Le 7 avril 1943, Hans Bernd Gisevius traversait la place Saint-Pierre. L’officier de l’Abwehr s’approchait de l’appartement de Mgr Johannes Schönhöffer, ami intime de Josef Müller. Il y pénétra en se servant d’une clef placée sous le paillasson et patienta dans le vestibule, en observant par la fenêtre, visiblement très tendu. Subitement, il aperçut « une forme noire qui entra dans la cour d’un pas précipité, aussi vive qu’une fouine, de sorte qu’il put à peine distinguer la petite silhouette émaciée, le visage caché par un large couvre-chef noir de jésuite ». Gisevius sortit sur le palier et se pencha dans l’escalier en colimaçon. Il vit ce chapeau grandir à mesure qu’il gravissait les marches1.
Le père Leiber entra, en toussotant. Le jésuite asthmatique évoqua Pie XII, « très inquiet au sujet du sort de Müller ». Leiber lui-même redoutait que la déclaration de 1940, mentionnant les conditions de la paix édictées par les Britanniques, rédigée sur un papier frappé du filigrane papal, ne tombe entre les mains d’Himmler. Gisevius promit de soulever la question auprès de Beck. Quant à Ochsensepp, qui croupissait dans une prison militaire, son sort dépendrait pour une bonne part de ce qu’il ne soit pas confié à la garde de la SS. Les accusations pesant sur lui semblaient graves2.
Dès son retour du Vatican, Gisevius informa l’amiral Canaris, à Berlin. Pour la coordination de leurs plans futurs, le père Leiber avait suggéré que les conspirateurs s’en remettent à son collègue jésuite de Munich, le père Rösch. Suite à la perte d’Ochsensepp, Leiber louait en Rösch « l’homme fort du catholicisme en Allemagne3 ».
L’arrestation de l’équipe de Hans Oster ne laissait, hélas, guère d’autre marge de manœuvre aux comploteurs que de tenter de brouiller les pistes. « Après un aussi vaste coup de filet de la Gestapo, se rappelait Gisevius, le choc psychologique engendra la paralysie, et vida en quelque sorte la conspiration de toute substance4. »
Pourtant, le jour même de cette entrevue entre Gisevius et le père Leiber, le carnage en Afrique du Nord mit en valeur un catholique combattant sur qui tous les espoirs reposeraient. Après des années d’occasions manquées et de plans déjoués, la résistance allemande allait enfin franchir le pas et agir, grâce à la force d’un seul homme.
Le 7 avril, l’armée allemande attaquait en Tunisie. La bataille soulevait une poussière et une fumée si épaisses que les commandants d’équipages des blindés combattaient debout, trappe ouverte. Quand ils discernèrent les étoiles blanches peintes sous les ailes des appareils américains, il était déjà trop tard. Le colonel Claus von Stauffenberg plongea de sa Kübelwagen VW dans le sable, la tête enfouie entre les bras5.
Les ambulanciers découvrirent un impact de balle dans le pare-brise et un lieutenant mort sur le siège arrière. Stauffenberg gisait à quelques mètres de distance, inconscient, blessé à la tête et aux bras, perdant du sang. Dans un hôpital de campagne, les médecins lui amputèrent la main droite et deux doigts de la main gauche. Ensuite, ils lui prélevèrent l’œil gauche6.
Ses homologues au quartier général de la division le regrettèrent. Des micros secrètement cachés dans des camps de prisonniers enregistrèrent certains de leurs éloges, prononcés en temps de guerre : « Stauffenberg incarnait l’idéal de la génération allemande montante », « un homme bon, honnête, chrétien et courageux » qui « veillait sur ses soldats ». S’il avait un défaut, c’était celui d’être « d’une effroyable imprudence », mais ses camarades considéraient que cela faisait « partie de son honnêteté ». La première fois qu’on le rencontrait, « il vous ouvrait aussitôt […] son cœur7 ».
Le personnage devint plus tard l’objet d’un culte. « Claus était un homme d’un tel charme, se remémorait l’un de ses amis, qu’il exerçait un véritable envoûtement sur nous tous qui l’approchions. » Même l’austère général Halder avoua qu’il le trouvait d’un « magnétisme attractif », mais l’un de ses acolytes, moins réservé, le disait « aussi rayonnant et aussi beau qu’Alcibiade ». En 1947, interrogeant ses anciens camarades au sein de la conspiration, un officier britannique chargé de la dénazification notait que leurs « yeux s’illuminaient » et qu’ils semblaient « ensorcelés par ce seul souvenir ». Durant la période nazie, aucun Allemand n’exerça peut-être d’effet comparable sur ses compatriotes, excepté le maître du Reich en personne. Sachant ce que fit plus tard Stauffenberg, et la notoriété que lui valut cet acte, ceux qui l’avaient connu tendaient à se le rappeler en des termes mythiques, et c’est dans ce statut de figure mythique antithétique que résidait la clef de son charisme. On ne peut comprendre son influence à moins de l’avoir vu, par exemple, dans son uniforme d’été blanc, la Croix de fer épinglée à la poitrine côté cœur, l’air « beau et fort, comme un jeune dieu de la guerre », selon le souvenir d’un de ses collègues, veillant volontiers très tard en compagnie d’officiers subalternes, la main gauche dans la poche de son pantalon et un verre de vin dans la droite, traduisant L’Odyssée d’Homère ou critiquant Adolf Hitler8.
Ce dernier se l’était aliéné en persécutant les juifs. Comme beaucoup de non-juifs européens, le jeune Claus avait été élevé dans une doxa ethnique contradictoire, mais l’un de ses frères avait épousé une aviatrice de confession juive, dont la révocation de la Luftwaffe, en 1936, avait fait de l’antisémitisme un problème familial. Si la connaissance qu’il avait de la Shoah renforça son aversion du nazisme, la persécution des juifs l’avait retourné contre le Führer bien des années plus tôt. La nuit de Cristal avait constitué pour lui le franchissement du Rubicon : deux mois plus tard, en janvier 1939, Claus von Stauffenberg marchait dans les bois autour de Wuppertal avec son ami Rudolf Fahrner, professeur de littérature au cheveu grisonnant et au regard vif, qui avait réagi au pogrom de la Kristallnacht en s’emparant d’une hache et en fracassant un buste du tyran. Quand Fahrner lui demanda si l’armée allait passivement accepter que l’on incendie des synagogues, il lui parla sans détour – et pour la première fois – de renverser le régime nazi9.
Pourtant, trois années durant, il fut incapable de se montrer à la hauteur de sa propre exigence. Lorsque le groupe Canaris l’approcha, il invoqua des prétextes : l’idée était juste, le moment mal choisi. Ce fut seulement quand il perdit la faculté d’agir, immobilisé par ses blessures, qu’il s’engagea dans l’action. Lorsque les médecins munichois brisèrent la coque du plâtre qui lui maintenait le torse, ce fut un homme neuf qui en émergea. « Il finit par se laisser convaincre que Hitler […] était en fait contrôlé par une puissance diabolique », se rappelait Elizabeth, baronne von und zu Guttenberg, qui lui rendit visite à la mi-mai 1943. « C’était une certitude, au moins dans son esprit, en assassinant Hitler, il supprimerait une créature véritablement possédée, corps et âme, par le démon10. »
Sa ferveur était proportionnelle à sa foi. Là où la compassion envers les fidèles d’une autre religion le poussait à haïr le dictateur, les préceptes de la sienne l’aidaient à lui résister. Stauffenberg était un « catholique fervent », d’après ce que put établir une enquête de la SS, et ses « liens avec l’Église jouèrent un rôle majeur au sein de la clique des conspirateurs » [la mention en italique figure dans l’original]. Qu’il ait été un « réactionnaire catholique », ainsi que le rapportait la Gestapo, le fait était avéré, et pas seulement en raison de la croix en or qu’il portait au bout d’une simple chaîne de cou. Depuis l’époque médiévale, les Stauffenberg avaient été chanoines de cathédrale en Souabe, l’un des membres du clan avait été prince-évêque de Constance, et un autre prince-évêque de Bamberg. Les liens de sa famille avec la papauté constituaient chez le jeune Claus une force à la fois formatrice et durable. Âgé de 9 ans, chantant et servant la messe à l’autel dans un grenier du château familial, il déclara que si Luther avait su simplement se montrer un peu plus patient, il n’y aurait désormais qu’une seule foi véritable. Avant même de rejoindre la résistance allemande, il ne cherchait pas seulement à anéantir le IIIe Reich, mais aussi à faire renaître le Saint Empire romain germanique11.
Claus Schenk von Stauffenberg possédait une mentalité de vitrail. Ses carnets débordaient de poèmes à la gloire de l’Imperium catholique médiéval et, un peu à l’instar des Britanniques qui, à l’époque, renouvelaient leurs mythes fondateurs en se représentant Churchill comme le roi Arthur revenant de l’île d’Avalon, de même, il rêvait que Frédéric II, l’empereur du Saint Empire, endormi dans la montagne, finirait par se réveiller pour venir au secours de l’Europe. Quand il chapitrait de jeunes élèves officiers, au milieu de ruines de châteaux du Xe siècle, il ne s’exprimait pas seulement en observateur intellectuel, mais en authentique participant, rappelé pour effectuer des choix historiques capitaux. Physiquement, il combattait dans la Seconde Guerre mondiale, mais psychologiquement, il vivait dans une Allemagne secrète, parmi des saints eux-mêmes secrets, loyal non pas envers le nouvel ordre nazi, mais envers la Civitas Dei, La Cité de Dieu de saint Augustin. Pour lui, comme pour les disciples du père Rösch au sein du cercle de Kreisau, la civilisation occidentale ne pouvait être sauvée qu’en restaurant la fusion des idéaux qui avait présidé à sa création, sous Charlemagne. À cet égard, certaines idées catholiques allaient de pair, et ne soulevaient pas plus de questions que des joyaux sur un collier : humanisme, classicisme, chrétienté, aristocratie, tyrannicide12.
« Enfin, je suis catholique et nous avons une très ancienne tradition justifiant que les tyrans puissent être assassinés », tels étaient les propos que l’un de ses compagnons au sein de la conjuration l’avait entendu prononcer. Pour rationaliser la rupture de son serment d’officier, il invoquait l’idée d’une loi naturelle l’emportant sur le reste : « En catholique fidèle, se souvenait de l’avoir entendu argumenter un autre officier, j’étais lié par le devoir […] d’agir à l’encontre de ce serment. » Pour justifier sa volonté de tuer Hitler, il citait saint Thomas d’Aquin, mais ne se reposait pas seulement sur son interprétation personnelle de la doctrine ; il consulta les autorités ecclésiales, notamment l’évêque von Preysing, du Comité des ordres, et le père Delp13.
Peu après sa décision fatidique, Stauffenberg établit le lien avec le Comité. Les uns et les autres étant alors présents à Munich, la chose en était facilitée. Alors qu’il restait encore hospitalisé dans la capitale bavaroise, il contacta les jésuites munichois par l’intermédiaire de la baronne von Guttenberg. Son mari avait présenté le père Rösch à Moltke, à l’automne 1941 ; depuis lors, la baronne avait accueilli des conférences hebdomadaires de Delp à son domicile munichois. Le 9 mai, l’un des agents laïcs du père Rösch, Georg Angermaier, avocat du Comité, avait appris les projets de Stauffenberg. Angermaier était basé à Bamberg, où vivait ce dernier, et il était informé des contacts des conspirateurs avec le pape, par l’entremise de Müller14.
En ce 7 avril 1943, alors qu’il gisait encore, blessé, dans les sables de Tunisie, les SS avaient mis à sac le domicile de Josef Müller à Munich. L’inspecteur de la SS, Franz Sonderegger, soupçonnait Jo le Bœuf d’en avoir déjà débarrassé tous les papiers compromettants. Pourtant, il conduisit l’épouse de ce dernier, Maria, à l’étage, dans le bureau, espérant que, en proie à sa détresse, elle révèle d’éventuels repaires. Comme elle ne se trahit pas, deux officiers de la Gestapo la pressèrent de questions. « Ils ont essayé de me faire révéler les noms des autres membres associés à mon mari, expliqua-t-elle plus tard, en passant au crible les noms de suspects antinazis, et en lui demandant s’ils étaient jamais venus au domicile de Müller. J’ai toujours fait des réponses évasives15. »
Pendant ce temps, Sonderegger examinait le bureau à la loupe. Il découvrit le tiroir caché, mais ne put en forcer le mécanisme. Soupçonnant qu’il contenait des preuves concluantes d’activités antinazies, il se retint de faire appel à un serrurier SS. Prévoyant de reprendre ses recherches plus tard, il referma les portes du bureau et les scella en y placardant un avis officiel16.
À son retour, le lendemain, il trouva le sceau brisé. Comme seules la fille et la belle-mère demeuraient dans la maison, il prit à partie cette dernière. Elle lui répondit que leur canari, Hansi, dans sa cage extérieure, sous la véranda, s’était agité, et elle avait autorisé Christa à le nourrir. Pour sortir sous la véranda, la fillette avait traversé le bureau, mais était ensuite rentrée en grimpant par une fenêtre. Sonderegger lui répliqua sèchement qu’en brisant les scellés, elles avaient commis un délit pour lequel il possédait désormais toute latitude de les arrêter. « Alors, expliqua plus tard Sonderegger, se souvenant des remontrances de la grand-mère, vous avez arrêté mon gendre, et maintenant vous voulez m’enfermer, moi aussi, et peut-être même ma petite Christa. La prochaine fois, vous allez arrêter le canari ! » S’il fallait en croire ces réactions de défi de la famille, en avait-il conclu, Jo le Bœuf s’avérerait un homme difficile à faire plier17.
Vers la même heure, le père Albrecht, du monastère d’Ettal, se rendait au cabinet de Müller. La secrétaire de celui-ci, Anni Haaser, lui ouvrit la porte. L’inspecteur Sonderegger l’avait déjà placée en état d’arrestation, mais en l’obligeant à rester sur les lieux, une sorte de souricière. Espérant identifier les contacts du juriste, il avait posté un agent de la Gestapo dans les bureaux, chargé de répondre « Dr Müller » chaque fois que le téléphone sonnait, et ordonné à Anni Haaser de faire entrer tous les visiteurs. Toutefois, le père Johannes Albrecht n’était pas venu en habit clérical, mais vêtu d’un simple costume noir. Sonderegger lui demanda ce qu’il voulait. Interprétant correctement un clin d’œil de Fräulein Haaser, l’ecclésiastique improvisa. Il répondit qu’il était venu voir Herr Doktor Müller « à propos d’un divorce18 ».
Par la fenêtre de la voiture de police, Ochsensepp contemplait fixement Berlin. Tout était sombre, plongé dans l’obscurité du black-out. Alors qu’il réfléchissait à son sort, ses ravisseurs échangeaient des plaisanteries sur le fonctionnement de l’échafaud. « J’avais peur, dit-il, que la tentative d’assassinat d’Henning von Tresckow n’ait été découverte, que cela n’ait lancé les limiers nazis sur ma trace, et qu’ils n’aient aussi été informés de mes contacts les plus récents avec le pape19. »
La voiture s’immobilisa à la prison militaire de la Lehrterstrasse. Au fond de la pénombre, il ne put discerner que la grisaille du fort, avec sa tour de guet et ses fenêtres protégées de barreaux. Dans la cour intérieure, un portail de fer se rabattit derrière le véhicule avec fracas. « Vous avez interdiction de dire “Heil Hitler”, avec effet immédiat », beugla un sergent. Deux gardiens conduisirent le détenu au bout de corridors grillagés reliés par des escaliers métalliques en colimaçon, et le poussèrent dans la cellule 7 du couloir des condamnés à mort20.
La pièce mesurait trois mètres sur deux. Dans l’angle gauche, en entrant, un seau en métal marron tenait lieu de cabinet de toilettes. Du carton obturait le soupirail, dont le carreau avait été soufflé par les bombardements aériens, de sorte que l’endroit était complètement privé de lumière naturelle. Lorsqu’il colla son oreille contre le mur, il entendit sangloter21.
Lors de son deuxième jour de détention à Berlin, sans doute le 14 avril, le commandant le convoqua. Le colonel Otto Maas travaillait pour le compte du général Paul von Hase, un oncle de Dietrich Bonhoeffer et de Frau Dohnanyi. « Je vous transmets les salutations de votre chef, et celles de votre véritable chef », lui dit l’officier sur un ton amical. Il ne pouvait faire allusion qu’à Canaris et Beck. Müller le dévisagea, avant de lui poser cette question : « Herr Leutnant-Colonel, êtes-vous prêt à me donner votre authentique parole d’honneur d’officier, à l’ancienne ? » Maas adopta une posture militaire et lui tendit la main. « Transmettez mes salutations à mon chef et à mon véritable chef, lui répliqua Jo le Bœuf, et dites-leur que je tiendrai parole, en homme d’honneur ! » Il espérait ainsi pouvoir assurer à ses amis que, si nécessaire, il irait à la potence seul22.
Le lendemain matin, il comparut devant le juge militaire et avocat général Roeder, à la table d’interrogatoire. Ce dernier voulait tout savoir des missions du détenu au Vatican. « Vous allez devoir mettre cartes sur table concernant ces jésuites à Rome. » Le magistrat mentionna le père Leiber et Mgr Schönhöffer, et lui ordonna de révéler l’identité de ses autres contacts au Saint-Siège. Le Bavarois se défendit en arguant que seul Canaris pouvait lui donner la permission de prononcer leurs noms23.
Roeder sortit une feuille de papier de sa serviette. Müller comprit aussitôt que les SS avaient découvert les bleus d’architecte du bunker de Hitler à Pullach. « Où vous êtes-vous procuré ces plans ? » lui demanda le magistrat sans ménagement. Il lui répondit qu’il ne pouvait discuter des plans du complexe Siegfried sans porter atteinte à la confidentialité de la relation entre avocat et client, et, qui plus est, « en vous disant qui a pu me libérer de mon serment, je violerais mon engagement au secret professionnel ». Cela permit à Müller de gagner un peu de temps, car le juge-avocat général était alors contraint de consulter l’Abwehr24.
Deux semaines plus tard, les plans du bunker furent de nouveau évoqués. Le conseil de la cour martiale, Erwin Noack, avait découvert les originaux, revêtus d’une annotation de la ville de Pullach signalant qu’une copie en avait été remise au père Lothar König, au Berchmanskolleg des jésuites. Le Kommissar Walter Möller, intervenant au nom de Roeder, se mit à hurler : « Si vous ne nous dites pas tout ce que nous voulons savoir… » Il acheva d’un geste de la main, comme s’il tranchait une tête. Noack l’avertit qu’ils obtiendraient bientôt la vérité, de toute façon, car il interrogerait lui-même le père König à Munich25.
De retour dans sa cellule, Müller envoya chercher l’aumônier catholique. Le père Heinrich Kreutzberg, qui aidait les condamnés à se préparer à affronter la mort, fut bientôt à ses côtés. De prime abord, le Bavarois avait redouté sa présence, comme il avait appris à craindre frère Hermann Keller et tous les membres du clergé plus ou moins liés au régime. Mais après qu’il eut confié à Kreutzberg un message pour le vicaire général de l’évêque von Preysing, Maximilan Prange, et que Kreutzberg lui eut transmis en retour un message affirmant la haine de von Preysing envers les nazis, le prisonnier avait décidé de se fier à lui26.
Cette fois, il lui parla des plans du bunker. Le danger était qu’en tentant de protéger Jo le Bœuf, König ne scelle leur sort à tous. S’il était acculé par Noack, König serait obligé d’admettre qu’il avait reçu les plans à l’occasion du différend les ayant opposés aux SS à cause de cette canalisation d’égout – et qu’il les avait remis à Müller, conseil des jésuites dans cette affaire27.
Kreutzberg se rendit le soir même à Munich par le même train que prit Noack. Le lendemain matin, il se dépêcha d’aller avertir König. Noack arriva au presbytère, pour apprendre que König venait de sauter dans un train à destination de Berlin28.
Pendant que le père König roulait vers le nord par le rail, le pape envoyait un message secret à l’évêque Preysing. Au cours des semaines précédentes, le Saint-Siège avait reçu un nouveau flot de rapports au sujet du sort des juifs. Le père Pietro Tacchi Venturi, qui opérait la liaison avec Mussolini, avait tenté, en vain, de sauver des juifs croates de la déportation, qu’il appelait « la première étape, d’après ce que l’on sait, vers une mort imminente et des plus pénibles ». Le cardinal Celso Costantini, responsable de la propagande papale, se souvenait d’avoir vu une « photo de foules de juifs qui, après avoir creusé des fosses, avaient été tués en masse et jetés dans ces fosses ; il y avait là des femmes, des enfants, des vieillards, des hommes. Un massacre de sang-froid, une barbarie qui n’a d’égale que celle des bolcheviks, et lui est même supérieure ». Entre-temps, Preysing, qui (selon Moltke) « se révélait très bien informé des derniers développements de la question juive », demanda à Rome d’aider les persécutés. « Il n’est probablement pas d’épreuve plus cruelle pour nous, ici, à Berlin, que la nouvelle vague de déportations de juifs », écrivait l’évêque à Pie XII, le 6 mars, soulignant que les victimes comprenaient des catholiques d’ascendance juive. « Ne serait-il pas possible que Votre Sainteté tente encore d’intercéder pour ces nombreux malheureux innocents29 ? »
La réponse du pape réaffirmait la ligne de conduite qu’il avait adoptée depuis qu’il était devenu l’agent des conspirateurs à l’étranger. « Nous laissons aux évêques et archevêques en fonction sur place le soin d’apprécier, écrivait-il à von Preysing le 30 avril, si, et en quelle mesure, le danger de représailles et de pressions […] incite à la réserve – et ce malgré les raisons qu’il y aurait d’intervenir – afin d’éviter de plus grands maux. » Il regrettait que les protestations aussi secrètes que modérées des évêques se soient avérées inefficaces, mais il ne leur recommandait pas de dénoncer ces maux avec plus de vigueur en public. Là où certains décrièrent plus tard sa « centralisation rigide », il montrait l’inclination exactement inverse. Au lieu de donner des ordres, il dressait une liste de souhaits30.
Il souhaitait ainsi que le clergé allemand suive l’exemple de Preysing. « Il n’est jamais permis de priver un membre d’une autre race de ses droits humains », avait déclaré l’évêque lors d’un récent sermon, soulignant qu’il « n’est jamais permis de commettre des actes de cruauté envers une telle personne ». Pie faisait non seulement l’éloge de ces « paroles claires et nettes », mais aussi des actions du chanoine de la cathédrale de Preysing, Bernhard Lichtenberg, qui était mort sur la route d’un camp de concentration, après avoir publiquement prié pour les juifs. « Ce fut pour Nous une consolation d’apprendre que les catholiques, notamment ceux de Berlin, avaient fait preuve de beaucoup de charité devant les souffrances des non-aryens opprimés31. »
Le souverain pontife avouait se sentir lui aussi tenu d’aider les juifs – non pas en paroles, mais en actes. Œuvrant avec « des organisations juives », expliquait-il à Preysing, le Vatican avait été obligé de ponctionner ses banques, « des sommes élevées que Nous avons dû verser en argent américain » pour aider des juifs à s’enfuir d’Europe – un vaste effort qui avait requis une coordination mondiale avec des « communautés juives de Bolivie, du Costa Rica, d’Afrique du Sud, du Chili, de l’Union des rabbins orthodoxes d’Amérique et du Canada et du grand rabbin de Zagreb ». Pour les catholiques d’ascendance hébraïque, Pie XII disposait de beaucoup moins de latitude, car les groupes de secours juif ne les accepteraient pas : « Malheureusement, dans l’état actuel des choses, Nous ne pouvons pas leur apporter d’autre secours efficace que Notre prière. » Pourtant, ajoutait-il, il entrevoyait un « moyen d’en sortir » – pas seulement pour les persécutés en Europe nazie, mais pour les innocents qui mouraient, de toute part, sans nécessité32.
C’est l’un des motifs pour lesquels Nous-même Nous Nous imposons des limites dans Nos déclarations. L’expérience que Nous avons faite en 1942, en laissant reproduire librement à l’usage des fidèles des documents pontificaux, justifie Notre attitude dans la mesure où Nous pouvons le voir.
« La cruauté de la technique de guerre, qui se développe d’une façon effrénée, rend insupportable la perspective que ce massacre réciproque puisse se poursuivre encore longtemps, écrivait-il. La guerre Nous oblige […] à entreprendre une discrète médiation. » Au sujet de ces actions secrètes, dans sa lettre, le pape en dit peu – surtout parce que Preysing, membre du Comité des ordres, était déjà informé des interventions menées par l’intermédiaire de Josef Müller. Le pape ajoutait néanmoins que « cette action a nécessité beaucoup de patience […] et [d’]arriver à bout des difficultés diplomatiques qui surgissaient ». Cela requérait aussi le succès de ce qu’il appelait d’une formule détournée « les armes de l’action33 ».
Claus Schenk von Stauffenberg avait appris à lacer ses chaussures en se servant de ses dents. Avec ce qui lui restait de doigts de la main, il écrivit au lieutenant général Friedrich Olbricht, s’engageant à se présenter au Bureau général de l’armée de Terre, la Heer, à Berlin. C’était Olbricht qui, deux mois plus tôt, avait comploté pour faire exploser en plein vol l’appareil de Hitler, et Stauffenberg était heureux de ces « opportunités d’intervention décisive ». À sa sortie d’hôpital, en juillet, son épouse lui trouva le visage grave, presque menaçant34.
Il vécut les semaines suivantes avec ses deux frères dans leur château ancestral. Ils traduisirent le livre VII de L’Odyssée, Claus soulignant ce vers : « L’homme intrépide réussit mieux en toute entreprise. » Il escalada des montagnes canne à la main, puis sans canne du tout35.
Le 19 juillet, il avait établi le lien avec Moltke et le cercle de Kreisau. Par l’entremise de son frère, Berthold, il s’était imprégné de leurs plans de cabinet fantôme, qui venaient à peine de prendre forme sous l’inspiration des jésuites de Munich36.
Josef Müller se sentait comme enfermé dans un cercueil, surtout la nuit, quand toutes les allées et venues cessaient dans les couloirs. Durant la journée, les gardes ne l’autorisaient pas à sortir marcher dans la cour, de crainte qu’il ne trouve là le moyen d’harmoniser sa version des faits avec celle d’Hans Dohnanyi37.
« Tout demeure encore en suspens », écrivait le comte Moltke le 20 juin. Au début, il semblait que la main protectrice du chef de la garde rapprochée de Hitler, Hans Rattenhuber, épargnerait la potence à Ochsensepp. Mais l’affaire s’était « envenimée », conduisant le comte à prédire : « en fin de compte, les choses vont mal se terminer ». Le juge-avocat général Roeder n’avait pas seulement questionné le moine SS Herman Keller, mais aussi Canaris. L’amiral admettait avoir enfreint une règle : la Section Z n’avait pas autorité pour diriger des agents. Il ne put qu’admettre, argument peu convaincant, que « les liens redondants de Dohnanyi avec Müller (en raison des relations de ce dernier avec certains cercles à Rome) […] étaient bénéfiques aux services de renseignements militaire et politico-militaire38 ».
En cet instant critique, le Bavarois reçut deux soutiens inattendus. Le sergent Herbert Milkau, un ancien communiste, lut son dossier, et, apprenant qu’il avait autrefois dirigé l’aile gauche du Parti populaire bavarois, il accepta de se charger de messages entre Dohnanyi et lui. Ensuite, le juge-avocat général de l’armée de terre, le général Karl Sack, ami de Canaris, renseigna le prisonnier sur les tactiques auxquelles il serait confronté : « J’étais parfois mieux préparé que les interrogateurs à mon propre interrogatoire. » Ainsi, quand Roeder affirma qu’Oster était passé aux aveux complets, il ne tomba pas dans le piège39.
Moins le magistrat militaire accomplissait de progrès, plus il cédait à la colère. Il se montrait injurieux et omettait de poser les questions complémentaires les plus logiques. Müller s’en servait contre lui, en cherchant des moyens de provoquer sa colère. Lorsqu’il mentionna au passage qu’il avait effectué un stage chez un avocat juif, le juge entra dans une telle rage qu’il en perdit le fil de l’interrogatoire et dut interrompre la séance40.
Les diatribes de Roeder prirent un tour si excessif que Sack enjoignit le Bavarois de déposer une plainte. Ce dernier écrivit au général Keitel, accusant le magistrat de déshonorer la Wehrmacht en calomniant des personnalités du Vatican, et de rompre les règles du secret en citant nommément certains des agents du prévenu – Leiber, Schönhöffer, Hofmeister – devant des oreilles non autorisées. Sack soutint cette requête, insinuant que Roeder visait à briser l’Abwehr, et à subordonner ainsi une composante essentielle des forces armées à la SS41.
Les plaintes portèrent leurs fruits. Keitel en appela à Himmler qui, selon un témoin SS, ne « portait pas le moindre intérêt à toute cette affaire ». Keitel pria Roeder de limiter son investigation aux délits non politiques, tels que les violations des réglementations douanières. Faute d’informations complémentaires, il convenait d’abandonner les charges de trahison contre des membres du soi-disant Orchestre noir – Müller, Oster, Dohnanyi, Bonhoeffer et Schmidhuber. En outre, l’ordre de Keitel, daté du 26 juillet, mentionnait un événement capital survenu la veille, requérant l’engagement de toutes les forces de l’Abwehr42.
La chute de Mussolini était consommée. C’était « le premier coup de force, grâce à l’accord négocié par Müller », expliqua plus tard l’épouse de Dohnanyi. Certes emprisonné avant que son action n’eût abouti, la faillite du fascisme italien serait d’abord pour Jo le Bœuf un motif d’exaltation, avant d’être un sujet d’inquiétude. « Des groupes œuvrant à l’élimination de Hitler ont été grandement encouragés par les développements survenus en Italie, où il a été démontré qu’il est possible d’éliminer un dictateur », câbla Allen Dulles à Washington. En fait, l’éviction de Mussolini poussa Beck à se lever de son lit de malade, Tresckow à se précipiter à Berlin et Stauffenberg à annuler la pose d’une prothèse de main. En vertu d’un pacte d’honneur entre les mouvements de résistance italien et allemand, ainsi que l’avait évoqué l’épouse de Dohnanyi, un coup d’État dans l’un des deux pays constituerait un signal aux parties prenantes agissant dans l’autre, et, « en conséquence, la résistance allemande devait emboîter le pas avec une initiative similaire ». Pourtant, alors même que cette action était en cours, la perte de l’Italie eut un autre effet, lorsque les troupes allemandes encerclèrent le Vatican. Hitler allait élaborer un plan pour enlever le pape43.