Si le Moyen Empire a développé les structures collectives (villes, corporations, maisonnées, fonctions, etc.), surtout sous la 12e dynastie, il semble que l'avènement du Nouvel Empire corresponde davantage à une prise de conscience individuelle, peut-être favorisée par l'infléchissement de l'autorité centrale entraîné par la prise de pouvoir des Hyksôs, originaires du Proche-Orient, dont certains étaient d'ailleurs installés depuis longtemps dans le Delta du Nil et qui maintinrent leur autorité sur l'Egypte pendant environ un siècle.
La reconquête opérée par les princes thébains Séqénenrê Taa, Kamosé, puis Amosis, le fondateur à la fois de la 18e dynastie et du Nouvel Empire, s'est accompagnée d'une politique de récompenses en faveur de chefs militaires valeureux qui reçurent du roi des tenures foncières ainsi que des serviteurs d'origine étrangère pour les faire fructifier. Ces tenures dont la taille (de 3 à 5 aroures) semble avoir été calculée pour subvenir aux besoins d'une famille « nucléaire » sont devenues cessibles et transmissibles sous les Aménophis et les Thoutmosis. Les cas les plus célèbres sont ceux qui impliquent Ahmès, fils d'Abana (18e dynastie), dont un texte gravé dans sa tombe, à El-Kab, relate ses hauts faits d'armes récompensés par des bienfaits royaux, ainsi que Néshi, l'ancêtre de Mès qui fit valoir sous Ramsès II ses droits sur un fonds, lors d'un procès à rebondissements dont les principaux épisodes furent inscrits sur les murs de son tombeau. L'inscription de Minmosé (Urk., IV, 1441-1445) rapporte, elle aussi, les récompenses accordées au personnage par le pharaon, en terres et en personnel.
La tenure-shédou, traitée dans le texte des Devoirs du vizir (voir supra), semble traduire sous cette appellation le statut juridique des champs remis en gratification, pour services rendus, à des officiers de l'armée mais certainement aussi à des représentants d'autres catégories sociales : fonctionnaires petits et moyens, artisans.
Le P. Berlin 9.784 nous rappelle cependant que les champs cédés se trouvent la plupart du temps sur les domaines des temples et ne font l'objet en réalité que de transferts de droits (supra, § 2).
La documentation relative aux transactions qui avaient lieu à Deir el-Médîna, le village abritant les artisans des tombes royales dans les vallées thébaines, porte sur des objets mobiliers, des animaux, quelques constructions de faible importance (voir t. 2, chap. 2) mais ne font aucune allusion à des champs détenus ou exploités par les ouvriers. Ceux-ci disposaient vraisemblablement, sur le territoire de « l'Institution de la tombe » (Czerny´, 1973 ; Valbelle, 1985), de petites parcelles communales (je pense qu'il s'agit plutôt de lopins de terre relevant du temple mémorial du pharaon régnant) leur permettant de produire des légumes pour compléter leur alimentation quotidienne. Ramosé, Djéhoutymosé et Boutéhamon, des scribes attachés aux travaux de la communauté artisanale, mentionnent leurs champs (ahet) dans les inscriptions de leur tombeau ou dans leur correspondance épistolaire. C'est toutefois en tant que fonctionnaires relevant aussi de temples fortunés (respectivement le temple mémorial de Thoutmosis IV et celui de Ramsès III à Médinet Habou) qu'ils bénéficiaient de dotations agricoles (Valbelle, 1985).
Les attributions de terres en faveur des temples et au bénéfice de certains fonctionnaires continuent d'être pratiquées lors de la mise en place des institutions au début du Nouvel Empire, ainsi qu'en témoignent plusieurs « stèles de donation » : nous en avons une dizaine d'exemples pour la 18e dynastie (Meeks, 1979, 2009). En corollaire, de très grands dignitaires des 18-19e dynasties reversaient une part de leurs bénéfices fonciers en faveur d'institutions royales, se réservant au passage une quantité définie de revenus agricoles pour alimenter leurs propres offrandes funéraires. Ces pratiques ont été bien analysées par B. J. Haring, à partir d'exemples impliquant des personnalités aussi célèbres que Senmout, l'architecte et confident de la reine Hatchepsout, ou le vizir Hori qui était aussi intendant du temple mémorial de Siptah à Thèbes-ouest (Haring, 1997). Les stèles privées des 18e-19e dynasties montrant des personnages en adoration devant la scène du triomphe royal (Schulman, 1988 ; supra, chap. 2, fig. 64) confirment que toute richesse était considérée à cette époque comme un bienfait reçu du roi grâce à la maât qu'il garantit, de même que toute victoire royale était pleinement attribuée à la volonté divine (Grimal, 1986).
La liste d'imyt-per établie par le roi en faveur du domaine d'Amon, dans le P. Harris I (10, 1-11, 11), mentionne – outre le personnel affecté aux temples thébains énumérés{288}, les troupeaux, les tributs et les recettes, les revenus des champs, jardins et bosquets, les bateaux et les ateliers de charpentage – des statues royales, probablement associées à des statues divines, abritées dans des sortes de kiosques (séshem khou, barques portables et, par extension, « tabernacles »), au nombre de 2 756. Toutes ces statues relèvent du domaine d'Amon-Rê-roi-des-dieux. Les unes sont dressées à l'intérieur des temples divins tandis que d'autres sont placées dans des reposoirs, au milieu des champs (Grandet, 1994). Des fonctionnaires, des porte-étendard, des contrôleurs et des habitants contribuent à l'entretien cultuel de ces statues qui les protègent et les défendent – application idéologique tardive mais réelle du « Pacte des Pyramides » (voir t. 2, chap. 1) – employant 5 164 personnes au total, soit à peu près deux personnes par statue ou groupe statuaire, ce qui est considérable.
Le P. Wilbour enregistre lui aussi des terres données (hének) à des statues royales et divines. Ces « terres-données » me semblent aujourd'hui de même nature que les champs faisant l'objet de « donations » enregistrées sur les stèles de bornage (voir infra). Que le champ soit « donné » par le roi à un particulier sous couvert du temple pour que le particulier effectue une offrande au temple, ou qu'il soit « donné » par un fonctionnaire à une statue royale/divine, dans tous les cas le roi conserve son droit de propriété éminente et son action est soit directe, soit indirecte, encourageant dans tous les cas une initiative privée qui n'est sûrement pas aussi libre qu'on pourrait le croire a priori.
L'époque ramesside, brillamment représentée par la 19e dynastie (principalement Ramsès Ier, le fondateur, Séthy Ier, Ramsès II) et par quelques règnes encore fastes de la 20e dynastie, marque une ère de prospérité sans précédent, à la fois sur un plan général et plus particulièrement au crédit des temples. Une bonne douzaine de stèles de bornage (Meeks, 1979) portant des inscriptions à portée juridico-économique (infra, § 6) atteste que la pratique de la « donation » (cession) des revenus de la terre se poursuit.
L'édit de Séthy Ier en faveur d'Osiris d'Abydos – dont une copie rupestre est gravée à Naouri, en Nubie{289} – nous fournit d'autre part un bel exemple de constitution d'un grand domaine agricole au profit d'un temple, avec les mesures de protection et d'exemption qui l'accompagnent. Ce faisant, le roi reste fidèle à la tradition que nous connaissons par les « décrets de Coptos » (voir supra, § 3) en aménageant immunités et exemptions. L'ensemble sera soustrait au contrôle ordinaire de l'administration royale – et en particulier de certains corps de fonctionnaires et militaires qui sont énumérés – il est autonome, mais cela ne signifie pas qu'il soit totalement indépendant : le P. Wilbour contient de nombreuses attestations du lien qui unit le domaine du temple à des bureaux ou à des personnes responsables au sein de l'administration centrale.
Le hasard de la conservation et de la transmission des documents a fait que le règne de Ramsès III nous a légué, par l'instrument de son successeur Ramsès IV, le plus long papyrus à présent connu qui enregistre les dons – au rang desquels figurent des bénéfices fonciers – accordés aux temples d'Egypte par ce pharaon ; rédigé à des fins idéologiques, le texte n'en utilise pas moins les résultats concrets de comptabilités soigneuses. Ce document complète les informations économiques fournies par le « calendrier des fêtes » enregistré sur la paroi extérieure sud du temple de Médinet Habou (voir Haring, 1997).
Quant au Papyrus Wilbour, conservé au Brooklyn Museum sous le no34.5596, il renferme des renseignements de tout premier ordre, collectés dans un but fiscal, sur la gestion et la détention des terres agricoles sous Ramsès V, dans une portion de territoire située en Moyenne Egypte (fig. 105).
C'est sur ces documents remarquables que j'insisterai pour affiner la description des modalités de détention des terres durant le Nouvel Empire.
Le Papyrus Harris I, inventorié sous le no9.999 au British Museum où il est conservé, est le plus grand papyrus d'époque pharaonique qui nous soit parvenu : il mesure la longueur considérable de 42 mètres. De très belle qualité, orné de trois somptueuses vignettes (fig. 102) introduisant les sections relatives aux trois temples principaux, il est soigneusement calligraphié en caractères hiératiques de grandes dimensions – voir infra – à l'encre noire avec des rubriques ; l'encre rouge est également utilisée pour signaler les mots importants, comme démedj, « total », par exemple, dans les listes de biens.
Le document est daté de l'an 32, troisième mois de la saison des Moissons (shémou), jour 6, de Ramsès III, soit 9 jours avant la mort du souverain et l'avènement de son fils et successeur légitime, Ramsès IV, qui se produisirent le 15, ces deux événements étant considérés par P. Grandet – à qui l'on doit une étude fouillée du grand texte, surtout sur le plan philologique – comme concomitants du fait qu'ils ont été portés en même temps à la connaissance des ouvriers de la tombe royale le lendemain, c'est-à-dire le 16 (Grandet, 1994, p. 117-118). Les circonstances de la rédaction du P. Harris I sont bien particulières puisqu'elles entourent l'une des tragédies monarchiques les plus fameuses de l'histoire pharaonique : la conspiration ourdie au sein du harem par une épouse secondaire du roi, Tiy, afin d'installer son fils Pentaour sur le trône. Le complot fut déjoué par l'héritier légitime (le futur Ramsès IV) qui, dès son avènement, organisa des procès retentissants dont quelques papyrus nous transmettent l'écho, et fit rédiger deux documents : le Papyrus Harris I et le Papyrus judiciaire de Turin, texte calligraphié lui aussi en grands caractères, qui résume la conjuration et la répression. Selon une hypothèse astucieuse et intéressante de P. Grandet, les deux documents furent placardés sur un mur du temple « de millions d'années » de Ramsès III (le temple de Médinet Habou) le jour des funérailles du vieux roi, afin que les grands dignitaires puissent en prendre connaissance. Le décès de Ramsès III reste mystérieux : mort naturelle, issue attendue d'une maladie dont les progrès étaient suivis, selon P. Grandet, attentat possible aussi : le fait que la momie du pharaon ne montre aucune trace de violence n'est pas déterminant ainsi que je l'avais souligné en 1997, le roi affaibli ayant pu par exemple être empoisonné ou étouffé{290}. De fait, un examen minutieux de la momie de Ramsès III effectué récemment (2012) a montré les traces d'une blessure soigneusement dissimulée par des linges et des bandelettes au niveau du cou, révélant que le souverain avait été égorgé. Quoi qu'il en soit, une faction séditieuse souhaitait la mort du souverain qui se produisit alors, c'est là le nœud du drame.
Fig. 102 : Vignette du P. Harris I, en couleurs sur le papyrus, précédant le discours royal et la liste des biens (immobiliers et mobiliers, corporels et incorporels) accordés par Ramsès III au domaine de Ptah de Memphis ; le dieu est accompagné de Sekhmet et de Néfertoum pour former la triade memphite.
On le voit, le document présente un intérêt primordial sur le plan historique ; sur le plan économique son apport est fondamental.
Le texte du P. Harris I est un discours mis dans la bouche de Ramsès III et prononcé en trois parties. Il comporte :
– un sommaire qui énonce le contenu du document, c'est-à-dire les deux parties subséquentes très inégales puisque la seconde comporte seulement cinq pages d'une seule colonne d'écriture, et la première, soixante-treize pages dont plusieurs portent deux et même trois colonnes ;
– une adresse aux dieux (première partie du discours royal) ;
– une adresse aux hommes (seconde partie de ce discours).
Fig. 103 : Un extrait du P. Harris I écrit en écriture hiératique et en larges caractères (discours royal introduisant les listes de biens accordés aux temples thébains, domaine du dieu Amon).
L'« adresse aux dieux » est la partie la plus conséquente puisqu'elle contient 1 430 lignes, contre 59 pour l'« adresse aux humains ». A titre comparatif, le P. Wilbour contient 5 200 lignes au total, sur une longueur d'un peu plus de 10 mètres ; il s'agit d'un texte comptable dont l'écriture est serrée, tandis que le P. Harris I est un document à but idéologique, calligraphié en caractères larges.
Elle énumère les bienfaits accordés aux temples par Ramsès III durant son règne. L'inventaire, découpé en quatre sections, concerne les trois grands temples : Thèbes, Héliopolis, Memphis, introduits chacun par une vignette, puis l'ensemble des temples secondaires d'Egypte énumérés selon un ordre géographique allant du sud au nord. On ne doit pas parler à leur propos de « petits temples » (Erichsen, Grandet) puisque, dans cette section, figurent des sanctuaires aussi prestigieux que celui d'Osiris à Abydos, de Thot à Hermopolis, d'Oupouaout à Assiout ou de Seth à Pi-Ramsès. La distinction est marquée entre les trois temples qui illustrent la théologie ramesside et qui reçoivent des richesses considérables, et les autres. Rappelons un extrait de l'hymne adressé à Amon par Ramsès II : « Trois sont tous les dieux, Amon, Rê, Ptah qui n'ont pas de semblable. Son nom est caché en tant qu'Amon, il est Rê par le visage ; son corps, c'est Ptah. Leurs villes, dans le Pays, sont établies pour l'éternité ; Thèbes, Héliopolis, Memphis, sont destinées à la pérennité » (Barucq, Daumas, 1980). Amon idéalise ainsi l'unité divine en la trinité territoriale.
A chaque section sont annexées des listes comptables qui sont des pièces justificatives à l'appui des affirmations royales, fournissant la preuve tangible et comptabilisée des bienfaits royaux : constructions, statues, terres, personnel, rentes, vaisselle, pierres et métaux précieux, céréales, bétail, bateaux, étoffes, produits divers.
Ces listes font elles-mêmes l'objet d'un état récapitulatif suivi, à son tour, par une oraison royale dont le but est double : d'une part le roi défunt souhaite que soit réalisé son destin éternel et divin, d'autre part il prononce un véritable plaidoyer en faveur de son héritier légitime, Ramsès IV qui, rappelons-le, est le véritable auteur du document.
Prenons pour exemple la série dite thébaine, puisque, nous l'avons vu, le dieu Amon, dans la trilogie qu'il forme avec Rê et Ptah, est en fait la divinité principale dans l'empire ramesside. Amon apparaît d'ailleurs en tête de liste sous la forme syncrétique d'Amon-Rê, ce qui dénote l'influence, à l'échelle du territoire tout entier et jusqu'à Thèbes, du clergé de Rê d'Héliopolis. Memphis, vouée au dieu Ptah, demeure toutefois une capitale religieuse historique de première importance, reliée aux origines de l'Etat puisqu'elle fut fondée par Nârmer, et marquée par le culte funéraire des souverains de l'Ancien Empire et, à proximité, de ceux du Moyen Empire, avant que ceux du Nouvel Empire ne se fassent inhumer dans les hypogées de la vallée des rois à Thèbes.
Avant de rendre compte des actions royales en faveur d'Amon, il faut faire une importante remarque, à savoir que la section appelée thébaine comporte bien entendu les grands temples de Thèbes, et en premier lieu celui de Médinet Habou créé par Ramsès III lui-même, mais aussi des sanctuaires consacrés à Amon et situés à Pi-Ramsès (dans le Delta), en Nubie ou en terre de Canaan.
Dans l'exposé général de ses bienfaits, le roi évoque, si nous choisissons comme exemple le temple mémorial de Médinet Habou, la construction soigneuse et précieuse du sanctuaire, les beaux matériaux, la facture parfaite, puis il énumère les biens qui lui sont attribués : des trésors, des greniers, des champs, des troupeaux, des rentes, du personnel, une statue de culte, de la vaisselle rituelle, des offrandes, des statues monumentales, un palais royal, des bateaux, des jardins et des vergers agrémentés d'un bassin fleuri de lotus.
Les autres temples d'Amon sont embellis, agrandis, et chacun est doté, plus ou moins de la même manière. En conclusion de l'exposé général des faveurs accordées à Amon, le roi annonce les listes justificatives des biens constitués ou attribués.
Fig. 104 : Un extrait du P. Harris I (énumération des biens des temples thébains (listes) ; les éléments comptables sont écrits, comme il se doit, en écriture plus cursive.
Ces listes qui font suite sont de trois sortes :
– en premier lieu, l'imyt-per{291} – acte juridique caractérisé par sa fonction constitutive et conservatrice d'une universalité de biens, très différent d'une « donation » (terme employé par Grandet, 1994) – qui regroupe les dotations de fonctionnement : du personnel, des troupeaux, des terres agricoles, des jardins, des bateaux, des ateliers, enfin des rentes perçues sur des localités (démy) d'Egypte, de Palestine et de Nubie (soixante-cinq au total) et qui sont affectées aux différents temples d'Amon ;
– en second lieu, une liste qui comptabilise des redevances annuelles et régulières, attribuées au temple en produits de consommation courante comme des céréales, des bœufs, du gibier d'eau, des légumes, etc., mais aussi du bois de construction pour les bateaux et des biens que l'on peut qualifier de monétaires : or, argent, étoffes (cf. t. 2, chap. 2) ;
– en troisième lieu et enfin, des listes qui énumèrent des contributions déterminées et irrégulières, des cessions particulières en matières et objets précieux, en céréales et produits d'offrandes, en matériaux pour la fabrication des statues.
Si le dieu Amon est le plus doté, le schéma est le même pour les sections dont font l'objet Rê d'Héliopolis, Ptah de Memphis, et tous les autres temples réunis dans la quatrième section.
La fonction des attributions royales est donc triple : dotations de fonctionnement, de thésaurisation, d'offrandes, sous forme de cessions déterminées et de redevances annuelles regroupées dans une universalité de biens, dénommée l'imyt-per, comme l'acte juridique qui la constitue.
Les quantités d'or attribuées aux temples sont impressionnantes (environ 8 tonnes) et s'inscrivent à mon avis en grande partie dans une politique générale de thésaurisation et d'épargne. Les céréales servent, comme nous le savons, à la fois comme biens de consommation et comme moyens de paiement ; leur total en versements royaux aux temples atteint le montant fabuleux d'un milliard et demi de litres ; quant aux terres cultivables et au personnel dépendant, ils représentent respectivement près de 30 000 hectares et plus de 100 000 personnes (Grandet, op. cit., I, p. 88-91). Au total, d'après les estimations de P. Grandet, Ramsès III aurait augmenté de 15 % les terres attribuées aux temples et de 12,5 % les personnes qui en dépendent (Grandet, ibid.). Selon H. Schaedel (1936), il faudrait multiplier par trois les chiffres du P. Harris I pour obtenir les chiffres absolus des possessions des temples : 8 863 km2 pour les terres, 1 500 000 personnes pour le personnel, ce qui fait respectivement 44,31 % de la superficie totale des terres cultivables et habitables, et 37,5 % de la population.
Il me semble inutile de calculer le rapport numérique terres/personnel tel qu'il est exprimé dans le P. Harris I (par exemple : Haring, 1997) dans la mesure où il s'agit dans les deux cas de nouveaux apports effectués par Ramsès III : le personnel affecté par lui aux temples peut très bien être destiné à d'anciens domaines ; de surcroît, les dépendants distribués à tel ou tel temple seront rapidement acheminés vers d'autres institutions (voir t. 2, chap. 1). Dans ces conditions, la question de savoir si les superficies de terres accordées par Ramsès III aux temples sont susceptibles de nourrir les dépendants qui leur sont attribués, et ceci avec ou sans leurs familles, apparaît stérile.
En revanche, le P. Harris I confirme d'une manière évidente la pratique de la constitution de rente. Voici, par exemple, quelques entrées qui concernent le domaine d'Amon :
12b, 2 : « Argent, en biens (divers), en tant que produit du travail des gens (bakou remetj), (biens) qui ont été cédés (redyt) pour (er) la « Satisfaction Divine » (organisme de production des offrandes divines) : 3 606 dében et 1 kité ».
12b, 3 : « Mesures-héqat de grain des produits des cultivateurs-ihoutyou : 309 950 sacs » ; le ihouty a un statut bien précis, il ne s'agit pas d'un simple paysan mais d'un agriculteur responsable, notamment sur le plan fiscal (cf. P. Wilbour, infra).
En ce qui concerne l'intitulé de cette même liste thébaine, une traduction littérale s'avère là encore utile à la compréhension institutionnelle du P. Harris I{292} :
12a, 1 : « Biens (en) prélèvements et produits des gens (rémetj) et du personnel suppléant (semdet)... que le roi Ousermaâtrê-Méryamon, v., s., f., le dieu grand, a donnés (terme générique pour : cédés) à leurs trésors, ateliers-magasins et greniers, comme leurs redevances annuelles ».
Rappelons que le roi exerce sur le sol la directe universelle (dominium directum) tandis que les temples bénéficient de la propriété utile (dominium utile), elle-même démembrée en droits superposés qui en sont issus. Le cens que les tenanciers doivent à l'autorité royale sur leurs tenures (voir aussi les « domaines de répartition » du P. Wilbour) peut être attribué par le roi à telle ou telle institution cultuelle de son choix. L'opération juridique ainsi définie consiste en une « constitution de rente » : il s'agit là d'une terminologie juridique exacte qui s'applique à un procédé identique dans le cadre d'un autre système économique domanial et bénéficial, celui de la chrétienté médiévale. En Egypte pharaonique, on en a bien d'autres exemples, dont le cas non équivoque de la stèle de Chéchonq (Stèle Caire JE 66.285) : le roi Psousennès II affecte à la « Satisfaction Divine de l'Osiris Nemrod » – le domaine de production des offrandes de cette institution cultuelle nouvellement créée – les revenus qui proviennent de deux champs-néméhou, c'est-à-dire des tenures en censives, appartenant au temple d'Osiris à Abydos (infra, § 6).
Le roi ne prendrait pas la peine de préciser qu'il a cédé (redi) au temple de tels revenus si ceux-ci étaient dus normalement et directement au temple bénéficiaire, comme certains commentateurs le prétendent.
Lorsqu'on dit que les temples possèdent près de 45 % de la superficie des terres cultivables sous Ramsès III, on entend par là qu'ils bénéficient de la propriété utile sur le sol d'Egypte, le pharaon conservant la propriété éminente. L'exploitation des terres attribuées aux temples se fait sur le mode bénéficial. Le domaine du temple est confié à un responsable, un bénéficier – le plus souvent le premier prêtre du temple – qui d'ailleurs rend des comptes à l'autorité centrale, puisqu'il doit se plier à des contraintes d'ordre économique et d'ordre fiscal. Grosso modo, les champs sont en partie exploités directement par le temple grâce à son personnel propre, et pour une autre partie ils font l'objet d'une répartition en tenures, attribuées par le roi en particulier à des fonctionnaires ou à des soldats, qui versent un cens au temple, par faveur royale. Le contrôle fiscal de la production – notamment la production céréalière qui est la base principale de l'économie pharaonique – nécessite en théorie une parfaite transparence vis-à-vis de l'Etat et, de la part de celui-ci, une parfaite possibilité de contrôler et d'adapter la productivité agricole aux besoins de l'économie en général. Autrement dit, les terres qui n'ont pas été transférées au bénéfice des temples, partenaires économiques privilégiés de l'autorité centrale, demeurent logiquement la propriété de l'Etat qui en confie l'exploitation à des dignitaires, à des fonctionnaires, enfin à des tenanciers (les néméyhou) relevant directement de lui (supra, « Tableau 11 »).
A la suite des nombreux avantages consentis à leurs temples, le roi s'adresse aux dieux pour solliciter d'eux les récompenses qu'il attend.
P. Grandet fonde le mécanisme du P. Harris I sur la réciprocité : Ramsès III a accordé de nombreux avantages (comptabilisés, listes à l'appui) aux temples ; en échange, il demande aux dieux de l'admettre auprès d'eux, et surtout d'asseoir la royauté de son fils Ramsès IV grâce aux manifestations de leur bénédiction : longue vie, santé, prospérité, joie, victoire, descendance légitime. La réciprocité entre certes en action, d'une manière générale, dans le jeu social des anciens Egyptiens qui respectent d'ailleurs plutôt des règles de solidarité. Or, il ne s'agit pas là de réciprocité (selon la théorie du don et du contre-don représentée principalement par M. Mauss) mais d'un système de rémunération selon lequel toute bonne action reçoit nécessairement sa récompense et toute mauvaise action, son châtiment, sur terre ou dans l'au-delà, sur la base du principe de la justice rétributive immanente (Menu, 2005, réimpr. 2010), en vigueur durant toute l'histoire pharaonique et, par voie de conséquence, de la réversion possible du solde positif (excédent) d'un bilan de vie au compte d'un proche{293}.
La seconde partie du discours de Ramsès III s'adresse aux sujets du roi. Elle est résumée sous le titre : « Les bienfaits qu'il (Ramsès III) a accomplis pour les habitants de l'Egypte et de tout pays ». Après un rappel historique des événements qui amenèrent la 20e dynastie au pouvoir, ce discours est particulièrement intéressant sur le plan idéologique, car il évoque successivement les deux aspects de la fonction royale tels qu'ils sont affirmés aux origines : l'aspect guerrier et l'aspect nourricier dont le double but est de repousser l'isfet (le désordre, les ennemis) par la victoire, avec une évocation des campagnes victorieuses de Ramsès III, et d'amener la maât (la justice, le bien-être, la prospérité) par l'organisation politique et socio-économique permettant d'obtenir des richesses.
La harangue s'achève sur le rappel aux sujets de Pharaon de leurs devoirs (obéissance, travail) et de leurs droits (protection, rémunérations) conformément à ce que je dénomme le « Pacte des Pyramides » (t. 2, chap. 1).
Nous venons de voir, grâce à la présentation du P. Harris I, que le pharaon dote les temples non seulement en édifices cultuels et en objets rituels, mais en moyens de production (terres, bâtiments, ateliers, animaux, personnel), en rentes, en objets précieux, en biens de consommation courante et en biens qui fournissent des étalons monétaires (or, argent, cuivre, étoffes, céréales) ; malheureusement, le P. Harris I ne dit rien sur la manière dont toutes ces catégories de biens étaient gérées.
Le P. Wilbour, en revanche, est un véritable trésor documentaire émanant des services fiscaux de l'Etat représentés en l'occurrence par le Aâ-èn-shèt – titre que l'on traduira, en fonction de mes développements ultérieurs, par « Responsable des prélèvements » plutôt que « Taxateur en Chef », traduction d'A. H. Gardiner, l'éditeur du papyrus – et concernant le régime juridique des terres administrées par les temples et quelques autres institutions d'Etat, ainsi que le statut des personnes qui les font fructifier. Daté de la quatrième année du règne de Ramsès V (1158 av. J.-C.), il enregistre les possessions foncières des temples, de même que certaines terres relevant de divers services de l'administration royale, non pas sur tout le territoire égyptien comme le P. Harris I, mais sur une aire géographique qui s'étend de Crocodilopolis (Médinet el-Fayoum), au nord, jusqu'à El-Minieh, au sud, soit sur une distance de 140 km environ faisant l'objet de ce relevé qui couvre quatre sections topographiques.
Fig. 105 : Carte montrant la localisation des champs faisant l'objet du P. Wilbour.
Cela ne signifie pas que seule cette portion de la Moyenne Egypte aurait pu recevoir l'attention des agents du fisc : le P. Wilbour est la partie subsistante d'un ensemble de rouleaux constituant vraisemblablement un registre à l'échelle du territoire tout entier. La preuve en est que le début du P. Wilbour correspond au milieu d'une section topographique (la « Section I ») dont le commencement se trouvait à la fin d'un autre papyrus aujourd'hui perdu ; quant à la « Section IV », elle précédait sans doute un autre relevé plus méridional, actuellement disparu. Les terres mesurées dans le P. Wilbour représentent une part très minoritaire de l'ensemble des terres cultivables dans cette région (les superficies enregistrées couvrent 17 324 aroures dans le Texte A et 14 420 aroures dans le Texte B contre 1 071 780 aroures attribuées aux temples par Ramsès III dans la même région, d'après le P. Harris I : Warburton, 1997, p. 167), si bien que plusieurs commentateurs ont émis l'hypothèse suivant laquelle, aux terres d'Etat ou des temples enregistrées dans le P. Wilbour, il faudrait ajouter des terres communales ou des terres appartenant en toute propriété à des particuliers dont, malheureusement, il n'existe nulle part, dans l'ensemble de la documentation relative à la détention, à la gestion et à l'exploitation des terres agricoles, la moindre trace. Il vaut mieux, pour rester dans la sphère de la vraisemblance, supposer que notre document s'attache à quelques catégories de terres relevant de l'Etat ou des temples, mais pas toutes : on peut envisager, par exemple, que les revenus comptabilisés sont destinés à un seul des services administratifs de l'Etat, ou bien à quelques-unes des activités économiques exercées par les temples comme, entre autres, l'entretien des ânes et des chevaux, ou la fourniture des offrandes (d'où, peut-être, l'implication de certaines terres nourrissant les bœufs ou les « chèvres blanches » qui pourraient être des animaux de sacrifice). Le fait que les chiffres exposés soient exprimés en mesures de grain ne signifie absolument pas que nous avons affaire à la production céréalière exclusivement dans l'aire géographique concernée mais à la traduction sur le mode comptable, en quantités de grain correspondantes et fixées par barème, de revenus agricoles divers : céréales, mais aussi plantes fourragères et vivrières, légumes et fruits, enfin arbustes et broussailles (shétaou) poussant sur les terres-téni, utilisés pour le chauffage et pour la fabrication du charbon de bois (voir infra, mon commentaire de la stèle de l'Apanage). Les §§ 196 et 197 du Texte A, par exemple, sont relatifs à la fourniture du fourrage destiné aux ânes qui assurent le transport des marchandises entre la vallée du Nil et les oasis du Nord :
« Le Trésor de Pharaon sous l'autorité du Directeur du Trésor Menttowe{294}
Domaine de cette Maison qui produit le fourrage pour les ânes de l'oasis du nord
Mesurage fait au nord du Château de Piot :
Terre cultivée pour le cultivateur Tjayserye 21. 5 sacs. 105 sacs <de céréales>
Mesurage fait au sud-est de ce lieu :
Terre cultivée pour lui : 9. 5 sacs. 45 sacs
Attribué à la Demeure de Pharaon (dans le) département (réményt) de Hardai (Cynopolis), 3 1/4 1/8 »
(Les mots et les chiffres soulignés sont écrits en rouge sur le papyrus).
Il en est de même des « champs pour les chevaux » répertoriés dans les « paragraphes de répartition ». Exemple : « Champs pour (les chevaux) que le maître d'écurie Méryrê a déclarés : .5. ÷. 12/4 sacs (§ 152, 60, 1) ».
Apparu sur le marché des antiquités à la fin des années 1920, puis acquis par le Brooklyn Museum où il est conservé sous le no34.5596, le P. Wilbour est un des plus grands papyrus actuellement connus. Sa longueur est de 10,33 mètres ; il est constitué de quarante-trois feuilles plus ou moins complètes, hautes chacune de 42 cm et larges de 26 cm, d'un papyrus de très belle qualité.
Riche d'informations foisonnantes, le P. Wilbour a fait l'objet d'une publication monumentale et exemplaire par Sir Alan H. Gardiner (voir la n. 95 ci-dessous). Depuis cette editio princeps en tout point irréprochable, plusieurs auteurs se sont penchés sur le P. Wilbour{295}.
Voici plus d'un demi-siècle, en quête d'un sujet de thèse mettant à profit ma triple formation de juriste (comportant à l'époque deux solides années d'économie politique), d'historienne et d'égyptologue pour l'obtention d'un doctorat d'Etat en droit (option « Histoire des institutions et des faits sociaux »), je consultai plusieurs personnalités, parmi lesquelles Michel Malinine, mon professeur de démotique et de hiératique « anormal » à l'E.P.H.E., qui, ayant produit un compte rendu pénétrant de l'œuvre magistrale de Gardiner (BiOr, 1951, p. 63-72) me suggéra, en connaissance de cause et sans me cacher les difficultés d'un tel projet, d'étudier le P. Wilbour en abordant principalement les aspects juridiques, économiques et sociologiques du grand document. J'étais alors la toute jeune maman d'un enfant né en 1964, je n'avais aucune ressource personnelle et, sans l'aide de M. Malinine – qui me prêta pendant deux ans son exemplaire en quatre volumes de la publication de Gardiner, mit sa propre bibliothèque à ma disposition et demanda pour moi un assouplissement des horaires pour me permettre d'accéder à la Bibliothèque Champollion du Collège de France – il m'eut été impossible de mener l'épreuve à son terme dans des délais aussi raisonnables. La soutenance eut lieu en juin 1966 à la Faculté de Droit de Paris, place du Panthéon, et, outre les meilleures récompenses universitaires attachées à cet exercice, mon travail reçut un prix de thèse en 1967 ; il fut publié en 1970 aux Presses Universitaires de Lille{296}, dans le cadre de l'Institut de Papyrologie et d'Egyptologie dirigé alors par Jean Vercoutter, l'un de mes deux directeurs de thèse – l'autre étant l'historien du droit et assyriologue Guillaume Cardascia – dont j'avais suivi l'enseignement à l'Université de Lille, au cours d'un cycle complet d'études égyptologiques.
Accueilli d'abord très favorablement – j'ai gardé avec émotion les lettres enthousiastes de Jaroslav Czerny´ et de Serge Sauneron – l'ouvrage fut, semble-t-il, assez vite considéré comme gênant par certains égyptologues non juristes, spécialisés dans les questions d'ordre juridique ou économique.
A partir du moment où J. J. Janssen publia un copieux compte rendu consacré à l'ouvrage de Stouchevsky paru en 1982{297}, la plupart des égyptologues – à l'heureuse exception de quelques-uns – considérèrent que cette recension (recouvrant une analyse résumée de certaines données du P. Wilbour) constituait la référence pour qui souhaitait être informé du contenu quintessentiel du P. Wilbour, et ceci d'autant plus que J. J. Janssen exprimait apparemment vis-à-vis de mon travail une condamnation sans appel – que je traduis ci-dessous – en rapportant les premières pages du livre de Stouchevsky :
« Dans son avant-propos l'auteur <Stouchevsky> précise que le mot ihouty, “cultivateur”, indique, à la fois dans le P. Wilbour et dans d'autres documents ramessides, trois situations différentes : 1) des administrateurs de niveau inférieur qui ne labouraient pas les champs eux-mêmes (“pseudo-cultivateurs” ou “agents du fisc”) ; 2) de véritables ouvriers agricoles travaillant sur des propriétés de l'Etat et des temples ; 3) des possesseurs de champs à titre privé. Un chapitre est consacré à chacune de ces trois catégories. Dans ce qui semble être une addition plus tardive à l'avant-propos (p. 6-7) Stouchevsky discute la thèse de Mme Menu qui manifestement lui était parvenue seulement quand le livre était pratiquement achevé. Il la critique pour avoir suivi servilement Gardiner et pour ne pas avoir essayé de résoudre les problèmes des entrées-pesh A et B <c'est moi qui souligne>. Encore qu'à certains égards – comme il apparaît à sa division des ihoutyou en trois catégories – il est d'accord avec ses conclusions » (Janssen, 1986, p. 354).
Janssen ajoute que, hormis son analyse tripartite du statut des « cultivateurs » (mise largement en évidence auparavant par moi-même dans ma thèse !), Stouchevsky reprend, à l'intention d'un public plus large que le lectorat égyptologique, les grandes lignes des résultats exposés par Gardiner dans son commentaire du P. Wilbour. Ces dernières observations, plus modérées que la précédente, échappèrent sans doute à la lecture de certains spécialistes... Si bien qu'il était dorénavant et définitivement convenu que « Mme Menu suit servilement (“slavishly”) Gardiner », opinion reproduite et parfois exprimée telle quelle par certains auteurs, montrant par là qu'ils s'étaient crus ainsi dispensés de lire mon ouvrage !
Or, sur le fond, mon interprétation du P. Wilbour est au contraire très différente de celle de Gardiner. En voici les principaux traits :
1 – Gardiner pense que les chiffres contenus dans le Texte A du P. Wilbour représentent une estimation des rentrées fiscales : « assessment » (Gardiner, 1948, p. 10){298}. J'ai démontré au long de ma thèse qu'il s'agissait, aussi bien dans les « paragraphes de répartition » que dans les « paragraphes normaux » du P. Wilbour (voir infra) du montant du revenu net (taxable) des institutions possédantes énumérées, évalué empiriquement (et traduit en mesures de grain) par les autorités fiscales sur la base d'une productivité agricole constatée.
2 – Gardiner traduit : « terre cultivée par lui » la mention ihet èn.ef, omniprésente dans les paragraphes normaux, tandis que je propose de la rendre par : « terre cultivée pour lui »{299}, ce qui induit un statut complètement différent – et différencié – des cultivateurs-ihoutyou que j'ai largement exposé (en particulier, ibid., p. 60-77, p. 139-145, p. 170-193 et passim) bien avant que Stouchevsky ne reprenne cette problématique ; l'on se reportera aussi à mes tableaux sur la présence des ihoutyou dans le P. Wilbour, sur leurs emplois respectifs et leurs salaires, qui renforcent mes démonstrations (ibid., p. 240-257).
3 – Grâce à ma formation et à mes connaissances juridiques et économiques, j'ai pu restituer les mécanismes, mis en œuvre par les services bureaucratiques et comptables de l'administration pharaonique, d'opérations telles que l'arrentement et la constitution de rente, par exemple, des régimes juridiques de gestion et d'exploitation des terres agricoles comme le faire-valoir indirect ou la tenure en censive émergeant tout naturellement à l'analyse.
4 – Contrairement à l'insinuation perfide de Stouchevsky rapportée par J. J. Janssen, mon explication de la nature et de la correspondance des entrées-pesh A et B du P. Wilbour (voir infra) est, parmi toutes celles qui ont été tentées jusqu'à présent, et grâce à mon explication de la nature des calculs contenus dans le P. Wilbour, la seule à avoir une véritable cohérence et à tenir la route.
5 – Par une analyse statistique poussée dont les résultats, sous forme de tableaux divers, occupent plus du tiers du volume de ma thèse, j'ai considérablement amélioré la compréhension générale du document. Cette étude statistique, effectuée par comptages et croisements nombreux à l'aide d'un simple crayon à papier, ne doit pas grand-chose aux conclusions extrêmement décevantes obtenues vingt ans plus tard par S. L. D. Katary avec des moyens informatiques sophistiqués, très lourds et très coûteux (Katary, 1989), sur lesquels J. J. Janssen avait, semble-t-il, fondé beaucoup d'espoirs (ibid., 1986, p. 352).
De plus, le programme mis en œuvre par Mme Katary pour essayer de réfuter mon interprétation du signe hiératique plus ou moins en forme de L retourné (nous utiliserons ici le caractère ⊥) laissé inexpliqué par Gardiner, n'a pas atteint son objectif, les solutions proposées par elle n'étant guère plus satisfaisantes que celles avancées sans conviction par Gardiner.
L'on appréciera là-dessus le résumé de ses conclusions, ainsi formulé par B. J. Haring :
« Katary, Land Tenure, p. 236-245, demonstrates that such entries are probably not to be regarded as shorthand writings for a number of entries dealing with plots of equal size and equally assessed, as was argued by Menu, Régime juridique, p. 103-107. Her own suggestion, backed by statistical evidence, is that the black figures represent the formation of a new plot out of two or more smaller ones of the same size and assessment, the red figure that follows them giving the portion of the new plot that was assessed » <c'est moi qui souligne> (Haring, 1997, p. 292, n. 2). Autrement dit, Mme Katary adopte mon idée mais, si nous reprenons l'exemple cité ci-dessous, elle considère en fin de compte qu'une parcelle plus vaste (20 aroures) créée par la réunion de quatre parcelles d'étendue normale (5 aroures), supporte une rente quatre fois moindre, ce qui n'est guère convaincant.
Voici, pour éclairer les lecteurs, les principaux éléments de ma propre démonstration :
a) à la suite d'une découverte paléographique effectuée par J. Czerny´, il devenait évident que le groupe 10 ⊥ 5 (par exemple) exprimait des surfaces en aroures (et non en coudées carrées) ; il appartenait donc à la catégorie juridique des tenures mesurées en aroures dans les « paragraphes de répartition » du P. Wilbour (voir infra) ;
b) ce même groupe, écrit à l'encre noire, se trouve en lieu et place du premier chiffre, écrit en noir, dans la séquence (un exemple) : 3 (aroures). 1/2 (aroure). 1 2/4 (mesures de grain) <rappelons que les chiffres soulignés sont écrits en rouge sur le papyrus> ; il joue donc le même rôle.
On a en effet (un exemple) :
« Le conducteur de char Pra'hiwenmaf, (cultivé) par la main du cultivateur Amenemope :
20 ⊥ 5. 1/2. 1 2/4 » (Texte A, 35, 35), ce que j'explique ainsi : Pra'hiwenmaf possède une tenure de 20 aroures en tout, formée par le regroupement de quatre parcelles confiées en gérance à Amenemope. Ce total – on remarque que le premier chiffre est toujours divisible par le second – « est formé de quatre parcelles de 5 aroures dont une demie est soumise à la redevance de 1 2/4 mesures de grain <il s'agit très probablement de sacs, khar> par aroure, autrement dit, au lieu d'écrire quatre fois : “Le conducteur de char Pra'hiwenmaf, (cultivé) par la main du cultivateur Amenemope : 5 (aroures). 1/2 (aroure). 1 2/4 (mesures)”, le scribe a employé cette méthode de calcul et d'enregistrement rapide, ne répétant le nom d'un individu d'une ligne à l'autre à l'intérieur d'une série de mesurages effectués au même endroit et pour des champs de même étendue que si les lots ne sont pas contigus (exemples : A, 77, 6 ; 77, 9) ou si la surface soumise au paiement de la rente de 1 2/4 mesures/aroure est différente (exemples : A, 52, 2 ; 52, 3) ou si le cultivateur n'est pas le même (exemples : A, 51, 47 ; 51, 49 ; 51, 50 ; 51, 51) » (Menu, 1970, p. 106-107) ; il peut y avoir d'autres raisons moins évidentes.
Mon interprétation entraîne en outre une conséquence très importante : la plus grande part des champs mesurés en aroures, dans les « paragraphes de répartition », occupent une surface de 5 ou 3 aroures. Qui plus est, la superficie d'un champ dépend, ainsi que je l'ai démontré, de la profession du tenancier attributaire (ibid., p. 107-115 et tableaux, p. 233-239).
Le seul apport vraiment positif de l'analyse menée par Mme Katary, sur le point précis de l'interprétation du groupe X ⊥Y, est la mise en lumière de l'association relativement fréquente de celui-ci aux terres-hének, ce qui nous suggère un rapprochement avec l'inscription de Pennout à Aniba qui mentionne l'attribution à une statue de culte d'une exploitation agricole formée de plusieurs parcelles (supra, § 4. I. 3o – A – 1). Le rapprochement entre les entrées-hének du P. Wilbour et l'inscription d'Aniba avait d'ailleurs été déjà souligné par A. H. Gardiner (P. Wilbour, vol. III, p. 111-113).
6 – Enfin, les commentateurs ont repris dans leur grande majorité (en reconnaissant ou non leur dette) ma propre hypothèse à propos de la rémunération des ouvriers et responsables agricoles en petites parcelles de quelques coudées carrées à exploiter pour leur compte, à titre de rémunération, dans les paragraphes de répartition.
7 – Ils se sont en outre appuyés sur mes tableaux pour admettre définitivement la hiérarchie des responsables de domaines et de départements agricoles, selon que leur nom est introduit par er-khèt ou par em-djéret (Menu, 1970, p. 44-63) ainsi que le statut différencié des ihoutyou sur lequel j'ai insisté (ibid., passim).
Il n'est évidemment pas possible de rendre compte ici in extenso des résultats obtenus d'abord par Gardiner, puis par moi-même, à l'issue de longues analyses portant sur des aspects différents mais complémentaires du P. Wilbour.
Nous devrons nous en tenir à un résumé extrêmement succinct mais aussi clair que possible des apports considérables du P. Wilbour à la connaissance du régime foncier en Egypte ancienne, particulièrement à l'époque ramesside.
Les développements qui vont suivre ne sont pas seulement un résumé de ma thèse. Ils tiennent compte aussi de l'évolution de ma pensée, enrichie et renforcée par la connaissance de nouvelles sources, publiées depuis et venant soutenir et renforcer mon interprétation du P. Wilbour.
Le P. Wilbour contient deux textes en écriture hiératique régulière et très cursive, intitulés respectivement « Texte A » et « Texte B » par Gardiner. Le premier occupe le recto (la face qui montre les fibres horizontales au-dessus des fibres verticales) et un tiers du verso du papyrus ; le second remplit le reste du verso. Le Texte A est présenté en pages divisées en colonnes et le Texte B, en pages pleines. Le Texte A comporte 4 500 lignes en 102 colonnes, contre seulement 723 lignes et 25 pages non réparties par colonnes pour le Texte B. Dans chacun des deux textes, l'encre rouge est utilisée pour les intitulés, pour certains chiffres et pour les mots importants. La plus grande partie du Texte A est l'œuvre d'un seul et même scribe, relayé par un collègue à partir de la colonne 69 et écrivant en alternance avec lui jusqu'à la dernière colonne conservée (col. 102-103).
Le Texte B, dont les caractères d'écriture sont plus grands, est consacré exclusivement à une catégorie de terres royales que nous avons déjà rencontrée, les terres-khato ; dans le cadre du présent ouvrage, nous n'y reviendrons pas en détail et renvoyons les lecteurs supra, § 1. II. 2o – B -2). Des terres royales figurent également dans le Texte A du P. Wilbour : terres-khato et terres-minè, au titre d'exploitations agricoles dans les « paragraphes normaux » ; rien ne les distingue a priori les unes des autres (ex. : §§ 198 à 207). Les terres-minè correspondent à des domaines normaux sous l'autorité de desservants divins ; l'une d'entre elles constitue un domaine normal sous l'autorité du Responsable des prélèvements lui-même (« Maître Taxateur en Chef », selon la traduction de Gardiner) (§ 200).
Enfin, mentionnons pour mémoire et par seul souci d'exactitude, des traces d'un « Texte C » volontairement effacées par le scribe, au verso du papyrus et à la fin du Texte B.
Fig. 106 : Un extrait du P. Wilbour, Texte A.
C'est le Texte A qui nous fournit les informations les plus nombreuses et diversifiées sur plusieurs modèles de détention, de gestion et d'exploitation de terres agricoles relevant des temples et de quelques institutions royales et gouvernementales. Nous allons maintenant en exposer les données fondamentales et les principaux résultats que leur analyse permet d'obtenir, renvoyant le lecteur à la publication de Gardiner et à ma thèse (Menu, Lille, 1970) pour des développements plus circonstanciés et plus complets. Nous retiendrons en premier lieu la trame générale de l'organisation respective des « domaines normaux » (faisant l'objet de « paragraphes normaux ») et des « domaines de répartition » (faisant l'objet des « paragraphes de répartition »). Les cas très particuliers ou exceptionnels ne seront pas examinés ici en détail afin de ne pas alourdir les démonstrations, d'autant plus que certains se retrouvent dans les grands registres fiscaux des 21e-22e dynasties que nous étudierons plus bas.
A – Les sections
Le Texte A est divisé en quatre sections topographiques (voir la fig. 105, supra) dans lesquelles chaque institution possédante est présente ; le temple de Médinet Habou, par exemple, se trouve dans la section II, aux paragraphes 64-68, dans la section III, aux paragraphes 127-138 et dans la section IV, aux paragraphes 220-230 (rappelons que la section I est incomplète).
Les sections se suivent chronologiquement, au rythme de l'inventaire des agents fiscaux, chacune d'elles étant datée ; le début de la section I appartenant à un autre papyrus, la première date qui apparaît est celle de la section II : « An 4 [second mois de la saison de l'Inondation], du 15 au 20, ce qui fait six jours » puis du 21 au 28 du même mois pour la section III et du 29 au 1er du troisième mois pour la section IV. La durée des opérations, telles qu'elles sont rapportées, est de 23 jours, ce qui correspond d'une manière très vraisemblable à la visite des agents du fisc venus sur place recueillir et vérifier les déclarations des responsables des domaines agricoles parcourus (voir, par exemple, la fig. 87, supra).
Les sections sont en outre énumérées dans leur ordre géographique du nord au sud.
B – Les paragraphes
Le Texte A du P. Wilbour comporte 279 paragraphes : 156 « paragraphes normaux » et 116 « paragraphes de répartition » auxquels s'ajoutent 7 paragraphes d'un type spécial qui concernent les harems royaux.
Chaque section est divisée en deux types de paragraphes – les paragraphes normaux et les paragraphes de répartition – dont la nature est juridique.
A l'intérieur de chacun d'eux, le relevé suit la localisation topographique des parcelles, regroupées sous l'en-tête des institutions possédantes qui sont énumérées en suivant un ordre immuable : d'abord les temples, selon une hiérarchie identique à celle qui est respectée dans le P. Harris I (Amon de Thèbes, Rê d'Héliopolis, Ptah de Memphis, puis les autres temples dans leur succession géographique du sud au nord), ensuite (ou insérés entre les possessions des sanctuaires), divers services royaux et administratifs (les biens fonciers de la reine, les champs de Pharaon, les harems, les débarcadères, etc.).
Le document recense un certain nombre de parcelles productives avec, en regard, le montant du revenu taxable selon mon interprétation – traduit en sacs de grain – que chacune d'elles est censée avoir produit.
Il existe deux grandes catégories d'ensembles agricoles, en fonction de leur mode de gestion : d'une part, les grands établissements ruraux gérés hiérarchiquement en faire-valoir indirect, relevant immédiatement d'une institution possédante (domaines normaux) et, d'autre part, des domaines divisés et répartis entre de nombreux individus qui versent, pour l'exploitation de leur parcelle, une redevance à l'institution possédante, autrement dit un cens recognitif du droit de propriété utile de celle-ci sur leur tenure (domaines de répartition).
La clé de la compréhension du P. Wilbour et de l'explication des chiffres et calculs qu'il contient réside dans ma propre interprétation selon laquelle le grand document énumère, pour chaque institution possédante, ses revenus nets (taxables), aussi bien dans les paragraphes de répartition que dans les paragraphes normaux. A partir de là, tout devient lumineux et la correspondance des entrées-pesh A et B coule de source dans la mesure où la même somme – c'est-à-dire un montant identique de grain – figure sous deux formes différentes, l'une dans un paragraphe normal sous l'en-tête d'une institution et l'autre dans l'énumération d'un paragraphe de répartition relevant d'une autre institution (voir infra). La correspondance des entrées-pesh A et des entrées-pesh B exprime, ni plus ni moins, une des toutes premières tentatives connues – certes embryonnaire mais certaine et avérée – de comptabilité en partie double, ainsi que je l'avais souligné dès la publication de ma thèse en 1970.
L'organisation structurelle du P. Wilbour et la hiérarchie des paragraphes qui en dérive utilisent les ressources formelles de la mise en page et de l'emploi de deux couleurs d'encre, le noir et le rouge.
Les rubriques concernent principalement les en-têtes de paragraphes et les résultats chiffrés qui serviront de base de calcul – l'assiette – au stade ultérieur de la liquidation de l'impôt. N'oublions pas que le P. Wilbour est daté d'une période qui, dans le calendrier agricole, est postérieure de deux mois environ aux principales récoltes, que celles-ci ont donc déjà été stockées, engrangées ou dirigées vers les centres de distribution et de consommation, en tout cas enregistrées et comptabilisées. D'une manière générale, l'arpentage est effectué entre janvier (Smither, 1941) et avril (Berger, 1934). Les peintures murales des tombes thébaines montrent des opérations d'arpentage et au moins de mesurage effectuées à l'époque de la maturité du blé, c'est-à-dire en avril-mai (fig. 87). Les scribes du P. Wilbour – qui ont rédigé le document en juillet (Gardiner, 1948, p. 10) – se sont donc servi, pour l'énoncé des parcelles, d'un cadastre déjà mis à jour.
Le rôle des scribes du P. Wilbour est donc de poser, pour chaque ensemble de terres agricoles{300}, à partir d'un cadastre pré-existant et mis à jour, les bases de calcul des futures taxes, c'est-à-dire : 1) le produit brut des terres agricoles converti en grain quel que soit le type de production ; 2) le revenu net de chacune d'entre elles, une fois déduites selon des directives administratives ainsi que d'opérations comptables traditionnelles ou enregistrées dans d'autres documents, les dépenses et charges nécessitées pour chaque type d'exploitation. Seuls sont consignés dans le P. Wilbour les résultats permettant de calculer ultérieurement les contributions fiscales à la charge des institutions (« paragraphes normaux ») et des particuliers qui en dépendent (« paragraphes de répartition ») mais certains calculs pour les atteindre peuvent être induits de leur analyse et de leur confrontation. Les scribes du P. Wilbour sont des comptables des services fiscaux et non des arpenteurs, l'arpentage ayant été effectué et enregistré/corrigé à un stade antérieur.
Le fait que le P. Wilbour ne soit pas lui-même un cadastre originel mais reproduise les résultats des cadastres auxquels les scribes se sont référés pour leur inventaire et leur relevé des mesures des champs, au fil des sections topographiques, apparaît aussi à la lecture de mentions telles que : « n'a pas été vu », « trouvé sec », « sans eau », « au repos », qui sont ajoutées aux mensurations de certains champs, dans les paragraphes de répartition. Cela confirme que les scribes du P. Wilbour font sur place un travail de récolement après l'engrangement des récoltes.
La grande majorité des terres cultivables est possédée par les temples. Contrairement à ce que j'écrivais en 1970 (Menu, 1970, p. 9) il ne s'agit pas de biens de mainmorte, selon l'opinion courante, mais de biens supportant un droit de propriété utile par délégation royale, ainsi que je le démontre au long du présent chapitre, me référant à quelques-unes de mes études précédentes, postérieures à ma thèse{301}.
Parmi les temples, comme dans le P. Harris I, la prééminence revient aux domaines fonciers des trois figures fondamentales de la théologie ramesside : Amon de Thèbes, Rê d'Héliopolis, Ptah de Memphis, avec une suprématie incontestable reconnue à la première d'entre elles, liée syncrétiquement à Rê pour composer l'entité dominante étroitement associée à la monarchie ramesside sous le nom d'Amon-Rê-roi-des-dieux, résidant dans le temple de Karnak.
Comme dans le P. Harris I, les autres temples apparaissent ensuite dans leur ordre géographique du sud au nord. On trouve aussi des sanctuaires affectés à des statues divines ou royales, ainsi que des reposoirs de barques divines portatives. Insérées dans cette énumération, des institutions laïques possèdent également des champs. Il s'agit, selon les paragraphes, de villes, des champs de Pharaon, du patrimoine foncier de la Reine, de celui des Harems, du Trésor de Pharaon ; l'on rencontre aussi une fondation particulière, celle de Rahotep, vizir de Ramsès II.
Prenons pour exemple le temple d'Amon qui est le plus richement doté.
L'ensemble des propriétés du temple – il s'agit, rappelons-le encore, de propriété utile – est réuni sous l'appellation globale de « Domaine d'Amon-Rê-roi-des-dieux » (per Imen-Rê nésou nétjérou) dont le siège administratif était vraisemblablement situé à Karnak, tandis que les différents temples thébains en relevaient. Ces derniers sont : le temple mémorial de Ramsès V, le pharaon régnant ; le temple mémorial de Ramsès IV ; le temple mémorial de Ramsès III à Médinet Habou ; le Ramesseum, temple mémorial de Ramsès II ; le temple mémorial d'Horemheb et celui d'Amenhotep II. Chacun est dénommé : « Le Domaine (de Tel Pharaon) dans le domaine d'Amon (per X em per Imen) » ce qui implique une interdépendance administrative, même si l'on admet une assez grande indépendance économique de chaque institution.
Le mot « domaine » convient assez bien pour désigner à la fois l'ensemble des biens fonciers de chaque temple ou institution possédante et l'ensemble des champs formant un établissement rural dont les éléments sont localisés, car il rend compte de l'idée de dominium attachée au mode de détention des terres.
1) Les paragraphes dévolus aux domaines normaux
Les possessions du dieu réunies dans des « domaines normaux » sont administrées par des fonctionnaires sacerdotaux ou laïques, sous l'égide (er-khèt) du grand (ou : premier, tépy) prêtre d'Amon Ramsèsnakhte qui exerce l'autorité générale sur l'ensemble des terres appartenant au roi des dieux.
La responsabilité du premier desservant divin est partagée à un deuxième niveau entre une trentaine de personnages qui ont un ou plusieurs départements ruraux sous leur autorité (er-khèt). De grands officiers des services pharaoniques côtoient les hauts dignitaires du personnel d'Amon.
A un troisième niveau, d'autres administrateurs reçoivent chacun une exploitation agricole dans leur main (em-djéret). Au même titre que ceux-ci, le premier prêtre administre directement une exploitation agricole pour le compte du temple mémorial de Ramsès V, le souverain régnant, dans chacune des quatre sections topographiques énumérées. On peut imaginer qu'il disposait d'une résidence dans chacune d'entre elles (et probablement dans d'autres, au moins en Moyenne Egypte) et que la possibilité lui était ainsi offerte d'effectuer à tout moment des tournées d'inspection dans telle ou telle localité affectée à l'entretien du temple « de millions d'années » de Pharaon.
Un quatrième niveau de gestion fait intervenir des agents de la mise en culture des terres : roudjou et ihoutyou ; les premiers sont hiérarchiquement supérieurs aux seconds mais les ihoutyou peuvent, dans l'organigramme, remplacer purement et simplement les roudjou. Un individu peut être désigné ici et là tantôt sous le titre de contrôleur (roudjou) et tantôt sous celui de cultivateur (ihouty), ce qui souligne l'interchangeabilité des deux fonctions, particularité sur laquelle j'avais insisté dans ma thèse.
Enfin, au niveau de la mise en œuvre des parcelles et de la surveillance agricole, l'on rencontre de nouveau des ihoutyou.
Un seul personnage peut surveiller des exploitations parfois éloignées appartenant à deux institutions thébaines distinctes, ce qui confirme l'idée d'unité administrative du domaine d'Amon.
Le schéma est exactement le même pour les domaines des temples respectifs qui se trouvent « dans le domaine d'Amon », une structure pyramidale plus petite étant incluse dans la plus grande.
Le modèle fonctionne de la même façon pour les temples de Rê et de Ptah.
Le deuxième niveau hiérarchique n'existant que dans les très grands temples, le nombre d'échelons est en général de trois : le responsable du domaine dont le nom est introduit par er-khèt (« sous l'autorité de »), l'administrateur dont le rôle est défini par em-djéret (« dans la main de ») – la plupart du temps un contrôleur-roudjou, remplaçable par un cultivateur-ihouty – et enfin les cultivateurs-ihoutyou. Ceux-ci peuvent avoir sous leurs ordres des hémou (dépendants ruraux) mais ceux-ci, n'ayant pas de responsabilité administrative, ne figurent pas nommément dans les paragraphes normaux. En revanche ils apparaissent dans les paragraphes de répartition en tant que titulaires de tenures, petites parcelles qu'ils cultivent pour leur propre compte à titre de rétribution pour leurs services (voir infra).
Les roudjou et les ihoutyou – dont le rôle est donc interchangeable – sont les véritables agents de la valorisation des terres.
Il s'agit là du schéma général d'administration des terres détenues en propriété utile par le temple, en vue de leur exploitation selon le mode du faire-valoir indirect.
Chaque niveau de gestion comporte une part de dépenses dont le P. Wilbour ne rend pas compte en détail. Il semble qu'un montant forfaitaire soit déduit du total des récoltes – qui constituent le revenu brut – pour les rémunérations du personnel dirigeant et pour les frais de gestion et d'exploitation. Après déduction, l'on obtient le revenu net, taxable, constituant l'assiette de l'impôt en vue de sa liquidation ultérieure par les services fiscaux de l'Etat.
Voici un exemple, extrait des §§ 64-67.
On notera au préalable qu'une fois exposé l'emboîtement des hiérarchies successives, l'énumération des parcelles composant un département rural est effectuée ligne par ligne. Une ligne-type, dans un paragraphe normal, montre que nous avons affaire à une seule opération arithmétique en trois chiffres, écrits en rouge{302}, dont le troisième est toujours le produit des deux premiers.
La Demeure du roi de Haute- et de Basse-Egypte Ousermaâtrê-Mériamon dans le domaine d'Amon (il s'agit du temple de Médinet Habou)
Départements de ce domaine sous l'autorité (er-khèt) du Scribe des Dépêches de Pharaon <niveau 1 de la hiérarchie>
Département (réményt) de ce domaine (administré) par la main (em-djéret) du contrôleur (roudjou) M. <niveau 2 de la hiérarchie>
Mesurage fait au nord-est du village d'I.
Terre cultivée pour le cultivateur (ihouty) Benenka <niveau 3 de la hiérarchie>, 10 5 sacs, 50 sacs.
Attribué au Domaine d'Osiris, seigneur d'Abydos, 3 3/4 sacs <entrée-pesh de type A, voir infra>.
Notons dès à présent que l'attribution-pesh A est effectuée par un département agricole (réményt) d'un domaine normal au bénéfice d'un département agricole d'un domaine de répartition (réményt pesh) relevant d'une autre institution ; dans le paragraphe de répartition correspondant, l'on retrouvera le même montant exprimé sous une autre forme : il s'agit de l'entrée-pesh de type B (pour notre exemple, celle-ci se trouve au § 37, ligne 33, dans l'énumération des biens du temple d'Osiris). Autrement dit, la même somme en sacs de céréales figure à la fois au débit du département A (entrée-pesh de Type A, dépense à déduire du total des revenus) et, sous une autre forme (celle des autres redevances perçues et enregistrées dans les paragraphes de répartition, voir infra) au crédit du département B (entrée-pesh de Type B) en tant que revenu perçu par celui-ci pour le compte de l'institution possédante, revenu qu'il faudra comptabiliser ultérieurement au stade de la liquidation de l'impôt.
Les possessions du temple de Médinet Habou comportent deux domaines normaux confiés chacun à l'autorité (er-khèt) d'un haut dignitaire de l'entourage royal, respectivement le Scribe des Dépêches et le Majordome.
Quatre contrôleurs-roudjou se répartissent la gestion d'exploitations agricoles placées « dans leur main » (em-djéret).
Neuf parcelles mesurant de 10 à 25 aroures sont supervisées chacune par un cultivateur-ihouty.
Celui-ci peut recourir au louage de services – il s'agit sans doute plutôt de louage d'ouvrage, voir infra – auprès d'une autre institution afin de procéder à des tâches de mise en culture des champs dont il est responsable. En ce cas (entrée-pesh de type A), il est attribué à l'institution dont relève(nt) le(s) paysan(s) engagé(s) une rémunération égale à 7,5 % du revenu obtenu sur la parcelle considérée lorsque le taux net de rendement est de 5 sacs par aroure (dans l'exemple cité : 3/4 ou 3,75 sacs pour un revenu net de 50 sacs).
Lorsque l'on a affaire au sanctuaire d'un dieu qui n'entre pas dans la trilogie ramesside, le temple détient la plupart du temps une seule exploitation normale assez peu étendue sur laquelle son (ses) desservant(s) exerce(nt) l'autorité.
Exemple (§ 164) :
Département de ce domaine <le temple de Seth de Sépermeru> sous l'autorité (er-khèt) du second prêtre Nata
Mesurage effectué au nord <de la localité> d'I.
Terre cultivée pour lui 20. 5 sacs, 100 sacs
Mesurage effectué à l'est de P.
Terre cultivée pour lui 10. 5 sacs, 50 sacs.
Les paragraphes normaux du Texte A exposent des chiffres qui expriment le revenu net des établissements agricoles exploités en faire-valoir indirect par les institutions possédantes. Ce total (100 sacs, par exemple, dans l'opération : 20 (aroures), (au taux de) 5 sacs (par aroure) (font) 100 sacs) correspond au produit de la récolte moins les frais (rémunérations, salaires, dépenses de fonctionnement et d'équipement) dont le montant est évalué forfaitairement à la moitié du revenu brut. En effet, la productivité moyenne normale des champs était à l'époque pharaonique de 10 sacs de céréales par aroure.
Une productivité de 10 sacs de grain par aroure, soit 3.000 litres par hectare, correspond à la production des terres de bassin dans l'Egypte moderne avant la construction du barrage d'Assouan (Haring, CRIPEL 25, 2006). Je suis arrivée aux mêmes résultats en utilisant les informations contenues dans la Description de l'Egypte (Menu, 1970, p. 78-79) et Gardiner avait lui aussi soutenu la vraisemblance de tels chiffres en s'appuyant sur divers travaux égyptologiques et agronomiques (Gardiner, 1948, p. 71-72).
Le taux de rendement net le plus fréquent dans le P. Wilbour est de 5 sacs par aroure, soit 50 % de la productivité moyenne pour les terres arables ordinaires (« terres élevées », qaÿt, voir infra). Il existe deux autres types de champs recensés dans le document : d'une part, ceux qui reçoivent une irrigation naturelle optimale ou « terres fraîches », nékheb, dont le taux de rendement net est de 7,5 sacs par aroure et, d'autre part, d'anciens champs, appelés téni, qui, selon ma propre hypothèse, sont envahis d'arbustes et de broussailles (shétaou) (voir la stèle de l'Apanage, infra) recherchés comme combustibles et devenus assez rares à l'époque ramesside pour justifier un taux de rendement beaucoup plus élevé puisqu'ils rapportent deux fois plus que les terres arables ordinaires, une fois leur produit converti en grain ; ce rendement exceptionnel résulte aussi du fait que les champs-téni nécessitent beaucoup moins de main-d'œuvre.
Les domaines normaux sont caractérisés par l'homogénéité de leur organisation. Au contraire, les domaines de répartition comportent des entrées variées et très nombreuses.
2) Les paragraphes dévolus aux domaines de répartition
Les « domaines de répartition », énumérés à la suite des « domaines normaux » des institutions possédantes, fournissent à celles-ci un revenu d'une autre nature. Il ne s'agit plus du revenu que produit un « domaine normal » exploité en faire-valoir indirect mais des rentes versées par des tenanciers indépendants sur les parcelles qu'ils cultivent pour leur propre compte, autrement dit d'un cens recognitif du dominium directum du pharaon, représenté par le temple ou l'institution nommé en tête de paragraphe en tant qu'agent économique bénéficiaire d'une constitution de rente opérée par le pharaon en sa faveur. On trouve également dans les paragraphes de répartition d'autres sources de revenus au bénéfice des institutions nommées dans l'intitulé : les rémunérations perçues pour le louage d'ouvrage (entrée-pesh B), mais aussi les ressources attribuées pour l'entretien, les offrandes et les autres pratiques rituelles en faveur de statues divines (entrées-pesh de type C) ou de statues royales érigées et honorées sur le domaine (entrées-hének).
Les champs sont très nombreux, leur surface va d'une étendue normale, parfois vaste, à une très faible superficie de quelques coudées carrées ; chacun d'eux et la personne à laquelle il est attribué sont pris en considération avec un soin particulier.
Le lien qui unit toutes les parcelles entre elles est constitué par leur dépendance commune vis-à-vis d'un même temple ou d'une même institution laïque et par leur proximité géographique dans les limites d'un nome, à l'intérieur d'une subdivision en départements agricoles. Ces derniers sont désignés comme réményt pesh (« domaine de répartition ») pour les grands temples, les sanctuaires d'importance moyenne et certains services administratifs ou royaux, et shémou pesh (« revenus de répartition ») pour les temples et institutions secondaires ou dont l'activité économique est plus réduite.
Prenons comme exemple un domaine de répartition relevant du temple mémorial de Ramsès V dans le domaine d'Amon (§ 59).
Domaine de répartition (réményt pesh) de cette Maison <la Demeure de Millions d'années du roi de Haute- et de Basse-Egypte Ousermaâtrê-Sekhéperenrê dans le Domaine d'Amon> dans le département (agricole) de Hardai <nome cynopolite>
Mesurage fait au nord du château de Méryrê
Le cultivateur Penhasi en attribution de terre cultivée pour cette Maison sous son autorité 5. 1 ÷. 1 2/4 sacs <entrée-pesh B ; l'entrée-pesh A figure en 34, 14>
[...]
Mesurage fait au nord de Ian-Mout (et) au sud de la Butte de Phana
Attribué à Amon de Ian-Mout (cultivé) par la main de Sethemhab .20 ⊥ 5 ø. 1 2/4 sacs <entrée-pesh C : voir infra>
Le desservant divin Sethemhab .20 ⊥ 5. ø. 1 2/4 sacs <entrée de type normal>
La dame Moutemouia, avec ses frères .[20 ?] 5. ø. 1 2/4 sacs
Mesurage fait au sud de Hesahto
Le chef d'écurie Sethmosé .5 (aroures) « n'a pas été vu »
<Suit une liste de huit chefs d'écurie attributaires chacun d'une parcelle de 5 aroures qui « n'a pas été vue », c'est-à-dire « n'a pas été mesurée », voir infra>.
Mesurage fait au nord-est de Keb
Le chef d'écurie May .10 ⊥ 5 [?] 1 2/4 sacs
Le soldat P. .3 ar. [1/4 ?] 1 2/4 sacs
Le soldat Pmaherhétef(?) 3 ar . ÷ 1 2/4 sacs
Mesurage fait à l'est de la Butte de Doh
Le gardien de troupeau Sethmosé 20 ⊥ 5. 1 ø 1 2/4 sacs
Le gardien de troupeau Piuiu 20 ⊥ 5. 1 1/2. 1 2/4 sacs
[...]
Terre donnée (hének) au dieu <la statue> de Pharaon sous l'autorité du scribe Khaset 100 ⊥ 5. 2 ar. 1 2/4 sacs.
Le mesurage suivant comporte douze lignes qui correspondent à douze tenures, neuf d'entre elles mesurant 5 aroures (« .5. 1. 1 2/4 sacs ») et les trois autres, 3 aroures (« .3 ar. 1. 1 2/4 sacs »). Leurs titulaires sont : cinq femmes, trois desservants divins, un mercenaire chardane, le serviteur d'un mercenaire chardane, un dépendant (hem, improprement traduit « esclave » par Gardiner (voir t. 2, chap. 1) et un chevrier. J'ai démontré (Menu, 1970, p. 107-114 et p. 233-239) que la taille des tenures était fonction de la situation socioprofessionnelle de leurs attributaires, les simples soldats recevant des lopins de 3 aroures et leurs supérieurs hiérarchiques, des parcelles de 5 aroures, par exemple. Les veuves continuaient d'exploiter les tenures de leurs époux décédés. Les tenanciers n'étaient pas seulement des militaires mais aussi des desservants divins, des fonctionnaires, des cultivateurs, des bouviers, des chevriers, des apiculteurs, des dépendants-hémou, etc.
Nous avons ici sous les yeux les principaux types d'entrées : entrée de type courant, entrée-pesh B (l'entrée-pesh A correspondante se trouve toujours dans un paragraphe normal), entrée-pesh C, entrée-hének.
Concernant les temples moins importants, la dénomination des « domaines de répartition » est différente : l'intitulé réményt per pèn em X, « Département de ce domaine dans tel nome » est remplacé par : shémou pesh per pèn er-khèt N., « Revenu (litt. : moisson) de répartition (ou : d'attribution) de ce domaine sous l'autorité de N. ». Les champs énumérés sont mesurés en aroures ou en coudées carrées{303}.
Voici un exemple (§ 100).
Revenu de répartition de cette Maison <le temple de Seth nommé au paragraphe précédent> sous son autorité <il s'agit du premier prêtre du temple de Seth de Pi-Wayna>
Le desservant divin Ounnéfer en répartition de terre cultivée pour la terre-khato de Pharaon sous l'autorité du Directeur des desservants divins .20 ⊥ 5. 1 2/4 sacs <entrée-pesh B ; l'entrée-pesh A correspondante se trouve en 43, 19>
Mesurage fait à l'est du temple de Seth :
Le desservant divin Ounnéfer, en légumes .10. 14 coudées
Le desservant divin du Domaine de Seth Nébenheh .10. 14 (coudées)
Autre mesurage (fait) pour lui .12 « au repos »
Mesurage fait au [sud] de Sekh-(en-)Wâb-yeb :
Champ pour les chevaux que le chef d'écurie Kenhikhopshef a déclarés : .5 .1/4 1 2/4 sacs
Autre mesurage fait pour lui .12 « au repos »
[...]
La dame Tairsasu .3 ar. ÷ 1 2/4 sacs
[etc.].
Comme nous l'avons déjà observé dans les paragraphes normaux, seuls les chiffres écrits en rouge sur le papyrus (rendus ici en caractères soulignés) sont destinés à être retenus pour les calculs à établir par les services fiscaux de l'autorité pharaonique.
L'énoncé (un exemple) : « L'écuyer de Pharaon Hori.5 (ar.) 1/4 1 2/4 (sacs) » (§ 31, Texte A, 17, 17), est à expliciter de la manière suivante. Hori est titulaire d'une tenure de 5 aroures dans une zone de pâturages relevant du Domaine d'Amon-Rê-roi-des-dieux qui fait l'objet d'un paragraphe de répartition. Seule une petite partie de sa tenure, d'une superficie de 1/4 d'aroure, est grevée au taux – immuable dans les paragraphes de répartition – de 1 2/4 sacs par aroure. La rente dont il est redevable envers le temple d'Amon, autrement dit le cens recognitif du droit de l'institution possédante, est égale à la superficie grevée (1/4 d'aroure) multipliée par le taux invariable de 1 2/4 sacs par aroure, soit 3/8 ou 0,375 sac. Que le paragraphe de répartition concerne un « domaine de répartition » ou un « revenu de répartition », cette règle ne souffre aucune exception.
Les chiffres écrits exclusivement en noir expriment de très petites surfaces mesurées en coudées carrées : 10. 14 coudées, au bénéfice du desservant divin Ounnéfer, dans l'exemple du § 100 ci-dessus. La parcelle d'Ounnéfer mesure 656 m2 au total ; consacrée à la culture des légumes, elle est partagée en deux lopins de 273 m2 et 383 m2 respectivement. L'absence de chiffres écrits en rouge indique que la parcelle d'Ounnéfer n'est soumise à aucune redevance envers le temple de Seth nommé en tête du paragraphe ; il n'est pas dit non plus qu'elle est improductive (absence de mentions telles que : « (terrain) sec », « sans eau », « au repos »...). La division de la parcelle en deux parts, si l'on raisonne par analogie avec les entrées qui enregistrent des champs mesurés en aroures, signifie vraisemblablement qu'au stade ultérieur de la liquidation de l'impôt, Ounnéfer sera taxé sur une partie seulement (14 coudées) de son jardin potager. J'ai émis l'hypothèse (Menu, 1970, p. 137-139 et tableaux, p. 241-257) selon laquelle les agents directs de la mise en valeur des terres agricoles dans les domaines normaux bénéficiaient, à titre de salaire, de jardins qu'ils exploitaient personnellement dans les domaines de répartition : on verra en effet, infra, l'exemple du prêtre/cultivateur Sethkhâ qui reçoit à titre individuel plusieurs lopins mesurés en coudées alors qu'il supervise la culture de champs relativement étendus pour le compte des possessions du Ramesseum. Ces agents sont principalement les contrôleurs et les cultivateurs, nous le savons, mais on rencontre aussi des scribes, des prêtres, des militaires, etc., qui peuvent porter le titre de « cultivateur » dans les paragraphes de répartition ; ainsi « le prêtre Sethkhâ », par exemple (Texte A, 57, 6 ; 57, 31) est désigné comme « le cultivateur Sethkhâ » en 64, 5. Il s'agit bien de la même personne : d'une part, l'autorité suzeraine est identique dans les deux cas, il s'agit des possessions héliopolitaines de la Demeure de Ramsès-Mériamon, autrement dit le Ramesseum, et, d'autre part, la localisation des parcelles est la même, soit la région cynopolitaine (Hardai) à proximité d'un repère que l'on retrouve de 57, 5 à 64, 8 : « le sud-ouest d'Opè de Tinenkut ».
57, 5 : Mesurage fait au sud-ouest d'Opè de Tinenkut
Le prêtre Sethkhâ en répartition de terre cultivée pour le Domaine de Nephtys .25 .6 ÷ 1 2/4 sacs (entrée-pesh B ; l'entrée-pesh A correspondante se trouve en 64, 10).
Autre mesurage (fait) pour lui 4.8 coudées
Autre mesurage (fait) pour lui .12 « au repos »
Autre mesurage (fait) pour lui .5.19
[....]
57, 12 : Mesurage fait (au) sud de la Butte de Djadjabu :
Le prêtre Sethkhâ en répartition de terre cultivée pour la terre-khato de Pharaon sous l'autorité du desservant divin Mérybarsé 20.5 1 2/4 sacs (entrée-pesh B ; l'entrée-pesh A correspondante se trouve en 74, 33)
57, 30 : Mesurage fait (à) l'ouest de Pakme-Buô :
Le prêtre Sethkhâ en répartition de terre cultivée pour le Domaine de Nephtys .10 .2 1/2 ar. 1 2/4 sacs
<entrée-pesh B ; l'entrée-pesh A se trouve en 50, 10>.
Voici les entrées-pesh A correspondantes dans les paragraphes normaux ; nous ne donnerons que pour la première un énoncé développé.
64, 5 : Le Domaine de Nephtys de Ramsès-Mériamon dans le domaine de Seth
Mesurage fait au sud-est de Pen-Rohu :
Terre cultivée par le cultivateur Sethkhâ 15. 5 sacs 75 sacs
Mesurage fait au sud-ouest de Tinenkut :
Terre cultivée par lui 25 .5 sacs 125 sacs
Réparti pour la Demeure <de Ramsès-Mériamon> dans le Domaine (per) de Rê, dans le département (réményt) de Hardai, 9 1/4 1/8 sacs
74, 33 : Réparti pour la Demeure de Ramsès-Mériamon dans le Domaine de Rê, dans le département de Hardai, 7 2/4 sacs
50, 10 : Réparti pour la Demeure de Ramsès-Mériamon dans le Domaine de Rê, dans le département de Hardai, 1 3/4 1/8 sacs.
L'analyse des paragraphes normaux et des paragraphes de répartition du Texte A nous permet d'en déduire que le P. Wilbour présente un catalogue complet des revenus nets (taxables) perçus par les institutions possédantes :
= dans les paragraphes normaux, le produit des terres qu'elles exploitent sur le mode du faire-valoir indirect, c'est-à-dire le montant de la récolte diminué des frais de gestion et d'exploitation ainsi que des salaires des responsables et des gérants ;
= dans les paragraphes de répartition,
– les rentes prélevées sur les tenanciers indépendants en tant que cens recognitif de leur propriété utile (ou plutôt de la propriété éminente du pharaon, celui-ci opérant une constitution de rente au bénéfice de l'institution possédante titulaire d'un droit de propriété utile) ;
– la rémunération perçue au titre du louage de services ou d'ouvrage consenti en faveur d'une autre institution possédante (entrée-pesh B) ;
– les allocations d'entretien et d'offrandes qui sont destinées aux statues divines ou royales dressées dans de petites chapelles ou au milieu des champs (respectivement entrées-pesh C et entrées-hének, voir infra).
Le cas du prêtre/cultivateur Sethkhâ illustré dans l'exemple précédent va constituer une transition idéale pour présenter le point suivant, celui de la correspondance des entrées-pesh A et des entrées-pesh B.
Mon explication de la correspondance des entrées-pesh de type A et de type B est étroitement liée à mon interprétation des chiffres contenus dans le Texte A du P. Wilbour. En établissant que ces derniers représentent le revenu net taxable des institutions possédantes, aussi bien dans les paragraphes de répartition que dans les paragraphes normaux (Menu, 1970, passim), je puis proposer un schéma logique et cohérent de l'une des données les plus étonnantes du P. Wilbour. La correspondance des entrées-pesh de type A et de type B exprime, sur un mode encore rudimentaire mais d'une manière irréfutable, un principe de la comptabilité en partie double suivant lequel un même résultat chiffré est exposé sous deux formes différentes, à l'actif et au passif, rendant visibles les liens juridico-économiques d'une obligation qui unit un créancier et un débiteur, en l'occurrence une institution créancière et une institution débitrice.
Sans entrer dans les détails d'une démonstration longue qui risquerait d'être fastidieuse pour le lecteur (Menu, 1970, p. 71-91, tableaux, p. 194-232, et passim), voici les principaux résultats auxquels j'ai abouti.
Le mot pesh (« partager », « attribuer », « répartir ») figure avec plusieurs emplois distincts dans le Texte A du P. Wilbour :
– dans les intitulés des paragraphes de répartition (réményt pesh, « domaine de répartition », shémou pesh, « revenu de répartition ») ;
– dans les lignes de mesurage : au lieu de ky khaÿ èn.ef, « autre mesurage fait pour lui » du premier scribe, le second scribe écrit ky pesh èn.ef, « autre répartition faite pour lui » ;
– dans les entrées-pesh de type A énoncées à la suite d'une ou plusieurs lignes de mesurage dans un paragraphe normal ;
– dans les entrées-pesh de type B insérées dans une énumération de parcelles faisant l'objet d'un paragraphe de répartition ;
– dans les entrées-pesh de type C que l'on rencontre également dans les paragraphes de répartition.
Tenons-nous en ici à la correspondance des entrées-pesh de type A et de type B que nous avons déjà évoquée plus haut.
Le rapport des entrées-pesh entre elles résulte de deux séries d'éléments que l'on retrouve d'un paragraphe normal à un paragraphe de répartition. L'une se réfère au terrain dont la situation et la surface sont consignées à la fois dans les deux sortes d'entrées. L'autre est relative aux personnes intéressées par la détention ou par la mise en valeur du champ : l'institution possédante mentionnée dans une entrée-pesh de type B, par exemple, est celle qui fait l'objet de l'intitulé du paragraphe renfermant la contrepartie de type A ; quant au cultivateur chargé d'exploiter la parcelle en question, il s'agit du même individu, que son nom soit répété d'une entrée à l'autre (c'est le cas de Sethkhâ dans l'exemple cité plus haut) ou que l'entrée B désigne en fait son mandataire ou son suppléant (Menu, 1970, p. 83).
La correspondance des entrées-pesh de type A et de type B ne reçoit une explication satisfaisante que si l'on admet mon interprétation selon laquelle les chiffres contenus dans le Texte A du P. Wilbour expriment in fine le revenu net taxable des institutions possédantes aussi bien dans les paragraphes de répartition que dans les paragraphes normaux, en sachant que les montants enregistrés dans les entrées-pesh de type A et de type B sont les mêmes, exprimés selon deux opérations arithmétiques différentes.
Exemple (prenons le cas le plus simple, dans lequel le même cultivateur, nommé, se trouve dans l'entrée-pesh A et dans l'entrée-pesh B).
A, 29, 33 « Terre cultivée pour le cultivateur Bénenka 10. 5 sacs. 50 sacs
Attribué au Domaine d'Osiris, seigneur d'Abydos, 3 3/4 sacs <entrée-pesh A> » ;
A, 37, 22 « Le cultivateur Bénenka, en répartition de terre cultivée pour la Demeure <le temple mémorial de Médinet Habou> dans le Domaine d'Amon (dans le) département (agricole) (sous l'autorité du) contrôleur Mérymaâ
10. 2 1/2 ar. 1 2/4 sacs » <entrée-pesh B>.
Nous vérifions que 2 1/2 × 1 2/4 (ou : 2, 5 x 1, 5) dans l'entrée B = 3,75 ou 3 3/4 sacs, chiffre donné dans l'entrée-pesh A.
A condition que le revenu net imposable résulte d'un taux de rendement de 5 sacs par aroure (c'est le cas de très loin le plus fréquent) le pourcentage exprimé dans l'entrée-pesh de type A est toujours de 7,5 % du revenu net produit par le champ : 7,5 sacs sur 100, 3 3/4 (ou 3,75) sur 50, etc. ; dans l'entrée-pesh de type B correspondante, le deuxième chiffre représente toujours une superficie égale au quart de la surface totale du champ qui est exprimée dans le premier chiffre : 2 1/2 aroures pour 10 ; 5 pour 20, etc.
Cependant, certaines erreurs du scribe ont suggéré à Gardiner (1948, p. 103) que le premier chiffre rouge de l'entrée-pesh de type B est calculé sur le pourcentage contenu dans l'entrée-pesh de type A, et non en divisant par 4 le chiffre noir précédent.
Exemple : en A, 33, 3-4, la superficie de base est de 40 aroures qui fournissent un revenu net taxable de 5 sacs de grain par aroure, procurant 200 sacs au total. Le scribe ayant lu 100 sacs, au lieu de 200, établit un pourcentage réduit de moitié par rapport à ce qu'il devrait être pour l'entrée-pesh de type A : 7 2/4 sacs au lieu de 15. Or, dans l'entrée-pesh B correspondante, on trouve les nombres suivants : 20. 5. 1 2/4. Ayant divisé 7 2/4 par 1 2/4, le scribe a reporté le quotient dans l'entrée-pesh de type B : 5, mais, sachant que ce chiffre devait être le quart du chiffre noir précédent, il a inscrit pour ce dernier 20 au lieu de 40. Ce résultat est primordial ; il prouve d'une manière indiscutable que le scribe a rédigé les entrées-pesh de type B après celles de type A, en utilisant les données de ces dernières, ce qui, pour notre étude, entraîne des conséquences capitales et confirme mon opinion selon laquelle tous les calculs contenus dans le P. Wilbour, aussi bien dans les paragraphes de répartition que dans les paragraphes normaux, représentent le revenu net taxable des institutions possédantes.
Reprenons l'exemple du cultivateur Bénenka dont le champ, placé sous l'autorité du scribe des Dépêches de Pharaon et sous la surveillance du contrôleur Mérymaâ, appartient au temple de Médinet Habou (§ 64).
« Mesurage fait au nord-est du village d'Inroyshes
Terre cultivée pour le cultivateur Bénenka 10 5 sacs 50 sacs
Attribué au Domaine d'Osiris, seigneur d'Abydos, 3 3/4 sacs <entrée-pesh A> ».
Nous voyons qu'il s'agit d'une prestation effectuée par une institution (Médinet Habou) au profit d'une autre (le temple d'Osiris à Abydos). Le montant de cette redevance consiste en un pourcentage uniforme (7,5 % pour un rendement net de 5 sacs de grain par aroure) prélevé sur le revenu net imposable du temple de Médinet Habou au bénéfice du temple d'Osiris d'Abydos.
Nous remarquons que tous les chiffres exprimés dans les paragraphes normaux du Texte A du P. Wilbour sont tracés à l'encre rouge, ce qui prouve leur égale importance aux yeux des agents du fisc.
L'entrée-pesh B comprend les éléments : 10 2 ø 1 2/4 sacs (37, 33).
Seuls les deux derniers chiffres sont écrits en rouge et, comme nous l'avons vu, le produit de l'un par l'autre est égal au pourcentage indiqué dans l'entrée-pesh A.
Suivant mon interprétation relative à la nature des comptes consignés dans le P. Wilbour et prenant en considération le fait que les entrées-pesh B sont élaborées à partir des données fournies par les entrées-pesh A, nous pouvons interpréter de la manière suivante la corrélation qui existe entre l'entrée-pesh A et l'entrée-pesh B.
Le temple de Médinet Habou possède un champ de 10 aroures dont le revenu net au taux de rendement (net) de 5 sacs par aroure s'élève à 50 sacs, mais cette institution est redevable au temple d'Osiris à Abydos, de 7,5 pour cent (taux uniforme probablement fixé par l'Etat) de ce montant, soit 3 3/4 sacs, somme qui sera déduite par les services fiscaux du revenu taxable de Médinet Habou lors de la liquidation de l'impôt (ainsi s'explique que, dans l'entrée-pesh A, le nombre de sacs attribué au temple d'Osiris soit lui aussi écrit en rouge).
Le temple d'Osiris reçoit donc un versement de 3 3/4 sacs, ce qui constitue pour lui un revenu net imposable qu'il est tout à fait normal de retrouver dans un paragraphe de répartition consacré à cette institution (§ 87).
Les paragraphes de répartition, comme nous l'avons posé plus haut, énumèrent les rentes perçues par les institutions possédantes sur certains tenanciers. Une ligne-type est libellée de la manière suivante : « Le soldat Sethemhab 3 ar. 1/4 1 2/4 sacs » (45, 20), c'est-à-dire que le soldat Sethemhab, détenteur d'une tenure de 3 aroures, verse au temple nommé dans le titre du paragraphe de répartition (ici le temple d'Amon-Rê à Karnak) une rente égale à 1/4 d'aroure multiplié par 1 2/4 sacs, soit, si l'on fait l'opération : 0,75 sac. Le terme « aroure » est mentionné tantôt après le premier chiffre, tantôt après le deuxième, tantôt après les deux, ce qui ne laisse subsister aucun doute sur le fait que les deux premiers chiffres représentent des surfaces.
Non seulement nous trouvons la rente perçue par l'institution bénéficiaire nommée dans l'entrée-pesh A dans un paragraphe de répartition voué à cette dernière, mais le revenu dont elle dispose ainsi est traduit – sans aucun doute pour des raisons d'uniformisation des écritures – dans les termes mêmes utilisés pour les autres entrées de ces paragraphes, soit : 10. 2 ø 1 2/4 sacs, autrement dit deux chiffres, désignant des surfaces, dont le premier est quatre fois plus élevé que le second tracé à l'encre rouge, suivis d'un taux unique de 1 2/4 sacs par aroure, écrit lui aussi à l'encre rouge. Le chiffre noir correspond aux dimensions réelles du champ qui est à l'origine de la prestation effectuée par son détenteur en propriété utile, mais on peut se demander si la superficie exprimée par le premier chiffre rouge dans les entrées-pesh B n'est pas purement fictive. Rien ne prouve en effet que le quart du terrain exploité soit effectivement concédé, même d'une façon temporaire, au temple bénéficiaire en plus du pourcentage dont ce dernier est doté. Il semble beaucoup plus vraisemblable de reconnaître que nous sommes en présence d'une simple opération arithmétique ayant pour but de décomposer un résultat (la somme délivrée par le temple A au temple B et qui devient dès lors pour le temple B un revenu net imposable) en deux éléments par la division de ce résultat par 1 2/4, afin de conférer aux entrées-pesh de type B un aspect semblable à celui des autres entrées et d'uniformiser le style de tous les comptes renfermés dans les paragraphes de répartition quelle que soit leur origine.
Les entrées-pesh de type A et de type B sont deux expressions distinctes d'une seule et même obligation : dans le compte de l'institution débitrice elle se trouve sous forme d'un pourcentage en sacs de grain, réellement prélevé sur le revenu net imposable et soustrait de ce revenu par les services fiscaux ; dans celui de l'institution créancière, elle revêt l'apparence d'un revenu réellement perçu mais transposé dans les termes utilisés pour fixer la rente levée sur les tenanciers, c'est-à-dire une surface (ici fictive) multipliée par le taux unique de 1 2/4, ce qui produit la même somme en sacs de grain (Menu, 1970, p. 85-88).
Quelle est la nature de l'obligation qui se trouve à l'origine de la correspondance des entrées-pesh de type A et de type B et qui lie deux institutions à cause de la mise en valeur d'un champ ?
Deux possibilités sont à examiner : le versement effectué par une institution A au profit d'une institution B peut représenter soit le loyer de la terre (Helck, 1958, p. 129) soit le prix des services loués pour la cultiver. J'ai exposé (Menu, 1970, p. 89-90){304} les différentes raisons pour lesquelles la première est peu vraisemblable ; citons-en une, à elle seule déterminante : les terres royales khato et minè ne font l'objet que de paragraphes normaux, dans le Texte A. Or, la description de plusieurs de ces terres est assortie de la mention d'une entrée-pesh A, ce qui signifierait, si l'on interprétait la charge dont de telles institutions sont tributaires comme un loyer, que le roi est locataire non seulement du grand sanctuaire d'Amon à Karnak mais de petits temples, ce qui est incompatible avec les principes sur lesquels repose la monarchie pharaonique.
Il semble bien que la somme versée d'un domaine à l'autre soit la contrepartie d'un louage de services (ou plutôt d'un louage d'ouvrage, les services n'étant pas spécifiés et le montant de la rémunération étant fixé une fois pour toutes) consenti par l'établissement employeur du personnel agricole au bénéfice de l'institution utilisatrice des services de ce dernier. Dans l'exemple cité précédemment, Bénenka, sujet du temple d'Osiris, est prêté au temple de Médinet Habou qui l'emploie pour assurer la culture d'un champ de 10 aroures lui appartenant. Le pourcentage de 7,5 % prélevé sur le revenu de ce champ – dont le rendement net est de 5 sacs de grain par aroure – par le temple de Médinet Habou et versé au temple d'Osiris à Abydos, représente pour ce dernier la rémunération d'un tel service. « Ceci prouve encore une fois que le cultivateur (ihouty) est un véritable spécialiste de la terre. Un tel transfert de personnes qualifiées dans le travail des champs devait être assez fréquent pour que la rétribution soit fixée par l'Etat au taux de 7,5 % du revenu net imposable d'un champ » (Menu, 1970, p. 90), ceci dans le cas le plus courant, celui des « terres arables ordinaires », qaÿt (les autres cas sont très rares, voire isolés, et ne permettent pas d'induire la méthode de calcul).
L'enseignement le plus important prodigué par le P. Wilbour consiste dans l'existence de deux grandes catégories de domaines agricoles relevant l'une et l'autre des institutions possédantes, ainsi que le suggérait déjà le P. Harris I.
Sachant que le pharaon est le propriétaire unique « éminent » du sol d'Egypte en raison de sa filiation et de son héritage divins, nous observons qu'il met en œuvre plusieurs stratégies afin de doter à la fois les services administratifs de l'Etat institué par lui et surtout les temples qui ancrent la présence divine – et par conséquent la maât – sur le territoire égyptien et jouent, en délégation d'autorité royale, un rôle fondamental dans l'économie ramesside.
Temples et institutions laïques sont ainsi attributaires de grandes étendues de terres en propriété « utile » mais aussi de rentes constituées par le roi à leur profit ainsi que de divers revenus provenant de l'activité agricole dans son ensemble.
C'est donc bien en quelque sorte un système bénéficial (au sens des modes de gestion et d'exploitation agricole de nos institutions médiévales) que décrit le Texte A du P. Wilbour, avec des caractéristiques telles que la multiplicité des niveaux hiérarchiques, des aires de compétences et des parts de responsabilité résultant des démembrements successifs du droit de propriété éminente du roi, le tout relié au plus haut niveau sous la férule d'un très haut personnage.
A – Le temple{305} est détenteur, en propriété utile, de terres agricoles qu'il administre pour son compte : domaines « normaux » faisant l'objet de « paragraphes normaux ».
La structure administrative des établissements ruraux relevant du temple d'Amon ayant été abordée plus haut, généralisons nos conclusions à l'ensemble des institutions possédantes.
Le bénéficier est le premier prêtre (ou « grand prêtre » ou « premier prophète ») du dieu vénéré dans le temple qu'il dirige et sous l'autorité (er-khèt) duquel est concentrée en son siège la haute administration des terres du domaine (per) du dieu. Si l'on a affaire à un sanctuaire dont la richesse foncière est peu élevée, son unique domaine agricole est administré par son desservant.
Le domaine foncier du temple est divisé en départements (réményout) de nature administrative, les parcelles n'étant pas forcément contiguës (elles peuvent même être très éloignées les unes des autres) ; chaque département est confié, suivant l'importance économique du temple, à l'autorité (er-khèt) d'un haut responsable ou à la gestion effective (« dans la main », em-djéret) d'un contrôleur-roudjou.
La hiérarchie administrative comporte ensuite trois niveaux de cultivateurs-ihoutyou : ceux qui effectuent la même tâche que les contrôleurs-roudjou ; ceux qui, dans tous les cas, surveillent, à la manière de contremaîtres spécialistes de la terre, le bon déroulement des opérations en fonction du calendrier agricole ; enfin, des exécutants qui ont probablement des dépendants-hémou sous leurs ordres. Ces derniers ne sont pas des « esclaves » mais des ouvriers rémunérés ; comme les cultivateurs, ils sont détenteurs, dans les domaines de répartition, de petits champs qu'ils ont reçus à titre de complément de salaire (voir infra, la stèle de Chéchonq et la stèle de l'Apanage, et le t. 2, chap. 1).
Le bénéficier prélève sur les récoltes – autrement dit sur le revenu brut – une part évaluée forfaitairement à la moitié de celui-ci dans les cas de productivité normale, pour son propre bénéfice et pour la rémunération de ses administrateurs au plus haut niveau. Contrôleurs et cultivateurs reçoivent la jouissance de petits lopins de quelques coudées carrées, situés dans les domaines de répartition et à propos desquels ils ne versent aucune redevance à leur autorité de tutelle.
Si les domaines normaux appartiennent à la catégorie juridique du bénéfice foncier, leur système d'administration, de gestion et d'exploitation relève du mode économique du faire-valoir indirect, le bénéficier concédant à une hiérarchie d'administrateurs, gérants, contrôleurs et cultivateurs le soin de mettre ses possessions foncières en valeur et d'en recueillir et concentrer le produit à son bénéfice, moyennant la rémunération qui s'impose à chaque échelon.
L'intervention de l'Etat dans le prélèvement et la répartition des taxes s'exerce ultérieurement, au stade de la liquidation de l'impôt.
B – La summa divisio des possessions foncières d'un temple comporte, à côté des domaines normaux, des « domaines de répartition » faisant l'objet de « paragraphes de répartition ».
Les domaines de répartition supportent un régime juridique tout autre.
Le temple n'a pas la propriété utile des terres qui les composent. Celle-ci semble être exercée par les autorités locales en délégation d'autorité royale, d'où la présence d'une capitale de nome, par exemple, dans l'intitulé d'un paragraphe de répartition consacré à tel ou tel temple. En revanche, le roi attribue au temple nommé en tête de paragraphe les rentes foncières qui lui sont dues, d'une manière directe ou d'une manière indirecte, par l'intermédiaire de l'administration locale. Ce procédé peut être défini sans hésitation comme une constitution de rente.
Les rentes elles-mêmes consistent pour leur plus grande part en redevances dues par les titulaires de tenures, d'étendue moyenne (mesurées en aroures), qui composent les domaines de répartition.
Les domaines de répartition comportent en effet des parcelles mesurées en aroures que les tenanciers exploitent pour leur propre compte, versant pour cela au temple délégataire (bénéficiaire de la constitution de rente effectuée en sa faveur par le roi) un cens recognitif de la propriété utile de l'administration locale (il ne s'agit pas là de loyer, voir infra).
A côté des tenures mesurées en aroures figurent des lopins mesurés en coudées carrées qui sont cédés en usufruit total, à titre de rémunération, aux agents directs de la mise en valeur des domaines normaux (contrôleurs, cultivateurs, et autres professionnels exerçant l'activité de contrôleurs et de cultivateurs, dépendants-hémou).
Les tenanciers – dont l'origine sociale est des plus disparates (le fils du roi, le vizir, le premier prêtre d'Amon côtoient de simples soldats ou des dépendants-hémou) – peuvent réaliser un certain nombre de conventions à propos des champs mesurés en aroures qu'ils ont reçus en récompense pour leurs services militaires ou civils, confiant à d'autres personnes le soin de cultiver leurs champs.
L'on rencontre des formules qui suggèrent l'existence de contrats de location ou d'affermage (baux à parts de fruits, probablement) ou de mandat.
Les premiers sont évoqués par le terme séka, littéralement « cultiver », avec la signification juridique, jusqu'à la 24e dynastie, de « cultiver (pour autrui), moyennant un partage des récoltes » (voir plus haut, les papyrus d'Héqanakhte, et aussi Théodoridès, 1963). L'expression em-djéret, « par la main de », lorsqu'elle se trouve dans une énumération de tenures formant un domaine de répartition, semble faire allusion à l'existence d'un contrat de mandat.
Exemple : « Le surveillant du Trésor Khâemtir, (cultivé) par la main (em-djéret) de Karâo 40. ø 1 2/4 sacs
Le cultivateur Karâo, pour son propre compte (tep.ef) .4. 20
Autre mesurage (fait) pour lui : .12 “au repos” » (A, 86, 17 ; A, 86, 20-21).
Cet ensemble de parcelles est situé sur un très grand domaine de répartition, comportant près de 150 champs, situé dans le nome cynopolite et concernant les revenus du Ramesseum dans le Domaine de Rê (§ 236). Le surveillant du Trésor Khâemtir, un haut fonctionnaire de l'administration centrale, y est titulaire d'une tenure de 40 aroures qu'il fait exploiter par un cultivateur-ihouty nommé Karâo. Conformément à mon interprétation, l'on supposera valablement que Karâo reçoit 4 + 20 + 12, soit 36 coudées carrées à exploiter pour son compte, en rémunération du travail accompli en faveur de Khâemtir.
Un autre exemple combine deux situations juridiques : le mandat de gérance introduit par la formule em-djéret et la location de champ ou l'affermage que désigne l'expression em séka.
« Le chef d'écurie de la Résidence, Psiur, (cultivé) par la main (em-djéret) de <espace laissé blanc par le scribe>, en culture (em séka) du Chardane Phuropu .3 ar. 1 1 2/4 sacs » (A, 51, 47).
Le titulaire de la tenure de 3 aroures est le chef d'écurie Psiur qui en a confié la gérance à un personnage dont le nom n'a pas été relevé et qui, à son tour, a loué ou affermé le champ de 3 aroures à un mercenaire chardane, Phuropu. Le cens de 1 × 1 2/4 = 1,5 sac de grain est versé à l'institution bénéficiaire (le temple de Médinet Habou dans le Domaine d'Amon) par le tenancier Psiur qui perçoit de la part de Phuropu un loyer ou un fermage sur lequel il prélève à la fois le cens dû au temple de Médinet Habou et la rémunération de son gérant.
L'étude des documents fonciers des 21e à 26e dynasties (infra) nous confirmera qu'une seule et même parcelle agricole peut supporter une cascade de droits fonciers issus des démembrements successifs du droit de propriété utile de l'institution possédante (le plus souvent un temple) consenti par le pharaon, propriétaire éminent du sol égyptien.
C – Les entrées-pesh de type C et les entrées-hének se trouvent dans les paragraphes de répartition (voir : Menu, 1970, p. 148-155). Elles sont de nature assez proche mais, contrairement à ce qu'il en est pour les entrées-pesh de type A et de Type B, elles coexistent sans que n'existe aucun lien de correspondance entre elles.
Le § 31 (domaine de répartition consacré aux pâturages du Domaine d'Amon-Rê-roi-des-dieux) comporte les deux types d'entrées :
« Mesurage fait au nord-est de Pi-Aqer
– Réparti pour (ou : attribué à) Amon de la Nouvelle-Terre, (cultivé) par la main (em-djéret) du prêtre Amenemuia 5 ÷ 1 2/4 sacs <entrée-pesh de type C>
Le bouvier Amenemuia .3 ar. ÷ 1 2/4 sacs
– Terre donnée (hének) aux dieux (c'est-à-dire les statues) de Pharaon, sous l'autorité (er-khèt) du lieutenant-commandant de charrerie Any .20 ⊥ 5. ÷ 1 2/4 sacs <entrée-hének> »
(A, 17, 8-11).
Il semble que le bouvier Amenemuia soit gratifié d'une parcelle de 5 aroures qu'il exploite, outre sa propre tenure de 3 aroures, pour le compte d'un culte agreste établi sur une nouvelle terre rattachée aux pâturages du temple de Karnak et dont il devient le prêtre-desservant.
Quant à la terre « donnée » (« offerte », hének) aux statues royales, son régime juridique rejoint très certainement, à peu de chose près, celui que l'on peut induire des « stèles de donation » étudiées plus bas au § 6.
Les entrées-pesh de Type C concernent en général une attribution de terre à une entité divine, le plus souvent une forme locale de l'une des divinités principales de l'Etat, mais on rencontre aussi, parmi ces attributaires d'un droit de propriété utile au plus haut niveau, des personnages importants gratifiés d'un culte funéraire particulier après leur mort : un vizir (76, 13 ; 90, 13) et un scribe des Dépêches de Pharaon (36, 40). Ces parcelles agricoles étaient gérées et exploitées par une personne physique, en l'occurrence l'officiant du culte instauré, qui les faisait mettre en valeur par des spécialistes : ihoutyou – qui peuvent d'ailleurs relever, au point de vue du lien hiérarchique, d'une autre institution que celle nommée en tête de paragraphe – et hémou, dépendants ruraux (et non « esclaves » puisqu'ils sont répertoriés comme contribuables dans un registre à but fiscal, ce qui exclut tout statut d'étroite servitude (t. 2, chap. 1).
Les entrées-hének sont au nombre de trente-sept sur la totalité du papyrus. On les trouve en majorité dans le Texte A, et quelques-unes dans le Texte B. Ce dernier fait est important à souligner car il permet de rapprocher les terres-hének des terres-khato de Pharaon qui font l'objet de ce texte, les unes et les autres étant créées dans l'optique d'une mise en valeur optimale des terres agricoles d'une manière générale. La formulation des entrées-hének est la même que pour les autres entrées des paragraphes de répartition. Leur particularité est de porter sur des terres attribuées à des statues du Pharaon, entités divines dans l'idéologie pharaonique et plus particulièrement ramesside, associées ou non à un culte divin particulier déjà existant. Les parcelles « données » sont confiées en bénéfice foncier à l'autorité d'un personnage qui, semble-t-il, assure le service cultuel des statues royales divinisées et en tire profit moyennant la (re)mise en valeur agricole de la terre « donnée » et le versement d'une taxe foncière à percevoir ultérieurement par les autorités. Les entrées-hének du P. Wilbour sont de toute évidence à rapprocher d'autres « donations » ramessides, notamment l'inscription de Pennout à Aniba ou la stèle de Médamoud{306}.
De toute évidence, les temples jouaient un rôle majeur dans l'économie à l'époque ramesside. Je pense pouvoir affirmer qu'il s'agit là du corollaire de la puissance idéologique de leurs prêtres. Jamais, dans l'histoire pharaonique, les spéculations théologiques n'avaient été aussi fertiles, à tel point que le pouvoir politique du souverain dépend désormais du bon vouloir des dieux, et particulièrement d'Amon-Rê qui est non seulement le véritable artisan de la victoire royale, mais aussi l'auteur de l'imyt-per qui transfère juridiquement au pharaon ramesside la propriété de son pays et l'autorité sur son royaume. Ces idées seront adaptées et largement exploitées sous les Lagides, ainsi qu'en témoignent les inscriptions des temples de l'époque ptolémaïque.
Le Papyrus Wilbour, comme le Papyrus Harris I, joue un rôle paradigmatique lorsqu'il nous enseigne que le pharaon est le propriétaire unique du sol d'Egypte, par et pour les dieux.
Le roi est également le seul maître des autres richesses naturelles, en particulier celles que renferme le sous-sol d'Egypte ; l'exploitation des mines et des carrières peut, là encore, être concédée aux grands temples promoteurs de la théologie ramesside (t. 2, chap. 1).