INTRODUCTION

Lorsque, le 15 août 1889, paraît son tout premier poème, le jeune écrivain qui n’aura dix-huit ans qu’en octobre a déjà derrière lui un long apprentissage puisque c’est à Sète, sa ville natale, que, le 26 janvier 1884, il a ouvert un cahier de moleskine noire et y a ébauché un tout premier poème, « Le cosaque de l’Ukraine1 ». Dès le mois de mars, il demande à son frère Jules, qui étudie le droit à la faculté de Montpellier, de lui envoyer un dictionnaire de rimes et, jusqu’à l’été de 1886, il va écrire dans ce cahier une trentaine de poèmes, qui seront suivis d’environ deux cents autres dont il ne fera paraître, finalement, qu’une poignée. Une précoce vocation ? À coup sûr, Valéry eût récusé le mot, qui demande d’ailleurs à être nuancé si l’on veut bien se rappeler qu’écrire des vers est chose assez courante parmi la jeunesse de cette fin de XIXe siècle. Mais ce qui frappe dans ces débuts, c’est la continuité très forte entre des juvenilia qui auraient pu s’interrompre comme ce fut le cas chez ses camarades de lycée ou de faculté, et l’apparition cependant progressive d’un ton plus personnel qui va rendre possible le commencement de ce qu’il faut bien appeler, quoi qu’en ait dit l’intéressé, une carrière d’écrivain2.

Cette période de formation est en tout cas étroitement nouée à des lectures dont certaines s’avéreront essentielles. Comme chez tout écrivain, des influences s’exercent dont l’interprétation peut ouvrir bien souvent à des affirmations hasardeuses ou oiseuses si l’on songe que, de ces influences, les plus fortes peuvent rester souterraines et mal repérables. Mais la question garde ici toute sa pertinence, en premier lieu parce que Valéry lui-même a souvent évoqué les œuvres qui l’ont marqué, mais également parce que, dans ce véritable apprentissage qu’attestent les tout premiers poèmes, le jeune homme à peine sorti de l’adolescence, à l’instar des peintres qui copiaient les chefs-d’œuvre des musées, n’est pas loin d’imiter, parfois jusqu’au pastiche, certains de ses grands devanciers, et ne dégage que progressivement sa propre manière : c’est ainsi que se découvrent tour à tour – acceptons une chronologie un peu schématique – la marque de Hugo, puis de Heredia vers 1888, de Baudelaire l’année suivante, puis de Mallarmé enfin vers 1890. Ces poèmes, néanmoins, si le jeune Valéry les montre souvent à ses amis, il a suffisamment conscience de leur simple valeur d’exercice pour les garder dans ses tiroirs, et il n’en fait paraître qu’une trentaine.

Quant aux lectures, c’est à Sète, à l’âge de treize ans à peu près, qu’il commence par Hugo, puis il apprend chez Gautier un certain travail de la forme, découvre Les Chimères de Nerval qu’il portera toujours très haut ; en revanche, il ne s’attarde pas à Musset, Lamartine ou Vigny, dont le rebutent le désir d’expression trop personnelle ou trop philosophique ainsi que, chez le premier surtout, un vers rapidement jugé trop facile. Les préférences d’alors, on les voit se dessiner dans le carnet où, à partir de 1888, il recopie ou colle les poèmes qui le retiennent3 : à côté de minores contemporains, figurent déjà quelques pièces de Mallarmé – « Hommage », le sonnet dédié à Wagner, ainsi que « Les fleurs » et « Éventail de Mademoiselle Mallarmé » –, mais aucune pièce encore de Baudelaire. La présence de Rimbaud se limite au « Bateau ivre », qu’il recopie sans doute en 1889, et à un court fragment de « Fleurs » : « Tels qu’un dieu aux énormes yeux bleus… » ; mais Heredia est massivement présent, puisque la quinzaine de sonnets des futurs Trophées de 1893 constituent à eux seuls la moitié des pièces recueillies dans le carnet.

Or si la figure de Heredia, dont Valéry ne commentera jamais l’œuvre, a été totalement éclipsée par celle de Mallarmé dont il est vite passé pour le premier disciple et à qui, au contraire, des pages essentielles ont été consacrées4, l’auteur des Trophées néanmoins a compté : Valéry l’évoque à la fin de 1889 dans ses « Quelques notes sur la technique littéraire » et, au mois de janvier 1891, il lui dédie – et d’ailleurs lui envoie – un sonnet, le « Retour des conquistadors5 ». Puis, à partir de son installation à Paris au mois de mars 1894, s’il devient un fidèle des mardis de Mallarmé et lui porte un attachement grandissant, il fréquente aussi très régulièrement Heredia, et bénéficie des conseils que – à la différence de Mallarmé qui n’en donne pas – il prodigue volontiers aux jeunes écrivains qui le visitent6. Après quoi, quand paraissent l’Introduction, puis la Soirée, Valéry s’agace un peu de voir son travail mal compris et insensiblement s’éloigne de Heredia. Et cependant, lorsqu’il apprendra sa disparition, il dira à Pierre Louÿs, le 2 octobre 1905 : « C’est le dernier poète dont on aura su l’œuvre par cœur. »

Le travail du sonnet, c’est bien d’ailleurs chez Heredia, ainsi que l’atteste le carnet, qu’il le découvre surtout, plus que chez Nerval ou Verlaine, mais il apparaît très clairement que c’est la lecture des Fleurs du Mal, dont il achète un exemplaire au tout début du mois de janvier 89, qui suscite en lui le désir de se confronter à cette forme difficile, et d’ailleurs le premier sonnet conservé, « À l’inconnue », qui a une forme régulière et porte la date du 20 janvier, offre en épigraphe un incipit de Baudelaire7 : « Je t’adore à l’égal de la voûte nocturne. » L’immense majorité des poèmes que va faire paraître Valéry avant la fin du siècle sont des sonnets, mais irréguliers, ce qui montre que la perfection parnassienne n’est plus ce qu’il convoite, et lorsqu’au mois de novembre 1890, il analysera son évolution poétique à l’adresse de son ami Albert Dugrip – camarade de collège à Sète et futur avocat –, c’est sur le type de vers qu’il insistera plutôt que sur cette perfection formelle : « Je sens que le parnassien qui a d’abord été moi se dissout et s’évapore… Il me semble que ce n’est plus l’heure des vers sonores et exacts, cerclés de rimes lourdes et rares comme des pierres ! Peut-être faut-il écrire des choses vaporeuses, fines et légères comme des fumées violettes et qui font songer à tout, et qui ne disent rien précisément et qui ont des ailes8… » Ce qu’il avait appris chez les parnassiens, c’était à la fois une technique et le refus, si l’on veut, d’une écriture facile ; ce qu’il comprend maintenant, c’est qu’un poème ne vaut que par l’unité de sa composition, le musical legato de ses vers, et certain décollement du réel.

Et cependant, si la lecture sans doute alors assidue des Fleurs du Mal marque certains poèmes des mois qui suivent – par exemple « Solitude », ou « Les chats blancs » qu’il écrit à l’automne9 –, elle n’ouvre à aucune grande admiration, et il évoquera plus tard, chez Baudelaire, « le mélange plutôt déconcertant d’une magie extraordinaire, rebelle à toute analyse, et de parties détestables, expressions vulgaires et vers très mauvais ». Puis il ajoutera : « J’insiste sur cette imperfection que je trouvais dans Baudelaire mêlée à une pleine puissance harmonique, car cette impression était comme expressément faite pour créer en moi le besoin, ou plutôt la nécessité de Mallarmé10. » Symboliquement d’ailleurs, il se défera un peu plus tard de son exemplaire des Fleurs du Mal, qu’il offrira à un étudiant en médecine de Montpellier, Samuel Kessel, le père du futur écrivain. Reste que, après des dizaines de poèmes de forme assez libre – ce sont souvent des odes comme « Intermède11 » –, le tournant du sonnet a un sens profond : le jeune poète a désormais les moyens de se contraindre aux exigences d’une forme brève et fixe, et l’influence de Poe, traduit par Baudelaire justement, et qui prône le poème court, a d’évidence beaucoup compté ; dès le mois de novembre 1889, les « Quelques notes sur la technique littéraire12 » vont le montrer sans détour. En tout cas, la rigueur du sonnet lui demeurera un modèle, et il écrira bien plus tard : « Rien, en littérature, n’est plus propre que le sonnet à opposer la volonté à la velléité, à faire sentir la différence de l’intention et des impulsions avec l’ouvrage achevé ; et surtout, à contraindre l’esprit de considérer le fond et la forme comme des conditions égales entre elles13. »

Après la lecture de Baudelaire, le grand événement de cette année 89 est la découverte d’À rebours. Il lit le roman durant l’été et, quelques mois plus tard, confie à Dugrip, encore : « J’en suis toujours à relire À Rebours ; c’est ma bible et mon livre de chevet. Rien n’a été écrit de plus fort ces derniers vingt ans14. » Mais le livre est aussi l’occasion de découvrir les écrivains que Huysmans évoque au chapitre XIV : Verlaine, Mallarmé, les Goncourt. Les Goncourt seront une lecture secondaire et vite oubliée, mais on a sans doute, jusqu’ici, fait trop peu de cas de son admiration pour Verlaine dont il va découvrir, et puis « relire passionnément15 », les grands recueils : elle ne durera sans doute qu’un an ou deux, mais, dès la fin de cette année 89, Valéry commence à recopier dans son carnet noir quelques pièces des Amies – et l’ensemble des six sonnets qui composent ce très mince recueil figureront bientôt dans son anthologie. À la fin de l’année, il se procure aussi les Fêtes galantes et, le 11 octobre 1889, puis le 1er août 1890, il dédie à Verlaine deux poèmes qu’il ne fait pas paraître16.

Il demeure que la révélation essentielle est bien sûr Mallarmé dont Valéry, vers la fin de 1889, sans doute, acquiert la mince plaquette de l’Album de vers et de prose édité à Bruxelles (et dont Léon Vanier vient de faire une édition pirate)17, avant de découvrir la totalité d’Hérodiade dont Huysmans ne citait que quelques vers. À tous égards, Mallarmé est celui qui surtout a compté, mais d’une manière, à dire vrai, fort complexe qu’il faut se garder de surinterpréter à la lumière des grands textes que Valéry lui consacrera dans sa maturité. Le 10 mars 1913, on le verra dire à Thibaudet qu’au moment de sa première rencontre avec le maître, à l’automne de 1891, il avait cessé de subir son influence18 – et c’est exact si l’expression veut dire qu’il s’agit de prendre exemple sur une œuvre pour parfaire son apprentissage, comme il avait pu le faire en lisant Hugo, Heredia ou Baudelaire. Et il confie à Thibaudet, encore, le 24 février 1911 : « Mallarmé ne devait pas avoir d’influence : c’est une proposition qui peut se démontrer. / Influence, c’est imitation ou continuation. Imiter un être si singulier, c’est crier qu’on imite. Imiter un art si parfait, c’est une désastreuse affaire : cela coûte plus cher que de risquer d’être “original”19. »

Sans doute. Reste qu’une influence s’exerce secrètement, qui est souvent lexicale, et c’est celle d’une mémoire, si l’on veut, inconsciente, mais née d’une si longue fréquentation des œuvres qu’elle ne saurait être effacée – et, par exemple, il saute aux yeux que le Mallarmé d’Hérodiade ne s’absentera pas tout à fait de La Jeune Parque : les détracteurs de Valéry ne manqueront d’ailleurs pas de le lui faire savoir ad nauseam. Mais en même temps, bien sûr, la leçon de Poe ne fait que se conforter : quand Valéry, le 2 juin 1890, évoque longuement son idéal littéraire à l’adresse de Pierre Louÿs qu’il vient de rencontrer, ce qu’il définit, c’est une poésie brève tendue vers sa fin, « écrite par un songeur raffiné qui serait en même temps un judicieux architecte, un sagace algébriste, un calculateur infaillible de l’effet à produire ». Ce qui est sûr, c’est qu’en cet été de 1890, sa poétique est faite, et qu’elle est largement symboliste.

Dans le chapitre XIV d’À rebours, il découvre enfin le fameux éloge que des Esseintes, le protagoniste du roman, fait du poème en prose. Mais ce qu’il en retient, c’est surtout l’idée d’un « roman concentré » où « les mots choisis seraient tellement impermutables qu’ils suppléeraient à tous les autres ». Car pour ce qui concerne le poème en prose, l’essentiel n’est pas là, mais dans la découverte de Rimbaud. Valéry admire certainement ses vers et en décembre 1890 demande à Gide de lui recopier « Les chercheuses de poux », dont « La fileuse » conservera bientôt quelques réminiscences ; mais ce sont surtout les Illuminations qu’il découvre avec un enthousiasme tel qu’il va ouvrir à une haute admiration durable. Le 31 décembre 1891, en effet, son ami Charles Auzillion lui fait présent de l’édition Vanier où figurent aussi les Poèmes, ainsi qu’Une saison en enfer qui ne suscitera jamais chez lui de véritable attention. Mais alors que Le Spleen de Paris ou les poèmes en prose de Mallarmé ne retiennent pas vraiment son intérêt, il découvre ici que la prose peut, dans sa langue, se charger de ressources pleinement poétiques, et cette révélation, c’est dans des lettres ou des notes plus tardives des Cahiers qu’elle se formulera.

Telle que Valéry la définit à l’adresse de Jean-Marie Carré, le 25 janvier 1943, la nouveauté de Rimbaud tient en effet à l’« incohérence harmonique20 » qu’il a su mettre en œuvre en bouleversant la complémentarité naturelle des mots voisins dans une même phrase : cette structure qui répond d’ordinaire à certaine attente du lecteur, il a su la déjouer par le rapprochement de termes inattendus, mais, au surplus, il a lié la dissonance ainsi produite à l’expression d’une sensation inédite qui modèle le poème selon une vision neuve. C’est ce qu’un Cahier de la même année formule en des termes voisins : « Le don (très cultivé) de Rimbaud est de saisir dans l’à peu près initial des produits verbaux d’une impression – ou du souvenir d’impressions – les termes qui forment un accord dissonant de “sens” et une bonne consonance musicale. Le remarquable pouvoir excitant d’une certaine “incohérence”21. » Cette découverte, « Purs drames », écrit au tout début de 1892, montre aussitôt la leçon que le jeune homme vient d’en tirer22.

Or les proses de Valéry sont longtemps demeurées incertaines. Les plus anciennes qui nous soient conservées datent de 1888, et on le voit rédiger bientôt, par exemple, de très curieuses « Impressions de guerre23 », qui ne sont que de courtes pages d’un possible roman et n’attestent aucune maîtrise de la langue qui se puisse comparer à celle que ses vers manifestent déjà vers la même époque. L’année suivante, il s’essaie de nouveau à une fiction un peu plus heureuse, c’est le « Conte vraisemblable24 », puis esquisse plus ou moins vaguement des projets en 1891 – une Esthétique navale, un Lohengrin à l’Opéra – qu’il ne conduit pas à leur terme mais où une véritable ambition poétique se fait jour, et en même temps qu’il s’attaque à la prose d’art de la « Glose sur quelques peintures25 », il écrit un assez grand nombre de textes brefs qui sont des sortes de poèmes en prose, parfois narratifs, selon le goût de l’époque26, et si nombre d’entre eux semblent dater de 1892, c’est que, là encore, les Illuminations ont fait naître en lui le désir de s’essayer à une forme qu’il n’avait pas encore véritablement pratiquée.

Mais ces poèmes en prose, il les garde pour lui, ne les montre à ses amis que par exception, et, signe de l’importance moindre qu’il leur reconnaît, il ne les date presque jamais, alors qu’il manque rarement de le faire pour ses vers : leur écriture fin de siècle n’est pas sans charme, mais visiblement le jeune écrivain peine à y éviter un recours à la description aussi bien qu’à la narration auquel il voudrait sans doute pouvoir se soustraire ; et si en même temps s’y découvre une discrète tendance à la confidence personnelle, elle a certainement conforté le désir de ne pas faire paraître ces pages. Quant à la richesse du monde sensible qu’il découvre chez Rimbaud et qui fera souvent, dès la fin du siècle, tout le prix des poèmes en prose qu’accueilleront les Cahiers27, c’est de manière progressive qu’on la voit s’imposer dans ces pages au commencement encore bien abstraites et où le monde, parfois, est comme intellectualisé : à cet égard, l’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, en 1895, marquera tout à coup l’accomplissement d’une prose admirable et que rien ne laissait présager.

Que ces textes de jeunesse évoluent ainsi dans leur forme, il n’y a rien là que de très naturel. Quant à leurs thèmes, un moment curieux se distingue, de 1889 à 1890, où l’on voit maints poèmes, mais aussi certaines proses, revêtir une tonalité religieuse, plus présente, d’ailleurs, dans les pièces qu’il ne fait pas paraître que dans celles qu’il donne aux revues28. En cette année 90, il va jusqu’à méditer un recueil qui ne paraîtra pas mais s’appelle Chorus mysticus, titre emprunté probablement à la fin du Second Faust de Goethe où intervient, justement, un chorus mysticus, bien que Valéry, à cette date, n’ait certainement pas lu la pièce. De ce projet ne nous reste aujourd’hui qu’une chemise vide dont le papier vert pâle porte, de manière emblématique, un ange aux ailes bleues que lui-même a peint, et des poèmes épars, de telle sorte qu’il est impossible de savoir quelles pièces y auraient été incluses. Mais, dans son esprit, le projet a suffisamment pris corps pour qu’il en parle à Louÿs qui l’incite à le faire paraître – et pour qu’il rédige une courte préface : « La vie à travers un vitrail d’église, considérée ; les naturelles splendeurs des astres et des êtres artificiellement assimilées à des cérémonies de culte, – puis le plaisir indicible et quelque peu sacrilège de jouer avec les techniques paroles du rite et les mots si délicieux qui désignent les objets sacrés, m’ont amené à ces essais de poésie liturgique… / Et ici me trouveront les miens29 ! »

On aurait tort de croire qu’une conversion se soit alors produite, ou même que Valéry ait alors connu un moment de profonde ferveur chrétienne – et lui-même notera qu’au temps de ses lectures de Gautier et Hugo, donc vers l’âge de quatorze ou quinze ans, ses « visions gothiques insensées » se sont accompagnées d’une « décroissance de la foi30 ». Mais cette foi, même dans l’enfance, n’avait jamais été très grande, et durant ces années 1889-1890 prévaut déjà l’agnosticisme qui restera le sien, accompagné toujours d’une forme d’inquiétude spirituelle plus ou moins latente selon les époques. Ce que révèle le Chorus mysticus n’est donc pas de l’ordre de la foi : simplement s’y découvre la profonde séduction esthétique que la liturgie catholique, ses rites, ses symboles et ses ornements, exerce sur lui à cette époque. La Bible compte parmi ses lectures régulières et elle lui offre « des ouvertures effrayantes sur le puits intérieur du rêve31 ».

À Montpellier, il descend souvent jusqu’à la cathédrale Saint-Pierre où il médite longuement près des confessionnaux et des pénitentes agenouillées, mais assiste aussi à la messe qui est alors pour lui – et elle le restera – la cérémonie idéale, pour écouter, ainsi qu’il l’écrit à Gide le 24 décembre 1890, « dans la bouche de l’évêque mitré et splendide, le latin des proses évangéliaires », ce latin d’Église dont À rebours encore a réveillé le goût en lui. Il s’agit simplement alors d’une sorte de catholicisme esthétique, car la beauté, à ses yeux, est bien un des traits du catholicisme, et si cette séduction ressortit pour une part à l’atmosphère religieuse de cette époque du symbolisme – lui-même parlera de « mysticisme esthétique » – il note en 1890 : « Nous ne connaissons qu’une portion de Dieu : la nôtre. Ce qui est Dieu, c’est l’Idéal général de tout – qui se crée ou qui s’est créé. La belle parole contient du Dieu. C’est pourquoi l’on dit – parler – c’est créer32. » Mais ce spiritualisme glisse aussi du religieux au mythologique, et c’est tout le prix de la figure d’Orphée33.

Ce qu’il convient de souligner enfin pour mieux comprendre cette période d’apprentissage, c’est qu’elle fut loin d’être solitaire. Dès les premières années sétoises, Albert Dugrip compose comme lui des vers : les deux amis en parlent et sans doute aussi les échangent par la poste, mais la plupart des lettres adressées à Dugrip, dédicataire de trois poèmes34, sont aujourd’hui perdues. À Montpellier, le même protocole se poursuit : outre que ses amis et lui se communiquent volontiers des poèmes découverts dans des revues et aussitôt recopiés, Valéry leur fait lire certains de ceux qu’il écrit, et de ce point de vue ce sont Gustave Fourment d’abord et puis Gide et Pierre Louÿs qui ont joué pour lui le plus grand rôle. Futur sénateur du Var, le premier est un camarade de lycée très vite devenu son plus proche ami et, dès 1887, Valéry lui adresse des poèmes dont le destinataire fait une lecture presque pointilliste et parfois peu amène, que l’auteur accepte néanmoins de bonne grâce. Mais lorsque Valéry fait la connaissance de Louÿs et, peu après, de Gide, leurs relations se distendent : possessif, Fourment prend ombrage de l’amitié portée à ces deux Parisiens, au surplus écrivains eux-mêmes, et Valéry accorde d’ailleurs à leur avis un beaucoup plus grand prix. Cette fois, c’est un vrai dialogue littéraire qui s’instaure, un peu moins avec Gide, pourtant, qu’avec Louÿs qui reçoit de plus nombreux poèmes : poète lui-même, il jouit d’un jugement très sûr, et surtout il ne cesse d’encourager et de pousser au travail son ami pour lequel, à la différence de Fourment, il se montre élogieux, et même souvent admiratif, tout en sachant pointer, avec un goût très sûr, les insuffisances de ces vers35.

Or si l’amitié, d’autre part, a compté dans cette première œuvre de jeunesse, c’est par la nature même des revues qui accueillent le jeune homme à une époque où le Montpellier littéraire voit se mêler plusieurs milieux : celui de l’université, d’abord, puisque l’Association générale des étudiants fait paraître un Bulletin auquel Valéry donne quelques textes, et surtout celui du félibrige qui, en même temps que le mouvement symboliste, y occupe une place importante. Depuis 1870, la Revue des langues romanes publie des travaux qui rehaussent la langue d’oc, et en 1875 les Jeux floraux ont accueilli Mistral, qui est ensuite revenu pour les Fêtes latines de mai 1878, puis une nouvelle fois encore les 24 et 25 mai 1890, pour la traditionnelle fête de la Sainte-Estelle qui, chaque année depuis 1876, commémore la fondation du félibrige, le 21 mai 1854, par Frédéric Mistral et ses amis. Valéry y assiste et c’est sans doute par Alcide Blavet, camarade de classe de Fourment et futur avocat à Alès, qu’il a connu très tôt le félibrige : dans l’anthologie que j’évoquais plus haut figurent huit poèmes occitans, dont une pièce justement de Blavet à qui Valéry dédie un poème en décembre 189036. Devenu étudiant, il ne se désintéresse pas du félibrige et fréquente volontiers les écrivains d’oc, en particulier Louis Roumieux qui a fondé, en 1889, une revue, ou plutôt un modeste journal occitan simplement composé de quatre pages de grand format, La Cigalo d’or : Blavet s’en occupe également – et Valéry va y écrire.

Une autre personnalité importante de ce petit milieu littéraire est Paul Redonnel, ancien secrétaire du ministre Jules Simon, qui a également occupé, à Paris, les fonctions de secrétaire de rédaction de La Plume et qui en 1891 – il a trente et un ans – s’installe à Montpellier où il va diriger Chimère, « revue de littérature et de critique indépendante » qui publie aussi bien des écrivains venus d’ailleurs – Remy de Gourmont, Jules Renard, Stuart Merrill – que des auteurs languedociens : comme La Cigalo d’or, Chimère, dès le premier numéro d’août 1891, accueille Valéry qui lui donne un sonnet, « Hélène, la reine triste37 », et sa réputation dans le milieu des félibres est d’ailleurs rapidement assez grande pour qu’un jeune écrivain aixois de dix-neuf ans, Joachim Gasquet, futur grand ami de Cézanne, fasse appel à lui lorsqu’il crée la revue La Syrinx. Quelques années plus tard, c’est encore un ancien ami félibre de Montpellier, Joseph Loubet, qui le sollicitera pour sa revue La Coupe, où paraîtra « Valvins ».

Mais surtout deux publications parisiennes vont compter – et d’abord La Conque que Pierre Louÿs fonde en cette même année 91, petite revue jaune vif qui ne comporte que huit pages sur beau papier, mais ne manque pas d’allure ; uniquement vendue par souscription, elle paraît tous les mois à partir du 15 mars, et si son fondateur, d’emblée, ne souhaite pas aller au-delà de douze numéros, le dernier ne paraîtra pas, Félicien Rops n’ayant pu donner à temps le frontispice prévu. Pour Valéry, l’importance de La Conque est qu’elle lui offre un lieu de publication assez confidentiel, certes, puisque le tirage est de cent exemplaires, mais cependant prestigieux puisque, en ouverture de chaque numéro, cette revue, qui ne publie que des vers de jeunes écrivains, donne une pièce inédite d’un des grands poètes de l’époque, et c’est ainsi que l’on y découvre les noms de Leconte de Lisle, Heredia, Mallarmé, ou bien encore Verlaine et Maeterlinck. Mais le revers de La Conque est aussi, et peut-être surtout, que Pierre Louÿs se montre doucement tyrannique à l’égard de Valéry, et comme il possède vingt-cinq pièces de lui, il profite de cette position de force pour gentiment le menacer de puiser sans son accord dans cette réserve personnelle si son ami n’adresse pas à temps les poèmes exigés. Ainsi, à l’exception de celui de décembre 1891, tous les numéros, de mars 1891 à janvier 1892, accueillent Valéry qui y fait paraître treize poèmes, plus d’un tiers de son œuvre de jeunesse. Ces publications ne restent pas sans échos et, le 21 juin 1892, par exemple, le jeune Charles Maurras, lui-même poète, note dans la Gazette de France : « Très jeune, M. Valéry est déjà fort habile. Ce que j’ai vu de lui montre qu’il saura se servir de son art et sortira de cette virtuosité pure où s’attardent tous ses amis. »

Une fois Valéry installé à Paris au mois de mars 1894, c’est une autre revue d’amis qui lui permet, après ce qu’on nomme abusivement « la Crise de Gênes »38, de ne pas voir brisé le nouvel élan qui, au mois d’août 95, a permis la publication de l’Introduction. Le refus qu’il s’est vu d’abord opposer à la publication de cette étude – qui pourtant était une commande – l’a beaucoup affecté39, et la création du Centaure survient donc très opportunément, car non seulement rien ne lui est refusé, mais on le presse d’y collaborer. Le directeur, Henri Albert, est un Alsacien de vingt-huit ans : excellent germaniste, il tient la rubrique des « Lettres allemandes » au Mercure de France où Valéry le rencontre souvent, et se passionne pour l’œuvre de Nietzsche qu’il va bientôt traduire : comme tous les hommes de sa génération, c’est grâce à lui que Valéry la découvrira. Un autre ami, Jean de Tinan, devient le gérant de la publication et le groupe des premiers fondateurs, auquel appartient Louÿs, s’élargit rapidement à d’autres, dont Gide et Valéry. Le premier numéro vert olive paraît au mois de mars 1896, et l’étonnement est d’y découvrir deux poèmes, « Été » et « Vue »40, d’un auteur qui n’a plus fait paraître de vers depuis décembre 92. Dans ce retour, n’en doutons pas, c’est l’amitié qui a compté, et les deux pièces, qui seront reprises dans l’Album de vers anciens, témoignent d’une écriture que l’Introduction a fortifiée et comme dynamisée : dépouillés d’une certaine langueur antérieure, les nouveaux vers portent la marque de cette sensualité du monde que le Léonard vient de libérer.

« Été » et « Vue » seront suivis, dans le numéro d’après, tardivement paru en décembre 1896, de La Soirée avec Monsieur Teste41. Mais ce deuxième fascicule a beau annoncer la prochaine parution d’études sur Poe et Nietzsche, l’œuvre de Valéry va bientôt s’interrompre, et la disparition même du Centaure n’y est certainement pas indifférente puisque, aussitôt la Soirée achevée, il a commencé une sorte de conte, Le Yalou, qu’il destine à la revue : il l’abandonne bientôt, et ne le fera paraître que bien plus tard, en 192842. Il honore d’autre part une commande venue d’Angleterre – c’est « La conquête allemande43 » –, puis, à l’invitation de son directeur Alfred Vallette, donne quelques articles au Mercure de France ; c’est sur les doigts d’une main que se comptent désormais les publications, au surplus parfaitement mineures ; en 1899, après le compte rendu de La Machine à explorer le temps de H. G. Wells, l’œuvre de jeunesse est quasiment achevée et le retour ne se produira qu’en 1917, avec la publication de La Jeune Parque.