Sachant que sur les terres agricoles de l'Egypte pharaonique, s'exerçaient, au niveau de la propriété utile, deux modes principaux de détention des vastes ensembles de production par les grands dignitaires des temples (représentants des dieux) ou par les hauts fonctionnaires de l'administration : le bénéfice foncier (beneficium) exploité en faire-valoir indirect suivant un schéma hiérarchique, et la constitution de rente opérée en faveur du bénéficier sur une quote-part des revenus perçus au niveau des titulaires de tenures individuelles, tous deux regroupés sous la férule administrative, économique et fiscale de l'autorité centrale{245}, nous allons tenter d'en tracer à grands traits l'évolution chronologique, de la dynastie 0 à la 30e dynastie.
Ce faisant, nous rencontrerons, au fil du déroulement historique, diverses autres modalités juridiques traduisant des démembrements de la propriété utile ainsi que le lien effectif établi entre le titulaire d'un bénéfice foncier, le gérant, l'exploitant responsable, et le paysan qui cultive la terre : location à long terme conformément à un bail emphytéotique, location de courte durée selon un bail annuel à parts de fruits, fermage, par exemple.
Les temples et leurs représentants (les « serviteurs du dieu » ou « servants divins »), les hauts fonctionnaires du pouvoir central, les dignitaires provinciaux, occupent le rang le plus élevé de la hiérarchie des titulaires de bénéfices fonciers, exerçant la propriété utile.
De la « palette libyenne » aux « stèles de donation », une continuité certaine persiste sur le plan institutionnel et juridique.
Il devient alors possible d'étudier le phénomène en le présentant d'abord selon un plan chronologique linéaire avant de relever et d'approfondir, période par période, les éléments les plus significatifs de la documentation pour les analyser et les commenter.
Parmi les documents de la prédynastie que sont : peignes et manches de couteaux décorés, têtes de massues ou palettes historiées, une place de choix revient à ces dernières. Les « palettes » en greywacke devinrent des documents idéologiques, selon une évolution qui semble s'être ainsi déroulée : de petite taille, leur emploi fut à l'origine purement utilitaire en même temps que rituel ; destinées au broyage des pigments, elles présentaient une cupule en leur milieu ; d'abord de forme géométrique, puis thériomorphes, elles furent ensuite décorées de symboles puis de scènes animales et s'agrandirent au fur et à mesure que les actions décrites (ex. : domestication, chasse) devenaient plus complexes. Ce support fut enfin tout naturellement choisi pour réaliser des objets de grande taille (jusqu'à une soixantaine de centimètres de haut) où étaient enregistrés les éléments et événements constitutifs de la monarchie. La plus célèbre palette illustrée est celle de Nârmer qui encode les principes fondamentaux du régime pharaonique (supra, chap. 1).
Ces petits monuments qui datent du dernier quart du IVe millénaire préfigurent en quelque sorte les bas-reliefs de l'Ancien Empire ; la palette de Nârmer contient les plus anciens intitulés hiéroglyphiques connus, en association avec des personnages mis en scène.
Les « têtes de massues » historiées sont, elles aussi, des objets hypertrophiés. La massue piriforme est l'arme par excellence du pharaon vainqueur se préparant à écraser l'ennemi. Utilisée comme document commémoratif/narratif, mais surtout lié à l'encodage des principes fondamentaux de la monarchie, la tête de massue atteint une hauteur d'environ 20 à 30 centimètres.
Instruments du rite ou de la guerre, palettes et massues connaissent seules (contrairement aux manches de couteaux, peignes et autres objets en ivoire décorés) la dernière étape d'une évolution conduisant vers un système explicatif de la fonction royale ; elles illustrent en effet le double rôle, sacerdotal et guerrier, du pharaon.
Le recto de la palette de Nârmer enregistre très vraisemblablement, parmi d'autres mesures organisatrices, l'acte constituant que représente le premier arpentage, suivi des attributions de terre effectuées, en délégation d'autorité, par le souverain au bénéfice de ses principaux auxiliaires{246}.
Observons plus particulièrement la « palette Libyenne » ou « palette des Villes » ou « palette du Tribut libyen » (chap. 1, fig. 43). Il s'agit de la partie inférieure – conservée au Musée du Caire – d'une palette qui devait avoir à peu près la taille de celle de Nârmer. Sur une face figurent sept signes représentant des « villes » surmontées d'emblèmes munis de houes{247} ; le registre supérieur conserve les traces d'au moins deux personnages debout. Sur l'autre face subsistent trois défilés d'animaux domestiques (taureaux, ânes et béliers), ainsi que des arbres de diverses espèces à la droite desquels on peut lire le hiéroglyphe composé (bâton de jet planté dans une portion de terrain aux bords arrondis) qui se lit Tjéhénou et qui désigne la Libye ou les marches occidentales du Delta ; pour A. Nibbi (1978, 1979), le bâton de jet est fiché dans une île et le signe se réfère aux populations « asiatiques » des régions marécageuses du Delta. Quoi qu'il en soit, il s'agit vraisemblablement d'un territoire où étaient implantées des populations d'origine étrangère qui furent soumises par le(s) premier(s) roi(s) de l'unité territoriale.
La plupart des historiens contemporains comprennent ce document comme un récit de bataille, des entités symboliques représentant le roi « attaquant » les villes situées à l'ouest du Delta ou en Libye. Cette explication a été mise en doute par E. Baumgartel (1966), par A. Nibbi (1978, 1979) et par E. Endesfelder (1994). La question la plus pertinente a été posée par J.-P. Corteggiani : « S'il est évident que les décors des grandes palettes connues ont été inspirés par les événements contemporains, et sont donc souvent les témoignages des luttes armées qui ont agité l'Egypte au moment de son unification, ne serait-il pas aussi logique de voir dans celui de cette “palette libyenne” le souvenir de combats d'un autre ordre : ceux, pacifiques, menés contre la nature pour la mise en valeur des marches libyques du Delta, et la fondation d'établissements urbains dans ces régions qu'il fallait gagner sur les marécages ? » (Corteggiani, 1986, p. 24).
On peut aller beaucoup plus loin si l'on admet que cette palette fait partie d'un « corpus » dont les principaux éléments ont été présentés et identifiés plus haut (chap. 1). En gardant à l'esprit la dialectique der/iny{248} qu'ils évoquent à n'en pas douter, la palette « libyenne » me semble être un des pendants possibles de la palette de Nârmer, opposant aux scènes de victoire et d'organisation que montre cette dernière, des scènes évoquant l'agriculture et l'élevage liés à l'apport de tributs levés dans le cadre des nouvelles fondations royales.
C'est sans doute en effet le roi qui apparaît sous divers symboles, le faucon unique se substituant aux principales entités provinciales royales antérieures – ici le lion, le scorpion, enfin le double faucon évoquant la partition du territoire égyptien entre un royaume du Sud et un royaume du Nord – et qui à chaque fois préside, muni d'une houe comme sur sa tête de massue (chap. 1, fig. 43), à la fondation d'établissements agricoles dotés d'organes administratifs.
Je terminerai cette brève présentation de la « palette libyenne » en suggérant l'assimilation des idéogrammes qu'elle contient au hiéroglyphe hout, désignant dans l'Ancien Empire une exploitation rurale nouvellement fondée par le roi{249}. L'exploitation agricole domaniale est entourée d'un mur d'enceinte dont la forme tend à devenir rectangulaire, alors que sur la « palette au Taureau » et au registre inférieur du recto de la palette de Nârmer les localités sont entourées de murs arrondis et crénelés. Le nom de la nouvelle installation est écrit à l'intérieur, à l'aide d'un symbole qui deviendra dans le hiéroglyphe hout un simple petit rectangle évoquant la maison principale, siège de l'administration domaniale (voir déjà, sur la « palette libyenne », en bas et à droite, le rectangle qui figure à l'intérieur du signe des deux bras levés, Ka, nom du prédécesseur de Nârmer), le nom de l'établissement rural étant dorénavant écrit, grâce à la maîtrise grandissante de l'écriture, à l'extérieur du signe ; dans le même souci de simplification, les carrés, figurant diverses constructions ou habitations, ont été éliminés du signe hiéroglyphique définitif. Ceci est à rapprocher de la palette au Taureau (Musée du Louvre) où, sur une face, on a cinq enseignes (cf. chap. 1) amenant les ennemis vaincus au roi-taureau pour qu'il les extermine, et, sur l'autre face, sous le roi-taureau, deux enceintes crénelées (l'une fragmentaire) contenant des symboles analogues à ceux de la palette « libyenne ». La palette de Nârmer (Musée du Caire), au bas du recto, montre le roi sous sa forme de taureau, seul, abattant l'ennemi tandis qu'une seule enceinte crénelée, ouverte, non désignée par un signe ou symbole quelconque, fait partie de la scène. On peut tenter le parallélisme : d'une part, un seul roi assisté par plusieurs chefs locaux, plusieurs « domaines » leur étant attribués (palette au Taureau) et, d'autre part, un roi unique s'appropriant un seul « domaine », celui de la Couronne, ce qui traduirait symboliquement la concentration de son autorité sur le territoire (palette de Nârmer). La « palette Libyenne » ou « palette des Villes », malheureusement fragmentaire, montrait peut-être la situation intermédiaire : un roi unique/plusieurs « domaines » confiés à l'autorité des anciennes entités dominantes. Elle pourrait donc avoir suivi la palette du Champ de bataille et la palette au Taureau et précédé de peu la palette de Nârmer (peut-être sous le règne de Ka).
Il y a de bonnes raisons de penser que les domaines nouvellement créés, qu'ils soient déjà ou non des hout, ont servi aussi, par le biais de la concession royale, à récompenser les auxiliaires fidèles de la victoire, en l'occurrence les principaux chefs de provinces représentant par leurs symboles les lignées les plus importantes dans le processus d'unification, puis de centralisation.
Dès la 1re dynastie, chaque roi semble avoir établi sa propre fondation funéraire dotée de provisions perpétuelles provenant de domaines fonciers (Wilkinson, 1999, p. 119-123 ; 2004, p. 1136).
Fondations et concessions royales de domaines agricoles vont s'intensifier dans l'Ancien Empire.
Les , niout (nouout), anciens établissements villageois construits sur un plan arrondi, témoins des toutes premières structures communautaires (par exemple : Cauvin, 1978, p. 23-63), sont intégrées dans le système domanial bénéficial qui caractérise l'Ancien Empire, mais aussi des époques plus récentes.
Les , hout, sont les nouvelles fondations des rois qui poursuivent la politique de mise en valeur des terres inaugurée à l'époque prédynastique.
Niout et hout sont des établissements ruraux, les premiers plus anciens que les seconds. Ce sont des unités agricoles qui, indifféremment, constituent des ensembles plus vastes : grands domaines royaux (4e dynastie) (Jacquet-Gordon, 1962), puis domaines accordés à de hauts fonctionnaires et administrés au sein du per-djet (5e-6e dynasties). Ce dernier, que l'on peut traduire littéralement par « domaine du corps », ressemble très fort, sur le plan institutionnel, au beneficium du haut Moyen Age occidental. Le bénéficier n'en a pas la propriété, il peut en jouir à son gré sa vie durant ; à sa mort le domaine retourne au roi mais des revenus sont affectés à perpétuité à l'entretien de sa tombe.
Le procédé de la fondation funéraire consiste en la possibilité de transmettre aux successeurs suffisamment de revenus pour le culte funéraire du de cujus en assurant à celui-ci vivres et tous biens de consommation en vue de sa vie posthume dans l'au-delà pour une durée éternelle. Les héritiers désignés sont souvent les enfants du défunt formant un conseil de « serviteurs du ka » sous l'autorité de l'un d'eux, la plupart du temps l'aîné(e), mais ils peuvent être aussi choisis hors du cercle familial, dans l'entourage proche du défunt{250}. Proposons, parmi de nombreux exemples, celui de la disposition de Nykaânkh à Tehneh (5e dynastie){251}. Comme dans les inscriptions de Métjen, les biens transmis sont des usufruits (dans la langue égyptienne, ce qui est destiné à être « mangé » (ounem), comme il est d'ailleurs écrit dans l'inscription de Ny-ka-ânkh). Ce sont des revenus fonciers le plus souvent, mais aussi des constitutions de rentes, et non des biens immobiliers détenus en pleine propriété selon une interprétation égyptologique erronée et néanmoins tenace. Nykaânkh lègue ses usufruits à tous ses enfants, en indivision, afin qu'ils procèdent, sous l'autorité du fils aîné, aux services d'offrandes cérémonielles à l'intention de leur père défunt, aussi bien au quotidien que lors de certaines fêtes. Le but de l'inscription est le partage des compétences entre le fils aîné et ses frères et sœurs constitués en collège de hémou-ka, « serviteurs du ka ». La disposition mortis causa de Nykaânkh opère une répartition très courante des tâches entre ses héritiers : au fils aîné l'autorité, aux autres enfants formant un conseil de « serviteurs du ka » le travail de comptabilité relatif au rituel funéraire, également sous le contrôle du fils aîné puisque Nykaânkh insiste au tout début de l'inscription sur le fait que le legs d'usufruit concerne tous ses enfants, fils et filles, mais que seul son fils aîné aura l'autorité. Les serviteurs du ka agiront pour le défunt sous l'autorité (kher-â) du fils aîné mais (swt) ils feront les comptes (jp.sn) pour lui <le défunt> lors des offrandes funéraires journalières et des fêtes. A l'issue des cérémonies funéraires, comme il est usuel, les offrandes seront partagées collégialement sous le contrôle du fils aîné (cela évite les fraudes) et équitablement.
On peut admirer dans les tombeaux de la 5e dynastie les longues théories de nouout et de hout désignées par leurs noms de fondation et personnifiées sous les traits de jeunes femmes et hommes apportant des vivres au défunt (fig. 89).
Nos sources principales qui documentent la détention et la gestion des terres agricoles dans l'Ancien Empire, sont les archives des temples, les décrets royaux qui s'y trouvaient affichés, enfin les reliefs et inscriptions des mastabas.
On doit tracer une ligne de démarcation chronologique entre, d'une part, l'époque archaïque et la consolidation d'un Etat centralisé dans un contexte de croissance économique qui a connu son sommet sous la 4e dynastie et, d'autre part, l'apogée du régime (5e--6e dynasties) suivi d'une longue période de décomposition de l'autorité monarchique, de morcellement du pouvoir et sans doute de crise économique, amorcée dès la fin de la 6e dynastie. Cette évolution a été fort bien ressentie par les anciens Egyptiens eux-mêmes, puisqu'aussi bien le Canon Royal de Turin que les listes manéthoniennes donnent, après Ounas, le premier grand total des années de règne depuis Ménès, c'est-à-dire depuis les origines de la royauté (Vercoutter, 1992).
Les traits dominants de toute la période sont :
1) L'adaptation, plus ou moins réussie, des structures administratives à l'alternance des phénomènes de concentration/centralisation et de centralisation/décentralisation qui trouvent leur place à l'intérieur même des deux grandes périodes que je viens d'évoquer (Kanawati, 1980) ;
2) L'aménagement progressif du territoire et la mise en valeur des terres grâce à une politique concertée d'utilisation de la crue du Nil, par l'entretien des canaux et des bassins d'irrigation, rôle des nomarques dont l'un des titres, âdj-mer, litt. : « creuseur de canal », est particulièrement significatif ; l'économie passe d'une prédominance de l'élevage bovin – dont les recensements biennaux et les mythes hathoriques se font l'écho – à la multiplication d'établissements ruraux voués à la culture des céréales et du lin. Cette importante évolution connaît son point culminant sous le règne du pharaon Snéfrou, premier roi de la 4e dynastie, qui bat des records numériques en matière de fondation de domaines agricoles, par le biais des dotations funéraires royales (Jacquet-Gordon, 1962) ;
Fig. 89 : Défilé d'unités agricoles (ici des villages-niout) au tombeau d'Akhethotep. Détail. Au-dessus, porteurs d'offrandes.
3) Un système administratif hiérarchique s'appuyant sur une base étendue, constituée par une multitude de scribes, groupés sous la férule de chefs d'équipe, eux-mêmes responsables devant des conseils locaux qui rendent compte à des supérieurs eux-mêmes assujettis à des fonctionnaires dont la dignité de plus en plus élevée conduit jusqu'au directeur d'un département de l'Administration, puis au « vizir » qui en est le chef, et enfin au roi, sommet de la pyramide. Les différents étages sont reliés les uns aux autres par des messagers, les oupoutyou (Valloggia, 1976). Dans ce schéma, qui sert de modèle, s'intègrent les établissements ruraux anciens et récents (les villages-niout et niout maout) ou nouvellement créés (les fonds-hout), éparpillés sur tout le territoire d'Egypte à l'intérieur des nomes (les grands domaines sont rarement d'un seul tenant) et regroupés sous l'autorité du per-djet, lui-même administré par un fonctionnaire royal assisté d'un conseil ;
4) Une économie essentiellement concrète, même si l'existence d'une monnaie de compte, le shâti (voir tome 2, chap. 2), est déjà attestée. On a donc affaire à des accumulations incroyables, à l'image des amoncellements d'offrandes dans les tombes, de marchandises comptées, classées par catégories, par provenance, par destination et par période : le jour, la décade, le mois ; les quantités livrées sont enregistrées en regard des quantités prévues lors de la charte royale de fondation du domaine ; une troisième colonne comptable fait état, s'il y a lieu, du déficit.
L'Ancien Empire nous a légué un nombre relativement important d'ordres royaux (Weill, 1912 ; Moret, 1912 ; Sethe, Urk. I, 1933 ; Goedicke, 1967), gravés sur pierre afin d'en conserver d'une manière illimitée la substance à la fois juridique et sacrée. Ils proviennent en majorité de Coptos – où ils furent découverts dans une sorte de dépôt, au début du xxe siècle – en lien avec le temple du dieu Min et impliquant de riches familles de vizirs alliées au pouvoir royal. D'autres concernent les pyramides de Guiza, de Saqqara, de Dachour, mais aussi le temple d'Abydos. Les fouilles des dernières décennies dans l'oasis de Dakhla ont également permis de mettre au jour une stèle sur laquelle est inscrit un décret royal émis en faveur de la chapelle du ka fondée pour un des gouverneurs locaux (Pantalacci, 1975 ; Goedicke, 1983). P. Kaplony a publié, en 1968, huit petits textes inédits de l'Ancien Empire contenant quelques titres de fonctions et aussi l'indication d'un champ de 5 aroures attribué au bénéfice d'une chapelle du ka.
Les bienfaits royaux énoncés au bénéfice des temples et des sanctuaires particuliers, à celui aussi des nouvelles fondations honorant un roi défunt ou le souverain régnant, mentionnent principalement des attributions de produits de la terre et de l'élevage, des offrandes, des services, et, parallèlement, des exemptions de taxes, de « corvées »{252} et de servitudes ; deux décrets seulement (« Coptos G » et « Coptos L » : Weill ; Goedicke, op. cit. : voir infra, fig. 90 et 91) enregistrent clairement l'affectation de champs de rapport à l'entretien d'une nouvelle fondation.
C'est au dernier pharaon de la 4e dynastie, Chepseskaf, que l'on doit le premier décret actuellement connu d'attribution de revenus à une pyramide royale, en l'occurrence celle du père de Chepseskaf, Menkaourê ou Mykérinos{253}. Gravé sur une stèle retrouvée in situ en plusieurs morceaux et dont plus de la moitié a disparu, le texte en est très fragmentaire. Néanmoins, l'essentiel apparaît : l'auteur royal de la disposition fait bénéficier la fondation – déjà existante ou nouvellement créée – affectée à l'entretien du culte funéraire de Mykérinos, de services et d'un virement (pékher) d'offrandes, ce qui suppose des prélèvements de revenus sur des champs appartenant directement à la Couronne ou exploités par le temple funéraire de la Pyramide. Ce dernier a livré un autre témoignage des dotations qu'il reçut plus tard (règne de Mérenrê, 6e dynastie) en faveur du pyramidion (bènbèn) du fameux monument de Mykérinos, sous la forme d'une plaque lithique reproduisant le format et l'agencement graphique d'une feuille de papyrus – soit l'aspect matériel que revêtent assez souvent les décrets royaux de l'Ancien Empire – malheureusement elle aussi brisée en plusieurs fragments dont la majorité est perdue{254}. Pépi II (fin 6e dynastie) promulgua lui aussi un décret en faveur de la Pyramide de Mykérinos (Goedicke, 1967, p. 148-154). Ceci montre que le but poursuivi, à savoir la pérennité des offrandes funéraires et des moyens mis en œuvre, a été atteint.
Bien qu'ils concernent toute l'histoire pharaonique, les « décrets royaux » sont souvent associés à la période de l'Ancien Empire finissant, du fait de la découverte spectaculaire, en 1910-1911, d'une dizaine de « stèles » (à la fois des monuments cintrés et des plaques rectangulaires) dans l'enceinte du temple de Min, lors des fouilles entreprises pour le compte de la Société française des Fouilles archéologiques dans les ruines de la ville de Coptos{255}.
Ces pierres avaient été réutilisées avec beaucoup de soin pour constituer le radier d'un petit temple en briques, construit à l'époque ptolémaïque, « puisqu'on ne détruisait pas les stèles, et qu'on s'arrangeait de manière à les conserver tout en s'en débarrassant » (Weill : 3) ; il s'agit là d'une sorte de pieux dépôt montrant le respect des architectes des derniers siècles de l'Antiquité avant notre ère pour ces monuments à l'époque deux fois millénaires qui, à l'origine, étaient encastrés dans les murs des institutions bénéficiaires des dotations royales qu'ils portaient, enregistrées pour l'éternité.
C'est ainsi que l'édit de Pépi Ier en faveur de la « Ville des Deux-Pyramides de Snéfrou » à Dachour (Weill, 1912, p. 43-52 et pl. III ; Sethe, Urk. I, 1933, p. 209-213 ; Goedicke, 1967, p. 55-77 et pl. h. t.), gravé sur une pierre rectangulaire, avait été « affiché » au mur d'enceinte du domaine (fig. 90).
La disposition des lignes du texte reproduit celle du document original sur papyrus. Elle « apparaît très simple dès qu'on a compris le jeu des subdivisions verticales séparées par des traits de hauteur inégale, les traits plus hauts délimitant des sections à l'intérieur desquelles toutes les colonnes sont commandées par un mot ou une ligne écrite au-dessus d'elles, et plusieurs grandes sections ainsi formées pouvant être commandées par une ligne écrite au-dessus du niveau où s'arrêtent les grands traits limites. Ce système correspond exactement aux combinaisons d'accolades, les plus grandes embrassant les plus petites, des rédactions de nos tableaux modernes ; il est moins précis, mais plus souple, plus économe de place, grâce à la faculté qu'a l'Egyptien d'écrire dans le sens horizontal et dans le sens vertical, et ainsi de mettre sous forme d'une petite ligne la phrase générale qui commande plusieurs colonnes, ce qui donne lieu à des combinaisons d'emplacements très harmonieuses » (Weill, 1912, p. 43).
Fig. 90 : Edit de Pépi Ier à Dachour.
Quant au contenu, il s'agit d'un « ordre royal » (oudj nésou) destiné à une fondation déjà existante, celle des deux pyramides de Snéfrou (4e dynastie) à Dachour : la « pyramide rouge » et la « pyramide rhomboïdale » que l'on peut encore admirer actuellement. Cet ordre a pour but d'exempter la dotation funéraire de Snéfrou des charges royales dont toute fondation est normalement redevable. A droite de la dalle figurent le nom du roi et la date, dans une ligne verticale qui gouverne tout l'ensemble. En haut, la première ligne horizontale énumère les destinataires de l'édit, c'est-à-dire les personnes qui devront le faire appliquer et qui sont différentes du bénéficiaire désigné à la deuxième ligne horizontale : le (titulaire du) domaine royal des deux pyramides « Snéfrou apparaît » (Khâ-Snéfrou). Les titres conservés à la première ligne nous apprennent que les personnes concernées par la mise en œuvre de la décision royale sont : le vizir et grand juge, le directeur des travaux, le directeur des khentyou-shé (les fermiers), le directeur de la répartition des offrandes, le chef des éclaireurs (affectés à la surveillance des frontières méridionales), autrement dit des personnages très haut placés dans la hiérarchie étatique.
Le titre de l'édit se trouve aux troisième, quatrième et cinquième lignes horizontales : « Ma Majesté a ordonné que soit exemptée pour elle cette ville de pyramide ». Suivent, dans les lignes verticales, les diverses exemptions dont bénéficie la fondation : travaux royaux, occupations d'ordre agricole, « corvées » diverses (infra, n. 60), servitudes de passage, impôts et taxes en nature, réquisitions de toutes sortes sur les personnes et sur les biens. Tous ces actes sont rigoureusement interdits aux agents royaux normalement chargés de les faire appliquer.
Le but de l'édit est d'isoler en quelque sorte le domaine de toute ingérence administrative – d'où l'appellation également utilisée de « chartes d'immunité » (Moret, 1912) pour désigner ce genre de dispositions – de le laisser fructifier en dehors de tout contrôle autre que celui de son administrateur (assisté d'un conseil) directement supervisé par la Couronne.
Les « décrets royaux » de Coptos sont de la même veine, puisqu'ils accordent des avantages de même ordre au temple de Min.
Le temple d'Abydos bénéficie de faveurs semblables de la part des pharaons, dès la 5e dynastie. Nous retrouverons beaucoup plus tard des exemples d'édits qui déterminent précisément les droits de telle ou telle fondation, de tel ou tel sanctuaire, par exemple le décret de Séthy Ier (19e dynastie) en faveur de son temple à Abydos.
Ne concluons donc pas trop vite que les exemptions consenties par les rois de l'Ancien Empire ont affaibli la Couronne et contribué au déclin de la monarchie. Il s'agissait probablement au contraire pour le souverain d'écarter une hiérarchie administrative pléthorique et peut-être encombrante afin que le pouvoir central au plus haut niveau (roi, vizir) conserve un droit de regard immédiat sur certaines fondations importantes économiquement et stratégiquement auxquelles la royauté était particulièrement attachée.
L'appellation même de « décrets royaux », unanimement adoptée en France à la suite de la belle publication de R. Weill en 1912, n'est pas rigoureusement exacte dans la mesure où l'ordre royal n'a pas une portée générale mais particulière ; à vrai dire, l'ordre royal s'adresse même parfois à une seule personne, par exemple pour la féliciter de son action ! On préférera alors le terme « édit », voire « rescrit ». C'est le cas de « Coptos L » (fig. 91) qui conserve en fait une lettre adressée par le roi à un haut fonctionnaire – qui n'est pas nommé – portant les titres importants de « chancelier de Basse-Egypte » et de scribe des tenanciers relevant de plusieurs nomes, pour le remercier d'avoir effectué à la perfection un acte administratif dénommé oupet. Ce terme a été traduit, selon les auteurs, par « détermination » (Weill, 1912), « mise en possession » (Harari, 1950), « partage de propriété » (“Teilung des Besitzes”, Goedicke, 1967), « division » (Moreno Garcia, 1998). On le retrouvera cependant à la Basse Epoque avec le sens bien attesté de « spécification », c'est-à-dire de description détaillée d'un patrimoine mobilier ou d'un bien-fonds. Il s'agit en l'occurrence de définir les biens fonciers d'une fondation appelée « Min de Coptos fait vivre (le roi) Néferkaouhor ». Le roi enjoint à son correspondant de descendre vers la campagne avec le vizir Chémaï – qui est, entre autres, chef des documents royaux – probablement pour une vérification sur place. Il ordonne en outre que soit célébrée une grande fête afin d'honorer le travail remarquable réalisé par le personnage.
Deux constats s'imposent à propos de « Coptos L » :
1 – Le roi affecte un ensemble de terres à une de ses fondations ; le domaine rural est constitué de champs exploités en tenures par des ahoutyou/ihoutyou (« cultivateurs », voir infra, passim) et répartis entre plusieurs nomes ;
2 – Une fois réalisé, par un haut fonctionnaire, le travail délicat de détermination des terrains et d'attribution des titres, le roi lui exprime sa satisfaction, ce qui vaut caution au plus haut niveau. Aucune mesure organisatrice n'est énoncée. Aussi est-il un peu excessif de parler en ce cas de décret. Mieux vaut, en définitive, employer dans tous les cas la traduction littérale de l'expression oudj nésou : « ordre du roi » ou décision, ordre royal(e).
« Coptos G » enregistre un ordre royal concernant la création par Pépy II d'une nouvelle fondation en l'honneur d'une statue royale et l'attribution d'un domaine rural – qui comporte entre autres les revenus de 30 aroures de champs – confié en bénéfice au prince Idy. Le roi enjoint à son correspondant, le directeur de la Haute-Egypte, de faire la spécification des champs de l'atelier-magasin (per-shénâ, littéralement : « maison d'évaluation », voir t. 2, chap. 2) avec les chefs de villages et le Conseil des champs.
Arrêtons-nous un moment sur un acte de fondation royale daté du règne de Pépy Ier (Weill, 1912, Goedicke, 1967, p. 41-54) : « Coptos A » (fig. 92).
Il s'agit d'une superbe stèle cintrée au sommet, de 1,79 m. sur 0,92 m. (Weill, 1912, p. 41, et photographie, pl. VII ; Goedicke, 1967, p. 41-54, et fig. 4) en calcaire blanc, sur laquelle le texte occupe seulement la surface centrale. Le relief est partageable en deux parties à peu près égales. En haut, un carré est formé par le ciel (hiéroglyphe allongé), soutenu verticalement aux extrémités par deux sceptres-ouas, symboles de domination et d'autorité divine et royale (donc de propriété suprême), et fermé à la base par les deux premières lignes horizontales du texte, lignes importantes qui commémorent la première fête-sed (jubilé trentenaire) du roi Pépy Ier. A l'intérieur de ce carré, à droite, Min de Coptos, dieu de la fécondité juché sur un socle de maât, fait face au roi (« le dieu parfait, maître du Double pays, Méryrê ») qui lui présente le pain conique ou pain blanc{256}, offrande idéale puisque ce pain a donné naissance au hiéroglyphe , di, qui signifie « donner » dans tous les sens du terme, du plus large au plus étroit, du plus concret au plus abstrait (voir ce hiéroglyphe au milieu de la première ligne horizontale du texte). Le roi est suivi par sa mère (« la mère du roi, Ipout ») qui tient dans la main droite le signe ânkh, symbole de vie, et dans la main gauche, le sceptre-ouas qui évoque la propriété suprême, divine ou royale{257}.
La partie inférieure du monument dessine un autre carré moins soigné, constitué par sept lignes horizontales de texte hiéroglyphique ; la cassure médiane de la pierre n'empêche pas la reconstitution à peu près totale du texte dont voici la traduction :
« 1 – Aimé (de Min) qui donne vie, stabilité, domination.
2 – Première célébration de la fête-sed, pour qu'il (le roi) accomplisse la vie comme Rê.
<ici se termine “l'espace céleste” garantissant “l'espace terrestre”, juridique, qui va suivre>
3 – (Nome) des Deux-Faucons, (Ville de) Coptos. Domaine du ka (chapelle funéraire) de la mère royale Ipout.
4 – J'ai ordonné que (ce) domaine du ka soit exempté (khou)...
5 -... personnel, gros et petit bétail...
6 – tout messager qui ferait voile en toute mission. Ma Majesté ne permet pas
7 – que l'on fasse un passage quelconque en direction de ce domaine du ka, ma
Majesté ne permet pas que le traverse la barque des
8 – Suivants d'Horus, alors que ma Majesté a ordonné que soit exempté ce domaine du ka.
9 – Ma Majesté n'a pas permis que soit faite une taxation quelconque calculée par la Résidence dans ce domaine du ka ».
Ce document est remarquable à plus d'un titre : par la concision et la précision qui caractérisent les textes de l'Ancien Empire et par son contenu.
La disposition des personnages, en haut du monument, n'est autre que celle des protagonistes des « stèles de donation », exception faite de leur position inversée à la Basse Epoque{258}, car il s'agit bien de la même opération juridique (voir infra, § 6).
Le pharaon Pépy Ier fait donation d'un « domaine (pour le sanctuaire) du ka » (hout-ka) au dieu Min (autrement dit au temple de Coptos), ce qui se traduit par un abandon d'autorité administrative royale sur ce territoire : on n'y effectuera plus de réquisition en personnel ou en bétail, on n'y exercera plus de droit de passage, on n'y prélèvera plus l'impôt royal, en un mot le domaine est confié au temple, libre de toute obligation vis-à-vis de l'administration royale. C'est le temple qui va exercer, sous contrôle royal, l'autorité sur le domaine dont la reine-mère – qui exerça la régence pendant l'enfance de Pépy Ier – jouira comme d'un beneficium, percevant une partie des revenus sa vie durant, puis les attribuant à son service rituel funéraire à sa mort. Il va de soi que le roi reste théoriquement propriétaire du domaine concédé ; son geste est double : il confère au temple l'autorité sur une portion de territoire, mais on sait que ce n'est pas irréversible, et il lui en cède seulement les revenus, l'usufruit symbolisé par l'offrande du pain. Les autres « chartes immunitaires » de l'Ancien Empire obéissent à ce schéma juridique.
Le principe de la « donation » est là, il perdurera sans changement notoire pendant toute l'histoire pharaonique, au moins jusqu'à la conquête macédonienne : le roi (ou son représentant) « donne » une terre à un dieu (ou à son représentant) afin qu'il en attribue une part des revenus à un tiers bénéficiaire (qui, à son tour, peut y installer un gérant : voir plus loin, § 6). On notera, dans « Coptos A », deux indices très solides de permanence dans le vocabulaire : hem-ka (« serviteur du ka »), altéré en hének (« offrande »), deviendra le terme désignant la « terre d'offrande », la « donation de terre » (voir plus loin, le § 6) ; quant au mot khou, « protéger, exempter », il se retrouve lui aussi sur une stèle « de donation » tardive (Stèle Caire, JE 72038, 26e dyn., voir infra).
Les « décrets royaux » de l'Ancien Empire développent donc une problématique qui se pose en dehors de toute considération politique : les concessions faites à des temples, à des statues royales et même à des sanctuaires particuliers (situés à l'intérieur des possessions des temples) qui honorent des personnages de rang élevé, n'affectent pas directement le pouvoir royal, elles se placent sur le plan juridique et administratif.
C'est ailleurs – peut-être simplement dans la lassitude résultant de règnes interminables revendiquant un absolutisme progressivement vidé de son sens ainsi que dans des phénomènes climatiques qui affectèrent la régularité des crues du Nil – qu'il faut chercher les raisons de la longue décomposition du pouvoir qui eut raison de l'Ancien Empire égyptien tout en recomposant à Thèbes un nouveau pouvoir monarchique nourri des valeurs memphites (Pantalacci, Berger-El Naggar (éd.), 2005).
Ces tombeaux, situés tantôt autour de la capitale et tantôt dans les provinces, au gré des phénomènes de centralisation/décentralisation (Kanawati, 1980), constituent un sommet de l'art universel. Celui de Ti (Wild, 1953, 1961, 1966), par exemple, est orné de scènes magnifiques et très vivantes. Ti est un très haut personnage de la fin de la 5e dynastie ; il porte, entre autres, les titres de « Chef de tous les travaux du roi » et de « Régisseur des pyramides des rois Néferkarê et Niouserrê ». Il est titulaire d'un per-djet constitué de domaines à vocation funéraire, effet de l'évolution signalée plus haut : jusqu'à la 4e dynastie et au milieu de la 5e, ceux-ci sont exclusivement royaux, même si leurs revenus sont en partie concédés aux nobles qui font construire leur tombeau sur le plateau de Guiza ; à partir de la 5e dynastie, ils sont attribués aussi à des fonctionnaires importants. On remarque, sur une paroi du vestibule du mastaba de Ti, des processions de figures personnifiant les domaines du défunt, au nombre de cent huit ; ils sont trente-six chez Niânkhkhnoum et Khnoumhotep. Akhethotep, dont le mastaba se trouve au Musée du Louvre, a vécu sous Niouserrê (5e dynastie) ; douze jeunes femmes incarnant les villages-niout dont il perçoit des revenus défilent devant lui, la tête chargée de corbeilles contenant les produits de la terre (cf. fig. 89, supra). Dans le tombeau de Méhou à Saqqara, on peut lire, au-dessus d'une scène en trois registres : « Voir (embrasser du regard) l'arrivée des chalands, les travaux champêtres et la procession de ses hout et de ses niout de la Basse- et de la Haute-Egypte » (Jacquet-Gordon, 1962). Le per-djet rassemble les revenus des hout, administrées par des héqa hout, « Chefs de fonds-hout », et des niout, gérées par les héqa niout, « Chefs de villages-niout ». Un héqa hout âat regroupait sous sa houlette les hout d'un même per-djet à l'intérieur d'un nome (Piacentini, 1989, 1994) ; enfin, hout et niout d'un même domaine étaient disséminées à travers les 42 nomes de toute l'Egypte. Les chefs de villages ou de fonds-hout rendent compte auprès du Conseil qui assiste le fonctionnaire royal, intendant et directeur du domaine, c'est-à-dire de l'ensemble des villages et biens fonciers qui lui ont été concédés. Le per-djet, litt. : « domaine du corps » (plutôt que « domaine d'éternité ») est primitivement attaché à la personne, il est accordé par le roi, intuitu personnae, à un fonctionnaire de très haut rang pour qu'il subvienne à son train de vie (Menu, 1982) ; peu à peu, suivant l'évolution signalée ci-dessus, le per-djet va tendre à devenir héréditaire et ses revenus seront au moins en partie affectés à l'entretien du culte funéraire du défunt (et de ses descendants). Suivant sa taille, le domaine affecté au rituel funéraire d'un fonctionnaire défunt est alors administré par un hem-ka, litt. : « serviteur du ka », ou par un gérant « en second » (le sèn-djet) assisté d'un collège de hémou-ka (plus loin, § 3).
Malgré son éclat artistique, la 6e dynastie voit s'engager, à partir de la seconde moitié du règne de Pépy II, un processus de désintégration de l'autorité centrale qui s'accélère à la fin de ce long règne. On sait que dès le milieu de la 5e dynastie les domaines à vocation funéraire ne sont plus l'apanage du roi, ils sont de plus en plus attribués à des particuliers. De surcroît, des unités économiques telles que temples ou dotations funéraires de personnages très importants font l'objet, par ordre royal, de mesures immunitaires, ils sont ainsi exemptés d'impôts, de « corvées »{259} et de servitudes, tel le droit de passage. Les deux phénomènes ont souvent été interprétés comme la cause ou la conséquence de l'affaiblissement du pouvoir monarchique. En réalité, ils sont probablement liés à une ample crise économique dans laquelle ce pouvoir s'épuise : variations climatiques et mauvaises crues contribuent, ainsi que l'ont montré Kanawati (1977, 1980) et Vercoutter (1992), à une baisse spectaculaire et générale du niveau de vie. Vers la fin de la 6e dynastie, l'autorité centrale s'effrite peu à peu. La pyramide sociale décrite au paragraphe précédent se multiplie et se reconstruit au profit des princes locaux ; la royauté, état fluide et diffus à l'instar de la divinité (Posener, 1960), n'est plus captée par un seul homme-dieu, le roi, mais canalisée au profit des dieux provinciaux et de leurs représentants dans les nomes. C'est l'époque des bouleversements, des morcellements du territoire en principautés indépendantes, des affrontements pour la reconquête de l'unité. Cette période troublée a duré un siècle et demi environ, jusqu'à l'avènement de la 11e dynastie et particulièrement de Montouhotep II, prince thébain vainqueur des coalitions rivales et artisan de la réunification, puis de la restauration du pays.
Cette période de transition, ou Première Période intermédiaire, est caractérisée par l'exercice des droits et fonctions régaliens en la personne des gouverneurs locaux qui affirment leur autorité personnelle et leurs mérites dans le domaine économique (exemples réunis par Moreno Garcia, 2000), tels le fait d'accroître leurs terres et leurs troupeaux par leurs propres moyens (ex. : Urk. I, 77, 10-11 ; 78, 17-79) ou celui de borner, d'enregistrer les champs et d'en sceller (khétem) les mensurations et les caractéristiques au cadastre, prérogative appartenant normalement au pouvoir central.
Le concept de monarchie demeure néanmoins très présent, car il est l'idéal vers lequel le pays doit tendre pour que la maât revienne sur terre. Les luttes armées entre chefs de provinces, puis la suprématie rivale des princes d'Héracléopolis et de Thèbes, font finalement émerger un nouveau roi unique, le thébain Montouhotep.
En dépit des troubles politiques et sociaux qui affectèrent la Première Période intermédiaire, vers la fin du IIIe millénaire, il n'existe pas de rupture essentielle, sur le plan idéologique, entre l'Ancien et le Moyen Empire, mais une transformation importante.
La royauté divine fut conservée et exercée par les représentants des dieux locaux avant d'être reconquise par un roi unique sous la 11e dynastie. La propagande royale est renforcée par les pharaons de la 12e dynastie (Posener, 1956 ; Blumenthal, 1970) et la reprise en main de l'administration se fait en souplesse, tant au plan central qu'au plan provincial, par la création de nouvelles circonscriptions administratives, notamment les ouâret. La mise en valeur du Fayoum par les Sésostris et les Amenemhat implique une politique agraire qui nous est malheureusement mal connue (Luft, dans : Menu (éd.), 1994).
L'institution des khébésou ou terres d'Etat, née sans doute chez les dynastes hérakléopolitains de la 9e/10e dynastie, maintenue et développée par les pharaons du Moyen Empire (Hayes, 1955 ; Menu, 1982), indique probablement la reprise par la royauté de terres autrefois concédées. Ainsi que l'a souligné Helen Jacquet-Gordon (1962), les processions de domaines personnifiés continuent d'être représentées dans les tombeaux du Moyen Empire, mais leur rôle est purement décoratif, les « domaines » ne sont plus que des porteurs et porteuses d'offrandes, ils ne sont plus désignés par leurs noms topographiques et ne correspondent plus à des établissements agricoles réels.
Les domaines funéraires royaux continuent à être approvisionnés par des dotations foncières ; ainsi l'inscription d'Amenemhat II sur un bloc de granite rose retrouvé sous la base d'une statue colossale de Ramsès II dans le temple de Ptah à Memphis fait-elle mention d'un champ de 10 aroures et d'une liste d'offrandes attribués au culte de Sésostris Ier (Farag, 1980 ; Altenmüller, Moussa, 1991).
Les réformes fondamentales qui me semblent caractériser le Moyen Empire sont une plus grande mobilité des revenus et des services, comme en témoignent, d'une part, les inscriptions du nomarque de Siout, Hâpidjefaï (ou Djéfaïhapy) (Montet, 1930-1936 ; Théodoridès, 1971 ; Devauchelle, 1996), d'autre part, les papyri provenant d'Illahun et ceux conservés au Caire, au Brooklyn Museum, etc., ainsi que les témoignages d'une importante réorganisation fiscale (Quirke, 1990).
Aucune « donation », concession royale de terre à une institution ou à un dignitaire en bénéfice foncier, ne nous est parvenue de l'époque de la 12e dynastie ; les changements institutionnels que je viens d'évoquer rapidement en sont peut-être la cause ; il n'est toutefois pas possible de tirer une règle définitive d'un argument a silentio. En revanche, D. Meeks a publié en 2009 une stèle de donation datant de la 13e dynastie, période caractérisée par le gouvernement alterné de grandes familles et la brièveté des règnes successifs (Vandersleyen, 1995).
La transmission des modes de détention et des méthodes de gestion des terres agricoles s'est sans doute faite naturellement, en dépit des désordres, puisque les pharaons de la 6e dynastie avaient eux-mêmes lancé le mouvement de décentralisation et que les dynastes locaux ont pris le relais de la monarchie défaillante.
C'est précisément sous le règne de Montouhotep II, à la fin du troisième millénaire, qu'a servi le « vizir » Ipy dont Héqanakhte administra le domaine funéraire en tant que hem-ka ; ce titre, rendu souvent par « prêtre funéraire », signifie en réalité : « serviteur du ka » (Allam, 1985), et c'est cette traduction littérale que l'on préférera lui donner. Héqanakhte nous a légué des documents fort intéressants qui ont été retrouvés à Deir el-Bahari, dans la tombe d'un proche du « vizir » Ipy (James, 1962 ; Allen, 2002 ; voir infra).
Les principes de la gestion du domaine dont Héqanakhte est responsable sont les suivants :
– Héqanakhte est le gestionnaire de la dotation funéraire du vizir Ipy qui constitue un domaine agricole, un bénéfice foncier dont il perçoit une partie des revenus pour lui, sa famille et ses dépendants ;
– L'administration du domaine est collégiale. Héqanakhte est associé (péséshy) à Mérisou, sans doute son fils aîné et, lors de son absence, Mérisou agit sous ses ordres comme un mandataire. Un certain Nakhte est traité comme un intendant salarié mais il semble surveiller Mérisou pour l'accomplissement de certaines opérations ; peut-être s'agit-il d'un agent royal ou provincial ;
– Le domaine n'est pas d'un seul tenant, il est constitué de parcelles disséminées sur un territoire étendu ;
– Les principaux actes juridiques exécutés sur le domaine concernent la location des champs suivant des baux de courte et de longue durée. Pour la première fois, en étudiant les papyrus d'Héqanakhte, j'ai pu mettre en évidence l'existence de baux emphytéotiques (voir infra, § 4) ; celle-ci a été confirmée par D. Kessler en 1975 et par A. Gasse en 1988, d'après des documents plus tardifs nouvellement édités.
– La rémunération du personnel est réalisée au moyen des rations mensuelles de pain, de bière, etc., qui sont fixées au début de chaque mois par le responsable du domaine (Héqanakhte, conseillé par son entourage), en accord avec les comptes qui lui sont envoyés.
Les contrats définis sous la 12e dynastie par le nomarque de Siout, Hâpydjefaï (voir infra), s'inscrivent dans la continuité juridique des inscriptions des mastabas de l'Ancien Empire et des activités d'Héqanakhte ; le nomarque établit pour après sa mort les modalités d'entretien de son culte, moyennant quoi les desservants des temples perçoivent, sous la responsabilité de son serviteur du ka, des revenus bien répertoriés par catégories de provenance sur les dotations foncières constituées par le disposant. Ces textes sont inscrits sur une paroi du tombeau du personnage.
A l'époque des 12e-13e dynasties, l'avenir des méthodes de gestion des terres est tout tracé : arpentage soigneux des domaines agricoles, administration souvent collégiale, droit de regard du prince ou du roi, établissements ruraux dont les parcelles sont éparpillées, comme si le pouvoir se méfiait des étendues territoriales d'un seul tenant, rotation des équipes fiscales, mobilité du personnel exploitant. Ces caractéristiques se développeront sous le Nouvel Empire, principalement dans le cadre des temples.
Au sortir d'une nouvelle crise dont les facteurs prédominants semblent être beaucoup plus externes qu'internes, l'Egypte ayant eu à subir les importants contrecoups des grandes migrations du IIe millénaire et l'invasion étrangère suivie du gouvernement des princes « hyksôs » (amorrites), les rois de la 18e dynastie durent revenir à une politique de concessions de terres, apparemment abandonnée depuis près de cinq siècles.
Les khébésou, terres d'Etat, sont mentionnées pour la dernière fois sous la 18e dynastie (Hayes, 1955). Les guerres de reconquête qui furent menées par Amosis, le premier pharaon du Nouvel Empire (Vandersleyen, 1971), eurent pour conséquence le développement d'un nouveau mode de détention des terres qui perdurera jusqu'à la Basse Epoque, la tenure, accordée par le roi en récompense aux soldats valeureux pour leurs services militaires, ainsi qu'en témoignent principalement l'inscription de Mès (Gardiner, 1905 ; Gaballa, 1977 ; Eyre, in Allam (éd.), 1994) et celle d'Ahmès fils d'Abana. On voit apparaître aussi les premières « stèles de donation » dont le prototype nous était fourni jusqu'à présent par un document isolé, daté du roi Sobekemsaf appartenant à la 17e dynastie thébaine contemporaine des Hyksôs. D. Meeks a récemment publié une stèle de donation importante par sa datation puisqu'il faut l'attribuer au début de la Deuxième Période intermédiaire, plus précisément à la fin de la 13e dynastie (Meeks, 2009). La 18e dynastie nous a laissé une bonne dizaine de « stèles de donation » (Meeks, 1979a, 661-663).
A part leur mention dans les autobiographies, les champs de 5 et de 3 aroures peuvent être identifiés comme des tenures grâce aux opérations juridiques dont ils font l'objet : cessions et transferts aux deuxième ou troisième degré, sous couvert d'un bénéficier responsable, grâce parfois à l'utilisation d'une terminologie spécifique. Les champs peu étendus (en moyenne 5 aroures, soit environ 1,3 ha) font l'objet à la fois de mesures administratives et de transactions dont il est intéressant de déterminer la nature (voir infra).
Ce texte fait partie d'un lot d'archives publié par A. Gardiner en 1906, en grande partie traduit par J. Pirenne et B. Van de Walle en 1937. Il s'agit d'un contrat dont voici ma propre traduction :
« An 2, [...e] mois de la saison de la Germination (péret), jour 27, sous la Majesté de ce dieu [parfait, le roi de Haute-] et de Basse-Egypte Nefer-Khépérou-Rê Ouâ-en-Rê, vie, santé, force, fils de Rê Amen-hotep <Amenhotep IV-Akhénaton>, souverain de Thèbes, vivant éternellement et à jamais comme son père Rê. (En) ce jour, Nebméhy a de nouveau pris langue avec le bouvier Messouia, en ces termes : “Fais en sorte que l'on me donne une vache contre le prix de trois aroures de champs”. Alors, Messouia lui donna une vache, ce qui fait un demi dében <soit environ 45 grammes d'argent>, devant des témoins nombreux : devant Ahmès et son fils Nébamon, devant Itjoutjou et son fils Ioufânkh, devant Hay et devant Nyn. Ce fut fait par le scribe Tjoutjou, en ce jour ».
On sait, par les autres documents du même lot d'archives (P. Berlin 9.785, P. Gurob II, 1, P. Gurob II, 2), que Nebméhy est bouvier comme Messouia ; il exerce ses fonctions sur le domaine funéraire d'Amenhotep (Aménophis) III tandis que Messouia relève du domaine d'Amon. L'acte contient une vente (sounèt) portant sur des objets dont les contractants n'ont que la jouissance ; ce type d'opération connaîtra un long avenir : on relève, jusqu'à la conquête macédonienne, un assez grand nombre de « ventes » de vaches appartenant au troupeau d'un temple, réalisées par des bouviers du temple (Menu, 1981, 1992, 1994), ainsi que des « ventes » de champs situés sur le domaine d'un temple (voir l'exemple des P. Turin de la 24e dynastie, Annexe, infra) conclues entre usagers de ces types de biens ; dans le dernier cas il s'agit évidemment de parcelles dont les détenteurs n'ont pas la pleine propriété. La transaction contenue dans le P. Berlin 9.784 prouve que les droits sur les tenures sont très vite devenus cessibles et transmissibles. Si ce texte était isolé, on pourrait en tirer argument pour affirmer l'existence d'une propriété privée des terres et des vaches : le contexte documentaire d'archives appartenant au même personnage (Messouia) et le contexte institutionnel fourni par des documents parallèles de même époque ou plus tardifs, permet de rejeter catégoriquement un tel concept juridique.
Des textes très importants comme le Papyrus Wilbour (Gardiner, 1941-1952 ; Menu, 1970), de l'ère ramesside, ou la Stèle de l'Apanage (Menu, 1989), du début du Ier millénaire, confirment avec éclat la présence des tenures et précisent encore leur régime juridique à l'intérieur ou à côté des bénéfices fonciers.
Les terres concédées appartiennent à trois principales catégories juridiques : le bénéfice foncier, l'emphytéose et la tenure – elles-mêmes susceptibles d'autres démembrements.
Des tenures peuvent être attribuées en bénéfice foncier et louées selon un bail emphytéotique, ce qui supprime un ou deux degrés dans le démembrement des droits exercés sur une terre. L'expression ahé féqaou (« champ de récompense ») utilisée dans la Stèle Caire JE 28.019 (infra, § 6), me semble désigner un ensemble de tenures érigé en bénéfice foncier.
Dans le P. Berlin 9.784, aucun terme spécifique ne vient préciser la nature juridique de la terre cédée : on dit simplement que c'est un champ (ahé) de 3 aroures. Nous verrons que, d'après le Papyrus Wilbour et d'autres documents du Nouvel Empire et de la Basse Epoque, les parcelles de 5 et de 3 aroures étaient pour la plupart des tenures ; les réformes ramessides n'ont sans doute fait qu'entériner ou renouveler des mesures antérieures.
Plusieurs termes, toutefois, revêtent une coloration plus technique et pourraient désigner juridiquement la tenure. Ce sont : shédou, attesté dès la 18e dynastie, et ahé néméhou qui semble plus tardif.
D'après les Devoirs du vizir (van den Boorn, 1988), les contestations qui s'élèvent à propos de champs sont réglées par le chef de l'administration (le « vizir ») en personne, après consultation du Directeur des Champs et du Conseil de la Natte (van den Boorn, 1988). Ainsi apparaissent trois niveaux de compétence en réponse à une plainte ayant des champs pour objet : un conseil local, un fonctionnaire central, enfin le vizir qui détient le pouvoir de décision. Dans la section 10, R20 du texte (van den Boorn, 1988, p. 185-192), une attention spéciale est portée aux champs-shédou : « C'est lui (le vizir) qui effectue l'investiture en tout shédou ». En cas de plainte au sujet d'un déplacement de bornes, le vizir fera vérifier si les champs ont été enregistrés, avant de les confisquer au détriment du Conseil qui aura déplacé les bornes. Ce passage du célèbre document me semble montrer que l'administration centrale tend à récupérer à son profit l'administration des terres agricoles, selon un processus historique que l'on peut reconstituer.
Durant la Deuxième Période intermédiaire, et probablement dès la fin de la 13e dynastie, les terres étaient réparties et contrôlées par les conseils locaux ;
Après les guerres d'Amosis, des champs sont accordés à des militaires en récompense pour leurs services. Les cas très célèbres d'Ahmès fils d'Abana et de Néchi, ancêtre de Mès, en témoignent. Une stèle fragmentaire du début de la 18e dynastie (Edwards, 1965) mentionne : « ... mon beau champ-shédou, à la campagne{260} que j'ai fait fructifier, fut enregistré (khétem) pour moi en contrepartie (em djébaou) de ma vaillance » ; on sait que le personnage, Néfer, guerroya dans sa jeunesse. Il s'agit là de tenures, placées sans doute sous la surveillance des conseils locaux, devenus très actifs dès la 13e dynastie (Smither, 1941).
Sous Thoutmosis III et son vizir Rekhmirê, une procédure de remise en ordre est engagée, les champs et leurs détenteurs étant enregistrés dans les services centraux. A chaque contestation engageant la responsabilité des conseils locaux, les terres litigieuses sont retirées de leur compétence, à partir du moment où elles ont été enregistrées dans les (nouveaux) cadastres de l'administration centrale. Les tenures passent donc progressivement de la surveillance des conseils locaux à celle du vizir et dépendent dorénavant de l'administration centrale.
Le déplacement (mènmèn, sémènmèn) des bornes est une faute très grave en Egypte ancienne. Le chapitre 125 du Livre des Morts en fait un délit sanctionné aussi sur le plan religieux et les écrits sapientiaux rejettent de tels actes. Les stèles « de donation » – qui sont elles-mêmes des bornes – comportent des formules imprécatoires à l'encontre de qui les déplacerait. Dans quelques représentations de tombes thébaines, on voit un fonctionnaire muni du sceptre-ouas superviser l'arpentage ou jurer devant une stèle-borne que celle-ci est bien à sa place (voir fig. 87 supra). Cette opération relève de l'action sémèn (« fixer, établir ») dont le but est de rendre un champ mén(i) (« fixe, stable »), c'est-à-dire arpenté, limité, borné, en vue d'une attribution à un tenancier ou à un bénéficier, une fois réalisé à son nom l'enregistrement fait au cadastre. Toutes ces opérations sont évidemment importantes sur le plan fiscal : il faut que l'administration sache où et sur quelle base prélever l'impôt.
La tenure-shédou correspond en principe à une parcelle de 5 ou de 3 aroures, mais des champs plus vastes peuvent être érigés en tenure. Un ensemble de tenures peut aussi constituer un bénéfice foncier, comme l'attestent la stèle de l'Apanage et, semble-t-il, la Stèle Caire JE 28.019 (ci-dessous, § 6). Les tenures, enfin, ne sont pas seulement ni forcément « militaires », elles peuvent être concédées à des fonctionnaires pour d'autres mérites.
L'attribution de tenure(s) est confirmée dès la 18e dynastie par l'enregistrement scellé (khétem) au cadastre (van den Boorn : 190-191).
A partir de l'époque ramesside, les tenures semblent désignées par l'expression ahé néméhou, litt. : « champs des (personnes) privées » (ou : « des particuliers »), vraisemblablement à la suite d'une nouvelle réforme cadastrale dont les temples furent les premiers bénéficiaires (§ 6, infra). L'enregistrement au cadastre demeure bien entendu une obligation fondamentale et l'attribution de tenures résulte encore du procédé de la récompense pour services rendus. Du point de vue fiscal, les néméhyou sont soit directement responsables devant l'administration centrale, ou bien redevables aux temples de leurs taxes foncières.
Stèles de donation et de fondation caractérisent plus particulièrement cette période qui voit aussi se multiplier les contrats rédigés sur papyrus à l'occasion de transferts de droits sur des tenures.
Les premières portent sur des parcelles – dont les caractéristiques évoquent les tenures – qui font l'objet de « donations », mentionnées sur des stèles du Nouvel Empire et de la Basse Epoque en particulier. Il s'agit sans doute d'anciennes tenures retournées au domaine royal et « ravivées » par ce procédé. Ce sont également des champs, de la taille d'une tenure, attribués sur les terres nouvellement mises en œuvre. Les « donations » peuvent porter aussi sur des domaines plus vastes reçus en bénéfice.
La remarquable étude de Dimitri Meeks, « Les donations aux temples dans l'Egypte du Ier millénaire avant J.-C. » (Meeks, 1979a) nous est d'un grand secours, par la liste quasi exhaustive des « stèles de donation » et par les riches informations qu'elle contient (voir : Meeks, 2009, pour une mise à jour – comportant les documents nouveaux – de cette liste).
Les stèles « de donation » sont des bornes qui comportent, dans leur partie cintrée, une scène où figurent les acteurs principaux : roi, (dieu) bénéficiaire, le plus souvent, et, en-dessous, quelques lignes de texte destinées, d'une part à identifier rapidement la parcelle et ses détenteurs, d'autre part à préserver la disposition par une formule imprécatoire à l'encontre d'éventuels contrevenants qui auraient l'intention de déplacer la borne.
On doit les distinguer des grandes stèles, produites pour l'affichage dans les temples, de fondation ou de constitution de grands domaines, telles par exemple, la stèle de Chéchonq (Blackman, 1941), la stèle de l'Apanage (Menu, 1989) ou la stèle de Taharqa (Meeks, 1979b). Celles-ci sont des copies d'actes royaux importants qui requièrent des mesures de publicité détaillées ; elles comportent des clauses circonstanciées, ainsi que des imprécations particulièrement impressionnantes. Dans un cas comme dans l'autre, l'enregistrement au cadastre s'impose en toute nécessité. Le but des stèles est, pour les unes, bornage et identification, pour les autres, affichage et publicité. Elles appartiennent aux mêmes procédés juridiques de fondation et de concession royale de terres.
Nous étudierons plus loin les grandes stèles d'affichage auxquelles nous consacrerons une analyse détaillée et retiendrons ici, pour un examen préalable, la première catégorie de stèles, les stèles-bornes, stèles « de donation » proprement dites, les plus nombreuses.
La « donation » est la concession, par le roi ou par le temple, à un tiers ou à un relevant du temple, de l'autorité ou d'une part de l'autorité sur une terre, des revenus ou d'une part des revenus provenant d'une terre qui se trouve sur un domaine déjà existant ou dans un ensemble rural nouvellement constitué. La propriété « éminente » du pharaon n'est jamais remise en cause, même aux époques où le pouvoir est plus ou moins dissous, car les cessions se font sur des démembrements de propriété réalisés à plusieurs niveaux. Cette constatation se place sur le plan juridique, avec des conséquences politiques et économiques ; elle vaut pour toute l'histoire pharaonique. Nous n'insisterons jamais assez sur le fait que le procédé du démembrement de la propriété foncière a été appliqué avec ampleur en Egypte ancienne, à tous les degrés de concession, le roi demeurant en dernier ressort le seul propriétaire théorique du sol, le titulaire du dominium directum par héritage divin, tandis que le temple est investi, par délégation royale, du dominium utile. En période troublée, les princes locaux exercent en fait, d'une manière subsidiaire, les fonctions régaliennes pour le compte du pouvoir royal unique à venir.
Le mécanisme de la « donation » est beaucoup plus simple qu'il n'y paraît : le roi attribue un champ à un temple pour un fonctionnaire, prêtre ou laïque, sous couvert du temple et selon le mode de détention des terres que l'on peut appeler beneficium d'après la terminologie du haut Moyen Age occidental. A son tour, le bénéficier devra ou pourra, s'il le souhaite, aliéner avec charge (celle-ci consiste souvent en une offrande rituelle en faveur d'un temple) et moyennant une part des revenus provenant de la terre qui lui est remise, une partie de ses droits fonciers à un gérant.
On trouve aussi des cas rares de transferts d'un temple à l'autre de droits sur un champ (Meeks, 1979a, 627).
L'intervention d'un « intermédiaire administratif », postulée par E. Iversen (1941), reprise par D. Meeks (1979a), est loin d'être un élément constitutif indispensable de la « donation ». Qui plus est, la présence somme toute assez peu fréquente d'un personnage de haut rang – l'« intermédiaire » – sur les stèles « de donation » (où il apparaît parfois dans le texte, plus rarement dans la scène figurée du cintre) peut être interprétée à chaque fois comme le signe d'une cession supplémentaire de droits sur le fonds transféré (j'en ai volontairement retenu plusieurs cas dans la liste commentée plus loin, § 6), d'un degré supérieur de démembrement d'une propriété toujours royale ou divine, et non d'une nécessité administrative.
Voici un exemple (théorique) d'une telle chaîne de démembrements possibles des droits fonciers : un domaine en beneficium peut être loué par bail emphytéotique, être partagé en tenures, elles-mêmes regroupées dans un ou plusieurs départements confiés à des gérants, les champs étant mis en œuvre par des agriculteurs qui peuvent être, suivant les époques, des salariés recevant des rations ou un lopin à exploiter pour leur propre compte, des fermiers, des métayers ou bien des locataires selon un bail à parts de fruits conclu pour une durée d'un an.
Tous ces niveaux juridiques de détention des terres sont certainement présents dès avant leur attestation multiple à la Basse Epoque. Les archives d'Héqanakhte (début 12e dynastie), par exemple, contiennent la mention explicite de baux emphytéotiques dont j'ai pour la première fois reconnu l'existence (Menu, 1970). Les baux à court terme existaient très certainement avant les contrats d'époque saïte qui nous en ont conservé un certain nombre. Ainsi, par exemple, le « tiers d'oipè » qui fait l'objet de la première « affaire » du grand texte de Djéhoutymosé (Kruchten, 1986) me semble devoir être interprété, en l'absence de tout développement explicatif dans le texte lui-même, comme une redevance à l'occasion d'une location à parts de fruits conclue pour un an, le partage d'un tiers pour deux tiers des récoltes étant pratiqué plus tard (26e dynastie), dans ce type de contrat (Menu, RHD 72, 1994).
La « donation » me semble être possible à n'importe lequel de ces niveaux.
L'« intermédiaire » – c'est-à-dire en fait le titulaire d'un droit issu d'un démembrement supplémentaire de la propriété d'origine royale – lorsqu'il en existe un, peut sans doute abandonner ses droits, soit sur initiative « royale » – c'est-à-dire émanant de celui qui exerce la royauté – soit de son plein gré, moyennant une compensation comme pour les cessions de services (t. 2, chap. 1). La délégation d'autorité est un procédé juridique répandu en droit égyptien. Une autre démarche lui est spécifique : la substitution des sujets de droits, moyennant contrepartie, compensation. C'est le principe de la mutation sur lequel je reviendrai ailleurs plus amplement mais qu'il est bon de garder présent à l'esprit pour aborder l'interprétation juridique des « stèles de donation ».
Le rôle de l'autorité administrative ne réside pas dans l'intervention nécessaire d'un « intermédiaire ». Il me semble être d'un autre ordre ; il concerne la preuve, sous deux aspects :
– l'enregistrement au cadastre du fonds, de son contenu et des personnes qui en sont responsables ;
– la remise effective (souadj){261} à l'intéressé, investiture réalisée par un document royal dressé dans les services de la chancellerie.
Quelques exemples de « stèles de donation », présentés suivant un ordre chronologique, expliciteront mes propos au § 6 ci-dessous.
Reprenons en effet, comme annoncé plus haut, à la fin de l'introduction du présent chapitre, les grandes périodes de l'histoire pharaonique, en les illustrant à l'aide des principaux documents qui les caractérisent.