En avril 1945, les nazis tentèrent de briser l’homme qu’ils qualifiaient de « meilleur agent de renseignements du Vatican sur le sol allemand ». À première vue, Josef Müller avait simplement l’air d’un éditeur bavarois aux oreilles décollées, philatéliste et fumeur de pipe. Pourtant, depuis son arrestation pour avoir fourni des faux papiers et de l’argent à des juifs, son nom avait fini par apparaître dans un dossier d’une portée capitale. La Gestapo affirmait qu’il avait comploté pour tuer Hitler « en s’appuyant sur les services d’espionnage du clergé catholique1 ».
Toutefois, il refusait d’avouer. Selon le souvenir qu’en conservait un gardien de la prison, « Müller avait des nerfs aussi solides que des câbles en acier et il maîtrisait la situation ». Quand les gardes lui défaisaient ses chaînes, il les expédiait au sol d’une prise de jiu-jitsu. Sa fermeté de caractère inspirait le respect aux autres détenus, qui avaient cru avoir affaire, à tort, à un individu ordinaire. « À le voir, écrivait un espion britannique emprisonné avec lui, il donnait l’impression d’un petit bonhomme banal un peu corpulent, le teint rougeaud et le cheveu d’un blond terne coupé en brosse, le genre d’individu qui n’aurait pas davantage retenu votre regard si vous l’aviez croisé quelque part, et pourtant, c’était l’un des êtres les plus courageux et les plus déterminés imaginables2. »
Un colosse SS unijambiste entra dans la cellule. Le Sturmführer Kurt Stawitzki cadenassa autour d’un barreau les fers qui entravaient les jambes de Müller. Ses voisins de cellule au camp de concentration de Flossenbürg le virent ensuite forcé d’avaler sa nourriture comme un chien, dans une écuelle posée à même le sol, les mains ligotées derrière le dos3.
Fouillant dans la valise du prisonnier, le Sturmführer SS s’empara d’une enveloppe. Elle contenait une lettre de l’épouse, qui cherchait à savoir ce qu’était devenu son mari. Elle y avait joint un second courrier de la main de sa fille, où celle-ci lui annonçait qu’elle célébrerait sa première communion le dimanche suivant. Stawitzki se saisit de ces deux missives et les déchira4.
Il voulait en savoir davantage sur les liens du prisonnier avec le Vatican. L’un des dossiers décrivait « un homme d’une intrépidité hors du commun éduqué chez les jésuites », par l’intermédiaire duquel des généraux allemands dissidents « maintenaient le contact avec le pape ». Ainsi que l’indiquaient des documents saisis relatifs au coup de force contre Hitler, Pie XII avait signifié à Müller que la condition préalable à la paix serait un changement de régime en Allemagne5.
Stawitzki le confronta à l’un de ces documents préparatoires. La phrase d’introduction était rédigée en ces termes : « D’Honnêtes Allemands ont décidé de négocier avec les Anglais par l’intermédiaire du Vatican. » Le SS lui lut le texte à voix haute et, chaque fois qu’il tombait sur ces termes, « d’Honnêtes Allemands », il lui assenait une gifle sur la lèvre supérieure. Peu à peu, les dents du prisonnier se déchaussaient. À la fin, Stawitzki le frappa si violemment qu’il fit basculer Müller et sa chaise. Ensuite, le Sturmführer le piétina en beuglant : « Tu causes ou tu crèves6 ! »
Le dimanche 8 avril, le prisonnier avait le visage tuméfié et enflé. Il allait et venait dans sa cellule, en tapant des pieds pour se tenir chaud, et la porte s’ouvrit d’un coup.
– Fini la comédie ! s’écria Stawitzki.
Et aussitôt il cria vers l’autre bout du couloir :
– L’adjudant est là pour l’exécution7 ?
La potence se dressait dans une cour où l’on procédait à l’appel des détenus. Six escabeaux conduisaient à une rangée de crochets, d’où se balançaient des nœuds coulants. « Généralement, les détenus promis à la pendaison étaient complètement nus, précisait un rapport sur les crimes de guerre commis à Flossenbürg. Avant d’être pendus, les victimes étaient fréquemment rouées de coups, jusqu’à ce que les malheureux supplient pour qu’on leur passe tout de suite la corde au cou, afin de les soulager de leur souffrance. Une autre méthode d’exécution consistait à pendre un individu par les poignets en le lestant d’un lourd tonneau attaché aux chevilles. Le poids finissait par déchiqueter les entrailles du supplicié, et il mourait8. »
Un prisonnier soviétique, le lieutenant général Piotr Privalov, entrevit Müller que l’on conduisait à la potence. Il l’appela, espérant le soutenir fièrement d’un dernier regard. Mais l’officier de l’Armée rouge s’exprima en russe et, de prime abord, le condamné ne réagit pas. Quand Müller finit par relever les yeux, il paraissait « satisfait ». Puis il sortit du champ de vision de Privalov9.