totémique est le scorpion. Les « étiquettes » par leur configuration (espace plus restreint que sur les objets mentionnés ci-dessus pour la « Période no 1 ») et comportant seulement, la plupart du temps, un nom d'animal et une mention environnementale, permettent des classifications plus fines et plus rapides d'enregistrement : ce sont les « cases amovibles » (voir supra) d'un récit dessiné, régulièrement modifié et archivé dans des armoires, grâce à leurs trous de suspension facilitant l'enfilage et le déplacement (ex. : fig. 7 à 23, 24 et 25) ; – Les inscriptions sur la céramique, en particulier de la tombe U-j, qui enregistrent les relations surtout économiques entre les pouvoirs fédérés (entre autres et principalement : le coquillage-ptérocère, la tête de boviné plantée sur un pieu, un poisson) et le scorpion, animal éponyme du roi fédéral. Une remarque très importante mérite d'être soulignée : dans la tombe U-j d'Abydos, le scorpion (nom totémique) désigne le roi fédéral sur la céramique tandis que sur les étiquettes en os ou en ivoire il figure sous son épithète de faucon, animal choisi pour ses capacités visuelles exceptionnelles lui permettant d'avoir, du haut du ciel, une vision très étendue sur tout le territoire égyptien et en particulier la vallée du Nil. Le faucon, très peu représenté à la période précédente au profit surtout du flamant rose (Nagada IIA-IIC), devient omniprésent sur les étiquettes de la tombe U-j : Scorpion, le roi fédéral, maîtrise tout le territoire grâce à sa position et à son monopole sur la navigation fluviale, d'où son titre de « Faucon, <au-dessus>/Maître de la vallée/du delta » (voir supra). Le roi fédéral est désigné sur la céramique sous son nom totémique de Scorpion, à la quasi-exclusion du nom de Faucon. Sur les étiquettes en os ou en ivoire il est désigné très largement sous son titre de Faucon, le Maître de la vallée et du fleuve, et deux fois seulement sous son nom de Scorpion. Cependant, sur une plaquette en ivoire publiée autrefois par Petrie et provenant d'Abydos, (fig. 36), le roi Scorpion est représenté sous sa forme animale dans l'exercice de l'une de ses fonctions régaliennes, la protection du pays. L'épithète de Faucon portée par le roi Scorpion manifeste clairement son pouvoir de domination et d'extension territoriale. – Les empreintes de sceaux-cylindres avec leurs combinaisons complexes d'arrangements décoratifs de végétaux, de figures géométriques et d'animaux tels que le scorpion, le crocodile, le héron, l'oryx, le serpent, le crocodile, des ovins et autres mammifères, l'oryctérope, l'étoile de mer..., mais aussi d'objets comme le signe des flèches croisées, attribut de la déesse Neith, ou une figure stellaire de la déesse Bat (voir supra) qui rendent compte des relations entre les pouvoirs fédérés, entre ceux-ci et le pouvoir fédéral, entre tous ceux-ci et des puissances extérieures ou ralliées, tel le crocodile, enfin l'émergence d'une pensée mythologico-métaphorique élaborée. – Les tableaux rupestres qui servent à commémorer, aux confins du territoire, un événement important qui a permis à l'autorité royale fédérale d'étendre son emprise sur les régions limitrophes et de manifester sa puissance. Les expressions humaines et animales (totémiques) du pouvoir royal fédéral y sont mêlées. 3) Période no 3 : Nagada IIIA1-IIIB (ca. 3250-3100) Cette période correspond à la « dynastie 0 » : Scorpion, Ka (avec ou sans Crocodile), Nârmer pendant la première moitié de son règne, période d'affirmation du pouvoir unique sur le mode fédéral, suivie du processus de centralisation progressive du pouvoir. Les principaux documents qui nous renseignent sur cette période sont : – Les tableaux et inscriptions rupestres (ex. : fig. 54), les empreintes de sceaux (ex. : fig. 39-41) et les marques sur la céramique (ex. : fig. 29 en bas, fig. 30) qui manifestent l'extension du pouvoir royal fédéral et de ses rouages. – Les palettes en greywacke qui enregistrent d'une manière durable, sur le mode d'un nouveau symbolisme animal se superposant au précédent, la victoire du chef, sous forme par exemple et principalement de lion ou de taureau (ex. fig. 32, 33), n'exprimant plus l'appartenance totémique et territoriale mais les capacités royales de domination et d'organisation du territoire. 4) Période no 4 : Nagada IIIC1 (ca. 3100-3050) Celle-ci correspond à l'instauration par Nârmer de l'Etat centralisé et d'un régime de royauté absolue. La durée très longue du règne de Nârmer (une soixantaine d'années, d'après Manéthon) permet d'observer que le symbolisme animal a été utilisé d'une manière remarquable par le dernier roi de la dynastie 0 et premier roi de la 1re dynastie, représenté sous forme animale au début de son règne (dynastie 0) et sous forme humaine sur les documents constitutifs les plus aboutis (« corpus constitutionnel ») de l'Etat : – il portera principalement, pendant toute la durée de son règne, le nom totémique désignant sa lignée : nâr, « Poisson-chat » (ex. : fig. 37, 38) ; – il se réclamera, sur un des trois importants documents de son « corpus constitutionnel », de la lignée à laquelle il s'est rallié, « Scorpion » (fig. 44 ; voir aussi l'importante figure inscrite sur la palette Caire JE 71326, fig. 52) ; – il conservera l'épithète de « Taureau », mise à l'honneur par les rois de la dynastie 0 pour exprimer leurs facultés de vaillance au combat (ex. fig. 33, 55) ; – il adoptera abondamment l'épithète de « Faucon », illustrée d'une manière omniprésente par ses prédécesseurs Scorpion et Ka, qui sera transmise de génération en génération à tous les pharaons d'Egypte en même temps que la sacralité d'Horus. On remarquera que le nom du prédécesseur de Nârmer, Ka, ne représente pas un animal mais les deux bras humains levés ou baissés, signe graphique désignant la force du taureau (ka) comme l'énergie humaine. Dès le successeur de Nârmer, `Aha (« Le Combattant »), le roi met en avant ses qualités personnelles, ses choix théologiques et son programme de gouvernement ; il ne sera plus désigné simplement par un nom d'animal : le roi Serpent (Djet, 1re dynastie) invoque certainement plutôt, par le nom qu'il porte, la protection de la déesse-serpent Ouadjet de la Basse-Egypte. L'animal toutefois demeurera privilégié dans les épithètes royales (e. g. : « Taureau puissant », « Lion victorieux », etc.). |
Tableau 6 : Formation de l'Etat. L'Egypte au IVe millénaire.
I. Facteurs physiques – Ressources naturelles abondantes et diversifiées. – Population hétérogène formée de groupements successifs installés dans la vallée du Nil. – Espace géographique irrigué et parcouru par un réseau fluvial très tôt maîtrisé par l'homme, favorisant le contrôle du territoire par la navigation. – Utilisation de la crue annuelle du Nil en vue de la fertilisation des terres et adoption, dès une époque reculée, de procédés de submersion contrôlée entraînant, associée à un climat particulièrement favorable et à une main-d'œuvre nombreuse, l'instauration d'une agriculture puissante, dans le contexte de la « néolithisation » (supra, p. 24-27).
II. Facteurs politiques 1. Etat fédéral (dynastie 0, ca. 3250-3150/3100) – Aboutissement du processus de ralliement progressif des confédérations locales au royaume dominant (Nékhen/Hiéraconpolis) par alliances et victoires successives – en passant par la partition du pays en deux royaumes, celui du Sud et celui du Nord – constituant ensemble une unité géographique et économique : la vallée du Nil sur toute la longueur navigable du fleuve, soit plus de 1 000 km. – Emergence d'un pouvoir fédéral unique issu du Sud, doté de la maîtrise du fleuve. – Constitution d'une armée sur le modèle de la chasse : la palette de la Chasse (fig. 34) souligne par la diversité des symboles, des armements et des proies, l'importance des provinces et l'organisation militaire. Les principaux pouvoirs locaux sont représentés par leurs symboles principalement animaux et les différents corps d'armée sont définis par leurs armes respectives : arc et flèches, lasso, cimeterre, lance, massue. – Communication des informations et extension de la « propagande » à l'échelle du pays au moyen de l'utilisation symbolique des images, gravées sur trois supports principaux : l'ivoire, la greywacke, et les parois rocheuses dans les provinces limitrophes. 2. Etat centralisé (constitution de Nârmer, fondateur de la 1re dynastie, ca. 3150/3100) – Affirmation du pouvoir unique, absolu et sacré d'un roi souverain, héritier de la dynastie 0. – Constitution par le roi de trois corps administratifs sous son autorité : administrateurs centraux ; dignitaires palatins ; administrateurs provinciaux. – Délimitations du territoire : mesurage, arpentage, bornage. – Attribution de domaines en délégation partielle d'autorité et en « propriété utile » aux grands administrateurs, à l'entourage royal, aux anciens pouvoirs locaux ralliés devenus administrateurs provinciaux et maîtres des cultes locaux soumis à la théologie royale. – Organisation d'une administration pyramidale formée de pyramides plus petites s'emboîtant les unes dans les autres à la manière des « poupées russes », avec au sommet de la pyramide principale un roi tout-puissant secondé par le « vizir »-tjet, chef de l'administration centrale et provinciale. – Invention d'une véritable écriture à partir d'images-signes, de signes cursifs (inscrits principalement sur la céramique, dans un but économique et gestionnaire) et de signes-symboles. – Parallèlement et en toile de fond, proclamation d'une idéologie qui instaure un pacte social entre le roi, d'essence cosmique, et la population ; le roi repousse l'adversité et il amène à son peuple la prospérité (première expression, iconique, du concept de maât et de la dialectique qui lui est attachée), moyennant la contribution de tous (travail, tributs) à l'œuvre commune.
III. Des tribus à l'Etat. Retour à la théorie et applications à l'Egypte M. Godelier a publié en 2010 un texte remarquable de clarté et de concision, intitulé Les tribus dans l'Histoire et face aux Etats{129}, dans lequel il propose la définition suivante de la tribu : « Une forme de société qui se constitue lorsque des groupes d'hommes et de femmes qui se reconnaissent comme apparentés, de façon réelle ou fictive, par la naissance ou par alliance, s'unissent et sont solidaires pour contrôler un territoire et s'en approprier les ressources qu'ils exploitent, en commun ou séparément, et qu'ils sont prêts à défendre les armes à la main. Une tribu est toujours identifiée par un nom qui lui est propre »{130}. Le passage de la tribu avec chef à une autre forme de société, l'Etat, s'opérera de diverses manières, selon les époques et selon les lieux, suivant deux lignes d'évolution qui ont entraîné « deux types différents de rapports entre les tribus et les Etats mais qui toutes deux présupposent au départ l'existence de groupes tribaux et ethniques en voie de transformation. L'une a mené à la formation d'Etats portés par des tribus qui ont continué d'exister après la naissance de ceux-ci. [...] L'autre a mené à la formation d'Etats qui ont systématiquement subordonné, transformé, détruit ou marginalisé les tribus qui les avaient portés{131} ». L'Histoire de l'Egypte ancienne dès le IVe millénaire nous a appris que la formation de l'Etat, puis son développement et son maintien, résultent beaucoup plus d'une dynamique, d'une dialectique des phénomènes contradictoires de centralisation/décentralisation et de concentration/déconcentration du pouvoir que d'une évolution linéaire. C'est l'unité, réalisée volontairement par une autorité confédératrice, puis fédératrice, et enfin centralisatrice à partir d'antagonismes puissants – dont le principal est la dichotomie très nette entre deux milieux naturels radicalement opposés, celui de la Haute- et celui de la Basse-Egypte, reliés du sud au nord par un fleuve navigable et fertilisant – qui a présidé à l'organisation étatique. Cette démarche n'a pu réussir que grâce aux alternances, voulues ou subies, entre des forces politiques centrifuges et centripètes. En effet, les promoteurs de l'Etat (Scorpion le Confédérateur, Ka le Fédérateur, et Nârmer le Centralisateur suivi de `Aha, l'Organisateur) ne détruisirent pas les pouvoirs locaux, issus des tribus (désignées souvent par des noms d'animaux à l'origine) mais les transformèrent grâce aux institutions qu'ils instaurèrent et que leurs successeurs développèrent et consolidèrent. Cette conscience très forte de la diversité, à l'intérieur même d'une dualité toujours tendue vers l'unité, a imprégné toute la civilisation pharaonique pendant plus de trois millénaires, à tel point qu'elle est le fondement même de son idéologie à travers la notion de maât. L'instauration de l'Etat au IVe millénaire fut encouragée par la « néolithisation » de l'économie (ou « révolution néolithique »){132}, c'est-à-dire principalement par la pratique progressive de la domestication des espèces par sélection. La culture des céréales se développa abondamment en Egypte, principalement à partir de l'installation de groupes d'agriculteurs proches-orientaux en Basse-Egypte (mais aussi d'expériences agricoles précoces en Nubie et au sud du désert occidental « libyque » actuel), jusqu'au point d'engendrer une économie frumentaire organisée, favorisant l'intensification des échanges. L'abondance de la production céréalière nécessita à l'origine la sédentarisation accélérée de l'habitat et la mise en place de rouages administratifs rudimentaires permettant le stockage, la gestion et la répartition des ressources avec, parallèlement, le développement de rituels sacrés destinés à attirer la bienveillance des puissances invisibles de la nature{133}. En Basse-Egypte, l'organisation communautaire des groupes de cultivateurs fut en quelque sorte bousculée par les pratiques hiérarchiques nées de la chasse (voir la n. 104, ci-dessous) – développée à grande échelle en Haute-Egypte depuis les temps les plus reculés. Dès l'époque paléolithique, en effet, ainsi que l'enseignait d'une manière générale J. Dauvillier{134}, la chasse fondait les rapports sociaux car elle était conçue non comme un événement mais comme l'exercice de fonctions politiques, économiques et sacrées{135}, créant du droit. La conquête culturelle de la Basse-Egypte par la Haute-Egypte à l'époque nagadienne a sans nul doute contribué à l'émergence d'une conscience étatique lors de l'expansion vers le nord de l'autorité sudiste sous la houlette de Scorpion et de ses successeurs.
C'est très certainement cette dualité fondamentale, soluble grâce à un vecteur d'unité de premier choix, le Nil, et la conscience qui en fut prise par les grands dirigeants du pays au cours des derniers siècles du IVe millénaire, qui ont permis l'éclosion précoce du premier Etat centralisé connu. (On peut tenter d'émettre l'opinion inverse selon laquelle l'émergence de l'Etat est moins favorisée dans un milieu physiquement plus uniforme et socialement plus homogène dont des structures politiques tribales peuvent s'accommoder.) SYNTHESE FORMATION DE L'ETAT : L'exemple de l'Egypte pharaonique (VIe à IVe millénaire, avec une accélération très forte du processus au IVe millénaire) Le régime politique de l'Egypte pharaonique (3100-332 av. J.-C.) est celui d'un Etat centralisé, le plus ancien connu actuellement. Conditions générales à réunir pour la formation d'un Etat centralisé, une fois franchies les étapes préalables de la confédération et de la fédération : 1o ) Un chef, à la fois chef de guerre et organisateur (aussi prêtre en l'occurrence), à la tête d'une hiérarchie complexe. 2o ) Un territoire réel, mesuré et arpenté, doté de frontières et donnant éventuellement son assise à un territoire fictif déjà existant comme, par exemple, un réseau d'alliances et/ou un réseau commercial, complétés en l'occurrence par l'unification culturelle. 3o ) Un peuple organisé sur les plans territorial, administratif (incluant le militaire et le religieux – qui peuvent fusionner à certaines époques) et économique, sous l'autorité du pouvoir central (le « pharaon », per-âa, litt., « La Grande maison » supervisant le « vizir », chef de l'Administration, et les « ministères »). Insistons sur le fait que, suivant les époques, le roi (le pharaon) et son entourage exercent un pouvoir plus ou moins concentré, le pouvoir central nouant dans le premier cas des liens forts avec les pouvoirs locaux des entités territoriales et/ou avec les services administratifs subalternes, ou déconcentré lorsque les liens entre le pouvoir central et les pouvoirs locaux/administratifs sont distendus, volontairement (politique de déconcentration administrative du pouvoir) ou involontairement (périodes de faiblesse du pouvoir central et autonomie de plus en plus affirmée des entités territoriales). Ce dernier cas peut conduire à une décentralisation temporaire, comme ce fut le cas durant les « périodes intermédiaires » qui s'intercalèrent principalement à trois reprises dans l'histoire dynastique (à la fin de l'« Ancien Empire », à la fin du « Moyen Empire » et à la fin du « Nouvel Empire »). Cependant, même dans ce cas, l'on aspire à une nouvelle centralisation qui sera réalisée d'une manière plus ou moins déconcentrée. Le rôle des temples et des prêtres fut primordial dans la pérennisation du régime.
[Notons que la monarchie hellénistique (dynastie macédonienne, puis ptolémaïque, 332-30) instaurée par Alexandre le Grand – qui se fit couronner pharaon à Memphis, la capitale originelle et sacrée de l'Egypte –, recueillie par Ptolémée Sôter comme « satrape » après la mort d'Alexandre IV Aegos et qui devint Ptolémée Ier cinq ans après, suivra le modèle de l'Etat centralisé du régime pharaonique, toutefois largement déconcentré notamment au profit de la haute administration grecque – et des temples dans une moindre mesure]. |