Le 13 janvier, la Gestapo transférait le père Rösch de Munich à Berlin. Le supérieur provincial se retrouvait à présent dans la même prison de la Lehrterstrasse où Josef Müller avait vécu sa première année et demie de détention. Les gardes lui confisquèrent son bréviaire, son rosaire et ses médailles militaires. Durant les six semaines suivantes, il resta ligoté, nuit et jour et pendant la plupart des interrogatoires. Sa cellule restait allumée du soir au matin, sauf pendant les raids aériens. Les murs étaient ponctués d’innombrables croix rouges, tracées avec le sang de punaises de lit écrasées1.
S’étant vu refuser le droit de recevoir du courrier, Rösch usa de la poste clandestine catholique de la prison, organisée par deux blanchisseuses laïques, toutes deux prénommées Marianne. Grâce à des échanges de lettres dissimulées, il coordonna son récit avec ceux des pères Delp et Braun, en dressant la liste de certains « mensonges tactiques » qu’il débitait à ses interrogateurs. Rösch déclara par exemple qu’il ignorait « absolument tout d’un assassinat planifié pour le 20 juillet ». Mais comme les SS étaient manifestement informés de ses contacts avec Moltke, il admit s’être entretenu avec lui au sujet de plans de reconstruction, « au cas où la guerre connaîtrait une issue défavorable ». À la question de sa « position » par rapport au national-socialisme, il répondit qu’il adoptait la même vision du nazisme que celle du nazisme envers l’Église : « Je le rejette entièrement. » Déclarerait-il cela au juge Freisler ? « Absolument, aussi souvent que sonnent les cloches. » Après ce dialogue, les gardes ne le frappèrent pas, concluant qu’ils n’auraient guère de prise sur un prêtre qui, de son propre aveu, tous les jours depuis sa première communion, avait prié pour vivre « l’honneur d’un martyre sanglant2 ».
Rösch renoua avec ce qu’il appelait ses « devoirs pastoraux des catacombes ». En une circonstance, un juif et un Témoin de Jéhovah organisèrent une coupure de courant, l’autorisant ainsi à administrer les derniers sacrements dans les cellules des malades. Mais c’était surtout durant l’heure d’exercice que Rösch pouvait saisir sa chance. « Parfois, si on nous conduisait dehors, pour une promenade dans la cour, le père jésuite nous dépassait en pressant le pas et s’adressait à ses paroissiens en chuchotant, leur demandant qui voulait recevoir le sacrement », se rappellera, après la guerre, Eberhard Bethge, le protégé de Dietrich Bonhoeffer. « Ensuite, il nous a suggéré de prendre nos dispositions pour procéder à une confession écrite clandestine. Et les matins, s’il réussissait à dire sa messe sans se faire remarquer, nous apportions les hosties aux cellules désignées. Et sa communauté s’élargissait3. »
Les SS chargés de questionner le père Rösch avaient soigneusement planifié leur interrogatoire. À 18 heures, le 1er février, leurs questions s’abattirent comme autant de flèches, autour du rôle du pape dans ces complots. Plus tard, le père jésuite en nota la teneur, de mémoire : « Nous avons encore à aborder avec vous les questions complexes suivantes : vos relations avec le pape et le Vatican ; avec la curie de votre ordre ; avec le père Leiber. » Rösch se sentait « secrètement heureux de tout cela ». Tant que les SS recherchaient encore des réponses à toutes ces questions, ils pourraient maintenir le père Delp en vie. Ils n’avaient fourni aucune raison au report de son exécution ; peut-être voulaient-ils interroger les deux jésuites ensemble et les confronter aux contradictions de leurs versions respectives4.
Le père Odilo Braun réussit à converser avec Rösch à la faveur d’une promenade dans la cour de la prison. Rösch n’avait rien oublié des propos qu’il lui tint à cette occasion : « Mon père, ici, ils haïssent les catholiques. Mais ce qui l’emporte, c’est une haine épouvantable, inexpiable envers vous, les jésuites. » Les gardes répétèrent plus d’une fois ces menaces à Rösch : « Vivement qu’on te pende avec König et Siemer – quelle belle journée ce sera. » Rösch estimait que l’évasion du père Siemer, qui gênait les nazis et les privait d’un suspect et d’un témoin essentiels, « avait beaucoup à voir avec le report de leur [parodie de] procès5 ».
Le 2 février, les gardes de la Gestapo conduisirent Delp en salle d’interrogatoire, à Plötzensee. Sous son pyjama de détenu à rayures orange et grises, marqué du numéro 1442, il avait l’air d’un sac d’os. La prison avait prévu son exécution à midi6.
L’officier SS Karl Neuhaus surveillerait les dernières heures de vie du jésuite. L’un des collègues de Neuhaus à Plötzensee se souvenait, après guerre, de l’allure de cet ancien théologien protestant, « un homme émacié à la figure d’oiseau de proie ». Il incombait à Neuhaus d’interroger les ecclésiastiques catholiques suspectés d’avoir conspiré à l’élimination d’Adolf Hitler le 20 juillet 19447.
« Je voulais savoir ce que le père Delp avait à dire au sujet de la tentative d’assassinat, expliqua-t-il plus tard, et comment il pouvait concilier pareille violence avec ses convictions de prêtre catholique et de père jésuite. Je savais qu’il entretenait quelques contacts avec Stauffenberg. Un témoin avait incriminé le père Delp. Tout cela était connu et figurait déjà dans les dossiers quand je l’ai interrogé. » Pourtant, dans cette conspiration, Neuhaus ignorait l’étroitesse de la collaboration de Delp et ses complices avec le pape – et ses supérieurs SS lui avaient ordonné de le découvrir. Ayant déjà soumis le père Rösch au supplice concernant ses liens avec le Vatican, Neuhaus soumit alors Delp au même type d’interrogatoire8.
Il enserra les doigts du religieux dans une pince hérissée de pointes. Tandis que Neuhaus lui hurlait ses questions, son second, le SS-Hauptsturmführer Rolf Günther, tournait une vis, enfonçant les pointes dans le bout des doigts du supplicié. Le procédé ne générant aucune réponse, Günther se mit à le frapper au moyen d’un gourdin en bois de chêne hérissé de têtes de clous. À chaque coup, le prêtre était projeté à terre la tête la première, mais il refusait toujours de parler. Günther lui enferma ensuite les jambes dans deux tubes tapissés d’aiguilles d’acier, qu’il resserrait lentement, de sorte que les pointes lui perçaient peu à peu les chairs. En même temps, pour étouffer ses cris, il força la tête du supplicié sous une cloche de métal, emmaillotée dans une couverture. Les hurlements transperçant cette cloche, Günther plaça sur un phonographe un disque de chansons enfantines et régla le volume aussi fort que possible9.
Cinq heures plus tard, alors que le père Delp n’avait toujours pas impliqué le pape dans ces complots, Neuhaus l’aida à traverser la cour, vers le baraquement des exécutions. La lumière du soleil tombait à l’oblique par deux fenêtres en arcade. Six crocs de boucher pendaient à une poutre du plafond. Une caméra sonore 16 mm était disposée sur un trépied, surmontée de projecteurs et chargée d’un film couleur. Une bouteille de cognac était posée sur une table, avec deux verres, et un rouleau de corde à piano10.
Le bourreau et son adjoint se donnèrent du cœur à l’ouvrage en avalant une rasade de cognac. L’adjoint, Johann Reichhart, fit un nœud coulant avec la corde à piano. Le bourreau, Hans Hoffmann, passa ce nœud autour du cou de Delp et tira dessus, pour le resserrer. Ils soulevèrent le prêtre jusqu’à hauteur d’un des crocs de boucher et le laissèrent retomber. Le nœud coulant ne lui brisa pas la nuque, lui entaillant simplement la trachée. Ils le laissèrent là vingt minutes, le corps secoué de soubresauts et de convulsions. Plus tard, un officier d’ordonnance trouva les derniers mots du père Delp, griffonnés sur un formulaire de blanchissage de la prison : « Je vous remercie11. »
Dans le souvenir de Marianne Hapig, la travailleuse laïque, la mort de Delp fut un choc pour le père Rösch. Durant les mois qui suivirent, le père jésuite provincial faisait « peine à voir ». L’ayant recruté et l’ayant lui-même entraîné dans ses complots, il s’en voulait de son décès. En tant que jésuite provincial, chargé de protéger et de guider ses jeunes prêtres, il avait du mal à supporter cette culpabilité12.
Ce fut dans cet état de démoralisation qu’il se trouva contraint d’endurer d’autres interrogatoires de la Gestapo. Une lettre secrète qu’il écrivit à cette période est empreinte d’une tension sourde. Il y relatait la ligne de conduite qu’il avait adoptée vis-à-vis de ceux qui l’interrogeaient. « Ceux qu’on soumet à l’interrogatoire s’exposent à de graves souffrances. Tout un ensemble de questions est encore à venir concernant le rôle de la curie pontificale. […] La haine à notre endroit est très forte13. »
Toujours aussi retors, Rösch réussit à retourner la situation à son avantage. Sa santé fragile lui permit de travailler au bureau de la prison, où il trouva sa fiche personnelle. Elle comportait un ordre de le tuer sans le traduire en justice. « Il eut donc ainsi, en conspirant avec certains de ses geôliers, la possibilité d’avoir la vie sauve et de sauver celles de quantité d’autres détenus, en manipulant le contenu de ces fiches », expliqua plus tard l’un de ses homologues prêtres. Un responsable de la prison compatissant fit « transférer son nom sur la liste de ceux qui avaient déjà été exécutés14 ».
Le 3 février, Berlin essuya son raid aérien le plus violent de toute la guerre. Josef Müller se précipita avec d’autres prisonniers au sous-sol de la prison située au Prinz-Albrecht-Straße. Il scruta le plafond, redoutant qu’il ne s’écroule. De l’eau jaillissait des tuyauteries crevées, les lumières s’éteignirent, et il ne tarda pas à sentir s’infiltrer le froid de février15.
Trois jours plus tard, des gardes lui intimèrent l’ordre de plier bagage. Dans la cour envahie de décombres, des prisonniers s’agglutinèrent autour des camions de transport. La prison de la Gestapo n’étant plus que ruines, ils étaient transférés vers un camp de concentration. Aucun n’espérait en revenir. L’officier SS Walter Huppenkothen ordonna qu’on laisse Müller et Bonhoeffer menottés. Sur un camion qui traversait Berlin avec un bruit de ferraille, ils se promirent de monter à l’échafaud avec sérénité, en chrétiens16.
Maria Müller essaya d’apporter à son mari un cadeau d’anniversaire. Elle se rendit au 8, Prinz-Albrecht-Straße, mais le nuage de cendres et de fumée l’empêcha presque de respirer. Autour d’elle, des gens avançaient en titubant comme des somnambules. L’odeur âcre et sucrée des cadavres sous les gravats humides restait en suspens dans l’air. Au quartier général de la Gestapo, l’escalier majestueux de l’entrée s’interrompait net sur un vide béant. La police secrète du Reich avait réinstallé un quartier général de fortune dans la crypte de l’église Dreifaltigkeit en ruines, sur Mausterstraße. Là, Maria apprit que les prisonniers avaient été conduits vers le sud, dans un camp de concentration, soi-disant pour les protéger des raids aériens. Des responsables de la Gestapo prétendirent ne pas savoir duquel il s’agissait. Elle alla voir Franz Sonderegger. Il lui confirma que son mari était à Buchenwald, Dachau ou Flossenbürg. Elle écrivit et téléphona aux trois. Des fonctionnaires vérifièrent les listes de prisonniers, ou du moins firent mine de les consulter. Ils ne purent trouver aucune trace de Josef Müller17.
Le calendrier improvisé de ce dernier affichait la date du 26 mars. Puisqu’il aurait 47 ans le lendemain, il le savait, son épouse pourrait essayer de lui rendre visite. Il espérait que non. Il n’avait aucune envie de voir Maria s’approcher de Buchenwald, et qu’elle en soit souillée18.
Buchenwald regorgeait de morts et de morts-vivants. À court de charbon pour alimenter les fours crématoires, les SS avaient fini par jeter les cadavres dans une fosse. D’autres gisaient dans les allées où ils avaient rendu leur dernier souffle. Les prisonniers affamés leur avaient arraché les entrailles pour s’en nourrir. Des caillots de sang s’étaient coagulés autour des plaies, laissant des escarres noires et grumeleuses. Le Bavarois était enfermé dans un sous-sol, infesté par la puanteur de latrines de fortune – une espèce de pot de chambre chargé de chaux19.
Dans ce sous-sol, il se fit un ami. Vassili Kokorine, neveu du ministre soviétique des Affaires étrangères, Vyacheslav Mikhailovich Molotov, avait tenté de s’évader de Sachsenhausen en rampant dans un tunnel, en compagnie du fils de Staline, mais des bergers allemands de la SS les avaient traqués. Kokorine s’était mis à enseigner le russe à son nouvel ami, qui lui avait enseigné le christianisme. Les Soviétiques ayant élevé le fils de Molotov en lui apprenant à considérer la religion comme un outil du capitalisme, Ochsensepp « tâcha de lui laisser clairement entrevoir que le Christ avait toujours pris le parti des opprimés ; le vrai christianisme avait toujours tenté d’aider les classes sociales les plus faibles ». Le 13 février, ils étaient en plein débat sur les Évangiles lorsque le ciel s’était assombri de centaines de bombardiers alliés. Ce ne fut que plus tard qu’ils se rendirent compte que les appareils avaient largué des bombes incendiaires sur Dresde, où 25 000 civils, estima-t-on, périrent brûlés vifs20.
Durant ces semaines-là, Josef Müller puisa un certain réconfort dans une lettre de sa fille. Un officier SS la lui avait remise juste avant leur départ de Berlin. Christa était allée chez des parents, à Röttingen. Cette cité médiévale, entourée de fortifications et de tours, cachait un horrible secret : en 1298, les Röttingenois avaient mis vingt et un juifs à mort. Ce pogrom tristement célèbre était survenu un 20 avril, jour de l’anniversaire de Hitler ; les juifs de Röttingen étaient accusés d’avoir prétendument profané l’hostie de la communion. À présent, dans sa lettre, Christa lui annonçait qu’elle allait effectuer sa première communion là-bas. Le 8 avril, dans une robe spécialement confectionnée par sa grand-mère, Christa s’avancerait vers l’autel, s’agenouillerait dans la nef, et recevrait le corps et le sang du Christ. Il portait la lettre de sa fille sur lui, sachant qu’elle resterait dans sa pensée « comme le dernier signe de vie des êtres qui lui étaient chers21 ».
Alors que le dictateur livrait son dernier combat à Berlin, de nouveaux officiers d’état-major s’abritaient à Zossen. Parmi les jusqu’auboutistes de l’armée, on trouvait le général Walter Buhle, qui vint s’installer dans les anciens locaux de l’Abwehr et visita les lieux, en quête d’espaces de bureau supplémentaires. Inspectant les pièces de rangement, le 4 avril, il tomba sur un coffre-fort renfermant cinq classeurs noirs à la couverture toilée. Chacun d’eux comptait entre quatre-vingts et deux cents pages, manuscrites et datées. Buhle venait d’exhumer une chronique des crimes nazis et des tentatives déployées pour les empêcher, rédigée par Hans Dohnanyi et d’autres officiers de l’Abwehr, sous couverture officielle des « journaux » de l’amiral Canaris22.
Buhle n’éprouva aucun scrupule à dénoncer un officier déloyal. Debout à proximité de Hitler le 20 juillet, l’explosion de la bombe de Stauffenberg lui avait valu quelques vilaines blessures. Il confia les journaux à Hans Rattenhuber, qui les transmit à Ernst Kaltenbrunner, l’adjoint de Himmler23.
Le 4 avril, les gardes de Buchenwald entassèrent Josef Müller et quatorze autres prisonniers dans un fourgon propulsé par une chaudière alimentée au bois. Vassili Kokorine s’y cala à côté de son ami. Le pasteur Bonhoeffer était assis dans le fond. Ils progressèrent poussivement vers le nord, en s’arrêtant toutes les heures pour remplir le fourneau24.
Le Bavarois se faufila vers l’arrière, près du théologien. Sachant que les SS avaient « opéré » sur lui, à Buchenwald, il voulait savoir ce qu’ils lui avaient demandé – et, en particulier, ce qu’il avait répondu. Sur la défensive, le théologien lui répondit qu’il avait manqué du cran d’un Müller. Eh bien, insista ce dernier, que leur avait-il dit ? « Ils m’ont soumis à la contrainte, lui expliqua-t-il. Ils m’ont prévenu qu’il risquait d’arriver quelque chose à ma fiancée. J’ai répondu que j’avais été classé uk [exempté du service militaire], de manière à pouvoir mettre sur pied un service de renseignements intérieur, pour le compte d’Oster. » Jo le Bœuf sentit son ventre se nouer. C’était exactement ce que Bonhoeffer n’aurait pas dû dire, car pareille initiative revenait à enfreindre les « dix commandements », le pacte entre la SS et l’Abwehr proscrivant l’espionnage militaire intérieur. La Gestapo avait tendu un leurre au pasteur sur une question d’ordre réglementaire – mais cette fois, elle le tenait bel et bien. « Dietrich, pourquoi ne t’es-tu pas abrité derrière moi ? » lui demanda-t-il. L’Abwehr les aurait couverts. « Ils m’ont fait chanter, répéta l’autre. Ma fiancée25. »
À bord du fourgon qui progressait vers le sud à grand fracas, Müller se remémora leur voyage à Rome. Au cours de leurs dialogues dans la crypte, le théologien avait hasardé cette idée que les prêtres catholiques, étant célibataires, faisaient de meilleurs combattants contre Hitler, parce que leur mort ne priverait aucune âme qui leur serait à charge26.
Cette nuit-là, Kaltenbrunner veilla tard, absorbé par la chronique des complots de Canaris. Il jugea le contenu si sensationnel qu’il apporta les cahiers à la réunion de situation de Hitler, le lendemain à midi27.
Le dictateur se plongea dans ces révélations. Lisant dans ces pages les passages soulignés par la SS, il finit par se convaincre de ce que sa grande mission – désormais menacée de toute part – n’avait pas échoué d’elle-même. Bien au contraire, des traîtres, dans ses rangs, l’avaient trompé à force d’intrigues, de mensonges et de sabotages. Il se laissa emporter par un accès de colère volcanique : « Anéantissez ces comploteurs sur-le-champ28. »
À l’aube, le fourgon traversa la petite ville de Hof, non loin de la bourgade natale d’Ochsensepp. Il envisagea une tentative d’évasion. Dans la forêt franconienne, il réussirait peut-être à se cacher chez un bûcheron. Mais les gardes du convoi avaient un chien, qui se tenait dressé derrière les prisonniers, grondant babines retroussées chaque fois qu’ils descendaient uriner. Vers midi, ils atteignirent Neustadt, où la route bifurquait vers Flossenbürg. Connaissant l’endroit de réputation, sachant qu’il s’agissait d’un camp de la mort, il pria pour qu’ils ne tournent pas dans cette direction. Le fourgon s’immobilisa et les gardes entrèrent dans ce qui ressemblait à une guérite de police. Ils revinrent leur annoncer que Flossenbürg n’avait plus assez de place pour accueillir de nouveaux arrivants. Le fourgon reprit sa route, et Ochsensepp remercia Dieu. Subitement, deux officiers SS à motocyclettes se portèrent à leur hauteur. Le fourgon ralentit, se rangea sur un accotement. Une voix brutale appela Josef Müller. Un télex urgent de Berlin venait d’ordonner qu’il soit dérouté vers Flossenbürg29.
Il descendit du camion. Vassili Kokorine bondit à terre et courut après lui. Sentant que les nazis venaient de promettre son ami à une mort certaine, il voulait lui dire au revoir. Il l’étreignit et l’embrassa sur les joues, à la manière russe30.
Les gardes escortèrent Ochsensepp jusqu’à un fourgon de couleur verte. L’intérieur était empuanti par l’odeur de chaux et de chlore, et par des relents de cadavres. Ils gravirent une déclivité, passèrent devant un chapelet de maisons et une chapelle. Le camp s’étendait à cheval sur cette colline : des miradors, des baraquements, une clôture de fils de fer barbelés. Un ravin entaillait la crête proprement dite comme une douve31.
Il franchit un portail en arcade et déboucha dans une cour poussiéreuse. Plusieurs potences se dressaient sous un auvent, qui les masquait aux regards. Les gardes lui firent emprunter de force une voie pavée et le conduisirent dans un bâtiment en brique tout en longueur, de plain-pied, qui avait de faux airs de motel à l’américaine. Dans l’une des cellules, les gardes l’enchaînèrent au mur et fermèrent la porte à clef. Cet intérieur spartiate comportait juste un grabat fait de planches et un tabouret. Seul un fracas isolé de chaînes rompit le silence32.
L’un de ses voisins lui révéla quelques secrets des lieux. Le général Hans Lunding, l’ancien chef du renseignement danois, y était interné depuis presque un an. Par une fente dans la porte de sa cellule, il avait déjà vu des centaines de détenus conduits à la mort dans la cour où avaient lieu les exécutions. De là, Lunding pouvait aussi presque entrevoir l’étroit passage qu’empruntaient les détenus pour charrier les corps vers le four crématoire dans un vallon à l’extérieur du camp. Il en avait vu transporter sept ou huit mille de la sorte, deux par civière. En hiver, les porteurs glissaient parfois sur le chemin couvert de glace, les cadavres tombaient des civières et roulaient au bas de la colline. Au cours du dernier mois, le rythme des exécutions avait excédé la capacité du four, si bien que les SS avaient été contraints d’entasser les corps en piles, avant de les arroser d’essence et de les incinérer. D’autres déportés mouraient d’avoir été volontairement privés de nourriture ou, quand les affamés manifestaient une volonté farouche de vivre, les SS leur maintenaient la tête sous l’eau33.
Le 8 avril, le colonel SS Walter Huppenkothen arrivait à Flossenbürg. Dans ce qui tenait lieu en temps normal de blanchisserie du camp, il fit installer un tribunal pour y juger les conjurés de Canaris. Des volets noirs obscurcissaient les fenêtres. Des ampoules nues jetaient une lumière crue sur deux tables. Huppenkothen avait pris place à côté d’Otto Thorbeck, un gros personnage en robe de juge. Le Sturmführer Kurt Stawitzki se tenait debout derrière eux. La cour ne leur accorda pas le bénéfice d’un avocat pour assurer leur défense34.
Huppenkothen traita d’abord le cas de Hans Oster. Après un simulacre de préambule judiciaire, le juge Thorbeck invita Stawitzki à lire l’acte d’accusation – haute trahison et trahison sur le champ de bataille en temps de guerre. Oster admettait-il sa participation à ce complot ? L’accusé ne voyait aucun intérêt à mentir, désormais. Oui, dit-il, il avait agi pour l’Allemagne35.
La cour le pria de se retirer et appela Canaris à comparaître. L’amiral affirma n’être entré dans le jeu des comploteurs que pour s’informer de leurs plans. Il avait eu l’intention d’arrêter le groupe avant qu’il ne puisse agir. Le renseignement militaire se devait de réussir à infiltrer tout complot direct contre la sûreté publique. Les SS avaient certes toute liberté de le pendre pour avoir accompli son devoir, mais si c’était à refaire, il agirait de la même manière36.
Le juge Thorbeck interrompit la séance et rappela Oster. Lorsqu’il exposa au prévenu ce que l’amiral plaidait pour sa défense, ce dernier protesta avec indignation. Sa méthode si caractéristique – dissimuler au vu et au su de tous, faire semblant de faire semblant – avait fini par le trahir. Avec un regard de désespoir, Canaris affirma encore avoir fait tout cela pour la patrie. Il n’avait commis aucune trahison. Hans Oster avait nécessairement conscience de ce que l’amiral avait simulé sa complicité. Il avait fait tout cela pour la galerie, s’écria-t-il, acculé. Oster ne comprenait-il pas37 ?
Non, rétorqua le colonel, cassant, ce n’était pas vrai. Ils ne devaient plus se réfugier derrière des faux-semblants. Dans tous les cas de figure, les SS allaient les mettre à mort. Ils devaient se montrer à hauteur de leurs actes. Canaris devait avouer, fièrement, comme venait de le faire son adjoint. Thorbeck demanda à l’amiral si l’autre l’accusait à tort. Canaris répondit calmement : « Non38. »
Le Sturmführer Kurt Stawitzki déverrouilla la porte de la cellule de Müller. « Tu seras pendu après Canaris et Oster », lui lança-t-il, railleur. Les gardes firent sortir le prévenu, et Stawitzki lui jeta encore un sarcasme : « Bon vent, gibier de potence39 ! »
Ochsensepp s’apprêtait à mourir. Il tomba à genoux, dans son pyjama rayé orange et gris, en murmurant le Notre Père. Ensuite, il fit un geste en direction d’un de ses camarades de détention, le général russe Piotr Privalov, et le pria de mémoriser un message. Sachant que les derniers mots des condamnés parvenaient parfois au monde extérieur, il confia à Privalov qu’il hurlerait au bourreau : « Je meurs pour la paix40 ! »
Le Bavarois parla ensuite de la première communion de sa fille. Il avait combattu pour préserver l’intégrité du Reich, de sorte qu’elle puisse vivre et connaître ce jour. Elle grandirait maintenant sans père. Mais il se raccrocha à une pensée consolante. Le jour où il monterait à la potence – et peut-être exactement à la même heure –, elle s’avancerait vers l’autel pour y recevoir le pain de la vie41.
Dietrich Bonhoeffer fut réveillé par l’aboiement des chiens. Une clef tourna dans la serrure et deux hommes se tenaient devant l’encadrement de la porte. Ses geôliers le suivirent au bout du couloir, jusqu’à la salle de garde, où Oster et Canaris attendaient. Ils obéirent à l’ordre de se dévêtir. Une porte s’ouvrit, un air glacial s’engouffra, et les geôliers emmenèrent Canaris. Les aboiements s’intensifièrent. Une ombre passa. La porte se referma. Au bout d’un très long moment, la porte se rouvrit. Les cerbères emmenèrent Oster. La porte se referma. Après un court instant, elle se rouvrit. Les gardes emmenèrent Bonhoeffer42.
La lumière des projecteurs était aveuglante. Huppenkothen et Stawitzki se postèrent à la gauche de Bonhoeffer, ainsi qu’un homme muni d’un stéthoscope. Sur la droite, les gardes tenaient des molosses en laisse. Le bourreau lia les mains du théologien dans le dos, puis lui fit signe d’avancer. Il monta les trois marches et se retourna. Quelqu’un lui passa le nœud coulant autour du cou. Le bourreau renversa l’escabeau d’un coup de pied43.