Si le Nil a déterminé la configuration géographique de l'Egypte dès les temps les plus reculés, s'il a facilité du fait de sa navigabilité l'instauration du régime politique qui s'y est installé dès le dernier quart de IVe millénaire, il a aussi permis, grâce à la crue annuelle du fleuve débordant largement sur les terres cultivables et les fertilisant, et grâce aux toutes nouvelles technologies issues de la « néolithisation » en matière d'agriculture, des rendements exceptionnels pour l'époque, en même temps qu'un mode particulier d'administration des terres.
L'idéologie s'est emparée de ces facteurs bénéfiques dès les origines (dynastie 0) et particulièrement lors de l'instauration du régime pharaonique centralisé sous le règne de Nârmer. Les trois dogmes que j'ai mis plus haut en évidence (royauté unique, absolue et sacrée ; principe de maât ; immortalité de la personne royale, puis humaine) ont permis le développement de structures juridiques complexes et très souples en matière de détention, de gestion et d'exploitation des terres qui ont favorisé l'essor sur le long terme d'un secteur économique vital et très développé.
La personne royale catalyse les énergies. Le roi est d'abord une fonction qu'il incarne et qu'il habille de tout un apparat symbolique et de rituels appropriés rappelant son origine divine et le plaçant très au-dessus du commun des mortels. Il sera le per-aâ – expression qui a engendré dans notre langue le mot « pharaon » –, littéralement : « la Grande Maison », le Domaine (per) au sens le plus large (aâ) et le plus profond du terme, la « Maison Egypte » pourrions-nous dire avec nos mots d'aujourd'hui, l'espace idéal et bénéfique dans lequel les hommes (rémetj), c'est-à-dire l'humanité égyptienne entière quels que soient le sexe et la race (cf. Tort, 2014) des individus, trouvent leur place et les meilleures conditions leur permettant de s'épanouir dans une vie heureuse, paisible, utile à la communauté.
Non seulement la fonction royale est incarnée par une personnalité d'exception toute-puissante et omnisciente mais elle est soutenue et promue par son entourage, parentèle et clientèle, par une lignée{200}, par un pouvoir influent, provincial{201}, voire ethnique, ou sacerdotal{202} ; le roi sait en outre choisir ses conseillers dont il recueille les avis lorsqu'une décision importante est à prendre.
Le pharaon est le nourricier, la nourriture de son peuple, ainsi que le rappellent à l'envi les textes hymniques, la littérature politique, les inscriptions des monuments, d'une manière générale les textes dits de « propagande royale »{203}. Le roi y est désigné, entre de nombreux qualificatifs de nature eulogique, comme « Celui qui fait croître les végétaux ». Par ses liens étroits avec les dieux, il est le garant de la fertilité et de la fécondité exceptionnelles des Deux-Terres, le pays d'Egypte qui lui a été légué par le dieu créateur Rê, plus tard Amon-Rê dont le roi est le fils, l'héritier, le légataire universel unique désigné par le démiurge au moyen d'un acte juridique écrit et solennel, l'imyt-per{204} lui attribuant l'intégralité du territoire et de ses extensions.
Deux constats émergent d'une longue pratique des textes et d'une étude approfondie ayant pour objet le régime juridique des terres dans l'Egypte pharaonique : le roi est le propriétaire unique de la terre d'Egypte au plus haut niveau ; il exerce son dominium directum au sommet d'une cascade de démembrements de sa propriété éminente en divers degrés et formes de la propriété utile (dominium utile), elle-même fragmentée en nombreux modes de détention, de gestion, d'administration et d'exploitation des terres agricoles dont l'étude nous retiendra longuement car, du bénéfice foncier (beneficium) à l'utilisation précaire d'un lot de terre, nous rencontrerons tous les modèles que le droit grec puis le droit romain nous ont transmis{205}.
Vaste grenier de l'empire romain, l'Egypte fut, dès les origines, dans la suite de la révolution néolithique, un grand pays agricole. Les terres tiennent une place considérable dans l'économie au temps des pharaons car, outre une grande variété de végétaux, de fruits, de légumes, de plantes vivrières ou à fibres textiles (lin, principalement), elles produisent au premier chef et en abondance les céréales – principalement l'orge et le blé amidonnier – qui fournissent, outre la nourriture de base, les salaires et la monnaie servant aux paiements courants et à l'épargne de courte durée.
L'agriculture – ainsi que l'élevage qui induit l'entretien des pâturages – est à coup sûr le secteur économique le plus important de l'Egypte pharaonique{206}, non seulement parce que nourriture, salaires, échanges en sont tributaires mais aussi parce que ses caractères particuliers résultant d'un environnement spécifique lui ont permis d'engendrer des structures administratives originales calquées dans leur schéma pyramidal sur celles de l'administration générale à l'échelle du pays.
Le principe de la propriété étatique des terres – que nécessite et justifie l'idéologie royale et sacrée – supporte le fonctionnement complexe d'une économie essentiellement frumentaire en ce qui concerne les salaires et les échanges, tandis que l'élevage pourvoit aux ressources complémentaires des différentes catégories de fonctionnaires et de travailleurs, sous forme de rations d'entretien, le circuit des offrandes – tant en viandes qu'en produits alimentaires divers – assurant en outre, dans le cadre rituel et funéraire, la diète quotidienne, périodique ou occasionnelle de nombreux bénéficiaires.
Ce principe s'appuie sur une comptabilité ramifiée entre divers bureaux et services regroupés sous la responsabilité des grands directeurs de départements centraux ; des contrôles sourcilleux interviennent à tous les étages de l'exécution du programme économique incluant la production, la consommation, la circulation et les circuits intermédiaires de la richesse alimentaire garantie en quelque sorte par la maîtrise des métaux précieux.
Le régime juridique des terres, reconstitué sur la base d'une analyse des documents administratifs et privés qui nous sont parvenus, nous offre un angle de vue tout à fait pertinent pour aborder la question du rôle et des droits des différents détenteurs, gestionnaires, exploitants et cultivateurs des terres agricoles, dans une perspective diachronique. La documentation dont nous disposons laisse entrevoir la place capitale de la production céréalière mais nous devrons tenir en mémoire que les céréales représentent à la fois la richesse réelle du pays – qui est stockée dans des silos et qui est destinée à circuler à la fois verticalement et horizontalement entre les habitants – et un terme d'échanges, traduit en écritures, qui peut se référer à d'autres productions agricoles comme celles des pâturages, des vergers, des vignobles ou des potagers.
La détention, la gestion et l'exploitation des terres productives constituent à coup sûr non seulement le volet le plus important de l'économie au temps des pharaons mais l'expression précoce d'une réflexion juridique remarquablement avancée.
Des études et techniques récentes ont amélioré notre connaissance du « milieu rural » mais tout le travail de restitution des cadres et des liens juridiques du fonctionnement de l'organisation agricole dans l'Egypte pharaonique – auquel j'ai consacré de très nombreuses années de recherches – demeure largement méconnu d'un public même instruit, d'où l'intérêt d'en développer ici les grandes lignes.
En 1971, j'écrivais : « la propriété éminente des terres appartient au pharaon et, aux époques de crise, aux princes locaux qui, en fait, usurpent{207} momentanément les prérogatives d'autorité de la Couronne ; sous la 18e dynastie, on assiste à un changement profond dû aux guerres de reconquête et d'expansion : la petite propriété privée fait son apparition, pour une période d'assez courte durée car, dès le règne de Séthy Ier (19e dynastie), le territoire d'Egypte se trouve réorganisé sur le plan économique, au profit des temples... ».
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« A côté de ces deux modes principaux de détention des terres <le système bénéficial et celui des tenures>, la petite propriété privée a un champ d'application très peu étendu : elle se limite à la disposition, pour les particuliers, de petits “jardins” et à quelques cas de propriété funéraire » (Menu, 1971 ; 1982).
Ma position est aujourd'hui plus radicale encore : 1) la propriété privée des terres agricoles ne peut être induite des contrats de vente ayant de petits champs pour objet car ces derniers font partie de la catégorie juridique des tenures dont les titulaires disposent seulement de droits dérivés – issus des démembrements de la propriété – qu'ils peuvent céder : ce sont les droits qui sont transférés et non la terre elle-même ; 2) les petits lopins de terre attribués à des cultivateurs en rémunération de leur travail relèvent de l'institution possédante qui emploie ces personnes (exécutants et responsables) ; 3) enfin, si les défunts gratifiés d'un tombeau et de services funéraires sont bien les propriétaires de leur demeure d'éternité, le terrain sur lequel la construction est bâtie ne leur appartient pas plus que n'appartient au propriétaire d'une maison l'assise foncière de celle-ci (Menu, 1997b).
Ces trois points seront repris dans les développements qui suivent, en respectant, du sommet à la base de la pyramide sociale, le schéma économique et juridique de la propriété des terres et de ses démembrements que les grands textes fiscaux du Nouvel Empire et de la Basse Epoque permettent de distinguer.
Notons dès l'abord qu'il n'est pas possible de démêler ou d'identifier des liens juridiques si l'on n'utilise pas le vocabulaire et la grammaire juridiques propres, le langage juridique constituant, ainsi que l'avait souligné Umberto Eco{208}, une « langue exacte », une « langue parfaite ».
Ce tableau que j'ai élaboré sur la base des données fournies par les sources du Nouvel Empire et de la Basse Epoque – notamment les textes majeurs du droit foncier que sont le grand papyrus Harris 1, le papyrus Wilbour, le papyrus Louvre AF 6. 345 complété par les fragments Griffith, le papyrus Reinhardt, entre autres, ainsi que la stèle de l'Apanage, les « stèles de donation », les contrats entre particuliers, etc. – peut néanmoins être retenu, mutatis mutandis, pour les périodes antérieures, chacun des échelons avec ses évolutions propres (pouvant apparaître simultanément ou successivement) étant documenté, d'une manière évolutive et plus parcimonieuse et plus concise mais certaine, pour l'Ancien et le Moyen Empire (voir les développements, infra).
Le présent chapitre est divisé en six paragraphes.
Le premier sera consacré à la « propriété éminente{209} » du roi sur le sol. Dans le second, la « propriété utile » des principaux bénéficiaires de dotations royales en terres agricoles, ainsi que les modes de détention plus précaires exercés par les tenanciers, les emphytéotes, les fermiers, les locataires, etc., feront l'objet d'un survol chronologique qui nous conduira de la dynastie 0 à la 30e dynastie, en intégrant les « périodes intermédiaires » et leur potentiel dans le schéma évolutif général{210}.
Dans les quatre paragraphes subséquents seront étudiés, d'une manière plus circonstanciée, les principaux documents et archives grâce auxquels nous pourrons tenter, pour chaque grande période de l'histoire pharaonique (Ancien Empire, Moyen Empire, Nouvel Empire, Troisième Période intermédiaire et Basse Epoque) une description socio-économique et juridique aussi complète que possible de la répartition du sol cultivable entre les différentes catégories de la population, sous son aspect personnel et sous son aspect réel, en nous plaçant, de haut en bas, à chacun des niveaux superposés de la pyramide sociale.