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Le Rapport-X


Après des mois de diplomatie de l’ombre, Pie XII avait établi le lien entre les ennemis du Reich, ceux de l’intérieur et ceux de l’extérieur. En mars 1940, il arbitra leurs pourparlers. Chaque partie émit sept communiqués. Les négociations se déroulèrent dans une atmosphère tendue, car Berlin risquait d’attaquer à l’Ouest à tout moment1.

Le pape établit une chaîne de communications complexe. Le colonel Hans Oster soumettait à Josef Müller des questions appelant une réponse par oui ou par non, celui-ci les transmettait à Pie XII, qui les soumettait à Osborne, qui les câblait à Londres. Les réponses britanniques empruntaient la voie inverse. Dans ce complot fomentant la mort d’Adolf Hitler, le Vatican restait l’épicentre : toutes les routes menaient vraiment à Rome, au bureau orné d’un simple crucifix qui donnait sur les fontaines de la place Saint-Pierre2.

En guise de relais, le Saint-Père se fiait à ses plus proches adjoints. Le père Leiber traitait le canal allemand, rencontrant Müller sur le toit du collège jésuite ou d’obscures églises romaines. En règle générale, il lui transmettait des messages oraux. Mais quand Leiber rencontrait Sa Sainteté le soir, et si l’émissaire était obligé de repartir le lendemain, il déposait à son hôtel des notes sur papier ligné, marqué de ses initiales « R.L. » (Robert Leiber). Cette façon de procéder ne paraissait pas risquée au père jésuite. Dans la plupart des cas, il était en mesure de résumer les réponses britanniques en phrases courtes, sous les intitulés numérotés des questions allemandes, et Müller brûlait ces messages dès qu’il les avait lus3.

Mgr Kaas s’occupait de la partie britannique. Son appartement, dans les jardins du Vatican, était contigu avec celui de l’ambassadeur Osborne, de sorte qu’ils pouvaient se rencontrer sans grande crainte de se faire repérer. Fin février, ils avaient entamé des pourparlers sans intermédiaire.

Une remarque d’Osborne parut importante à Kaas. Si, après l’élimination de Hitler, les comploteurs acceptaient des conditions de paix humiliantes, leur position en serait affaiblie. D’Arcy Osborne nota : « L’élimination de la furor Germanicus de l’hitlérisme laissera, en particulier au sein d’une jeune génération très agitée, un vide spirituel qui devra être comblé, d’une manière ou d’une autre, si l’on veut éviter une autre explosion. » À titre d’ordre et de principe substitutif, le Vatican proposait l’unification européenne. Une fédération économique, soutenait Kaas, empêcherait l’autarcie, le patriotisme exacerbé, l’agression et la guerre4.

À Londres, certains restaient sceptiques. Le 28 février, le sous-secrétaire au Foreign Office, Alexander Cadogan, fustigeait « l’histoire éculée, ridicule d’une opposition allemande prête à renverser Hitler, pour peu que nous voulions bien garantir que nous n’en “tirerions pas avantage” ». Il ajoutait que c’était « à peu près la 100e fois » qu’il entendait ce discours. Quatre jours après, le Foreign Office mettait en garde contre un autre Venlo : « Nous avons des raisons de croire que la Gestapo exerce une emprise sur Mgr Kaas. » Londres transmit à Osborne un avertissement Très Secret selon lequel monsignor aurait pu tomber sous influence nazie, par l’intermédiaire de séminaristes allemands à Rome5.

« Je connais fort bien Mgr Kaas, riposta l’envoyé, et il fait peu de doute qu’il soit résolument antinazi. » Il le croyait trop occupé à s’occuper de Saint-Pierre pour fréquenter des séminaristes allemands qui, en outre, lui paraissaient des espions peu crédibles : « Ils sont vêtus de la tête aux pieds des tons écarlates les plus voyants, ce qui ne va guère de pair avec le travail d’agents secrets6. »

Le souverain pontife reçut les conditions finales de Londres vers le 10 ou le 11 mars. Les clauses que les Britanniques exigeaient de pouvoir négocier avec une Allemagne post-hitlérienne comportaient une condition sine qua non : « l’élimination du régime national-socialiste ». Leiber remit au Bavarois un résumé d’une pleine page sur papier à en-tête du Vatican, filigrané de la mention « P.M. », pour « Pontifex Maximus », et portant, dans l’angle supérieur gauche, le signe d’un poisson, inspiré de saint Pierre, ancien pêcheur7.

Leiber attendait de Müller qu’il brûle ce papier après l’avoir annoté dans un langage abrégé et codé. Mais ce dernier pensait que l’ensemble de ce plan pourrait tenir à l’effet que les clauses britanniques produiraient en Allemagne. Croyant peut-être que le sort du monde en dépendait, il prit sur-le-champ la décision de conserver le document filigrané, au lieu de le brûler. Vers le 14 mars, il porta les notes du pape ainsi que la carte de visite de Leiber au quartier général de l’Abwehr, où les assassins potentiels de Hitler s’en réjouirent. Müller considéra ce moment comme le point culminant de ses intrigues vaticanes8.

« Vos bouts de papier [Zettel] m’ont été très utiles », confia-t-il à Leiber lors de sa visite suivante à Rome. Le jésuite en perdit son calme. « Mais vous m’aviez promis de les détruire », protesta-t-il, et il exigea qu’il les lui restitue. L’autre lui apprit qu’il les avait remis et n’en avait plus la maîtrise. Grâce à ces pièces, ajouta-t-il, il était plus optimiste quant à leur impact à Berlin : « En Allemagne, les résultats de la médiation sont considérés comme des plus favorables. » Le coup d’État pourrait survenir dès la mi-mars. Il paraissait si catégorique que Leiber se sentit rassuré. Le pape et les rares initiés du Vatican décidèrent de patienter9.

 

Les comploteurs préparèrent pour les généraux un tout dernier train de mesures. L’unique feuillet du père Leiber et une présentation orale ne suffiraient guère à emporter la décision dans un pari de cette ampleur. Une ultime tentative de pousser l’armée à la mutinerie méritait un rapport final couvrant l’opération entière.

Le document fut le fruit du travail effréné d’une nuit entière. Müller se cloîtrera dans la maison de l’adjoint d’Oster, Hans von Dohnanyi. Dans la chambre d’amis, sur le lit d’ordinaire réservé au beau-frère de ce dernier, le pasteur évangélique Dietrich Bonhoeffer, il étala ce qui constituait le résultat des manœuvres du pape. En plus du feuillet du père Leiber, il y avait là ses propres notes codées sur papier-toilette, en écriture sténographique Gabelsberger, ainsi qu’une liasse de notes de Dohnanyi, épaisse de presque trois centimètres*1. Dohnanyi dicta à son épouse un rapport jusque tard dans la nuit. Le lendemain matin, Müller relut le résultat, qui totalisait quelque douze pages dactylographiées10.

Parmi les conspirateurs, ce texte devint le « Rapport-X ». Pour des motifs de sécurité, le document ne comportait ni titre, ni date, ni signature, et il ne désignait le Bavarois que sous l’appellation de « Herr X ». Il reprenait les conditions de pourparlers de paix avec l’« Allemagne honnête », édictées par les Britanniques. Elles étaient au nombre de sept : élimination de Hitler ; rétablissement de la « règle de droit » en Allemagne ; aucune guerre à l’Ouest ; l’Autriche reste allemande ; libération de la Pologne ; autodétermination des autres territoires par voie de plébiscite ; et un armistice par l’intermédiaire du pape. Le contenu sous-jacent de ces protocoles devint plus tard matière à débat : par exemple, Moscou alléguerait que le rapport contenait un accord vaticano-anglo-allemand destiné à ouvrir la voie d’une attaque contre l’Union soviétique. Toutefois, tous ceux qui eurent connaissance de ce rapport s’accordèrent sur un point. Le pape, ainsi que le remarqua l’un de ses lecteurs, était « allé incroyablement loin » pour aider les conspirateurs. Pie XII avait réussi à convaincre Londres de leur proposer un terrain d’entente, en couvrant les clauses britanniques du manteau de son autorité. Il avait porté ces plans jusqu’au seuil du passage à l’acte. À chacune de ses entrevues avec Hitler, le général Halder décida de cacher un pistolet dans sa poche11.

Pourtant, fin mars, le Führer était toujours en vie. Le 27, Osborne vit Kaas, dont « les contacts au sein de l’armée allemande semblaient avoir pour l’heure abandonné leurs projets de traité de paix », notait l’envoyé. Un Kaas abattu dépeignit ses compatriotes comme trop obéissants pour organiser une révolte12.

Trois jours plus tard, le pape convoquait le diplomate. Lorsque ce dernier voulut savoir si Sa Sainteté avait eu des nouvelles des conspirateurs, le pontife lui répondit qu’il n’avait plus rien reçu de leur part depuis qu’il avait transmis les clauses finales des Britanniques, trois petites semaines auparavant. Pie XII lui confia qu’il sentait que Londres avait perdu espoir. Osborne admit que, désormais, seule l’éviction de Hitler pourrait assurer son gouvernement de « la bonne foi des mandants allemands ». Pourtant, il souligna que Londres « recevrait toujours avec intérêt, et traiterait avec respect », tous les messages que les comploteurs feraient parvenir par le canal du Vatican. Le Britannique sentit le pontife « très désillusionné13 ».

Durant cette entrevue, il reçut un message de Halifax. Il en communiqua la teneur à Sa Sainteté, qui parut « très satisfait », et pria son visiteur de lui transmettre ses meilleurs vœux et ses remerciements. Cette note, peut-être détruite par la suite à la demande du Vatican, avait le cas échéant simplement pour objet de répéter la volonté de Londres de traiter avec l’armée allemande, après le décès du maître du Reich. Trois jours plus tard, ce fut très exactement cette sorte d’assurance qui parvint aux comploteurs, par l’intermédiaire de Müller14.

Pourtant, à cet instant crucial, la branche protestante des comploteurs se fit hésitante. Ces derniers avaient le cœur animé de scrupules chrétiens, qui retenaient leurs mains. Le chef d’État-major général, Franz Halder, tâtait le pistolet glissé dans sa poche, mais, « en tant que chrétien », ne pouvait tirer sur un homme désarmé. Pour lever en partie ces restrictions luthériennes, Müller demanda à l’ancien prince héritier de Saxe, Georg von Sachsen, devenu prêtre jésuite, de s’entretenir avec Halder. Sachsen, réputé pour claquer des talons au moment de recevoir l’hostie de la communion, insista sur le droit moral du chrétien à la rébellion et parut redonner un peu de cran au général. Après avoir rejeté certaines sollicitations initiales, Halder accepta finalement de lire le Rapport-X15.

Ensuite, un obstacle surgit quant au choix de celui qui lui apporterait et lui présenterait ce texte. Les comploteurs choisirent d’abord Ulrich von Hassell, ancien ambassadeur d’Allemagne à Rome, déjà informé des projets de coup de force avant la guerre. Le 16 mars, ainsi que von Hassell l’écrivit dans son journal, Oster et Dohnanyi lui ont « lu des papiers extrêmement intéressants portant sur les entretiens d’un agent catholique avec le pape. […] L’hypothèse généralement admise est naturellement celle d’un changement de régime et un engagement à la morale chrétienne ». Ce fut pourtant à ce moment précis que von Hassell fit l’objet des soupçons de la SS, et les comploteurs l’écartèrent16.

La mission de convaincre Halder échut à la place au général Georg Thomas. Le 4 avril, le général porta les documents au chef d’état-major. Les termes proposés comprenaient à présent une déclaration du Vatican confirmant que les Britanniques s’en tenaient à leurs clauses, ainsi qu’un mémorandum de Dohnanyi soulignant la nécessité de dissocier l’armée des crimes de la SS17.

Ces documents intriguèrent l’intéressé, non sans le laisser perplexe. Le rapport lui parut interminable, et pourtant flou sur les points essentiels. Il s’estimait incapable de jauger la crédibilité des personnalités allemandes impliquées, car le document ne mentionnait ni leur identité ni celle de leur intermédiaire avec le Vatican, « Herr X18 ».

Néanmoins, Halder considérait que le Rapport-X méritait plus ample examen. Il porta la proposition à son supérieur, le commandant en chef de l’armée, Walther von Brauchitsch, et le pria de le lire dans la soirée.

Le lendemain matin, il trouva son supérieur de méchante humeur. « Vous n’auriez pas dû me montrer cela, lui dit-il en substance, en lui rendant le document. Nous sommes en guerre. Établir des contacts en temps de paix avec une puissance étrangère, cela se conçoit. En temps de guerre, pour un soldat, c’est impossible. » Désignant le Rapport-X, il ajouta : « Nous sommes confrontés là à un acte de pure trahison de la patrie » (Landsverrat). Halder se remémorait que Brauchitsch « exigea ensuite que je fasse arrêter l’homme qui m’avait procuré ce document […], ce sur quoi je lui ai répondu : “S’il y a quelqu’un à arrêter, alors arrêtez-moi, je vous prie19” ».

Brauchitsch fit alors silence, la mine pensive. Sans détacher les yeux du Rapport-X, il soupira : « Que suis-je censé faire de ce torchon [Fetzen] qui ne porte ni date ni signature ? » Après quelques instants de tiraillements, Halder et lui décidèrent de réserver encore à ces documents du Vatican une dizaine de jours d’examen. Au cours de ce laps de temps, les perspectives d’action changèrent radicalement20.

 

Depuis plusieurs mois, Hitler avait projeté d’envahir la Norvège. Prévoyant une guerre longue contre les Alliés, surtout après l’invasion de la France, il voulait s’assurer d’un accès aux métaux et à d’autres ressources stratégiques scandinaves, avant que les Britanniques n’en aient la possibilité. La crise norvégienne naissante procurait aux planificateurs du coup d’État une nouvelle opportunité : avertir les Alliés pourrait inciter à une démonstration de force navale susceptible de dissuader le dictateur ou de lui infliger une défaite. À la faveur d’un appel téléphonique prudent à Mgr Johannes Schönhöffer, Jo le Bœuf prévint donc le pape des plans du dictateur. À la fin mars, Kaas signala à Osborne une possible initiative allemande contre la Norvège, et le diplomate transmit l’information à Londres. Mais les Anglais ne réagirent pas avant le 9 avril, quand Hitler frappa21.


*1. L’écriture sténographique Gabelsberger, inventée vers 1817 par Franz Xaver Gabelsberger, usitée en Allemagne et en Autriche jusque dans les années 1920. (N.d.T.)