CHAPITRE 1

La reine Élisabeth

Mourir… dormir, dormir ! peut-être rêver ! Oui, là est l’embarras. Car quels rêves peut-il nous venir dans ce sommeil de la mort, quand nous sommes débarrassés de l’étreinte de cette vie ?

William Shakespeare (Hamlet)

Lord Edward Dawson se redressa. De haute stature, plutôt svelte, il approchait de la quarantaine sans qu’aucune ride n’eût abîmé la régularité de ses traits. Une courte barbe élégamment entretenue encadrait son visage d’un collier noir, comme pour mieux souligner le bleu d’acier presque inquiétant de ses prunelles. Lord Edward Dawson, commandant de la garde de Sa Majesté Élisabeth Ire, attachait à son apparence presque autant d’importance qu’à sa fonction. Il aimait en imposer aux autres afin d’oublier un peu l’estime assez médiocre qu’il avait de lui-même et les doutes incessants dont il était la proie. L’inspection des corps lui avait permis de reconstituer le déroulement du double assassinat. Il s’adressa à William Shakespeare qui, sans prendre le temps de se changer, l’avait suivi dans la resserre aux costumes et qui ne perdait pas une miette de la scène.

— Celui-ci…

— Il se nomme Luke Delles, milord, précisa le dramaturge.

— Soit. Ce Luke Delles, donc, a été assommé dès qu’il a pénétré dans la pièce. Son compagnon…

— Gauwyn Ashford.

— … Gauwyn Ashford était déjà en train de se déshabiller : voyez, il a ôté ses chausses. Le meurtrier, probablement arrivé juste derrière Delles, l’a assommé puis a profité de la surprise de…

— Ashford.

— … Ashford pour lui enfoncer son arme, sans doute un poignard, dans la poitrine. Ensuite, il a achevé l’autre…

— Luke Delles.

— … Luke Delles d’un même coup au cœur, avant de s’enfuir.

Satisfait de sa démonstration, Edward Dawson se fendit d’un sourire fatigué. Il n’avait pas apprécié d’être tiré des draps de sa jeune maîtresse entre les bras de laquelle il oubliait la trahison de sa femme, mais il s’était rendu à l’évidence : un meurtre au Globe, le plus fameux des théâtres de Londres, nécessitait l’intervention de la garde royale. La célèbre scène, malgré son prestige, possédait la réputation d’être aussi un nid d’espions, de séditieux de tout poil et même de rebelles catholiques qui se mêlaient à la troupe toujours changeante de menuisiers, de peintres, de constructeurs et de machinistes. De nombreux matelots en mal d’embarquement venaient aussi se joindre aux saltimbanques pour des périodes plus ou moins longues, avant de repartir et d’être remplacés par d’autres, tout aussi difficiles à contrôler. En outre, William Shakespeare avait su se gagner les bonnes grâces de la reine Élisabeth. La souveraine avait reconnu très tôt le talent du grand Will et, sans que cela fût clairement énoncé, elle le tenait pour un de ses meilleurs informateurs, un homme avisé et sensible susceptible de lui dresser, en ces temps troublés où catholiques et protestants déchiraient l’Europe, le plus fidèle tableau de Londres et de ses sujets. Dawson songeait aussi à la haine que les très influents puritains vouaient au théâtre. Le sermon qu’un de leurs prêcheurs, Thomas White, avait proféré vingt ans plus tôt s’était répandu depuis Londres dans le pays tout entier : « La cause de la peste est le péché, si vous regardez bien. La cause du péché est le théâtre. Par conséquent, la cause de la peste est le théâtre. » Dawson se tourna vers la pauvre Helen qui, sous le choc de la macabre découverte, avait fondu en larmes. Encadrée par deux hommes d’armes, elle s’efforçait de maîtriser ses tremblements.

— Et donc, mademoiselle…

— Gordon, Helen Gordon, murmura la jeune costumière.

— … mademoiselle Gordon, vous n’avez croisé personne en montant ici ?

— Personne, milord.

 By Jove, il n’est pas possible que l’assassin ait pu quitter ces coulisses sans que nul ne le remarque ! Monsieur Shakespeare, avez-vous rassemblé votre compagnie ?

— Milord, j’ai donné l’ordre à tous de vous attendre sur la scène.

— Sur la scène ?

— C’est le meilleur endroit pour les réunir.

— Bon, soit.

Lord Dawson fit signe au soldat qui commandait sa petite escorte.

— Vous ferez emporter les deux corps, sergent, jusqu’à la maison du constable. Et vous prendrez les noms et les adresses des différents témoins, à commencer par cette jeune femme.

— En ce qui concerne les adresses des témoins, milord, précisa Shakespeare, vous n’aurez aucune difficulté à venir les rencontrer ici : c’est au théâtre, ce lieu de rêve et pourtant plus réel que la réalité elle-même, qu’ils passent les trois quarts de leurs vies. Tout comme moi.

— Bien. Allons.

— Cela vous semble peut-être une mauvaise idée ?

Dawson lança un regard froid au dramaturge qui portait encore son maquillage.

— J’ai toujours détesté le théâtre, monsieur Shakespeare.

Le grand Will, blessé, le crut sincère. Il se trompait. Dawson ne détestait pas tant le théâtre que le souvenir de sa femme qu’il avait surprise un jour dans les bras d’un comédien.

 

Le décor d’Hamlet avait été investi par la troupe du Globe, incluant les comédiens et l’équipe en charge des machineries, des costumes et de l’administration. Si Reginald Blunt avait retrouvé immédiatement le trône qu’il occupait dans le rôle du roi, les autres avaient dû s’accommoder du reste des accessoires, chaises, tabourets, coussins, tout ce qui pouvait servir à s’asseoir en attendant l’arrivée du commandant de la garde. Les conversations allaient bon train tant il semblait inconcevable que deux des leurs puissent être assassinés.

— Luke et Gauwyn poignardés au Globe, proférait Reginald d’une voix de stentor, c’est au théâtre tout entier qu’on veut s’en prendre !

— Il ne faut rien exagérer, tempéra Clive Brown, qui jouait plusieurs rôles dans la pièce dont celui d’Horatio ; ils n’incarnaient pas à eux seuls la profession !

Près du rideau de scène, le jeune Charles Pettiford, qui venait de donner une brillante interprétation de Laërte, tentait de persuader Simon de répéter encore une fois leur scène du deuxième acte mais son partenaire, éreinté et fâché par les remarques du metteur en scène, préférait bouder, assis sur un coin de table. Il n’avait pas encore ôté sa robe d’Ophélie et, sans perruque, donnait l’image d’un androgyne au maquillage fatigué.

— Crois-tu que ce soit bien le moment de répéter ? lança-t-il à Pettiford. Le drame a quitté la scène pour gagner les coulisses et, devant la police, nous aurons bientôt à la bouche d’autres répliques que celles de William.

La troupe enchaînait les représentations, seul moyen pour le Globe de survivre, et tous étaient épuisés. Ils cessèrent leurs conversations à l’arrivée de Dawson et de ses gardes, suivis par Shakespeare. L’officier frappa dans ses mains, attirant tous les regards.

— Bonsoir, je suis lord Dawson, commandant de la garde de Sa Majesté. Deux des vôtres viennent d’être sauvagement poignardés à la fin de la représentation. Le meurtrier est descendu de la resserre aux costumes, il a donc été forcé de traverser une partie des coulisses. Il y a en conséquence deux possibilités : ou c’est un étranger qui, son forfait accompli, a réussi à se glisser dans la cour et à se mêler aux spectateurs qui s’en allaient… ou c’est l’un d’entre vous.

Des murmures scandalisés ponctuèrent la dernière phrase de l’enquêteur.

— Permettez, lord Dawson, mais je réponds de ma troupe, protesta Shakespeare.

— Êtes-vous seulement capable de décliner toutes leurs identités, jusqu’au dernier marin embauché sur vos tréteaux ?

— Moi, non, mais mon régisseur…

— Il suffit, le coupa Dawson avant de se tourner vers les comédiens. Écoutez-moi bien, tous : l’un ou l’autre d’entre vous a-t-il croisé, à la fin de la représentation, un individu étranger à la compagnie et sans doute pressé de s’enfuir ?

Il y eut un silence, chacun regardant ses voisins avec des mimiques d’ignorance, voire de suspicion. Les paroles de l’officier avaient fait leur effet et, le premier moment d’incrédulité passé, l’inquiétude les avait gagnés. William Shakespeare vint à la rescousse de ses comédiens.

— Mes amis, je partage votre fatigue. La journée a été longue, celle de demain sera plus longue encore. Mais cessez un moment de rêver à vos lits et repassez dans votre esprit ce que vous avez fait après le salut. Revoyez les loges, les coulisses, le magasin d’accessoires, les passerelles et tous les recoins de ce théâtre. Quelqu’un parmi vous aurait-il aperçu une silhouette, connue ou inconnue, une ombre inquiétante et furtive se faufilant hors de la resserre aux costumes ?

— Il parle mieux que le commandant, glissa Burbage à l’oreille de Pettiford.

— Si tu veux mon avis, ce micmac intéresse prodigieusement notre grand Will.

— Mais il vient de perdre deux comédiens !

— C’est avant tout un homme de plume. Je te parie un shilling que sa prochaine pièce comportera un double crime mystérieux.

Seuls quelques murmures perplexes avaient répondu à la question du metteur en scène. Dawson leva brusquement la main pour imposer le silence. Un bruit suspect provenait de sous la scène, comme si quelqu’un tentait de scier un morceau de bois. Tous s’étaient figés, anxieux. Shakespeare, sans un mot, indiqua à l’officier la trappe qui permettait d’escamoter certains personnages. Dawson la scruta, la mine perplexe : comment l’ouvrir ? D’un geste de la main, Shakespeare alerta son régisseur.

— Monsieur Fox, la trappe…

Le régisseur disparut derrière un rideau et, quelques secondes plus tard, la trappe se mit à descendre doucement, sans un bruit, laissant apparaître une cavité rectangulaire au centre du plateau. Les soldats pointèrent leurs lances dans le petit espace ainsi découvert tandis que, avec une souplesse qu’on ne lui eût pas soupçonnée, Dawson sautait dans la trappe : un homme en tenue de matelot dormait comme un bienheureux au fond du réduit.

— A-t-on jamais vu un meurtrier s’endormir sur le lieu de son crime ? remarqua Shakespeare en se penchant à son tour.

Fox s’approcha.

— C’est Jacquot Postel, un marin français que j’ai embauché il y a dix jours.

— Catholique ou protestant ? s’enquit Dawson.

— Je n’en sais rien, bougonna Fox. Moi, ce qui m’importe, c’est qu’il soit habile à monter les décors et à manier les guimpes.

Le commandant se fit aider par un des soldats pour remonter sur la scène.

— Bien, conclut-il, je ne pense pas qu’il ait noté grand-chose.

Une voix de femme fit lever tous les regards.

— Moi, je crois bien que je l’ai vu, votre bonhomme !

Appuyée à la rampe de la loge qui surplombait la scène, loge habituellement réservée aux hôtes de marque, une femme rubiconde d’une quarantaine d’années fixait le constable. Shakespeare dut admettre que l’effet dramatique était intéressant.

— Qui est cette femme ? interrogea l’enquêteur.

— Elle se nomme Maud Lester, milord, le renseigna Fox. Elle s’occupe de nos repas, et de l’entretien du théâtre. Le public manque parfois de la plus élémentaire éducation.

— Madame Lester, cria Dawson, narrez-nous donc ce que vous avez vu !

Après un regard panoramique et cabotin, ravie d’être le centre de l’attention, la cuisinière commença :

— La pièce était à peine finie qu’un homme est venu me voir.

— Où vous trouviez-vous ?

— À côté de la sortie, je me tiens prête à obliger les malpolis à ramasser les ordures qu’ils balancent dans la cour en s’en allant. Les gens applaudissaient, criaient ou chantaient à qui mieux mieux quand ce grand escogriffe, le visage à moitié caché par un chapeau, m’a tendu un billet sur lequel étaient griffonnés deux noms.

— Lesquels, madame Lester ?

— Eh bien, précisément ceux des deux personnages que jouaient nos pauvres amis : Rosencrantz et Guildenstern.

— Vous savez donc lire, madame ? s’étonna Dawson.

— J’ai passé quelques années au service d’une dame fortunée qui m’a enseignée à tenir un livre de comptes.

— Bien. Avez-vous conservé ce billet ?

— Non, l’homme l’a remis dans une poche de son habit. C’était le moment du salut, je lui ai montré Luke et Gauwyn sur la scène, pensant que c’était un de leurs compagnons de boisson. Si j’avais su…

— Et ensuite ?

— Ensuite, ce gaillard a disparu dans le public qui commençait à partir, et je ne l’ai pas revu.

— Pourriez-vous cependant nous décrire son visage ?

— Pour ça, je n’y ai pas prêté attention. Il portait un feutre à large bord, comme je vous ai dit, mais je me souviens qu’il avait une drôle de cicatrice en forme de croix à la joue gauche. Même que ça m’a impressionnée. Mais pour le reste…

— Je vous remercie, madame Lester.

D’une façon aussi spontanée qu’inattendue, tous les comédiens de la troupe se mirent à applaudir leur cuisinière qui, de la tête, leur fit un aimable salut. Son témoignage, attribuant le double crime à un étranger au théâtre, les soulageait tous. William Shakespeare, pensif, caressait son bouc du bout des doigts, signe chez lui d’une intense réflexion. Lorsque les applaudissements cessèrent, il prit lord Dawson à part.

— Il me vient une idée, milord…

Le commandant lui adressa un regard interrogateur.

— Il se trouve que ce soir, il y avait deux Rosencrantz et deux Guildenstern au théâtre du Globe.

 

La reine Élisabeth d’Angleterre, première du nom, avait fait monter une collation à la salle des Ambassadeurs et convoqué d’urgence la duchesse de Dorchester ainsi que sir Robert Cecil, ministre attaché à son conseil privé. La nature avait doté cet homme brillant d’une petite taille et d’une tournure contrefaite qui avaient inspiré à Élisabeth le surnom cruel dont elle l’avait affublé : le Pygmée. L’idée de devoir discuter d’armement naval en ce début de soirée l’avait mise de fort méchante humeur. Mais sir Robert avait tenu à cet entretien préliminaire avec les deux diplomates Rosencrantz et Guildenstern, spécialement dépêchés par Sa Majesté Christian IV du Danemark pour mettre au point, dans le plus grand secret, une alliance stratégique avec l’Angleterre. Les négociations s’annonçaient compliquées et porteraient surtout sur des problèmes techniques dont le débat fastidieux décourageait par avance la souveraine.

Précédée par deux pages chargés d’ouvrir les portes, Élisabeth avançait à pas lents, une main en appui sur l’avant-bras de sa nouvelle dame d’honneur, Anne d’Exeter.

— Qu’avons-nous donc à nous préoccuper de canons et de poudre, nous qui ne rêvons que de paix et de tranquillité ! confessa-t-elle dans un soupir.

— Ce n’est pas le cas, malheureusement, de nos ennemis, majesté.

— Terribles fanatiques ! Qu’ont-ils donc à s’acharner contre nous ? Ah, si seulement mon bon conseiller Walsingham était encore à mes côtés !

Elle s’arrêta au beau milieu de l’antichambre, sous un portrait de son père le roi Henri VIII, et pointa un doigt tremblant sur sa suivante.

— Anne, savez-vous ce qui nous est reproché ?

La dame de compagnie bredouilla :

— Notre rupture avec le pape, probablement.

— Certes, mon amie, cela pèse dans la balance. Mais le pire, à leurs yeux, c’est que ce soit une femme qui dirige l’Église anglicane. De mon père on pouvait le tolérer, mais de moi…

— Après la cuisante défaite de l’Invincible Armada1, majesté, je doute qu’une puissante flotte s’arme à nouveau contre nous.

 Si vis pacem, para bellum2, ma chère. Sinistre proverbe !

Elles reprirent leur marche vers la salle des Ambassadeurs.

— Nos deux princes danois ont-ils assisté au spectacle de la troupe de Shakespeare ?

— Ils se sont bien rendus au Globe, une voiture les a ramenés au palais.

— Souhaitons que le spectacle les ait mis de plaisante humeur.

Les deux femmes pénétrèrent dans la vaste salle éclairée par des dizaines de chandeliers disposés le long des murs percés de hautes fenêtres où le jour déclinait. Un feu crépitait dans la cheminée. Sur une table en marqueterie, du vin aux épices, des fruits confits et des pâtisseries composaient la collation. Vorace en toute chose, lady Dorchester avait repéré dès l’entrée un plateau d’argent où resplendissait une petite pyramide de gaufres tuyautées. Faisant mine de regarder ailleurs, elle s’en approcha. Elle raffolait de ces friandises pareilles à des petits morceaux de parchemin enroulés sur eux-mêmes, délicatement dorés et fleurant bon le beurre et la crème vanillée. Elle en saisit deux au passage qu’elle croqua d’une seule bouchée.

À l’arrivée d’Élisabeth et de sa dame de compagnie, les ambassadeurs Frederick Rosencrantz et Olaf Guildenstern se levèrent et s’inclinèrent respectueusement. En face d’eux, dissimulant sa gourmandise, la duchesse de Dorchester fit à la reine sa plus gracieuse révérence. À la mort de lord Dorchester, Élisabeth avait autorisé lady Margaret à porter le titre honorifique de duchesse en récompense des services qu’elle avait rendus à la Couronne. Elle bénéficiait en outre du privilège, rarissime pour une femme, d’assister à certaines séances du conseil privé de la reine. Celle-ci se tourna vers les Danois.

— Asseyez-vous, messieurs, et soyez les bienvenus au palais. Sir Robert n’est pas encore arrivé ?

— Il rassemble ses documents, majesté, et sera là dans un court moment, articula la duchesse en avalant prestement les dernières miettes des gâteaux.

Élisabeth prit place dans un siège assez large pour contenir l’armature de sa robe, repoussa d’un geste le plateau de friandises que lui tendait Mme d’Exeter et fixa les deux émissaires du Danemark. Les candélabres qui brillaient tout autour de la salle éveillaient mille reflets sur sa parure. Sa chevelure sévère retenue par un diadème de perles, la fraise qu’elle portait avec aisance et les ors de son habit lui conféraient une dignité qu’on eût dit naturelle pour cette Virgin Queen3 considérée comme la femme la plus puissante d’Europe.

— Avez-vous fait bon voyage, messieurs les ambassadeurs ?

— Excellent, Votre Majesté, répondit Rosencrantz, le temps nous fut clément, les vents favorables et la mer indulgente.

— Et nous n’avons eu qu’à nous louer de l’habileté de notre équipage anglais, ajouta Guildenstern avec un soupçon d’obséquiosité.

— Tout cela est fort bien. Le spectacle donné par la troupe de M. Shakespeare vous a-t-il diverti ?

— La pièce est éblouissante, majesté, interprétée avec fougue par des comédiens remarquables. Et nous avons eu la plaisante surprise de voir apparaître sur la scène nos propres personnages.

— Rosencrantz et Guildenstern, oui, je me souviens, les deux amis du prince Hamlet… Avez-vous eu l’opportunité de vous entretenir avec notre grand dramaturge ?

— Pas aujourd’hui, mais nous devons nous retrouver demain chez lui.

— Je ne pense pas que cela sera possible, Vos Excellences.

Tous se tournèrent vers la porte par où lord Dawson venait de faire irruption.

— Expliquez-nous, monsieur Dawson, s’étonna la reine devant une intrusion aussi peu protocolaire.

L’officier s’avança et s’inclina devant sa souveraine.

— La scène du Globe est devenue celle d’un crime, majesté. D’un double crime.

— Vous m’effrayez, milord. Qui donc a été tué ?

— Deux comédiens de la troupe de M. Shakespeare.

Un vague soulagement détendit le visage d’Élisabeth.

— Mais pas n’importe lesquels : ceux qui interprétaient, précisément, vos rôles, Excellences, Rosencrantz et Guildenstern.

Les deux ambassadeurs se décomposèrent. En quelques mots, lord Dawson résuma ce qui s’était passé dans les coulisses du Globe.

— Avez-vous trouvé quelque indice, monsieur Dawson ? s’enquit la reine, embarrassée.

— Pas encore. Nous possédons toutefois un portrait du meurtrier. Cependant…

— Cependant ?

— Il ne s’agit peut-être que d’une coïncidence, mais, dans l’état présent de l’enquête, nous ne pouvons la tenir pour négligeable. La question se pose : qui était véritablement visé aujourd’hui ? Des comédiens sans importance, ou bien ceux qui ont servi de modèles à leurs personnages, Leurs Excellences les véritables Rosencrantz et Guildenstern qui assistaient à la représentation ?

Les Danois avaient viré au blanc verdâtre. Ils échangèrent un regard effrayé.

— Nous ne pensions pas, majesté, que l’initiative de notre bon roi Christian allait provoquer une telle animosité. Peut-être serait-il bon de différer…

— Différer quoi ? le coupa Élisabeth. Ah ! Voici enfin sir Robert. Entrez donc, monsieur, et venez nous expliquer les finesses de notre alliance avec le Danemark.

Rosencrantz et Guildenstern, frappés par ce qu’ils venaient d’apprendre, n’avaient plus qu’une pensée en tête : reporter la signature du traité et trouver un motif de regagner leur patrie au plus tôt. Élisabeth, d’un geste, les immobilisa.

— Quant à vous, messieurs, je tiens à vous assurer la plus grande sécurité. Vous vous tiendrez désormais sous la protection de lord Dawson, commandant de ma garde. Nous ferons doubler les rondes dans le palais. Tant que vous demeurerez dans les appartements que nous avons mis à votre disposition, soyez certains que vous ne risquerez aucune infortune.

Les deux étrangers avaient compris. Ils étaient bel et bien prisonniers de la reine et celle-ci n’était pas prête à abandonner la signature du traité militaire avec le Danemark, sous quelque prétexte que ce fût.

— Mais nous avions le projet de nous entretenir avec M. Shakespeare, qui nous a invités… objecta Guildenstern.

— Qu’à cela ne tienne, le coupa Dawson, nous l’enverrons quérir.

La reine fit un signe à sir Robert.

— L’heure est venue, messieurs, d’envisager notre traité.

— Voici les plans, majesté, fit le ministre en dépliant des feuillets sur la longue table qui occupait le centre de la salle.

 

Au Globe, après le départ de lord Dawson et de ses hommes d’armes, la troupe s’était rapidement éparpillée. Déjà, les machinistes, sous la direction du régisseur Fox, faisaient disparaître le royaume du Danemark pour le remplacer par les jardins du gouverneur Léonato de Messine, où allait se dérouler la très populaire comédie de Shakespeare Beaucoup de bruit pour rien. Fox avait sorti sans ménagement le matelot français de sa cachette pour le mettre au travail avec les autres. Regagnant les coulisses, le metteur en scène avisa un petit groupe entourant Maud Lester. La cuisinière était harcelée de questions : Était-elle certaine de ce qu’elle avait vu ? L’homme au chapeau avait-il l’air dangereux ? Est-ce qu’elle le reconnaîtrait ? Maud, toute rouge d’excitation, y répondait comme elle pouvait.

— Allons, laissez Mme Lester tranquille ! ordonna le grand Will. Finissez de vous changer.

Il avisa Helen Gordon, un tas de linge sur le bras.

— Te sens-tu la force, Helen, de t’occuper des costumes ?

— Ne vous inquiétez pas, monsieur William, souffla la jeune fille qui avait repris quelques couleurs. Et, si vous me le permettez, vous devriez vous aussi quitter votre personnage…

Shakespeare esquissa un sourire en jetant un coup d’œil à ses haillons. Il se rendit compte qu’il avait assisté à l’enquête du commandant Dawson encore grimé en spectre. Il se dirigeait vers les loges quand il croisa son administrateur, Raulin Peake, un géant au crâne chauve et aux bras interminables, poilus jusqu’au bout des phalanges, qui lui avaient valu le surnom de l’Araignée.

— La recette a été bonne, monsieur Peake ?

— Excellente, monsieur. Et sans doute sera-t-elle encore meilleure demain.

— Pensez-vous que ma comédie Beaucoup de bruit pour rien aura toujours le même succès ? se rengorgea Shakespeare.

— Assurément, monsieur, mais je crois surtout que le double crime de ce soir attisera la curiosité de notre cher public.

— Ah oui, bien sûr, je n’avais pas envisagé cet aspect des choses, conclut sèchement le metteur en scène.

 

Un moment plus tard, William Shakespeare terminait de se démaquiller devant un des miroirs des loges, dans le reflet tremblant des chandelles. De spectre, il redevint un homme, un quadragénaire aux traits tirés dont les rides commençaient à se former au coin des yeux et de chaque côté de la bouche, heureusement masquées par les boucles de sa barbe. Un à un, les autres comédiens passaient derrière lui en le saluant, pressés d’aller prendre un peu de repos avant de le retrouver pour la répétition de la matinée. Il n’avait pas envie de dormir, il devrait pourtant se forcer à quelques heures de sommeil s’il voulait être en état d’écrire dès les premières heures du jour. Il se remémora sa nouvelle héroïne, Hélène. « Douce et forte comme le vent, capable d’user les plus solides montagnes… » pensa-t-il. Il avait rédigé la veille le début de la pièce à laquelle il avait donné le titre Tout est bien qui finit bien. Un titre banal et rassurant, sous lequel il avait la ferme intention de glisser certaines de ses vues sur l’Angleterre. Dès le premier acte, il y faisait allusion à la virginité, celle d’Hélène, qu’un personnage retors, Parolles, lui conseillait de vendre au plus vite, tant qu’elle possédait encore du prix. Shakespeare savait qu’en s’aventurant sur ce terrain, il évoquerait immanquablement la figure de la reine Élisabeth. Il lui fallait être habile. Mais il avait confiance en son personnage féminin qui défendait avec douceur et esprit le fait de rester vierge. Il se mit à chuchoter l’une des répliques d’Hélène :

— Laissez-moi vous poser une question. L’homme est ennemi de la virginité ; comment pouvons-nous la fortifier contre lui ?

Il se sentit alors brusquement tiré en arrière tandis qu’un bras musclé se mettait en travers de sa gorge et qu’une voix lui chuchotait à l’oreille :

— Ainsi tu veux donner des conseils à la reine ?

Shakespeare soupira et repoussa doucement son assaillant.

— Edmund… Je suis fatigué. Nous avons eu un drame ici, ce soir.

— Oui, je sais, Hamlet, ta plus belle pièce.

Le dramaturge se tourna vers son frère et nota l’état pitoyable de ses vêtements et sa mine pâle.

— Je te parle d’un meurtre, ou plutôt de deux morts tragiques : Luke et Gauwyn, assassinés dans la resserre aux costumes.

— Alors, tu vas avoir besoin de comédiens ?

— Voilà donc tout ce que cela t’inspire, Edmund ? Tu ne penses qu’à toi.

— Il le faut bien puisque personne d’autre n’y pense ! Et puis je les connaissais à peine.

Il s’agenouilla devant William.

— Reprends-moi dans ta troupe, Will. Je n’en peux plus de faire le jongleur sur le Pont de Londres ou d’aller décharger des barges sur la Tamise pour gagner quelques pennies qui me permettent tout juste de manger, et pas toujours à ma faim !

— Relève-toi, mon frère. Nous avons déjà tenté cette aventure ensemble, et tu t’es montré indiscipliné, paresseux, un peu trop empressé auprès des femmes et beaucoup trop amoureux du vin. Je ne peux plus rien pour toi, Edmund.

— Écoute-moi, Will, en souvenir du bon vieux temps de notre jeunesse à Stratford, donne-moi encore une chance. Et si tu ne veux pas de moi sur la scène, laisse-moi, pour le moins, travailler avec tes machinistes.

William considéra la figure navrante de son frère et finit par hocher la tête.

— Bon… Va voir demain mon régisseur, David Fox. Et tâche de te tenir tranquille. Il n’y aura pas de troisième fois.

— Je souhaite à tout le monde d’avoir un frère comme toi ! s’écria Edmund en serrant son aîné dans ses bras.

— C’est drôle, je pensais exactement le contraire.

— Tu verras, tu ne le regretteras pas ! affirma Edmund sans s’offusquer.

Il fit une pirouette et disparut comme par enchantement.

— Ça, je n’en suis pas si sûr, murmura Shakespeare.

Au même moment, des bruits de bottes résonnèrent dans les coulisses et une voix forte se fit entendre.

— Monsieur William Shakespeare ?

Le metteur en scène se leva brusquement, jeta une cape sur ses épaules et se précipita sur la scène où se tenait le sergent qu’il avait déjà vu auparavant, entouré de deux hommes d’armes.

— Que me veut-on ?

— Sa Majesté la reine vous demande au palais, monsieur, de toute urgence.

— Je vous suis.

William Shakespeare emboîta le pas de la petite escorte, un peu vexé que lord Dawson ne se fût pas déplacé en personne pour venir le chercher.


1. Le 8 août 1588, la flotte d’invasion espagnole dite l’« Invincible Armada » avait été mise en déroute devant les côtes anglaises.

2. « Si tu veux la paix, prépare la guerre. »

3. « La Reine vierge », tel était le surnom donné à Élisabeth Ire, qui mourut sans s’être mariée.