La notion de maât se trouve au cœur de l'explication idéologique du pouvoir dès la constitution de l'Etat par Nârmer-Mény dans le dernier quart du IVe millénaire. Le double rôle du roi – dans son caractère unique et absolu, extra-temporel et même supranaturel – apparaît sur les documents fondateurs comme le premier énoncé du principe de maât, dans une version iconique : le chef, le souverain, amène à son pays l'ensemble des conditions qui favorisent la vie, la prospérité et la richesse (en égyptien, in maât) ; il repousse l'ensemble des facteurs de désordre qui détruisent ces mêmes bienfaits (en égyptien, der isfet). Dès la dynastie 0, l'accent est porté sur deux rites royaux extrêmement importants qui illustrent cette dialectique : celui du « Triomphe royal », puis celui de l'« Union des Deux-Terres » (séma-taouy) (voir fig. 3 et infra, fig. 55, 56 et suivantes), qui figureront respectivement au recto et au verso de la célèbre palette de Nârmer et qui seront représentés jusqu'à l'époque ptolémaïque incluse, c'est-à-dire sur toute la durée du régime. Le second assure fermement l'unité stable du pays et constitue le fondement de la prospérité garantie par le roi (in maât) tandis que le premier illustre sa capacité de maintenir la paix, la source même de la maât, par la victoire sur l'ennemi (der isfet).
La notion de maât est donc conçue dès les origines comme la justification du pouvoir politico-religieux et de ses conséquences voulues bénéfiques pour l'ensemble de la société.
L'importance à la fois idéologique, politique et économique du principe de maât mérite ainsi que lui soit consacré un chapitre préalable à nos développements concernant l'économie au temps des pharaons.
Après un rappel sous forme de tableau récapitulatif des grandes étapes de la formation de l'Etat pharaonique, je proposerai, avant d'entrer dans le vif du sujet, deux tableaux explicatifs et synthétiques relatifs à l'idéologie mise en place dès la constitution de l'Etat centralisé par Nârmer{136}.
Une introduction générale au sujet précédera un retour nécessaire sur le contenu idéologique de la palette de Nârmer qui permettra d'aborder le mécanisme institutionnel du régime pharaonique et son fondement articulés autour d'une dualité politico-sociale maîtrisée. Ce paragraphe sera suivi d'un résumé diachronique des représentations de Maât/la maât au cours de l'histoire du régime pharaonique, des origines (dynastie 0) à l'époque gréco-romaine (soit une durée de plus de trois millénaires), afin de souligner l'évolution de cette notion centrale dans l'idéologie pharaonique, du concept à la déification, de la dualité originelle politique à la dualité à la fois juridique/judiciaire et morale, en passant par la dualité politico-religieuse réfléchie et didactique, élaborée dans l'entourage du roi puis développée et explicitée par les théologiens. Ce propos sera illustré dans un premier point par des exemples des scènes symboliques fondamentales du « Triomphe royal » et de l'« Union des Deux-Terres » au cours de l'histoire pharaonique, des origines à l'époque gréco-romaine.
Puis nous aborderons les principaux aspects intrinsèques de Maât/la maât, de l'élaboration du concept à sa personnification divine, nous amenant à insister sur le caractère duel de la notion de maât dans son unité globale : maât générale, universelle, et maât particulière, personnelle, constituant les deux volets d'un même principe d'ordre juste, garant de la longévité d'un régime politique précoce qui a tant inspiré la pensée occidentale.
Tableau 7 : Processus de centralisation du pouvoir au IVe millénaire et formation de l'Etat (NagadaII/Nagada III) – Rappel.
Quatre étapes : 1 – Confédérations de chefferies juxtaposées ou plus éloignées, isolées ou déjà regroupées par deux ou trois, adversaires ou alliées, dirigées par un chef (roi) dont l'autorité est supérieure à celle des chefs locaux (Nagada IIC-IID, ca. 3650-3300/3250).
2 – Regroupement des unités confédérales en deux grandes confédérations érigées en deux royaumes qui recouvrent tout le territoire, celui du Sud et celui du Nord, dirigés chacun par un chef (le roi) dont l'autorité est supérieure à celle des chefs confédérés. D'une manière générale, le motif qui préside à la formation d'une confédération est celui de pouvoir rassembler les forces armées dans une coalition contre un ennemi commun dans le but de sauvegarder un ordre économique favorable.
3 – Fédération du Nord et du Sud sous la houlette d'un roi fédéral unique (probablement Scorpion) pour constituer un Etat fédéral. Ce sera la « dynastie 0 » : Scorpion, Ka, Nârmer. Une importante motivation d'ordre socio-économique double maintenant la nécessité d'une défense commune, entraînant la création de services administratifs fédéraux pour gérer les ressources et leur utilisation (Nagada IIIA-IIIB, ca. 3300/3250-3100).
4 – Constitution de l'Etat centralisé. Un des rois uniques fédéraux de la dynastie 0, peut-être Ka, plus vraisemblablement Nârmer pendant la première partie de son règne, entreprend, soit à la faveur d'une attaque extérieure probablement libyenne, soit sous la menace d'une sécession nord-sud, ou les deux, de centraliser entre ses mains les pouvoirs régaliens sur tout le territoire (Nagada IIIC1, ca. 3100-3000). Le contexte est sans doute celui d'une guerre très grave au cours de laquelle l'Egypte a peut-être bénéficié de l'aide militaire ou stratégique d'un pouvoir mésopotamien : voir par exemple le recto, registre supérieur, du couteau du Gebel el-Arak ou le recto de la palette du Champ de bataille, en haut à droite du fragment principal (chap. 1, respectivement fig. 1 et fig. 32 ; fig. 65, recto, infra). En tout cas c'est Nârmer qui promulgue ce que j'appelle le « corpus constitutionnel » de l'Etat centralisé, composé de trois documents fondateurs : la tête de massue dite « du Scorpion », la tête de massue de Nârmer, et la palette biface de Nârmer (cf. chap. 1, in fine). Cet acte fondamental marque le début de la 1re dynastie et la naissance du régime pharaonique tel qu'il a fonctionné pendant plus de trois millénaires. On notera soigneusement que les principaux anciens pouvoirs confédéraux puis fédéraux n'ont certainement pas été évincés lors de la constitution de l'Etat centralisé mais intégrés dans le nouvel organigramme à la tête des provinces et formant, bon gré mal gré, une réserve de pouvoirs susceptibles de prendre le relais de l'autorité royale en cas de crise, ce qui fut le cas au long de l'histoire et principalement lors des « périodes intermédiaires ». |
Tableau 8 : L'Etat pharaonique. Explication du mécanisme institutionnel construit à partir d'« invariants »{137}.
1. A la base, un pays formé d'un territoire contrasté, tout en longueur, et (ré)unifié, l'Egypte, à l'intérieur de ses frontières naturelles – d'est en ouest entre la chaîne arabique et la chaîne libyque et, du sud au nord, des premières cataractes aux embouchures du Nil et à la Méditerranée – et d'une population variée, les habitants de l'Egypte. Le mesurage, le bornage et l'arpentage du territoire délimité par ses frontières naturelles, avalisées par le pouvoir central, forment un acte constituant accompagné de manifestations de puissance par l'autorité royale aux confins limitrophes.
2. Au sommet, une idéologie, Maât/la maât, à la fois Référence céleste, cosmique, divine, et Clé de voûte du « montage institutionnel » propre à l'Egypte pharaonique. Selon ma propre définition, « Maât est l'ensemble des conditions qui font naître, conservent et renouvellent la vie », c'est-à-dire : l'ordre, la norme, la justice, l'équité, la victoire, la paix et la prospérité. Maât est un concept, sûrement très tôt divinisé, en tout cas associé aux principales divinités garantes du bon fonctionnement du cosmos et de la conservation des principes vitaux.
3. Au milieu, l'intermédiaire institutionnel, le « tiers institué » souverain, c'est-à-dire le roi (le pharaon) qui est par conséquent le garant de la maât, c'est-à-dire l'organisateur de l'Etat dans ses deux fonctions essentielles et complémentaires : repousser l'isfet – qui est l'antonyme exact de la maât – (fonction-sékhem)/amener la maât (fonction-héqa). Le registre du pharaon dans le schéma représente la charnière pivotante entre le monde réel et le monde « idéel ». L'espace pharaonique est à la fois le lieu du commandement (sékhem) et celui du gouvernement incluant la représentation et l'expression rituelle qui comble pour l'éternité le vide entre société et subjectivité (héqa).
Il s'agit là du « noyau dur » idéologique, pérenne, de l'Etat pharaonique – dont la palette de Nârmer fournit le premier encodage, purement iconique mais mûrement réfléchi, et dont la pyramide offrira une image parfaitement adéquate. |
Tableau 9 : Les trois principes de l'idéologie pharaonique{138}.
1 – Le principe de la royauté unique, sacrée, de type absolu. Seule celle-ci est capable, à travers son représentant, de réaliser et de maintenir l'unité du pays, Haute- et Basse-Egypte réunies, et de le gouverner fermement afin d'assurer le bien-être de tous ses habitants. Les phénomènes de concentration/déconcentration – centralisation/décentralisation, à la fois territoriaux et hiérarchiques, en sont la conséquence et le complément nécessaires et observables au cours de l'histoire.
2 – Le principe de maât. Dans le but qui vient d'être énoncé, le roi garantit à son peuple un principe d'ordre (in maât/der isfet){139} que nous développerons et illustrerons largement ci-après. Ce principe est présent dès les origines sur la palette de Nârmer et les documents qui l'ont précédée de peu. Ses caractères supranaturels seront dégagés et affinés au cours du temps jusqu'à définir d'une manière précise la maât, à la fois prospérité, victoire sur l'ennemi, harmonie cosmique mais aussi justice, équité, paix sociale, en un mot et selon ma définition « l'ensemble des conditions qui font naître et conservent la vie », depuis son expression pragmatique et purement iconique sur la palette de Nârmer jusqu'aux spéculations théologiques les plus raffinées aux basses époques, en passant par sa première expression raisonnée dans les Textes des Pyramides, puis ses efflorescences dans les écrits doctrinaux du Moyen Empire et les développements théologiques du Nouvel Empire. L'aspect duel de la maât (ordre cosmique/ordre terrestre ; justice universelle/justice particulière) ressenti dès les origines, formulé à travers la littérature du Moyen Empire, sera clairement établi par la 18e dynastie à Thèbes, la maât cosmique étant vénérée dans son temple de la rive droite, au revers du temple de Montou (Karnak-nord) et la maât particulière, juridique et judiciaire, voire juridictionnelle, dans son temple de la rive gauche (site actuel de Deir el-Médina). C'est sous la 18e dynastie qu'apparaît pour la première fois le rite de l'offrande ou plutôt de la présentation de Maât par le roi aux divinités.
3 – Le principe de l'immortalité de la personne humaine. Consubstantielle à la nature sacrée et éternelle du roi aux origines, l'immortalité de la personne humaine dans son essence même et ses composantes principales – dont le ka, l'énergie vitale – concernera progressivement toute la population, entraînant, outre la pérennité de l'action royale posée dès la palette de Nârmer, l'instauration d'importantes dispositions juridiques extrêmement précoces destinées à perdurer bien au-delà d'une vie humaine, telles la fondation funéraire, la vente de droits immobiliers ou la constitution de rente, par exemple, d'abord au niveau des classes dirigeantes – principalement par le biais des fondations funéraires{140} – puis s'étendant peu à peu jusqu'aux couches moyennes et même inférieures de la société (ventes de droits). |
En 1989, J. Assmann publiait, à la suite de ses leçons au Collège de France en tant que professeur invité, un livre remarquable et remarqué{141} dans lequel il se ralliait à l'analyse d'E. Voegelin, interprétant la monarchie égyptienne comme un « empire cosmologique », et à celle de H. H. Schmid qui définissait celui-ci selon une conception tripartite :
« – Croyance en un dieu suprême garantissant l'ordre cosmique en tant que créateur et préservateur ;
– Structure politique de la monarchie divine, qui fait du roi le représentant terrestre de l'être suprême ;
– Existence d'un concept d'ordre universel unifiant les deux sphères du cosmique et du social » (Assmann, 1989, p. 24-25).
Assmann poursuivait : « C'est un résultat très important <entre autres « les catégories de “compacité” et de “différenciation” et l'idée de remplacer la notion d'évolution par celle de différentiation »> qui nous permet de définir Maât comme un concept compact englobant des éléments qui, par la suite et dans des contextes culturels différents, seront isolés comme religieux, philosophiques, politiques et sociaux » ; il interprète « cette “compacité” conceptuelle comme l'indistinction de la nature et de la culture d'un côté et du sacré et du pouvoir de l'autre » (ibid.).
Pour qui est plongé depuis plus de cinquante ans dans l'étude des documents économiques et juridiques de l'Egypte pharaonique – qu'il s'agisse de mesures d'organisation des temples et des services d'offrandes, de comptabilités publiques, de registres, de cadastres, de décisions juridictionnelles, de règlements administratifs, de contrats privés, etc. – il est évident que les anciens Egyptiens savaient effectuer, dès l'instauration du régime politique de l'Etat centralisé et sa consolidation (fin du IVe-début IIIe millénaire), un distinguo très clair et très net entre les contingences du droit économique et les exigences de l'idéologie. Le principe de la dualité est en outre si prégnant dans l'Egypte des pharaons – qu'il se manifeste par l'opposition ou par la complémentarité – qu'il a nécessairement forgé aussi les caractères du concept de maât. C'est pourquoi j'ai consacré à une approche très différente de celle d'Assmann un livre intitulé Maât, l'ordre juste du monde{142} dans lequel j'insistais sur la nature duelle – et non compacte – de la notion de maât. C'est l'essentiel de cette étude, des articles que j'ai écrits depuis, et de réflexions nouvelles, que je reprendrai dans les paragraphes qui suivent ; j'y ai intégré également les résultats d'une recherche inédite récente sur les rites royaux fondateurs du « Triomphe royal » et de l'« Union des Deux-Terres ».
Cependant, l'ouvrage d'Assmann présente l'intérêt majeur d'avoir su mettre en évidence le rôle indispensable de Maât dans le tissage des liens sociaux :
« Confrontée à la paresse, Maât se définit comme l'agir, soit “l'agir l'un pour l'autre” avec la conscience de l'hier, c'est-à-dire d'un horizon temporel et social qui constitue la condition de la confiance et de la réussite.
Confrontée à la surdité mentale (insensibilité), Maât se définit comme “sensibilité sociale”, écoute mutuelle et intégration, communicationnelle dans un monde social qui est au fond langagier et dont la violence et la brutalité sont exclues.
Confrontée à l'avidité, Maât se définit comme altruisme, charité, formation d'un “moi social” dans le for intérieur de la personne » (Assmann, 1989, p. 55-56).
Maât est « l'engrenage de toute action » (ibid., p. 38, p. 144) qui préside à la bonne santé de la société, si bien qu' « identifier Maât à la volonté de Dieu, c'est l'abolir » (ibid., p. 143). Tel fut le cas, selon Assmann, à la fin du Nouvel Empire, lorsque l'établissement d'une relation individuelle avec la divinité (la « piété personnelle », selon l'expression communément admise) mit en danger la cohésion sociale{143}.
La maât est une des représentations mentales les plus fortes et les plus efficientes de l'histoire de l'humanité ; elle a imprimé sa marque pendant des millénaires et inspiré le droit occidental via les philosophes grecs, Platon et Aristote, puis les jurisconsultes romains et Cicéron (supra, n. 7 in fine).
Elle est la clé de voûte idéologique et institutionnelle du régime pharaonique.
Elle a permis la survie d'un consensus social fondé sur la recherche par l'autorité suprême de la prospérité dans l'intérêt de tous, sur le partage des responsabilités à tous les niveaux de la hiérarchie sociale, et sur le principe de la résolution des conflits selon les règles de l'équité.
Le fonctionnement du système a nécessité très tôt la construction d'une idéologie – au sens d'un ensemble de dogmes et d'explications cosmico-royales s'imposant en vue de la réussite du régime – justifiant l'intercession du roi-prêtre, personnalité supra-humaine et extra-temporelle chargée de recueillir, de contrôler et d'organiser les forces qui président à l'ordre de l'univers, au bénéfice de l'humanité dont celle-ci est étroitement solidaire.
Incarnation de la justice entendue comme facteur indispensable à l'équilibre physique, social et moral du monde, Maât est figurée dans l'iconographie égyptienne du Nouvel Empire sous l'aspect d'une sage et jolie femme qui nous renvoie une image d'intelligence, de jeunesse et de beauté, gages de fécondité ordonnée et de vie perpétuée (fig. 58).
Fig. 58 : Maât. Relief peint provenant du temple de Séthy Ier à Abydos.
Formulée dans les Textes des Pyramides qui furent rédigés au milieu du IIIe millénaire avant notre ère, la notion de maât a accompagné, quelque sept siècles plus tôt, l'instauration de la monarchie absolue et sacrée. La justification d'une autorité unique, absolue et extratemporelle consiste alors en une série logique de constats : seul un pouvoir fort est capable de garantir l'intégrité du territoire et l'unité d'un pays géographiquement double ; le détenteur de ce pouvoir est inséré dans l'ordre universel, créé par le démiurge, qu'il a pour mission de maintenir ; son rôle de chef de guerre et de bon pasteur se décline en fonctions duelles ; il est le prêtre, l'intermédiaire entre le monde terrestre et l'univers supranaturel ; son existence est manifeste avant la naissance et au-delà de la mort, de telle sorte qu'il participe à l'éternité solaire et institue la vie.
Le régime pharaonique est défini dès ses origines : le roi est lui-même d'essence supranaturelle, il garantit un ordre à la fois cosmique et terrestre, divin et humain, général et particulier qui recevra plus tard le nom de maât{144}. « Le ciel est satisfait, la terre est dans la joie, proclament les Textes des Pyramides, parce qu'ils ont appris que le roi mettrait maât à la place d'isfet » (Faulkner, § 1775-1777){145}.
Si maât est l'ordre source de vie dont les hommes ont besoin pour exister et dont les forces de la nature et de l'univers se nourrissent afin de perpétuer leur action, l'isfet est son antonyme exact. Ordre, vie, équilibre cosmique, vital et social, paix par la victoire, prospérité, justice, équité, vérité : maât représente tout cela ; l'isfet désigne le désordre, le chaos mortifère, la misère, les ennemis, l'iniquité, l'injustice, la désintégration sociale dont le détonateur est le mensonge. En un mot : le roi amène la maât au pays (en égyptien : in maât) et repousse l'isfet (en égyptien : der isfet). Cette dialectique fondamentale résulte du principe pharaonique qui, lui-même, déploie toute son efficience grâce au principe de l'immortalité de la personne humaine.
Qu'il soit égyptien ou étranger, d'origine princière ou roturière, le pharaon légitime est donc celui qui fait régner la maât dont il est redevable. Il l'assure à ses sujets grâce à ses bons principes de gouvernement. Il l'offre, afin qu'elles subsistent, aux puissances qui président à la vie et au cosmos. La mécanique pharaonique est mue par un double engrenage (divinité – maât – roi/roi – maât – humanité) dont la pièce centrale est le pharaon parce qu'il rend tangible le lien qui l'unit à la maât et, à travers elle, au Créateur Rê, son père. Ainsi s'exprime le pharaon perse Darius Ier offrant Maât dans son temple d'Amon, seigneur d'Hibis (oasis de Kharga) :
« Quand Rê apparaît,
c'est beau grâce à Maât !
(Alors) Maât apparaît dans le cœur de Rê.
(Quand) le fils de Rê (i. e. le roi) vivant éternellement apparaît,
c'est beau grâce à Maât ! » (trad. Barucq, Daumas, 1980).
A l'origine concept, principe, Maât a été incarnée sous les traits d'une gracieuse jeune femme à la chevelure ornée d'une plume d'autruche (fig. 58). Assise à même le sol, sur un tabouret (fig. 78), sur la corbeille-neb (signe hiéroglyphique désignant « la totalité ») ou encore sur la coupe cérémonielle en « calcite » (ou travertin, albâtre égyptien), elle serre dans ses mains le ânkh, hiéroglyphe signifiant « vie » ; lorsqu'elle est figurée debout, ou assise sur un trône, elle tient d'une main le ânkh et, de l'autre, s'appuie sur le sceptre-ouas, symbole d'autorité et de domination attribué au roi et à certaines entités divines, ou sur le ouadj, plus précisément le sceptre des déesses et des reines, gage de renouveau. Le nom de Maât peut être écrit à l'aide de deux hiéroglyphes : le socle, utilisé aussi comme base de trône royal ou divin, image de stabilité, et la plume d'autruche, symbole aérien, lumineux et ordonné. C'est encore une effigie de Maât (ou la plume, son symbole) qui, placée sur un des plateaux de la balance, sert de contrepoids – ou plutôt de référent – au cœur du défunt pour en évaluer les actes lors du jugement divin.
J'utiliserai volontairement deux transcriptions graphiques : maât pour désigner le principe d'ordre, de justice, d'équité qui préside au régime pharaonique et Maât lorsqu'il s'agit de l'incarnation « divine », cosmique, supranaturelle, de ce principe. Maât est devenue, probablement dès l'Ancien Empire mais tout particulièrement sous la 18e dynastie une divinité à laquelle un culte était rendu{146}. Plusieurs temples de Maât sont attestés, notamment à Thèbes, capitale du Nouvel Empire. Deux temples y étaient construits, l'un sur la rive droite du Nil, siège des instances politiques, où Maât était vénérée sous son aspect universel et l'autre, à l'ouest, sur la rive des nécropoles où, à travers Maât, l'on se souvenait de la maât sous son aspect social, particulier, et de son expression judiciaire. Un clergé était voué à la déesse ; le titre de « serviteur consacré » ou « desservant divin » (hem nétjer) de Maât fait partie, dès les hautes époques, de la titulature des juges.
La maât est une entité duelle et la double Maât, représentée par deux jeunes femmes identiques, coiffées de la plume, qui assistent le défunt devant le tribunal divin, exprime cette dualité. La maât est dédoublée en deux personnes distinctes (interprétées aussi comme les deux yeux de Rê, soleil et lune) mais de même essence, comme deux sœurs jumelles : la Maât céleste, totale, fille du dieu Rê, associée à la royauté et à ses idéologies que le défunt est censé avoir respectées, et la maât terrestre, expression sociale et juridique de l'ordre établi tel qu'il est garanti par le roi et susceptible d'être appliqué par les juges au cours d'une vie humaine.
Maât est l'instrument idéologique du pharaon, démontrant à la face du monde entier la supériorité du régime politique né dans la vallée du Nil et son efficacité universelle. Vis-à-vis de l'oikuméné, le parcours du roi-soleil encerclant le monde et dessinant le cartouche royal, représente, dès le règne de Niouserrê de la 5e dynastie (Vercoutter, 1992) et plus particulièrement sous les 12e, puis 18e, 19e et 20e dynasties impériales, la seule vérité qu'il convient de proclamer.
C'est dans les temples égyptiens, à l'abri semble-t-il de toute contamination externe, que les spéculations théologiques ont enrichi au fil des siècles une théorie politique demeurée exempte des dérives magiques et superstitieuses. Maât ne fut pas l'objet d'oracles populaires, même si elle intercède forcément auprès du dieu Thot, destinataire de plaintes d'ordre judiciaire à la Basse Epoque : de nombreuses statuettes provenant de la région d'Hermopolis représentent Maât, jeune femme assise sur un tabouret, en face de Thot sous sa forme d'ibis (fig. 78). C'est aussi dans les temples de la vallée du Nil que les voyageurs grecs, épris d'antique sagesse, ont recueilli de la bouche des prêtres les grandes lignes d'une philosophie qui leur dictait le plus grand respect.
Par l'intermédiaire de Platon qui, on le sait, a séjourné en Egypte (Mathieu, 1985 ; 2014), la maât idéologique, cosmique, dans ses expressions politiques, et la maât sociale, humaine, dans sa traduction particulièrement judiciaire, ont probablement inspiré Aristote et sa lumineuse distinction de l'Ethique à Nicomaque, entre justice universelle, générale, et justice individuelle, particulière. Les anciens Egyptiens avaient déjà fait la différence entre, d'une part, une justice générale, cosmique, du ressort de la morale et d'une conduite subjective conforme à l'Ordre garanti par le roi et, d'autre part, une justice particulière, à la fois individuelle et sociale, du ressort du droit et du juge, pour l'objectivité d'un partage équitable des biens (n. 7 supra, in fine).
Les égyptologues se sont divisés sur l'interprétation de la maât, les uns accordant davantage d'importance à la notion d'équilibre cosmique (Bleeker, 1929 ; Derchain, 1965), les autres insistant sur l'idée de justice sociale (Assmann, 1989). Or, c'est le double aspect de la maât qu'il faut mettre en lumière : l'ordre universel dictant à l'homme un droit naturel, une conduite générale de bon comportement, et la justice particulière inspirant aux juges et aux responsables politiques des décisions équitables dans le domaine économique et social. Cette dualité essentielle – qui s'oppose à la « compacité » d'Assmann – a été parfaitement perçue et exprimée par les anciens Egyptiens.
Tableau 10 : La « divinité du pharaon ».
La divinité du pharaon ne va pas de soi aux origines (supra, chap. 1) : le roi fédéral, sous la dynastie 0, est seulement celui qui est « au-dessus » – hér(y) – des pouvoirs qui s'étaient instaurés dans la vallée du Nil au long de la préhistoire : dans le droit fil des conceptions « totémiques » issues de la période précédente (Nagada IIC-IID2), le roi, en l'occurrence Scorpion, s'identifie à un autre animal : le Faucon (plus tard le dieu Horus, Her), l'oiseau qui vole le plus haut dans le ciel et qui, grâce à ses performances visuelles exceptionnelles, englobe de son regard tout le territoire fédéré. [Il est à remarquer que le faucon est pratiquement absent de l'iconographie antérieure à la dynastie 0, l'oiseau le plus représenté à l'époque du Nagada IIC-IID2 étant l'autruche (Hendrickx, 2000, 2012), l'oiseau le plus grand qui court le plus vite et, dans une moindre mesure, le flamant que sa couleur rose sacralise].
Le caractère divin du lien privilégié entre le roi et les entités supranaturelles est manifesté, au terme d'une longue évolution, sur la palette de Nârmer, dernier roi de la dynastie 0 et premier souverain de la 1re dynastie, qui porte la charte constitutionnelle du souverain centralisateur, le Fondateur de l'Etat, sous les auspices de la déesse-vache Bat et du dieu-faucon Horus (supra, chap. 1, fig. 55 et 56).
Les 1re et 2e dynasties eurent pour préoccupation primordiale et permanente un exercice d'équilibre entre la poursuite de l'unification politique du pays et en même temps la reconnaissance obligée du caractère double de l'autorité royale sur la Haute- et la Basse-Egypte. Par exemple, le sérekh de Sékhemib est surmonté par le faucon Horus, celui de Péribsen par <l'oryctérope> Seth, et enfin, celui de Khâsékhemouy, dernier roi de la 2e dynastie dont le nom signifie « Les Deux-Puissances se sont élevées » est surmonté à la fois par le faucon Horus et par l'animal de Seth.
C'est seulement sous la 3e dynastie, issue de la 2e par l'intermédiaire d'une reine – (Nyhépetmaât dont le nom signifie « Le gouvernail appartient à Maât ») – qui transmet le pouvoir à Nebka, fondateur de la 3e dynastie et père de Djoser –, que le roi et le soleil sont étroitement associés. Djoser porte le « nom d'Horus » Nétjerkhet, « Corps du dieu », auquel il ajoute celui de Râneb, « Soleil d'or » (Vercoutter, 1992).
Sous la 4e dynastie, le roi reçoit le titre de « Fils de Rê (le Soleil créateur) » qu'il portera durant toute l'histoire des pharaons. Quant à la 5e dynastie, elle est clairement vouée au culte solaire.
Le roi demeurera « Horus » jusqu'à la fin de l'histoire dynastique, tout en étant « Fils de Rê ».
La divinité du pharaon s'affirmera pleinement sous le Moyen Empire tardif (seconde moitié de la 12e dynastie et 13e dynastie) : premières scènes évocatrices de la théogamie sous le règne de Sésostris III, au milieu de la 12e dynastie (Oppenheim, 2011) ; datation vraisemblable sous la 13e dynastie de la rédaction du fameux conte prophétique contenu dans le papyrus Westcar et daté fictivement du règne de Khéops – selon lequel les trois premiers rois de la 5e dynastie auraient été conçus par l'épouse d'un prêtre de Rê des œuvres du dieu lui-même – ceci vraisemblablement en relation avec l'histoire dynastique contemporaine de la 13e dynastie (cf. Vandersleyen, 1995) et la succession des trois frères, les rois Néferhotep Ier, Sahator et Sobekhotep IV Khânéferrê*.
Le concept de la divinité du pharaon se renforcera parallèlement à l'expansion territoriale sous les 18e et 19e dynasties, avec trois principaux phénomènes : la représentation iconographique désormais insistante et récurrente de la théogamie sous la 18e dynastie puis sous les règnes successifs et copie au début de la 18e dynastie du conte du papyrus Westcar mentionné ci-dessus ; l'apparition du rite de la présentation de Maât par le roi aux principales divinités cosmiques et cosmogoniques (Teeter, 1997) ; le culte rendu au roi non seulement défunt mais de son vivant – qui confère au pharaon une dimension universelle, supranaturelle et sacrée, au point d'atteindre le stade de la divinité. La « divinité » du pharaon, d'abord attachée à la fonction royale, s'étend désormais à l'être humain qui porte la couronne. Toutefois le roi en tant que tel demeure un homme tandis que la fonction qu'il exerce est d'essence divine (et divinise son détenteur tandis qu'il l'exerce)**. La divinité du pharaon est fonctionnelle, éternelle, universelle comme la royauté pharaonique dont le roi est dignement et solennellement investi.
Non seulement la divinité du pharaon et son degré d'intensité ne sont pas les mêmes au cours de l'histoire pharaonique mais, de plus, ils semblent inversement proportionnels au degré d'autorité du roi par rapport à l'autorité des entités supranaturelles qui, elle, ne fait que croître. Autrement dit, plus le roi est « divin », plus il dépend des « dieux » qui l'ont investi.
Ainsi, à l'époque de l'Ancien Empire (IIIe millénaire), le roi assimile les forces divines (« Hymne cannibale » des Textes des Pyramides) pour exercer sa toute-puissance dans les termes du pacte qu'il impose à son peuple : paix, prospérité et nourriture contre obéissance et travail***.
A l'époque du Moyen Empire (première moitié du IIe millénaire), le roi établit un partenariat avec les dieux dont il est l'égal, dans l'intérêt de son peuple (littérature eulogique et hymnique).
A l'époque du Nouvel Empire, suivi des périodes de transition qui précédèrent la conquête d'Alexandre le Grand (seconde moitié du 2e millénaire et 1er millénaire), le roi est entièrement redevable au bon vouloir des divinités des bienfaits qu'il reçoit pour l'exercice de sa royauté et pour le bien-être qu'il accorde à son peuple (textes de « propagande » et prières). |
* La rédaction du conte du P. Westcar relatif à la théogamie est attribuée à cet épisode dynastique par Bernard Mathieu, spécialiste de la littérature de l'Egypte ancienne et en particulier du Moyen Empire, sur des critères à la fois paléographiques, grammaticaux et historiques (communication personnelle).
** Cf. E. Kantorowicz, Les Deux Corps du roi, Princeton, 1957 (traduction française, Gallimard, 1989).
*** Voir HESAE I, t. 2, chap. 1, à paraître.