Au cours de son histoire, le pouvoir pharaonique eut recours de plus en plus largement à la justification idéologique. Les explications théologiques du monde devinrent plus sophistiquées, se développant autour de deux grands mythes qui contiennent modèles et projections de la royauté terrestre. La cosmogonie solaire fait de Rê le roi de l'univers et le père du pharaon, tandis que les mystères osiriens attribuent à leur héros la souveraineté sur le monde inférieur, autrement dit le royaume des morts. Maât est fille de Rê au même titre que la déesse Hathor, maîtresse des plaisirs (amour, fleurs, musique, parfums, or et pierres précieuses...) qui lui est syncrétiquement associée aux basses époques. Isis, épouse et mère exemplaire, grande magicienne, est elle aussi étroitement liée à Maât.
Dans le « mythe osirien » (Mathieu, 2016), la querelle entre Horus et Seth illustre la lutte pour la royauté unique sur le territoire égyptien. Nout, le ciel, et Geb, la terre, ont eu quatre enfants répartis en deux couples : Osiris et Isis, Seth et Nephtys. La royauté de Geb fut transmise à Osiris qui gouverna avec sagesse mais Seth, jaloux, l'assassina, puis jeta au Nil le cadavre coupé en morceaux de son frère. Isis partit à la recherche de toutes les parties de son époux et, avec l'aide d'Anubis, l'embaumeur, elle le reconstitua et lui donna vie, le temps de concevoir un fils, Horus, qu'elle éleva en cachette dans les marais du delta. Pendant ce temps, Seth gouvernait la Haute-Egypte. Ayant appris l'existence de son neveu, il le provoquera à plusieurs reprises. A la lutte physique entre les deux prétendants mythiques au trône d'Egypte, fera suite un procès en bonne et due forme devant le tribunal d'Héliopolis présidé par Rê, le juge suprême, entouré de ses assesseurs divins.
Le mythe conserve ainsi la mémoire d'un temps décisif au cours duquel il fut définitivement fait appel au droit contre la violence. Après de nombreux incidents procéduraux, la royauté légitime d'Osiris est transmise à son fils et héritier, Horus, tandis que Seth, écarté du pouvoir, garde l'image d'un perturbateur dont les capacités guerrières sont toutefois en partie canalisées par le démiurge : à l'avant de la barque solaire qui parcourt chaque jour l'univers, Seth, précédant Maât, fille de Rê, suivie elle-même de Thot, le dieu juriste, guette, pour les repousser, les attaques d'Apopis, serpent monstrueux incarnant le chaos originel. La force physique est ainsi mise à la disposition des entités associées au droit, afin de faire triompher de son adversaire intrinsèque, le Néant, un monde organisé selon la royauté pharaonique.
D'après le § 575 des Textes des Pyramides, Horus (le dieu ancêtre et modèle du roi) faisait en sorte que Thot (le dieu du droit) tourne le dos aux suivants de Seth (le dieu du trouble et de la violence). Quant à Osiris lui-même, il règne désormais sur un monde ultra-terrestre situé dans les abîmes où il accueille les défunts immortalisés autorisés dorénavant à voyager dans le cosmos, après avoir été jugés par le dieu selon la maât.
Des divinités souveraines, créatrices ou interprétatrices du monde, comme Osiris, Ptah, le démiurge de Memphis, ou Thot, sont neb maât, « maître, Seigneur (ou « possesseur ») de maât ». Thot est aussi l'arpenteur incarné sous forme d'ibis dont le pas crée la mesure idéale d'une coudée (Zivie, 1977, 1979) ; il est encore l'inventeur des hiéroglyphes, le babouin inspirateur du scribe, le dieu associé à la lune et au calendrier. Au fil du temps, sa personnalité aux aspects multiples tisse de nombreux liens avec Maât, manifestant par là que droit et justice gouvernent l'univers organisé. Thot enregistre et décide en fonction de Maât qui lui préexiste logiquement, sur le plan cosmique comme sur le plan métaphysique. La norme est l'affaire de Maât ; son application est celle de Thot. La norme cosmique est évoquée par l'image du socle, symbole de stabilité lié aux expressions pratiques de la justice, que celle-ci soit terrestre ou préparatoire à l'entrée dans l'au-delà ; la norme métaphysique se rapporte au signe de la plume qui traduit l'origine céleste de l'idée-justice. Inversement, la pratique du droit vivifie et féconde la norme matricielle : Thot est « taureau de Maât » mais aussi « magistrat de Maât » (ser èn maât). Parangon du juge (il est le juge des vivants et des morts) et modèle du roi, Thot est l'une des plus anciennes « divinités » égyptiennes. Il est aussi le dieu tutélaire de la ville d'Hermopolis, en Moyenne Egypte, Khéménou en égyptien, ou « (Ville des) Huit (divinités primordiales) », un des conservatoires du droit au long de l'histoire pharaonique.
Le tombeau de Pétosiris (ive s. av. J.-C.), prêtre de Thot, est situé à Touna el-Gebel, dans la nécropole d'Hermopolis ; il renferme des inscriptions d'une grande valeur philosophique et théologique, fort intéressantes car elles constituent une synthèse de la pensée égyptienne depuis ses origines, citant des écrits aussi anciens que les Textes des Pyramides et se référant à d'autres textes majeurs, tels que le Livre des Morts, L'Histoire de Sinouhé (Menu, 2016), les hymnes solaires classiques, ou à des autobiographies célèbres comme celle de Bakenkhonsou et surtout celle de la Divine Adoratrice Ankhnesnéferibrê dont le discours justificatif a été emprunté par Pétosiris au bénéfice de son frère aîné défunt, le grand prêtre Djéthotefânkh (Menu, 2016). Les inscriptions du tombeau ont un intérêt primordial pour notre propos, en ce sens qu'elles repositionnent la maât, en indiquant un parallélisme subtil avec la notion très ancienne elle aussi de « voie », « chemin », « sillage » du roi, du dieu ou simplement de vie.
C'est Pétosiris qui construisit ce magnifique tombeau de style gréco-égyptien (fig. 77) où quatre générations de grands prêtres furent ensevelies. La lignée familiale était constituée par Sishou, fils de Djéthotefânkh l'Ancien, ses deux fils Djéthotefânkh et Pétosiris, son petit-fils Thotrekh, son arrière-petit-fils Padikam, les épouses et les filles des principaux personnages.
Fig. 77 : Le tombeau de Pétosiris à Touna el-Gebel.
Sur la façade du tombeau sont représentés des tableaux montrant Pétosiris dans des scènes symétriques d'offrande devant Thot anthropomorphe, assis sur son trône sous un aspect osirien, alternativement ibiocéphale (à tête d'ibis) et cynocéphale (à tête de babouin).
Les textes des tableaux insistent sur les fonctions respectives des deux formes de Thot par rapport à Maât :
« Osiris (Thot sous sa forme osirienne, c'est-à-dire enveloppé d'un suaire et muni des attributs osiriens) l'Ibis, dieu grand, père des dieux, souverain de l'Ennéade des dieux, vizir qui rend la justice (oudjâ maât) et qui fait du bien à tout le monde » (variante : « qui fait du bien à qui lui obéit, qui fait du mal à ses ennemis »).
« Osiris (idem) le Babouin, dieu grand, chef des dieux, qui aime Maât, qui se satisfait de Maât (ou : qui est content, apaisé, grâce à Maât, hotep her maât), qui écoute les prières des gens ».
Comme souverain (héqa) de l'Ennéade, Thot-Ibis sous sa forme osirienne cautionne le grand prêtre Pétosiris exerçant les droits régaliens, à une époque de troubles, dans l'intérêt de son pays : sur les quatre tableaux, Pétosiris fait le geste rituel de l'offrande aux dieux, en principe réservé au pharaon, et sur la colonne centrale, il s'arroge les souhaits de « vie, santé, force » destinés à vivifier le nom royal.
Thot-Ibis est l'interprète de la norme en matière d'équité ; son rôle prend place sur le plan métaphysique et politique : il sépare (oudjâ) le vrai du faux, le bien du mal. Cela se traduit dans la pratique par les fonctions interprétatives du dieu, symbolisées par la plume de Maât et exprimées par ses titres de vizir et de juge de l'équité.
Thot-Cynocéphale, lui aussi en stature osirienne, interprète la norme aux niveaux religieux et sacerdotal. Il aime Maât (méry maât), se satisfait de Maât (hotep her maât), il la reçoit tandis que Thot-Ibis la distribue ; il entend les prières des gens et peut ainsi avoir une fonction oraculaire partagée avec Thot-Ibis. Par un jeu hiéroglyphique très égyptien, offrant en outre une sémiologie croisée, un grand nombre d'amulettes et de groupes en ronde-bosse (fig. 78) figurent l'ibis posant le bec au-dessus de la plume de Maât, illustrant ainsi le rébus hotep her maât (« reposer sur Maât » ou : « se satisfaire de Maât »), montrant que Thot s'inspire de Maât pour rendre sa sentence.
Fig. 78 : Les fonctions oraculaires de Thot et de Maât.
On observe dans le groupe de la fig. 78 un va-et-vient intéressant entre Maât et Thot représenté deux fois sous sa forme d'ibis, l'une en hauteur, le bec posé au-dessus de Maât assise sur un tabouret, et l'autre au sol en petite taille, allant probablement au-devant de l'auteur de la demande oraculaire pour lui transmettre la sentence divine inspirée par Maât.
Thot-Babouin aussi bien que Thot-Ibis jouent un rôle important au moment du jugement des morts. Thot ibiocéphale inscrit sur sa tablette de scribe l'énumération des actes du défunt, lors de la pesée du cœur de celui-ci au moyen de la plume de Maât, le référent idéal ; Thot-Babouin, souvent assis sur un socle de Maât, dresse le bilan, le registre (héseb) des actions négatives et positives du mort, en vue de sa justification.
Ainsi, non seulement le dieu Thot est-il étroitement associé à Maât, mais il illustre parfaitement lui aussi la dualité des fonctions dans l'unité d'une même nature, comme d'ailleurs le pharaon, son « rejeton ».
La place stratégique accordée à ces représentations (façade, puis entrée du temple-tombeau), ne laisse aucun doute sur les fonctions juridiques et judiciaires du grand prêtre de Thot, dont on trouve d'ailleurs la confirmation dans des inscriptions beaucoup plus anciennes appartenant aux nomarques de la province d'Hermopolis, investis des charges sacerdotales de « prêtre de Maât » et de « prêtre (ou de “fils véridique”) de Thot », rendant la justice et créant la jurisprudence (ir maât).
Enfin, de nombreux indices archéologiques nous confirment que le temple de Thot dans la province d'Hermopolis était considéré comme un des conservatoires du droit{179} : on y a retrouvé des archives juridiques sous forme de dossiers judiciaires ou de plaintes oraculaires, des documents royaux, comme le grand scarabée d'Amenhotep III appartenant à une série liée à la proclamation de l'empire (Menu, 1998), des objets non juridiques en rapport avec l'idée de norme, telle la mesure-étalon d'une coudée, et enfin le fameux « code d'Hermopolis », d'époque ptolémaïque, qui est en fait un coutumier (Menu, 1978) dont une première rédaction remonte sans doute à l'activité législatrice, attestée par les textes, du roi perse Darius Ier, promu au rang de grand législateur de l'Egypte.
Or, six rois seulement ont bénéficié, dans la tradition des prêtres égyptiens gardiens de la mémoire des pharaons, d'une réputation de grand législateur. L'énumération figure chez Diodore de Sicile (I, XCIV, 1 – I, XCV, 6) qui, quatre siècles après Hérodote, recueillit les témoignages des prêtres idéologues. Sur une durée de plus de trois millénaires, ces six pharaons ont fondé ou refondé le droit (Menu, 2005) : instauration ou restauration des dogmes du régime ; définition des principes du droit contractuel et du droit commercial international ; enfin, rédaction, à l'échelle de tout le territoire égyptien, des règles juridiques en vigueur depuis les origines jusqu'à la dernière année du règne d'Amasis (526 av. J.-C.), travail titanesque qui dura seize ans, de l'an 3 à l'an 19 de Darius. La liste de Diodore comporte des souverains qui ont créé ou fait évoluer le droit sous un de ses aspects fondamentaux (Menu, 2005). Il n'a pas suffi, pour être retenu au rang des grands législateurs, d'affirmer, par exemple, jusque dans son nom, la vénération de Maât, comme l'ont fait des souverains remarquables comme Amenemhat III, Amenhotep III, Séthy Ier, Ramsès II, Ramsès III, etc., la conformité à Maât constituant l'obligation irréfragable de tout souverain. Il n'a pas suffi non plus de restaurer l'ordre public après une période troublée en édictant des règles sévères, comme le fit Horemheb après la crise amarnienne. Les six pharaons de Diodore sont : Ménès/Nârmer, le Fondateur du régime pharaonique qui, d'après l'écrivain grec, reçut les lois de la main même du dieu Thot, et qui, de fait, en posa les principes normatifs (supra, chap. 1) ; Sasychis/Chepseskaf, l'organisateur des rituels qu'il faut considérer comme des règles (hépou) à valeur idéologique, donc politique et juridique et en outre probablement l'initiateur d'une mise en ordre des Textes des Pyramides préalable à leur rédaction (voir supra) ; Sésoosis/Sésostris, le refondateur du régime après la grande crise qui mit fin à l'Ancien Empire (Sésoosis désigne Sésostris Ier, à qui la tradition attribua les hauts faits d'autres souverains, tel Ramsès II, mais surtout et particulièrement Sésostris III, auteur d'une grande réforme administrative) ; Bocchoris/Bakenrenef qui promulgua les règles du droit contractuel et réglementa le prêt à intérêt ; Amasis, réorganisateur du droit fiscal et promoteur probable des règles du droit commercial sur le plan international ; enfin, Darius, père de Xerxès, qui lança et mena à son terme la première opération d'envergure de rédaction des coutumes juridico-judiciaires et juridictionnelles depuis les origines, soit sur une période de plus de deux mille ans, et sur tout le territoire égyptien. Chacun des six grands législateurs a écrit un chapitre fondamental ou nouveau du droit égyptien. Mis à part la palette de Nârmer, aucun des originaux de leurs ouvrages ne nous est parvenu mais des traces capitales en subsistent, respectivement : les Textes des Pyramides, sous le règne d'Ounas et sous la 6e dynastie ; la littérature de propagande royale et la doctrine juridique au cours de la 12e dynastie ; des applications et des évolutions du droit contractuel sous les 25e-26e dynasties ; des témoignages ultérieurs relatifs aux initiatives d'Amasis. Enfin, le « code » (le coutumier) d'Hermopolis, découvert dans les ruines de la capitale du dieu Thot, se situe vraisemblablement dans la filiation directe du travail de compilation et de rédaction réalisé en profondeur par Darius.
Rappelons enfin que Diodore de Sicile aussi bien qu'Hérodote ont souligné l'influence déterminante que le droit égyptien exerça sur Solon, le législateur et archonte athénien qui, selon la tradition, inspira les rédacteurs romains des Douze Tables.
Pour l'Egyptien de l'Antiquité, tout crime entraîne châtiment, toute bonne action mérite récompense. Performances et défaillances s'additionnent et se compensent au cours d'une vie. Lors du jugement des morts, le dieu Thot dresse pour les membres du tribunal divin le bilan écrit des actes du défunt, placés en tas à côté de lui, selon l'image de l'Enseignement pour Mérikarê. Si, pour une raison ou pour une autre, le défunt a échappé sur terre aux sanctions de la justice humaine, il sera puni dans l'au-delà, de même qu'il sera gratifié si sa conduite positive n'a pas été suffisamment reconnue au cours de sa carrière terrestre, d'où les affirmations d'excellence proclamées au long des autobiographies. Enfin, des indices très forts nous suggèrent que la solidarité familiale se mobilise au bénéfice d'un proche, en cas de déficit grave dû à des circonstances exceptionnelles.
Cette conception arithmétique, comptable à la manière des mesureurs de grains, est exprimée pour la première fois d'une manière explicite dans un des nombreux textes qui accompagnèrent la refondation du régime, au début du Moyen Empire. L'Enseignement pour Mérikarê (dont nous empruntons ci-dessous à P. Vernus ses traductions) est censé avoir été rédigé par un des représentants de la dynastie héracléopolitaine (9e-10e dynastie) qui amorça le renouveau monarchique au sortir de la Première Période intermédiaire. Les conseils que le roi Khéty prodigue à son fils Mérikarê rappellent les fondements de la doctrine politico-idéologique, autour des trois dogmes immuables qui ont été dégagés plus haut et qui sont : le principe pharaonique, le principe de la maât, le principe de l'immortalité de la personne royale/humaine. L'Enseignement redéfinit certains des contours de la maât.
Le principe d'une justice rétributive est évoqué à plusieurs reprises :
« Ne sois pas laxiste au sujet d'une (mauvaise) action,
Saisis-toi (du coupable) et punis[-le].
...
Rends ta voix juste auprès du dieu,
Alors les hommes diront que tu vois loin
Et que tu punis à proportion de ton (var. : « son », i. e. le dieu) détriment. »
Faisant l'éloge de la sagesse royale, résultat d'un travail approfondi de réflexion, Khéty poursuit :
« C'est filtrée que parvient à lui (i. e. le roi) la maât,
Conforme à l'état décrit dans les dits des ancêtres. »
En effet, la maât, considérée sous son aspect de reconnaissance et de maintien d'un ordre naturel bénéfique, est une faculté et une obligation exclusivement royales : au bas de l'échelle sociale, « le pauvre ne saurait s'exprimer selon sa maât ». A l'inverse :
« A toi d'exprimer la maât dans ta maison
...
L'exactitude du Maître est la rectitude de la pensée. »
Si le roi est le seul être habilité à définir la maât générale, le respect de la maât particulière est un devoir qui s'impose à lui comme à quiconque :
« Mets en œuvre la maât et tu dureras sur terre. »
Le développement suivant comporte les règles fondamentales de conduite qui favorisent la cohésion sociale et que l'on trouvait déjà, sous forme d'actes accomplis et revendiqués, dans les autobiographies des princes et des responsables, à la fin de l'Ancien Empire et durant la Première Période intermédiaire :
« Apaise celui qui se lamente. N'opprime pas la veuve.
Ne prive pas un homme du bien de son père.
Ne lèse pas les dignitaires dans leurs positions.
Garde-toi de punir à tort.
Ne frappe pas quand cela ne t'est pas utile.
Si tu dois punir, c'est avec des exécutants et des gardes (c'est-à-dire : légalement).
Ce pays sera remis en ordre grâce à cela,
A l'exception du rebelle dont on reconnaît les desseins. »
Enfin, le roi, comme tout être humain, doit rendre des comptes à sa mort, devant les juges du tribunal divin :
« Ne compte pas sur la longueur des années.
Une existence n'est qu'une heure à leurs yeux.
Si l'homme subsiste après l'accostage (i. e. après la mort)
C'est dans la condition où ses actions ont été mises en tas à côté de lui. »
Autrement dit : l'existence humaine est courte en regard de l'éternité ; compter sur le futur pour compenser ses manquements est un faux calcul car la mort peut survenir à tout moment et l'on est confronté à l'accumulation de ses propres actes, bons et mauvais (conformes ou non à la maât), placés « en tas » à côté de soi. La suite du passage se présente comme une glose :
« Au demeurant, être là-bas relève de l'éternité.
Celui qui fait ce qu'ils (i. e. les juges divins) réprouvent est un insensé.
Quant à celui qui les rejoint sans avoir fait de mal,
C'est comme un dieu qu'il sera là-bas,
Allant à son gré comme les maîtres de l'éternité » (Vernus, 2001).
Il s'agit là d'une évolution considérable. Le roi absolu des Textes des Pyramides a perdu de sa superbe, ou de son innocence. Il n'est plus le maître incontesté de l'univers, des étoiles, des hommes et des dieux, amenant tout simplement la maât et repoussant l'isfet du fait de sa seule volonté. Le roi de l'Enseignement pour Mérikarê est devenu un subtil expert en maât qu'il « filtre » désormais avec prudence. Le tournant historique amorcé à la charnière de l'Ancien et du Moyen Empire, entre le troisième et le deuxième millénaire, a impulsé à l'évolution idéologique son nouveau tracé, accordant au dogme de la maât une importance égale à celle du principe pharaonique, tandis que les variations infinies sur le dogme de l'immortalité ne sont plus l'apanage exclusif du pharaon. Un autre seuil remarquable sera franchi au début de l'époque ramesside, donnant à Maât la prééminence sur la royauté tout en lui étant indissolublement liée ; le recours aux entités supranaturelles (« divinités ») deviendra alors systématique, aussi bien à l'intérieur de la sphère royale (dans ses textes de propagande, le roi ne sera plus le maître, ni l'égal des « dieux », mais leur obligé) que dans les couches à la fois privilégiées et modestes de la population (voir plus haut, « Tableau 10 »).
La « piété personnelle » n'est que l'aspect non-royal du même phénomène, un marqueur important de la troisième étape de l'évolution idéologique relative à la maât que j'ai reconnue et mise en évidence de nombreuses fois en ses trois stades principaux au cours de mes travaux – et que j'ai rappelée brièvement supra. La prière, sous forme de supplications, d'actions de grâces, de glorifications, permet à l'homme, quel que soit son rang, d'établir un contact avec les sphères supranaturelles. Parfois d'ailleurs l'enjeu est explicite ; ainsi le parjure invoque-t-il l'apaisement de son dieu en lui promettant de répandre ses louanges. Ceci n'exclut pas, dans la littérature hymnique de l'époque et dans les oraisons du quotidien, l'expression de sentiments élevés, faits d'abandon de soi et de confiance en la divinité, divulgués par phénomène de mode plus que par nouveauté, comme d'ailleurs il en fut du sentiment amoureux : exalté sous forme littéraire à l'époque ramesside, celui-ci était tu mais certainement pas inexistant aux hautes époques.
Légèrement postérieure à l'Enseignement pour Mérikarê ou quasi contemporaine, l'Histoire de Sinouhé se présente comme un archétype, concernant les problèmes de culpabilité et de responsabilité (politico-pénale, en l'occurrence) tels qu'ils étaient compris par les anciens Egyptiens (n. 39 et 41 supra). La « faute » (au sens propre de « manquement ») du héros consiste à avoir pris la fuite vers le Liban, au moment des événements séditieux qui entourèrent l'attentat probablement mortel contre Amenemhat Ier, et d'avoir abandonné son suzerain, le prince héritier Sésostris dont il était le suivant. Il s'agit d'un crime de haute trahison. On est cependant en présence d'une imputabilité tronquée. L'intention de fuir existe, mais pas la volonté coupable : Sinouhé invoque la panique irrésistible dont il a été saisi, la force du destin, l'intervention d'une puissance supranaturelle, donc une culpabilité fortement diminuée si ce n'est inexistante du fait d'une liberté entravée{180}. En revanche, il a conscience de sa responsabilité, c'est-à-dire de l'aspect fortement négatif de sa démarche qu'il va compenser par une série d'actions positives : propagande en faveur de l'Egypte, éloge lyrique du nouveau roi (Sésostris Ier) devant un prince étranger, bonne conduite, réalisation d'un exploit guerrier, acquisition en toute légitimité de richesses considérables. De retour en Egypte sur invitation royale, Sinouhé craint toujours un châtiment car seul le roi (comme Osiris lors du jugement du mort, devant la balance) peut décider que le bilan de cette parenthèse dans la vie de son sujet que constitue l'exil volontaire de Sinouhé, lui est favorable ou non. En fait, non seulement le roi réintègre son ancien suivant dans l'entourage palatin, mais il lui accorde les plus hautes récompenses, honorifiques et matérielles. Il ne s'agit pas de pardon, mais du constat selon lequel le solde des actions imputables à la personne jugée est très largement positif. Le pardon, qui efface volontairement l'offense, n'a pas sa place dans le cadre d'une pensée comptable qui équilibre, corrige, compense, mais ne supprime jamais gracieusement ; c'est par le biais de l'évaluation bienveillante que la clémence pourra s'exprimer. Rappelons-nous que le hotep, c'est-à-dire l'état de celui qui n'a plus aucun ressentiment, une fois le droit accompli, repose sur la maât, ainsi que l'illustrent en rébus les amulettes et statuettes de la Basse Epoque représentant l'ibis de Thot posant le bec sur la plume de Maât (fig. 78).
A la fin de l'histoire pharaonique sui generis, les inscriptions du tombeau de Pétosiris (ive s. av. J.-C.) exposent, comme je l'ai longuement démontré ailleurs (Menu, 1994, 1995, 1996, 1998, 2000), une vision parfaitement raisonnée du caractère immanent et rétributif de la justice terrestre comme de la justice céleste et des règles comptables qui organisent les actions humaines (conformes ou non à la maât) en bilan à présenter aux autorités divines lors du passage entre la vie et son au-delà. Chacun des principaux bénéficiaires du tombeau, que ce soit Pétosiris lui-même, son père Sishou ou son frère aîné Djéthotefânkh, fait un parallèle soigneux entre sa conduite et ses actes, d'une part, et, d'autre part, les récompenses qui lui ont été attribuées non seulement ici-bas mais aussi celles sur lesquelles il peut compter dans l'au-delà. « Ne faites rien contre la propriété de celui qui est passé à son ka (i. e. le défunt), dit Sishou. Thot est ici pour répondre à qui agit. Il ne s'endort pas sans avoir jugé les choses ; que les choses soient bonnes ou mauvaises, il y répond immédiatement et il rémunère tout acte à sa valeur » (trad. d'après Lefebvre, 1924). Quant à Pétosiris, après avoir décrit les travaux de réfection considérables qu'il a réalisés dans le temple de Thot, il conclut : « J'ai fait tout cela pour obtenir que ma vie se prolonge dans l'allégresse, et que j'arrive à la nécropole sans avoir éprouvé d'afflictions. Puisse ma maison subsister après que j'aurai été enterré dans ce tombeau auprès de mon père, éternellement » (trad. Lefebvre). Le cas de Djéthotefânkh est plus délicat : en raison d'un contexte politique troublé, à la charnière de la seconde domination perse et de la conquête macédonienne, celui qui fut grand prêtre de Thot à la suite de son père Sishou fut forcé par le pouvoir en place d'accomplir, en toute « ignorance », des mises à mort illégitimes. N'ayant pu compenser sur terre ce poste terriblement déficitaire de son bilan de vie, la solidarité familiale va venir à son secours. Les excédents accumulés par Sishou, son père, et par Pétosiris, son frère cadet, seront imputés au compte de Djéthotefânkh et viendront rééquilibrer en sa faveur la balance de ses actes devant le tribunal divin : la démarche semble très claire à l'analyse approfondie des textes du tombeau et de leur localisation en convergence vers le point crucial que constitue l'inscription 63, c'est-à-dire le plaidoyer de Djéthotefânkh pour sa justification (Menu, 1996, 2000, 2016).
Gustave Lefebvre, qui donna en 1924 l'editio princeps du tombeau de Pétosiris et de ses inscriptions, tente des comparaisons entre certains passages et des parallèles possibles dans la Bible. Ainsi, une phrase extraite d'un discours mis par Pétosiris dans la bouche de Sishou : « Toute la nuit, l'esprit de Dieu était dans mon âme, et dès l'aube, je faisais ce qu'il aimait » (inscr. 116), est-elle rapprochée des paroles adressées à Yahvé par le prophète Isaïe : « Mon âme t'a désiré toute la nuit, oui au plus profond de moi, mon esprit te cherche » (Is. 26, 9). Si l'expression contient des termes quasi identiques, l'approche spirituelle est fondamentalement différente, et même opposée. Isaïe se livre à une quête infinie, tandis que Sishou fournit une réponse à sa propre interrogation : pendant toute la nuit il cherche à découvrir les plans divins et, au lever du jour, il les exécute. Nous observons, d'une part, une sorte de fuite vers l'avant, vers les hauteurs, vers un Dieu souvent inaccessible et, de l'autre part, nous nous trouvons devant un système de pensée palpable et bien bouclé, visant l'efficacité. Le même Sishou, prêtre fidèle et administrateur parfait, prononce ailleurs, dans le tombeau, un hymne aux plaisirs de la vie qui se situe dans le prolongement exact des anciens Chants du Harpiste qui accompagnaient les banquets funéraires : « Buvez, enivrez-vous, ne cessez de faire la fête ! Suivez (les inspirations de) vos cœurs dans le temps que vous êtes sur la terre... A quoi bon vous attacher aux richesses, puisque, quand un homme s'en va, ses biens s'en vont, et c'est celui qui y aura part (i. e. son héritier) qui satisfera ses désirs à volonté. » Qu'il prie, qu'il parle en son nom ou au nom de son père et de son frère, Pétosiris fait preuve de spiritualité mais il sait d'abord, en bon Egyptien, mettre en œuvre un pragmatisme raffiné. On peut dire que les inscriptions du tombeau de Pétosiris révèlent une transcendance toute relative, si on la compare à la transcendance absolue exprimée si magnifiquement dans la réponse de Yahvé à Job (Job, 38-41).
En fonction du contexte politique d'exercice de ses hautes fonctions sacerdotales, chacun des trois principaux personnages du tombeau, nous le verrons plus loin, a entretenu un rapport différent avec la maât.