J'ai insisté, dans le paragraphe précédent, sur la conception d'une dynamique de l'échange provoquant et entretenant les cycles de la nature et de la bienfaisance – dépassant largement la notion de réciprocité (do ut des) de la communis opinio – que les anciens Egyptiens ont manifestée, principalement à travers rituels et enseignements, dans leurs relations sociales comme dans leur rapport à la divinité, jusqu'au plus haut degré du dialogue roi/dieu.
Les rituels funéraires mis à la disposition des particuliers illustrent le procédé, en proposant des solutions d'entraînement puis d'enchaînement d'actions bénéfiques, en vue de la victoire sur les forces destructrices et de la satisfaction de tous les désirs du défunt en vue de son bien-être total et éternel. Ce but est atteint par la mise en œuvre des moyens les plus divers : pratiques magiques faites de gestes, de recours aux objets, instruments, amulettes protectrices, etc., actes prouvant les capacités de surmonter les épreuves, de se transformer, de connaître et deviner les secrets de l'au-delà, qui doivent être possédés par le candidat à l'éternité, enfin paroles, récitations, incantations, louanges aux dieux, prières, plaidoiries, etc.
Les principaux rituels funéraires des anciens Egyptiens sont les Textes des Sarcophages qui reprennent au compte de personnes non royales des formules des Textes des Pyramides, le Livre des Morts qui en est dérivé et qui se répand à partir du milieu du IIe millénaire av. J.-C., enfin des rituels plus spécialisés ou plus tardifs qui mettent l'accent sur telle ou telle phase des cycles funéraires et ultra-terrestres. Les tombeaux de l'Antiquité nous ont légué de très nombreux Livres des Morts dont le véritable intitulé en égyptien est : « Livre pour sortir le jour » (spécialement : J.-L. de Cenival, 1992), la libre circulation du défunt dans l'au-delà et son retour à volonté sur la terre étant la condition première de son bonheur illimité. Très différents les uns des autres dans leur aspect (certains sont d'authentiques œuvres d'art tandis que d'autres sont fort peu soignés) et dans leur longueur qui peut varier de neuf à quarante mètres pour un papyrus complet, ils se caractérisent par de grandes disparités dans leur contenu (sélection et ordre des « chapitres »), à tel point qu'il n'en existe pas deux identiques. « Ce n'est que vers le vie s. av. J.-C. qu'une version type, “canonique” en quelque sorte, est arrêtée, excluant quelques formules courantes au Nouvel Empire, en retenant d'autres introduites plus tardivement » (de Cenival, 1992). L'énumération des « chapitres », dans leur succession et numérotation actuelles, résulte d'une décision conventionnelle des égyptologues qui choisirent un papyrus tardif conservé au Musée de Turin comme exemplaire de référence.
Dans le foisonnement merveilleux d'idées, d'images, de symboles, de scènes plus ou moins étranges et surréalistes à nos yeux que renferme le Livre des Morts, nous retiendrons, pour notre propos, les procédés judiciaires qui président à la justification et au triomphe du défunt.
Pour vivre à jamais, le défunt doit d'abord comparaître d'une manière victorieuse devant tous les tribunaux de l'au-delà, puis devant celui d'Osiris. Il sera ensuite reconnu par Rê comme bienheureux et pourra ainsi naviguer dans la barque solaire.
L'idée même de jugement par un tribunal divin remonte à l'Ancien Empire. Les Textes des Pyramides y font clairement allusion. La pesée sur la balance et le jugement divin sont présents dans les Textes des Sarcophages dont la rédaction remonte à la fin de la 6e dynastie. Dans leurs tombeaux, les propriétaires inscrivaient des menaces à l'encontre des violateurs éventuels : « Je serai jugé avec eux à ce sujet par le Grand dieu, maître du jugement, dans l'endroit où l'on juge » ; au contraire, celui qui respecterait le bien du défunt était promis aux récompenses du Grand dieu qui lui accorderait la qualité d'imakhou, c'est-à-dire de « bienheureux » bénéficiaire d'un ensevelissement et d'un service funéraire lui donnant accès à l'au-delà.
Le Livre des Morts, compilé à partir de plusieurs traditions, comporte plusieurs scènes judiciaires.
Le défunt, après s'être présenté aux deux grands dieux, Osiris le souverain des morts, et Rê, le roi de l'univers, en leur récitant des hymnes, comparaît devant les tribunaux de toutes les villes saintes d'Egypte (Héliopolis, Busiris, Létopolis, Bouto, etc.), présidés par leurs dieux respectifs. Il demande à Thot – qui fit triompher Osiris de ses ennemis – de le défendre, afin qu'il soit déclaré innocent et vainqueur de ses adversaires, à l'issue d'un procès contradictoire (chapitre 18). Ensuite, pour être admis par Rê et naviguer avec lui dans la barque solaire, le défunt devait subir l'épreuve du jugement par le tribunal d'Osiris, l'acquittement l'autorisant à faire partie de la suite du dieu en étant « osirisé » : c'est la fameuse scène de la pesée du cœur et du jugement dans la salle des Deux-Maât qui comporte également les deux « confessions négatives » (ou : « déclarations d'innocence ») du chapitre 125. Il y aurait en fait d'un côté la pesée du cœur et, de l'autre, la comparution dans la salle des Deux Maât pour laquelle on recourt au chapitre 125 ; il s'agirait de deux formes de jugement : « chacun paraît avoir été imaginé par deux “écoles” différentes » (Yoyotte, 1961).
Au préalable, le défunt s'adresse à son propre cœur (chapitre 30B) :
« Ô mon cœur de ma mère, mon cœur de mes différents âges,
Ne témoigne pas contre moi,
Ne prends pas parti contre moi,
Ne fais pas pencher contre moi la balance devant le peseur,
Puisque tu es ma force qui est dans mon corps,
Le modeleur qui a donné vie à mes membres,
Alors, tu atteindras le bon destin qui m'est promis.
Ne me calomnie pas auprès de l'assemblée qui fait comparaître les hommes,
Et cela se passera bien pour nous,
Cela se passera bien pour nos juges
Et celui qui tranche sera heureux.
Ne dis pas de mensonge contre moi,
La décision dépend de toi »
(trad. d'après J.-L. de Cenival, 1992).
Cette prière, qui peut être gravée sur un grand scarabée en forme de cœur posé sur la poitrine de la momie, est souvent analysée comme une tricherie vis-à-vis des juges divins. Cependant, il faut sans doute faire intervenir ici la notion de destin, très présente dans la littérature dite sapientiale. Les Enseignements insistent sur l'adaptation nécessaire et volontaire aux règles sociales, bien que le temps de vie et le caractère de chaque personne soient fixés à l'avance. La présence des briques d'accouchement à tête humaine (celles-ci ont la forme du socle de Maât à la fig. 80, de chaque côté du babouin Thot, au-dessus de la balance), dans certaines scènes de pesée du cœur, évoque le « destin soumis à la volonté divine », shaï en égyptien (Quaegebeur, 1975), part de la personnalité sur laquelle l'individu a peu de prise et dont il ne peut être rendu responsable.
Dans l'adresse à son cœur du chapitre 30B, le défunt semble se prémunir contre des pulsions mauvaises qu'il aurait oubliées ou même ignorées, étant encore dans le sein de sa mère. Ainsi rassuré sur la fidélité de son propre cœur après l'avoir stimulé, il va assister à la pesée de celui-ci, placé sur un des plateaux de la balance ; sur l'autre plateau est posée la maât, le référent idéal, figurée sous la forme d'une statuette de la déesse ou plus simplement d'une plume d'autruche, son symbole.
Le relief que nous avons retenu en guise d'illustration (fig. 80) n'est autre que la reproduction en grandes dimensions, sur un des murs du temple de Deir el-Médîna, d'une des plus célèbres vignettes du Livre des Morts. Encadré par les Deux Maât, le défunt tient lui-même dans la main gauche une plume symbolisant la maât dont il revendique le respect au cours de sa vie. De la main droite, il salue ses juges qui sont répartis en deux groupes : à droite, Osiris assis sur son trône, muni des insignes de la royauté, et, en haut, deux rangées d'« assesseurs » (quarante-deux au total) devant lesquelles le défunt, prosterné, présente des offrandes. Les autres acteurs principaux sont : un monstre qui dévorera le cœur du mort s'il est condamné (cette bête hybride effrayante est la représentation de l'inconscient du défunt selon M. Gabolde{194}), le dieu Thot à tête d'ibis inscrivant sur sa palette de scribe le bilan des actes positifs et négatifs de l'individu jugé ainsi que le verdict, et, de part et d'autre du fléau de la balance, Horus qui ajuste le peson sous le contrôle de Thot-Babouin et Anubis l'embaumeur, garant de l'intégrité corporelle du défunt, qui veille à l'équilibre des deux plateaux de la balance.
C'est à ce moment que l'aspirant à l'éternité va prononcer les deux « confessions négatives ». Il s'adresse d'abord à chacun des quarante-deux dieux ou génies venus incarner la répression pour une faute donnée : « Ô celui qui marche à grandes enjambées, originaire d'Héliopolis (i. e. Rê), je n'ai pas commis l'isfet... ô l'avaleur des ombres sorti des cavernes, je n'ai pas assassiné..., ô le mangeur de sang sorti de l'abattoir, je n'ai pas abattu de bétail consacré..., ô l'encorné sorti de Saïs, je n'ai pas parlé de manière inconsidérée..., etc. » (trad. d'après Barguet, de Cenival). Puis il énonce devant Osiris, Seigneur des Deux Maât, la série d'absences de fautes dont j'ai résumé le contenu plus haut et dont je donne ici le texte in extenso :
« Je n'ai pas fait l'isfet contre les hommes.
Je n'ai pas maltraité les gens.
Je n'ai pas commis de faute dans la Place de Maât (la nécropole).
Je n'ai pas connu ce qui ne doit pas l'être.
Je n'ai pas fait de mal.
Je n'ai pas détourné le travail d'autrui à mon profit personnel{195}.
Je n'ai pas blasphémé dieu.
Je n'ai pas appauvri le pauvre.
Je n'ai pas accompli ce qui est l'abomination des dieux.
Je n'ai pas desservi un serviteur auprès de son maître.
Je n'ai pas causé de douleur.
Je n'ai pas affamé.
Je n'ai pas fait pleurer.
Je n'ai pas tué.
Je n'ai pas ordonné de tuer.
Je n'ai fait de peine à personne.
Je n'ai pas amoindri les offrandes alimentaires dans les temples.
Je n'ai pas souillé le pain des dieux.
Je n'ai pas volé les galettes des bienheureux.
Je n'ai pas été pédéraste.
Je n'ai pas forniqué dans les lieux saints du dieu de ma ville.
Je n'ai pas retranché au boisseau.
Je n'ai pas diminué l'aroure.
Je n'ai pas fraudé sur (la surface) des terres cultivées.
Je n'ai pas ajouté au poids de la balance.
Je n'ai pas faussé le peson de la balance.
Je n'ai pas retiré le lait de la bouche des petits enfants.
Je n'ai pas privé le petit bétail de ses pâturages.
Je n'ai pas piégé d'oiseaux des roselières des dieux.
Je n'ai pas pêché de poissons de leurs étangs.
Je n'ai pas retenu l'eau au moment de l'inondation.
Je n'ai pas établi de digue sur l'eau courante.
Je n'ai pas éteint un feu dans son ardeur.
Je n'ai pas omis les jours à offrandes de viandes.
Je n'ai pas détourné le bétail du repas divin.
Je ne me suis pas opposé à un dieu dans ses sorties en procession.
Je suis pur, pur, pur, pur ! [...] Il ne m'arrivera rien de mal en ce pays, dans cette salle des Deux Maât, car je connais les noms des dieux qui s'y trouvent »
(Livre des Morts, chap. 125, d'après Barguet, 1967, et Faulkner, 1985).
Cette liste est d'un intérêt capital en ce qu'elle constitue le « code » inversé des préceptes juridiques et moraux qui s'imposent à tout Egyptien. Elle agit en outre comme un procédé de purification à caractère plus ou moins magique émanant de la volonté propre de l'individu, ce qui témoigne une fois de plus des qualités pragmatiques des anciens Egyptiens. En niant avoir accompli des actes répréhensibles ou proféré de mauvaises paroles, le défunt se place aux antipodes du pénitent chrétien qui, dans sa confession, avoue ses péchés pour être pardonné. Non seulement l'Egyptien déclare son innocence sans aucune restriction mais, par la puissance convaincante de son verbe, il « se sépare de ses fautes », selon les termes mêmes de l'intitulé du chapitre 125 ; en conséquence, il pourra voir le visage de tous les dieux, entrer dans la Compagnie divine présidée par Osiris, et prendre part aux offrandes consacrées. Une fois acquitté, le défunt, nouvel Osiris dont la cause a été reconnue juste (il est désormais maâ khérou, littéralement « juste de voix », c'est-à-dire triomphant, justifié), demande aux quatre babouins de Rê d'écarter tout mal qu'on pourrait lui faire, de le laisser circuler librement et participer aux repas funéraires.
Revenons à la fig. 80 et aux détails qui différencient les deux Maât. L'une protège et soutient le défunt, la main droite tendue vers lui et la gauche se posant sur son épaule (notons que Maât, qu'elle soit seule pour accompagner le mort dans la salle du jugement ou dédoublée, selon les versions, adopte toujours une gestuelle favorable au défunt). L'autre Maât, plus hiératique, s'appuie de la main droite sur le sceptre-ouadj, symbole de régénérescence et de renouveau, tandis qu'elle tient dans sa main gauche la croix ansée, c'est-à-dire le signe de vie, ânkh.
Nous avons devant nous une explication iconographique particulièrement pertinente de la conception duelle de la maât. Derrière l'individu jugé, une des deux Maât incarne la justice particulière, terrestre, individuelle, témoin des actes du défunt, de ses capacités de partage, d'assistance et d'écoute au cours de sa vie. L'autre Maât, devant lui, le fait entrer dans la salle du tribunal et lui indique la voie vers le trône d'Osiris, le juge suprême ; elle figure la justice générale, céleste, universelle.
Un papyrus, lui aussi d'époque ptolémaïque, conservé au British Museum (Cleopatra's Egypt, 1988, pl. XXXIII), montre, dans sa vignette de la pesée du cœur et du jugement, une scène très semblable. Les « Deux Maât » sont dans la même posture, de part et d'autre du défunt, l'une, derrière lui, le protégeant de ses deux mains, et l'autre, en face de lui, l'accueillant appuyée sur le sceptre-ouadj et tenant la croix ansée-ânkh, pour lui montrer le chemin du jugement, lui expliquer en somme le déroulement du procès devant Osiris, tandis qu'une rangée de trente-six « assesseurs » devant lesquels se prosterne le défunt, surmonte la scène. Même s'il s'agit là de témoignages tardifs (iiie-iie s. av. J.-C.) peut-être plus élaborés que dans les Livres des Morts du Nouvel Empire, on note déjà dans ces derniers, dès le milieu du IIe millénaire, des détails tendant incontestablement à individualiser chacune des Deux Maât et dont voici quelques exemples : l'une porte une robe ou une plume blanche et l'autre, une robe ou une plume noire, ou de couleurs différentes ; une seule Maât peut être coiffée de deux plumes, l'une blanche et l'autre noire ou de couleurs différentes (une seule justice sous deux aspects, général et particulier).
Une scène de « pesée du cœur » spécialement importante (vers 1450 av. J.-C.) (fig. 81) montre en effet, d'une manière très explicite, une conception extrêmement raffinée de la dualité de la maât dans l'unité d'une figure divine plus vaste. Les légendes désignant les deux Maât identiques sont différentes car elles évoquent le rôle de chacune d'elles : la Maât universelle dont le nom est déterminé par l'abstrait et le pluriel de généralité, et la Maât particulière dont le nom possède la désinence du duel (maâty), autrement dit le dédoublement, la déclinaison de l'universel en individuel, (qui peut être interprété aussi comme un nisbé exprimant le lien à Maât, la conformité personnelle à la maât). L'origine divine des Deux Maât qui les englobe toutes deux est illustrée par l'image et la légende du dieu Thot-Babouin, l'inventeur du droit et le parangon du juge, muni d'un couteau qui explicite son épithète de « oudjâ maât » : « Celui qui tranche/qui sépare la maât (la justice) <de l'isfet (l'iniquité)> ». Cette scène qui remonte au milieu du XVe s. av. J.-C. est capitale. Elle démontre clairement que, dès cette époque, les anciens Egyptiens avaient une pleine conscience de la dualité de la maât, en ses deux formes, la justice générale ou universelle et la justice particulière ou individuelle, incluses dans une notion plus vaste de justice globale dont Thot, le juge divin et l'inspirateur du roi, est le possesseur ainsi que le signifie son épithète courante de neb maât, « Seigneur/maître de Maât »{196}.
Fig. 81 : Scène de pesée du cœur. Papyrus de Néféroubénef. De gauche à droite : Maât personnelle, particulière ; Maât universelle, générale ; Thot, le Grand Juge divin.
Les deux formes de la Justice, universelle et individuelle, ont donc sans aucun doute été discernées par les anciens Egyptiens et en quelque sorte enveloppées dans une explication cosmologique et mythologique qui seule a été retenue jusqu'à présent par les auteurs : une des deux Maât représenterait l'œil droit, et l'autre, l'œil gauche de Rê (voir plus haut l'hymne au Créateur dans le rituel divin journalier), autrement dit le soleil et la lune, les deux luminaires éclairant le monde, représentant aussi l'aspect diurne et l'aspect nocturne de l'action souveraine du dieu soleil (Yoyotte, 1961). Les systèmes « à tiroirs » étant caractéristiques de la pensée égyptienne, cette dernière interprétation n'exclut en rien notre explication, au contraire elle la renforce.
Si le pouvoir judiciaire appartient au plus haut degré au pharaon, juge suprême en tant que fils de Rê et rejeton de Thot, le vizir, son substitut, est la copie de Thot sur terre en ce sens qu'il distribue la justice comme un « Seigneur de Maât » temporel. Réciproquement, les divinités liées à la royauté (particulièrement Amon, Thot, mais également Khonsou, le dieu thébain de la justice doté aussi d'attributions oraculaires) reçoivent parfois directement les plaintes des justiciables qui s'adressent à elles comme au « vizir du pauvre ».
Quelques règles fondamentales gouvernent le fonctionnement de la justice dans l'Egypte pharaonique. Je les développerai plus spécialement dans le deuxième volume du présent ouvrage ; en voici l'essentiel, en rapport avec la conception duelle de la maât.
Le respect de la maât impose à chacun d'agir d'une manière juste et, s'il est investi d'une responsabilité dans la pyramide sociale, de prononcer une sentence conforme à la maât, c'est-à-dire selon l'équité. L'organisation juridictionnelle obéit au principe hiérarchique, chaque détenteur de l'autorité exerçant à son niveau le pouvoir de définir les droits de ses administrés et de départager les prétentions respectives. Cela explique qu'il n'existe pas, en Egypte pharaonique, de corps de juges professionnels, la fonction de juger étant le corollaire d'une charge administrative, qu'elle soit laïque ou sacerdotale, même si certains dignitaires eurent à cœur d'insister, dans l'énumération de leurs titres, sur ceux qui connotaient des activités judiciaires (Philip-Stéphan, 2008).
A Deir el-Médîna, le village des constructeurs de tombes de la Vallée des rois qui nous a légué une documentation abondante, le conseil local (qènbet), formé par les responsables de la communauté, était habilité à gérer les conflits qui surgissaient entre les artisans, leurs familles, leurs dépendants et les autorités, mais également à dresser des actes juridiques privés et à enregistrer tous les mouvements de la vie publique et économique. Cependant, il n'était pas nécessaire de réunir le conseil tout entier pour statuer sur certains cas litigieux. L'un des chefs d'équipe, assisté d'un scribe, pouvait prendre les mesures nécessaires à la résolution d'un conflit latent, comme l'atteste l'Ostracon Berlin 10.655. Ce document enregistre la plainte d'un ouvrier contre un porteur d'eau à propos d'un achat impayé ou d'un emprunt non remboursé. La réclamation est adressée au chef d'équipe qui, secondé par un scribe, fait prononcer un triple serment au débiteur récalcitrant après lui avoir fixé, pour le paiement ou le remboursement de la somme due (20 dében de cuivre, unités de 91 grammes : voir t. 2, chap. 2), un délai au terme duquel lui serait infligée, en cas de défaillance, une double peine consistant en une sanction pécuniaire, la stipulatio duplae, et un châtiment corporel de cent coups de bâton.
L'organisation juridictionnelle répond aussi aux besoins de la territorialité. Chaque circonscription locale, qu'il s'agisse du village, du district ou de la province, était dotée d'un conseil administratif et judiciaire (nommé djadjat ou qènbet selon les époques) dont les attributions étaient consultatives et également décisionnaires dans certains cas, sous l'autorité du chef de village, du directeur de district ou du nomarque. Dans les villes siégeaient de grandes cours aux compétences plus ou moins délimitées, à côté ou autour de la juridiction vizirale dans la capitale.
Au plus haut niveau, c'est-à-dire à la cour du vizir, au tribunal suprême, ou dans les grands temples, une mise en scène soigneuse soulignait le caractère solennel de la justice, rappelé par la présence figurée de Maât : si la justice particulière était rendue sans aucun formalisme à tous les niveaux de l'échelle administrative, la justice générale revêtait des aspects plus spectaculaires car elle émanait des instances supérieures qui représentaient le pouvoir politique et idéologique.
Dès les origines, la justice était associée à la manifestation de la vérité par l'intermédiaire du naturel. Un passage des Textes des Pyramides fait allusion à une tenue vestimentaire archaïque (Guilhou, 2001) héritée probablement des temps néolithiques, portée par le roi qui, après son examen réussi devant le tribunal des dieux, rejoint ses collègues divins pour être juge parmi eux, conservant ainsi éternellement son pouvoir judiciaire :
« L'étoffe de lin est sur ses reins,
L'écharpe de Pépy est sur lui
Et son mantelet de plante-chénep.
Pépy descendra avec le soleil
Dans cette grande barque qui lui appartient,
(Car) c'est en elle qu'il doit souquer vers l'horizon,
Pour y rendre le jugement des dieux.
Horus souquera avec lui vers l'horizon,
Car Pépy est l'un d'entre eux » (Pyr. 682, § 2044-2046, trad. N. Guilhou).
Environ un millénaire plus tard, le texte des Instructions au vizir dont une version est inscrite sur une paroi de la tombe de Rekhmirê (18e dynastie) décrit le protocole qui entoure l'audience : le vizir est assis dans sa grande salle sur une chaise d'apparat à haut dossier, le dos et les pieds calés par des coussins de cuir, une natte posée sur le sol, une autre au-dessus du dais sous lequel il se tient, son sceptre de commandement placé près de lui ainsi que quarante baguettes de cuir, insignes de son pouvoir coercitif ; il porte lui aussi sur les épaules le vêtement fait de perles tubulaires découpées dans les tiges évidées de la plante-chénep, sorte de roseau. La tradition, rapportée jusque dans des chroniques russes des xve-xvie siècles, fait état d'un manteau cérémoniel de couronnement, « fait de sureau », hérité par les princes de Novgorod du pharaon Sésostris succédant lui-même à une lignée biblique fondée par Mizraim, et suivi au bout de maintes générations par Alexandre le Grand, puis César. La sacralisation du vêtement végétal porté en Egypte par le juge au plus haut degré (le roi et le vizir, son substitut) manifeste volontairement le lien que la justice établit d'une manière immémoriale entre naturel et surnaturel ; quant aux coussins de cuir, ils évoquent, comme les peaux de bovinés recouvrant le trône de Toutânkhamon, un aspect de Maât à travers la prospérité de l'Egypte (Nibbi, dans : Menu (éd.), 2004). Dans la tombe de Rekhmirê, sur les colonnettes du kiosque qui abrite le vizir assis pour l'audience, figure le double sceau du roi « aimé de Maât » surmontant le nom et le titre du vizir. C'est affirmer sans ambiguïté que le vizir rend la justice au nom du pharaon, garant de la maât.
D'autres lieux solennels sublimaient la distribution de la justice : il s'agit des propylées des temples dont les portes – montants et linteaux – étaient décorées de scènes d'offrande de Maât par le roi à la (aux) divinité(s) du lieu.
Fig. 82. Scène de présentation de Maât à la triade Montou-Rê, Raÿt-Taouy et Horibrê par Ptolémée III Evergète et son épouse Bérénice, sur le linteau sud extérieur, partie droite, de la porte d'Amon-Rê- Montou à Karnak-nord, près du temple de Maât de la 18e dynastie.
Dès les temps les plus reculés, la justice était rendue au portail des édifices publics ou religieux. Cela ressort des titres taÿty sab que porte le grand juge qui est souvent (mais pas seulement) le vizir. Taÿty, littéralement : « Celui du rideau » est écrit à l'aide d'un hiéroglyphe représentant une porte monumentale surmontée par une rangée de cobras prophylactiques. Sab est « le chacal », animal des lisières entre terre et désert ; c'est en effet à la frange d'un lieu sacré (le temple) ou protégé (le palais), là où se situe la frontière entre ce qui est pur, ce qui est juste, et ce qui l'est moins, que se trouve en toute logique la place du juge, pour séparer le vrai du faux, le juste de l'injuste. Ainsi, la porte et les abords des temples et des édifices publics sont-ils des lieux privilégiés pour rendre la justice : le dromos (khéfet her), le parvis, l'avant-cour (ouba), la porte (ra, également l'endroit où l'on prêtait serment dans les temples) et surtout le portail du jugement/de la distribution de la justice (oudjâ ryt, rout di maât). La pratique est attestée tout au long de l'histoire pharaonique par des exemples clairsemés et allusifs. C'est surtout à partir de l'époque ramesside, au troisième stade de l'évolution idéologique que j'ai mise en évidence et dans son prolongement plus lointain, la période lagide, que les portes monumentales des temples ont servi à rendre la justice. « C'est le lieu, nous dit une inscription du temple d'Edfou, où se tiennent les possédants et les démunis pour implorer la vie du Seigneur de la vie, l'endroit où l'on entend les plaintes de tous les plaignants, afin de distinguer la justice (maât) de l'iniquité (isfet) (ou : le vrai du faux), c'est la grande place où l'on protège les faibles pour les sauver des puissants » (Quaegebeur, 1993). A Esna, à Dendara, l'on peut lire de semblables indications. A Thèbes, les portes d'époque ptolémaïque des temples de Karnak sont gravées de scènes accompagnées de légendes qui ne laissent aucun doute au sujet de leur fonction judiciaire et de l'existence des procès qui s'y déroulaient. Sur le linteau de la porte d'Evergète (Ptolémée III), au propylône du temple de Khonsou, figurent quatre représentations de l'offrande de Maât, deux à l'intérieur et deux à l'extérieur, exprimant un parfait parallélisme entre les fonctions de Khonsou, le dieu-juge, et celles de Ptolémée III, le roi-juge. Sur un des jambages, un tableau expose même la représentation des instruments de torture utilisés pour extirper des aveux lors des procès consécutifs à de graves affaires d'Etat (infra, et B. Menu, 2004). Le propylône d'Amon-Rê-Montou à Karnak-nord, daté du même règne (Aufrère, 2000), est décoré lui aussi de scènes de présentation de Maât par le roi aux divinités. A l'extérieur du propylône, le linteau nord est divisé en quatre tableaux : aux extrémités, deux scènes d'offrande des bols-nou contenant le vin et, au centre, deux scènes d'offrande de Maât – celle-là étant considérée comme substitutive de celle-ci (Teeter, 1997) – respectivement à Montou-Rê accompagné de sa parèdre Raÿt-Taouy, puis à Amon-Rê et Mout qui chacun retournent au roi la maât sous divers aspects comme la protection, la stabilité, l'apaisement, la satiété. Le linteau sud est partagé en deux tableaux plus développés comportant chacun sept personnages (fig. 82) : Ptolémée III et son épouse Bérénice II sont suivis de Maât et d'une incarnation féminine de Thèbes (coiffée d'emblèmes différents désignant Thèbes-Victorieuse et Thèbes-la-Ville) ; le roi offre Maât, respectivement à la triade Montou-Rê, Raÿt-Taouy, Horparê (à droite) et à la triade Montou-Rê, Raÿt-Taouy, Horibrê (à gauche). Tandis que le dieu-enfant de chaque triade inscrit les annales du règne, les dieux principaux accordent au roi un bienfait capital ou lui restituent la maât sous différentes formes : Maât assure le roi de sa proche présence, elle pare sa gorge (voir infra), tandis que Raÿt-Taouy lui donne Maât comme uraeus à son front. Le propylône d'Amon-Rê-Montou, situé à l'opposé de celui de Khonsou (la « porte d'Evergète ») n'a peut-être pas exactement la même fonction comme tribunal. Au revers du temple de « Maât fille de Rê, (celle) qui est unie à Amon », il fait la part belle aux développements théologico-royaux d'une théorie de la maât universelle, ponctuée par les deux linteaux qui proposent, en deux temps, selon S. Aufrère, une brillante synthèse de la savante composition théologique développée dans la succession de tous les tableaux qui couvrent le propylône de bas en haut, au nord comme au sud. Au montant ouest de la façade nord, c'est-à-dire à l'extérieur, les épithètes de Khonsou laissent penser que le dieu servait bien de modèle à des juges terrestres : « Que demeure Khonsou qui tranche en matière de justice, qui dénombre les tributs, qui prononce la justice, étant juge taÿty sab, qui ne perçoit pas d'“épices” au service de sa majesté, l'avisé qui rend un verdict, qui repousse l'arrogance, qui formule une réponse à chacun » (trad. d'après S. Aufrère). En revanche, hormis son épithète « Qui orne la poitrine de Thot » (l'insigne idéal du juge idéal, infra), Maât ne possède aucun titre judiciaire, ce qui est conforme à son essence : référence, elle ne peut prendre parti.
Si, à partir de l'époque ramesside, il ne fait aucun doute que le clergé eut un rôle grandissant dans la fonction judiciaire, celle-ci était remplie aussi au plus haut niveau par des fonctionnaires investis par l'autorité royale de charges juridictionnelles.
D'après Diodore de Sicile (I, LXXV, 3), les villes d'Héliopolis, de Memphis et de Thèbes envoyaient chacune dix juges pour constituer le tribunal le plus élevé, celui des Trente, ou Mâbaÿt. Notons que les villes citées sont les trois grands centres théologiques traditionnels des dieux Rê, Ptah, Amon, au sujet desquels un hymne ramesside proclame : « Trois sont tous les dieux, Amon, Rê, Ptah qui n'ont pas de semblable. Son nom est caché en tant qu'Amon, il est Rê par le visage, son corps c'est Ptah. Leurs villes, dans le pays, sont établies pour l'éternité ; Thèbes, Héliopolis, Memphis, sont destinées à la pérennité. Lorsqu'un message est envoyé du ciel on l'entend à Héliopolis, on le répète à Memphis pour le dieu-au-beau-visage (Ptah) ; on l'enregistre dans les écritures de Thot (i. e. les hiéroglyphes), cela étant de leur compétence » (trad. Barucq et Daumas, 1980). On ne peut mieux relier la justice terrestre à ses racines célestes, Maât étant, on le sait, la « fille de Rê, (celle) qui est unie à Amon » et Ptah portant, parmi ses épithètes, celle de neb Maât, « Seigneur de Maât » tandis que Maât fille de Rê est souvent dite aussi « aimée de Ptah ».
Diodore poursuit :
« Une fois réunis, les trente juges choisissaient l'un d'entre eux, le meilleur, et le nommaient président du tribunal, et la ville à laquelle il appartenait envoyait un autre juge pour le remplacer. Des appointements nécessaires à leur entretien leur étaient versés par le roi, suffisants pour vivre pour les juges et bien plus élevés pour le président. Ce dernier portait suspendue à son cou par une chaîne d'or une petite figure faite de pierres précieuses qu'ils appelaient la Vérité (maât). L'audition des parties commençait lorsque le président arborait l'image de la Vérité <le Gnomon de l'Idiologue confirme, dans son alinéa 81, que seul le président du tribunal était autorisé à porter le pendentif de Maât>. Après que les deux parties eussent à deux reprises présenté aux juges leurs requêtes écrites, les Trente devaient exprimer leur sentiment en comité secret et le président apposer l'image de la Vérité sur l'une ou l'autre des thèses en présence » (Diodore, I, LXXV, 4 - 7, Bertrac et Vernière, 1993).
L'archéologie nous a transmis des figurines de Maât destinées à être portées en pendentif, dont un très joli exemplaire en lapis-lazuli, conservé au Musée du Caire (fig. 83), qui possède près de la coiffure en or de la déesse (uraeus et plume d'autruche) un petit anneau de suspension, en or également. La pratique est encore attestée par les statues de dignitaires qui exerçaient la fonction de juge et qui se faisaient représenter arborant la figurine de Maât suspendue à une chaîne sur la poitrine. Dans les textes ptolémaïques, en particulier au propylône de Montou-Rê et au temple de Deir el-Médîna, Maât est « attachée au cou » ou « orne la poitrine » de Thot.
Fig. 83 : à gauche, statue de Psammétique II (26e dynastie) dans ses fonctions judiciaires ; à droite, pendentif de Maât, Musée du Caire.
L'insigne de Maât fut adopté sous le règne de Psammétique Ier, concurremment à celui de la déesse Bat, très ancienne divinité représentée sous forme de tête de vache à figure humaine rappelant celle qui, répétée quatre fois, se trouve en haut de la palette de Nârmer. Cette innovation correspond à une étape importante de l'évolution juridique marquée par une plus grande conceptualisation du droit (« Seconde réforme saïte » : Menu, 1998, 2004). Selon Diodore, la procédure se déroulait par écrit, à la Basse Epoque tout au moins, car les Egyptiens se méfiaient, nous dit l'auteur grec, du talent oratoire des avocats et de leur pouvoir de détourner par ce moyen la manifestation de la vérité{197}.
Les sommes théologiques de l'époque ptolémaïque nous confirment que Maât est « le bijou suspendu au cou du dignitaire-sab », autrement dit le juge. Les prêtres d'Horus d'Edfou portaient eux aussi l'insigne de Maât attaché en pendentif sur la poitrine tandis qu'ils transportaient la statue du dieu en haut de l'escalier ; sans doute étaient-ils des prêtres-juges, rendant à l'occasion la justice à la porte du temple.
Personnel civil ou sacerdotal, le plus souvent dignitaires exerçant à la fois des prêtrises et des fonctions laïques, les juges et leurs assistants semblent s'être multipliés au cours de l'évolution juridictionnelle de l'Egypte ancienne.
La maât particulière et la maât générale se côtoient, se répondent, se complètent dans un agencement et une distribution subtils entre la sphère idéologique et le domaine concret des tribunaux. D'un côté, la solennité de toutes les ressources de la théologie et de la propagande royale, de l'autre, laïcité et pragmatisme, telle peut être suggérée l'importance du fossé qui sépare les deux manifestations extrêmes de la maât.
En écho au paragraphe précédent qui développait l'aspect théâtral de la maât dans son rôle universel, je me contenterai de décrire brièvement{198} la procédure devant les tribunaux de la vie courante ainsi que cette sorte de soupape de sécurité que constituait, à l'intérieur même de la procédure ordinaire, le recours à un procédé extraordinaire, l'oracle.
Quelle que soit l'époque considérée, le procès est ouvert ou bien par la réclamation ou la plainte du demandeur, ou bien par l'action de l'autorité publique. La procédure est tantôt accusatoire, tantôt inquisitoire, selon les circonstances et selon la gravité des faits. Des éléments de procédure accusatoire et de procédure inquisitoire peuvent coexister dans le même procès. Les femmes ont la capacité d'ester et de tester en justice. Aucun formalisme juridique n'apparaît à la lecture des documents. Le vocabulaire, lui, est technique. Sémy désigne la plainte, la réclamation devant le tribunal, et séper, l'action en justice.
La plainte peut être présentée oralement par le demandeur devant les magistrats lors de l'audience, c'est le cas le plus simple et le plus fréquent ; le plaignant peut aussi leur soumettre préalablement ses prétentions par écrit. Il existe une autre possibilité particulièrement attestée à Deir el-Médina : la réclamation est déposée par écrit devant la statue du roi Amenhotep Ier divinisé, le patron de la communauté, qui joue le rôle d'intercesseur entre le demandeur et le tribunal. L'affaire peut aussi être jugée directement par la statue d'Amenhotep Ier, entourée par les personnages qui constituent normalement le tribunal (la qènbet). Ce recours est utilisé pour faire émerger la vérité sans froisser certaines susceptibilités, par exemple si la personne visée est la fille du chef de village ! C'est le cas souvent cité de l'Ostracon Gardiner 4 : ce que tout le monde savait sans oser accuser l'auteur du délit (la jeune fille avait volé des vêtements), le dieu Amenhotep va le « révéler » en hochant la tête à plusieurs reprises sur un nom (celui du chef de village, le père), lors de l'appel de tous les habitants de la localité. Personne n'est dupe dans cette comédie où chacun connaît son rôle. Ce type de procédure ressemble fort à un subterfuge institutionnalisé dans le but de préserver le tissu social, dans un milieu où chacun est au courant des faits et gestes de son voisin. Le terme « oracle » prête juridiquement à confusion : le dieu n'est pas libre de dire n'importe quoi, on lui demande de statuer en fonction d'éléments précis qu'on lui fournit ; « ordalie » conviendrait mieux, du fait qu'un jugement divin est sollicité, mais il manque l'épreuve physique traditionnellement imposée aux plaideurs. Cependant, c'est bien le mot « oracle » qui est utilisé dans les textes : biat qui, au sens propre, est la météorite, autrement dit ce qui tombe du ciel. J.-M. Kruchten a révisé en ce sens un passage des Devoirs du vizir, dans la section traitant des litiges qui pourraient s'élever à propos de la délimitation des champs. Tout ce qui touche à l'exploitation agricole des terres étant de la compétence du vizir, les plaintes seront canalisées vers lui. Le roi s'adresse ainsi au vizir, concernant les contestations à propos des champs : « Pour ce qui est de tout oracle et de tout ce qui s'ensuit, n'y vois rien (de valable) ! C'est seulement par écrit, sans permettre qu'il porte plainte (directement et oralement) au juge que l'on traite(ra) tout plaignant. (Car), ce n'est qu'après avoir rédigé (un memorandum) que tout plaignant au Seigneur (i. e. le vizir) peut lui faire rapport » (trad. Kruchten, 1993). Nous retrouvons là les trois manières d'introduire une action : s'adresser à l'oracle, déposer préalablement une plainte écrite devant le tribunal, se présenter directement à l'audience des juges. En l'occurrence, le vizir fait office de juge et la réclamation en matière agricole doit obligatoirement lui être soumise par écrit. Dès que l'on touche à l'essentiel (les contestations terriennes ou les grandes affaires d'Etat) c'est la machine judiciaire royale qui s'ébranle, avec la compétence des substituts du pharaon : le vizir, son délégué institutionnel, ou des magistrats désignés par le roi ; seul l'écrit peut être utilisé au cours d'une procédure portant sur la délimitation des champs.
L'instruction d'une affaire est effectuée soigneusement. Les magistrats réunissent les indices et les preuves des faits allégués, privilégiant les témoignages et la production d'actes authentiques, au besoin ils ordonnent enquêtes et perquisitions. Le serment solennel peut être déféré à l'une ou à l'autre partie en cas de doute au cours ou à l'issue du travail d'instruction, mais, en principe, il n'est pas décisoire et la sanction du parjure relève uniquement de la sphère des croyances. L'aveu lui-même n'est pas une preuve absolue ; le procès des vols dans les temples et les tombes de la région thébaine, à la fin de l'époque ramesside, montre un cas de rétractation, l'aveu ayant été délivré par crainte. On ne recourt pas habituellement à la torture judiciaire pour obtenir l'aveu : les tourments sont utilisés d'une manière tout à fait exceptionnelle dans les affaires très graves afin de lever les ultimes doutes des juges (Menu, 2004).
La sentence est prononcée lorsque les faits sont établis et que les juges ont forgé leur intime conviction. Les magistrats jugent selon l'équité ; d'une manière générale, ce n'est pas une règle de droit qui est invoquée lors du règlement d'un conflit mais la mise en évidence, grâce au travail d'investigation des juges, d'une situation de fait qui sera considérée comme conforme ou non à l'ordre en vigueur, manifestation de la maât. Dans le dispositif du jugement, les juges vont confirmer l'une des prétentions, rejeter l'autre, s'il y a lieu prononcer une peine, et, dans les cas graves, renvoyer l'affaire devant une juridiction supérieure. La partie qui a gagné le procès est dite maâty, et celle qui l'a perdu, âdja. Ces termes techniques n'ont aucune connotation morale. Maâty signifie « conforme à la maât » et â-dja, « dans la mauvaise voie », « en opposition », et non « coupable » (Parant, 1976).
Le juge, c'est « celui qui écoute » (sédjémy), « celui qui tranche » (oupy), « celui qui sépare (oudjâ) maât d'isfet ». La fonction judiciaire, nous l'avons vu, est caractérisée dans les autobiographies des juges par les actions djed maât, « dire le droit », ir maât, « faire le droit », et aussi « séparer deux plaideurs à leur satisfaction », ce qui suppose, dans l'examen de délits d'ordre économique ou de disputes successorales, par exemple, la conduite par le juge d'un travail de négociation (Eyre, dans Menu, 2004) afin d'obtenir un partage équitable des biens. Nous arrivons ainsi, à travers la description de la procédure, à la définition même de la justice particulière.
Nous pouvons affirmer à l'issue de ce chapitre que la notion de maât comporte la double conception d'un ordre universel source de prospérité, maintenu par l'accomplissement des rites dont le roi est investi, et d'un ordre humain, condition de l'harmonie sociale, dont chacun est responsable et dont le roi est le garant au plus haut niveau. Ces principes gouvernent au sommet les mécanismes de l'économie.
La justice cosmique est la source du droit naturel qui inspire une justice individuelle apaisant les conflits et restituant son dû à chacun. Maât incarne à la fois la justice générale, universelle, et la justice particulière, individuelle. Nous sommes aux antipodes d'une conception « compacte » de la maât.
L'hypothèse selon laquelle Aristote (précepteur d'Alexandre le Grand qui fut un grand admirateur de la civilisation pharaonique) reçut probablement, par l'intermédiaire des philosophes grecs qui le précédèrent{199}, l'héritage de la pensée politique et sacerdotale de l'Egypte antique dont les temples lagides et la ville d'Alexandrie furent plus tard des conservatoires et des relais, acquiert ainsi un caractère entièrement plausible. Elle nous autorise à faire reculer de deux millénaires la naissance d'un concept universaliste fondé sur un important distinguo et promis, au cours de notre propre histoire, à de nombreux commentaires savants.