Reprenons brièvement les résultats des démonstrations précédentes (chap. 1).
Le régime pharaonique a été fondé, dans le dernier quart du IVe millénaire avant notre ère, par de grands rois qui renforcèrent la concentration du pouvoir dans la vallée du Nil, avant d'instaurer une monarchie puissante, absolue et sacrée. L'unité de l'Egypte, déjà réalisée sur le mode fédéral par les rois de la dynastie 0 (successivement Scorpion et Ka/Zékhen, les « Faucons <maîtres> de la Vallée », le second régnant un temps avec Crocodile) fut proclamée par Nârmer, dernier représentant de la dynastie 0 et premier souverain de la 1re dynastie, comme la condition nécessaire et indispensable à la paix et à la prospérité de l'Egypte dont le territoire est défini par ses frontières naturelles : du sud au nord, les premières cataractes du Nil, le delta du fleuve et le rivage méditerranéen ; à l'ouest, les falaises libyques ; à l'est, la chaîne arabique. Nârmer est le Ménès des Grecs, nom dérivé de Mény, épithète égyptienne qui souligne son rôle fondateur (verbe mèn, « fonder », « établir »). `Aha, le successeur direct de Nârmer dont il poursuit l'œuvre, porte, lui aussi, le nom de Mény. Les documents datés du règne de Nârmer sont innombrables. D'une multitude d'empreintes de sceaux, de plaquettes gravées, de marques peintes ou incisées sur des pots, et d'autres objets inscrits, se détache un groupe de documents à valeur « constitutionnelle » comportant, entre autres et principalement, deux têtes de massues et une palette à fard hypertrophiées{147}, toutes les trois retrouvées à la fin du xixe siècle par deux archéologues anglais sur le lieu des origines de la monarchie pharaonique, c'est-à-dire Hiéraconpolis, en Haute-Egypte, où ces précieux témoignages avaient été pieusement conservés par des dizaines de générations de pharaons.
La palette de Nârmer (chap. 1, fig. 55 et 56) en est le texte le plus achevé.
Sur une de ses faces (le recto qui présente en son milieu la cupule – formée par les cous enlacés de deux bêtes fabuleuses – destinée au broyage de la galène et de la malachite entrant dans la composition des fards), après avoir rappelé son insertion dans l'ordre céleste, le roi évoque les facultés organisatrices de sa fonction.
En haut du recto de la palette, le nom du roi (nâr, le poisson-chat/siluriforme de la famille des Claridés + mer, le ciseau de sculpteur), enfermé dans le sérekh (stylisation d'une façade de palais), est flanqué de deux images identiques de la vache nourricière, gage de fécondité. L'invention – à partir des notations simples de l'époque précédente et d'un stock d'images constitué d'abord sur le mode symbolique – de l'écriture, véhicule de l'activité normative, est manifestée par des groupes de hiéroglyphes qui désignent, outre le nom du roi et son titre de « Faucon unique, maître du fleuve », les titres des principaux fonctionnaires et le nom de l'ennemi vaincu, ainsi qu'un endroit stratégique aux abords de la Résidence royale (séba our, « La Grande porte »).
Au premier registre (espace délimité par une ligne de sol), coiffé du mortier surmonté d'une pièce rigide et d'une spirale (la « couronne rouge »), le monarque enregistre la création d'un fonctionnariat tripartite. La classe sacerdotale est représentée par les quatre porte-étendard de la royauté : les deux faucons du pouvoir sur la Haute- et sur la Basse-Egypte, associés au sud et au nord ; le chien debout, éclaireur et compagnon du roi (Oupouaout), préfigurant probablement son double couché, Khenty-Amentyou, le gardien, à l'occident, de la vie d'outre-tombe, et, dans le prolongement de l'axe, donc à l'orient, le placenta royal symbolisant la vie avant la naissance. La bureaucratie est évoquée par le scribe-tjet (probablement déjà le vizir-tjaty) qui précède le souverain tandis que, derrière celui-ci, marche un personnage important de son entourage palatin qui tient les sandales et les ustensiles d'ablution du roi (aiguière, bassin, serviette). La procession se rend au-delà de la « Grande Porte » afin de célébrer la victoire royale ; l'arpentage, acte constituant, exprimé par l'icône située en haut et à gauche du registre, complète le passage en revue par le roi des ennemis décapités dont les terres ont vraisemblablement été confisquées au profit de la Couronne avant d'être confiées en bénéfice foncier aux Grands du royaume (chap. 3, infra).
Au deuxième registre, deux hommes vêtus d'un simple pagne et portant une outre attachée à la ceinture se font face et retiennent chacun, à l'aide d'une corde, un félidé dont le cou démesurément allongé enlace celui de l'autre, les deux animaux s'affrontant avec une force égale. On peut suggérer qu'il s'agit là, d'une part, de la première représentation du rite séma taouy (« Union des Deux-Terres ») qui sera par la suite interprété à l'aide des plantes emblématiques du sud et du nord aux tiges entrecroisées et fermement maintenues par des cordes et, d'autre part, de la première mention de péhty, les deux forces extrêmes et identiques qui renferment la notion de puissante énergie attribuée au pharaon.
Enfin, au troisième registre, le roi sous sa forme de taureau comme sur d'autres documents quasi contemporains (par exemple la palette au Taureau du Musée du Louvre, chap. 1, fig. 33), maintient un ennemi au sol de sa patte avant gauche (le khépesh), siège de la vigueur victorieuse, tout en défonçant de ses cornes une enceinte fortifiée.
Le verso de la palette de Nârmer montre, sous le sérekh royal encadré par les deux visages de la vache tutélaire (Bat), une des premières figurations historiques de la scène dite du « massacre de l'ennemi » ou plutôt du « triomphe royal », représentée pendant toute l'histoire égyptienne jusqu'à l'époque romaine incluse (infra). Le roi, en taille héroïque, est suivi de son porte-sandales. Il est coiffé de la haute mitre (la « couronne blanche ») et tient par les cheveux un ennemi agenouillé nommé Ouâsh (ouâ-shé), d'origine probablement libyenne, en le menaçant de sa massue. Une traduction emblématique de cette scène figure au-dessus du personnage qui se rend : le Faucon royal saisit la corde qui assujettit le ressortissant d'une région marécageuse (Delta occidental, vraisemblablement).
Le registre inférieur du verso semble constituer la suite de celui du recto : deux hommes nus s'enfuient, l'un d'une construction rectangulaire aux murs crénelés, l'autre d'une hutte de berger.
Si l'on exclut du champ de l'exposé normatif le bas de la palette qui obéit apparemment à des règles cinétiques (il faut tourner l'objet de recto en verso pour que la suite apparaisse), on est face à une œuvre composée d'un avers et d'un revers, soit deux expressions d'une même réalité. D'un côté, le roi affirme sa fonction organisatrice et politique ; de l'autre, il insiste sur sa fonction combattante. D'une part, il proclame ses capacités de gouvernement, son habilité à maintenir l'unité du pays et à lui garantir la prospérité ; de l'autre, il démontre qu'il assume l'obligation fondamentale de vaincre les forces hostiles. Nourricier et guerrier, le roi amène l'ordre et repousse l'adversité : in maât, der isfet. C'est là, à n'en pas douter, la première version iconique et raisonnée du dogme. Son expression littéraire sera formulée clairement quelques siècles plus tard dans les Textes des Pyramides, puis développée, théorisée dans les « Enseignements »{148} et dans différents genres d'écrits de propagande qui accompagnèrent le renouveau monarchique et la refondation du régime au début du deuxième millénaire et particulièrement sous la 12e dynastie, avant de connaître l'épanouissement foisonnant qui caractérise le Nouvel Empire – et tout particulièrement l'époque ramesside – avec son prolongement à la Basse Epoque et sous les Lagides.
Investi de deux fonctions complémentaires qui forment une seule et même charge, celle de la royauté, le monarque va multiplier les leçons qui illustrent le principe de l'unité nécessaire à travers la dualité. Organisateur et combattant, mais aussi prêtre et juge, il prend pour exemple la réalité physique de l'opposition géographique entre la vallée du Nil et le delta du fleuve pour rappeler avec insistance que, comme l'avers et le revers de la palette formant un seul document fondateur, la dualité se fond dans l'unicité.
Résoudre la dualité dans une totalité unique plus vaste et plus forte fut l'objectif constant de tous les pharaons :
– La Haute- et la Basse-Egypte constituent un seul pays ;
– Les deux fonctions fondamentales du souverain (amener la maât/repousser l'isfet) constituent une seule charge royale en vue de la prospérité du pays ;
– Les deux principaux aspects de la maât (ordre universel et justice/équité) constituent une seule explication idéologique du régime.
De nombreux symboles illustrent, sur la palette de Nârmer, le principe de la dualité complémentaire :
– deux têtes de la vache divine Bat{149} encadrent par deux fois le nom royal inscrit en son palais, lieu symbolique de la fonction ;
– deux faucons, soulevés par deux des quatre porte-étendards de la royauté, personnifient le pouvoir sur la Haute- et sur la Basse-Egypte ;
– deux forces identiques (plus tard pehty), maintenues par des relevants du pouvoir royal unique, proclament l'union de la Haute- et de la Basse-Egypte, si l'on veut bien admettre qu'il s'agit là de la première manifestation royale du rite séma taouy (réalisé plus tard grâce à la ligature des deux plantes emblématiques du Sud et du Nord, voir infra) ;
– le roi, figuré sous sa forme humaine et doté des emblèmes de sa charge au premier registre, réapparaît sous sa forme animale au troisième registre ;
– deux types d'habitat (urbain : la ville fortifiée ; rural : la hutte de berger) sont évoqués par les fugitifs du troisième registre, au verso. Etc.
On soulignera enfin que, sur les grands documents de Nârmer, la « couronne rouge » est associée aux activités rituelles et aux attitudes statiques du roi en sa fonction gouvernante (le héqa), tandis que la « couronne blanche » accompagne des gestes dynamiques et les manifestations de l'autorité responsable du roi (le sékhem){150}. La première évoque aussi la Basse-Egypte et la seconde, la Haute-Egypte. Tout en conservant chacune leur individualité, les deux couronnes seront plus tard réunies en une seule : le pschent, mot dérivé de l'égyptien pa sékhémouy, « les Deux-Puissantes ».
Aucun manichéisme n'a entaché la civilisation pharaonique sui generis, y compris dans ses spéculations théologiques : une même divinité peut comporter des aspects tantôt positifs et tantôt négatifs, ou même s'incarner alternativement sous une forme maléfique et une autre bénéfique (par exemple, la déesse Hathor-Tefnout devenant lionne féroce puis chatte douce au cours d'un même cycle mythique, celui de L'œil du Soleil{151}).