Ce poème, qui n’est pas sans évoquer un peu Gautier, est daté « Mardi février 1887 » ; il a été adressé à Gustave Fourment et publié pour la première fois en 1957 par Octave Nadal dans son édition de la Correspondance entre les deux hommes2. Signe de l’intérêt que Valéry porte à cette pièce, il la reprend dans une version quasi identique mais intitulée « Désir de Vénitienne », datée de « Janvier 88 » et qui porte cette épigraphe probablement ajoutée plus tard : « Beauty is… / A doubtful good, a gloss, a glass, a flower, / Lost, faded, broken, dead with an hour. / W. Shakespeare3. »
La pompe sereine de la lune
Le Second Faust (Goethe)4.
Le jour où je mourrai, courez à ma gondole
Emplissez-la d’œillets, de roses, de jasmins
Couchez-moi sur ces fleurs, croisez mes pâles mains,
Laissez mes yeux ouverts comme ceux d’une idole…
Déposez sur mon front aussi pur que le lait
Un diadème vert de feuilles enlacées,
Mettez un long baiser sur mes lèvres glacées,
Et recouvrez mon corps d’un crêpe violet.
Quand vous aurez fini cette tâche importune,
Oh ! regardez-moi bien blanche au milieu des fleurs…
Regardez, regardez… puis sans soupirs, sans pleurs,
Poussez-moi dans la mer un soir de pleine lune
… La gondole s’en va… s’en va parmi les flots !
Chantez ! là-bas ! chantez. Je vous entends encore
Oh ! les douces chansons que l’espace dévore…
Que les accords sont lents !… Vos chants sont des sanglots.
Adieu ! moi je m’en vais froide et morte sur l’onde
L’eau me berce et la lune argente ma beauté
La gondole s’avance et puis l’immensité
M’entoure lentement, bleuissante et profonde.
Ce poème a été publié par Henri Mondor, daté du 27 septembre 1887, dans Le Figaro littéraire du 11 septembre 1954, puis dans Précocité de Valéry5, et c’est cette version qu’on lira ci-dessous. Un manuscrit daté du 27 octobre ne diffère que par quelques majuscules6, et Nadal, dans son édition de la Correspondance Valéry-Fourment, en a donné une version quasi identique du 26 décembre7.
Il est une douleur sans nom, sans but, sans cause
Qui vient je ne sais d’où, je ne sais trop pourquoi,
Aux heures sans travail, sans désir et sans foi
Où le dégoût amer enfielle toute chose.
Rien ne nous fait penser, rien ne nous intéresse,
On a l’esprit fixé sur un maudit point noir
Tout est sombre : dedans, dehors, le jour, le soir,
C’est un effondrement dans un puits de tristesse.
C’est surtout vers la Nuit, quand s’allume la lampe
Cet ennui fond sur nous, aussi prompt qu’un vautour.
Le découragement nous guette au coin du jour,
Quand s’élève du sol l’obscurité qui rampe.
Ce n’est pas celui-là qui mène à la rivière
C’est un mauvais moment à passer, voilà tout.
Il nous fait ressortir la joie8, ce dégoût
Comme l’obscurité fait aimer la lumière.
Daté du 24 novembre 1887, ce poème est adressé à Gustave Fourment et dédié « À Monsieur G. F. ». Il a été publié pour la première fois en 1957 par Octave Naval dans la Correspondance entre les deux amis9.
C’est ainsi que se font les vers !
Si vous le voulez revenons en ville !
Mais on est si bien sur ce vieux rempart…
L’on ne parle pas ! C’est fort inutile
Et l’on se comprend bien mieux qu’autre part !…
Oui. L’on se comprend sans vaines paroles10.
Et sans dissiper par le bruit des voix
Le charme divin des idées11 folles,
Près du flot battant, une rose aux doigts…
La matière parle et l’homme l’écoute
La vague murmure et la brise geint,
La cloche bourdonne et le vent, sans doute,
Ou bien quelque esprit, dans la nuit se plaint…
Et l’Homme, attentif aux phrases troublantes
Des ondes, des bois, des clochers lointains…
Laisse s’évader des Choses troublantes…
… Et ce sont des vers aux sons argentins.
Ce poème dédié « À G. Fourment » a été publié par Octave Nadal dans le Mercure de France du 1er avril 1955 et dans la Correspondance entre les deux hommes12. Parce qu’il se trouvait dans l’enveloppe d’une lettre envoyée de Gênes durant l’été de 1887, et que Fourment a noté « 1887 » au verso, il le date de ce moment-là. Mais l’écriture ne correspond pas du tout à la manière du jeune homme de seize ans qui ne pratique pas le sonnet, puisque le premier que nous connaissions, « À l’inconnue », date du 20 janvier 1889. Preuve supplémentaire, un manuscrit quasi identique, lui aussi conservé à la BNF, porte la date du 2 septembre 188913, et le poème est visiblement inspiré par la figure de des Esseintes, le protagoniste d’À rebours que Valéry vient de lire pendant l’été. D’autres pièces de tonalité baudelairienne s’écrivent d’ailleurs cette année-là après l’achat par Valéry, au mois de janvier, d’un exemplaire des Fleurs du Mal.
Loin du monde, je vis tout seul comme un ermite
Enfermé dans mon cœur mieux que dans un tombeau.
Je raffine mon goût du Bizarre et du Beau14,
Dans la sérénité d’un Rêve sans limite.
Car mon esprit, avec un Art toujours nouveau,
Sait s’illusionner – quand un désir l’irrite.
L’hallucination merveilleuse l’habite,
Et je jouis sans fin de mon propre Cerveau…
Je méprise les sens, les vices et la Femme,
Moi qui puis évoquer dans le fond de mon âme
La Lumière… le Son, la Multiple Beauté !
Moi qui puis combiner des Voluptés étranges15
Moi dont le Rêve peut fuir dans l’Immensité
Plus haut que les Vautours, les Astres et les Anges !…
Après avoir lu et relu, durant l’été de 1889, À rebours de Huysmans dont le chapitre XIV fait l’éloge du poème en prose qui est la forme « préférée » de des Esseintes, Valéry rédige cette page très visiblement inspirée de sa ville, Montpellier, et la dédie à Huysmans qu’il ne rencontrera que deux ans plus tard. Le texte est resté inédit jusqu’à sa découverte par Henri Mondor, qui le publie dans la Revue de Paris de mars 1947.
À J.-K. H.
Relents noirs, souffles épais chargés des glaciales senteurs des caves, sommes lourds des vieilles ruelles, en moi vous faites germer des rêves indistincts.
Au sortir des places populeuses, où grouille la vie, où éclate l’odeur de ce qu’on mange, où les cuivres étincellent des vases de cuisine, où l’eau chante dans les bassins, j’aime vos ténèbres humides – les grands murs noirs percés de larges fenêtres plus noires, les torsions épineuses des grilles rouillées où les araignées tendent aux vents leurs voiles bleus, leurs voiles gris…
… Des chats inquiétants sont tapis dans l’ombre, d’autres filent et miaulent.
À des tournants un coin bleu de ciel, et le soleil jette une poignée de pistoles d’or clair sur une dalle. Les maisons sont aveugles et sourdes ; sur les pans de muraille des végétations maladives descendent des tuiles roussies : çà et là les façades ont des exostoses16, des gangrènes, des chancres qui gonflent les poutres, enflent les plâtres, effritent les pierres refouillées… Et sur tout flotte l’immense abandon. Là des bêtes incertaines rampent, rongent, et pourrissent.
… Et tout ce désespoir muet, et cette victoire du champignon, du rat, du scorpion, de la Mort et de la Ruine fait songer à des crimes oubliés, finis dans ces boyaux de maçonnerie, à des hommes attirés la Nuit… à des baquets d’entrailles avalées par des porcs, à des juiveries infâmes, et chaque porte semble masquer un mystère et chaque pavé semble suer du vieux sang gâté, et les chats exaspérés qui hurlent et les ricanements inquiets d’invisibles poules évoquent des massacres de petits enfants, une lumière fauve faisant luire un acier tremblotant, jouant dans une cour obscure sur des chairs jaunes et exsangues, et sur d’horribles écarlates entrevues !…
7bre 89.
Il existe plusieurs versions quasi identiques de ce poème qui reprend les rimes en –èbre des « Chats » de Baudelaire : celle du 26 septembre 1889 que Valéry adresse à Fourment ; celle de la BNF qui est datée du même jour17, et celle que Valéry date « oct. 89 » avant de l’adresser à Pierre Louÿs le 15 juin 1890 : c’est la version ici reprise. En 1953, Pierre-Olivier Walzer a publié un état légèrement différent dédié à Albert Dugrip18 et dont l’original est perdu.
Dans l’or clair du soleil étirant leurs vertèbres,
– Blancs comme neige ! – on voit des chats efféminés,
Closant leurs yeux jaloux des intimes ténèbres
Dormir, – dans la tiédeur des poils illuminés.
Leur fourrure a l’éclat des hauts glaciers sous l’aube –
Dessous elle leur corps, frêle, nerveux et fin
A des frissonnements de fille dans sa robe
Et leur beauté s’affine en des rêves sans fin !
Peut-être ! ont-ils jadis animé de leur Âme
La chair d’un philosophe ou celle d’une femme
Car, depuis, leur candeur éclatante et sans prix
Ayant l’orgueil confus d’une grandeur première
Les aristocratise en un calme mépris
– Indifférent à tout ce qui n’est pas Lumière !
Mirabilia sæcula19
Daté du 1er octobre 1889, ce poème très parnassien, dont il existe à la BNF un état quasi identique rédigé le même jour, est adressé, en même temps que le précédent, à Fourment qui les commente tous deux le 2 novembre. Il a été publié en 1957 par Nadal20.
Il fut un âge où tout était grand dans le monde
Les livres amusaient les plèbes et les rois
La guerre engloutissait les races comme une onde
Et les vainqueurs clouaient les vaincus sur des croix.
Les peuples enfantaient d’ardents visionnaires
Et descendaient de monts lointains au son du cor
Des Césars entourés de leurs légionnaires
Passaient dans l’or des soirs couverts d’armures d’or !
L’encens fumait. Le sang ruisselait dans les fêtes.
Les tonnerres roulaient dans l’horreur des tempêtes.
Sous l’arc en ciel planaient les aigles des grands Dieux
Jusqu’à l’heure où montant dans l’aube symbolique
Le doux christianisme éployé dans les Cieux
Surgit dans l’ombre immense, oiseau mélancolique.
Ce poème a été publié en 1957 par Octave Nadal qui le date du 3 octobre 1889 ; Valéry cite le dernier quatrain dans une lettre du mois d’août21. Le manuscrit de la BNF, qui ne diffère que par quelques signes de ponctuation, n’est pas daté, mais a sans doute été écrit à la fin de 1889. Un sonnet très différent, également intitulé « L’église », porte aussi la date du 3 octobre22.
Parmi l’Immensité pesante du Saint lieu
Dans l’ombre inexprimable, effrayante, dorée,
Solennelle, se sent la présence de Dieu
Dans le recueillement de la chose adorée.
L’obscurité confond les pourpres et les ors
Et les lampes d’argent, gardiennes des Reliques
Et dans ce sombre éclat plane sur ces trésors
L’âpre mysticité des dogmes catholiques.
Le Grand Christ, constellé de pleurs en diamants
Et de rubis saignants, coulant du coup de lance,
Là-haut semble rêver fermant ses yeux aimants
Dans ce vague parfum d’encens et de silence !
La Vierge byzantine et de massif argent
Demeure hiératique en sa chape orfroisie23
Fixant ses yeux de perle aux Cieux, comme songeant
Aux Azurs lumineux et lointains de l’Asie.
Le divin adultère (Scène antique, an 30 après J.-C.)
Ce sonnet, dont il existe deux autres versions un peu différentes du 3 octobre 1889, est adressé le 13 juillet 1890 à Pierre Louÿs qui, le 16 avril suivant, envisagera de le publier dans La Conque si Valéry ne lui adresse pas de nouveaux vers. Il a été publié pour la première fois en 1953 par Walzer qui ne le date pas24 et en donne une version légèrement différente.
L’Époux triste, médite en sa douleur profonde
Des larmes ont roulé sur sa Tunique d’or
Car l’Épouse est rêveuse, et tandis qu’elle dort
Murmure un nom d’amant caressant comme l’Onde.
« Ô compagne des jours lointains de Volupté,
Colombe de mon cœur amoureux envolée,
Sèche mes pleurs ! Donne à mon âme désolée
Le bon pain et le vin rose de ta Beauté ! »
Mais Elle25, repoussant la prière charnelle
Dit d’une voix où tremble une ardeur éternelle :
« J’adore un Jeune Dieu venu de l’Orient ! »
Puis elle se rendort – et puis il la contemple
Toute pâle, suivant un songe et souriant :
« Jésus ! Mon doux Jésus ! Ouvrez-moi votre Temple !… »
Écrit en septembre et octobre 1889, ce conte – dont une version antérieure s’est appelée « La folle journée » – a été adressé par Valéry à son ami Gustave Fourment, et retrouvé dans ses papiers par Octave Nadal qui l’a publié dans les Cahiers du Sud d’avril 1957 et dans l’édition de la Correspondance entre les deux hommes26. Pourquoi Valéry ne cherche-t-il pas à le faire paraître, dans Le Courrier libre, par exemple, auquel il va, peu après, envoyer « Quelques notes sur la technique littéraire27 » ? Sans doute parce qu’il est conscient des faiblesses de ce texte, et trouve son jugement conforté par la réaction de son ami qui, le 17 février suivant, lui fait parvenir huit pages d’éreintement et juge froidement que le « Conte vraisemblable » est arbitraire et… invraisemblable. Ce qui n’est pas faux, mais Fourment ne peut pas pressentir que se révèle ici ce qui sera plus tard la pente de Valéry.
Chaque fois qu’il se laissera tenter par la fiction, il cherchera en effet, au rebours de toute fidélité au réel, la distance avec l’ordinaire des choses : c’est l’exception qui le séduira, et le désir de placer ses héros à la marge d’une humanité dont la norme lui indiffère. Mais en cette fin d’année 1889, ces pages, déjà, offrent un portrait28, et qui est d’ailleurs, pour une part, un autoportrait : il garde un peu trop trace, sans doute, des éternels tourments d’adolescent, et fait songer aux Contes cruels de Villiers auquel Valéry consacrera bientôt une conférence29, mais, pour le reste, il dessine la figure, si l’on veut, d’un Monsieur Teste jeune, qui ne se serait pas encore défait de ses livres, et n’aurait pas encore « tué la marionnette30 ». C’est sans doute à ce conte que Valéry fait allusion le 19 novembre 1890, lorsqu’il envisage d’adresser à Pierre Louÿs « une nouvelle RATÉE qui sera pourtant curieuse pour vous qui me connaissez ».
… La douleur et la crainte planaient sur lui31. La Nuit, des terreurs le secouaient comme un arbre au vent, et des frissons passaient le long de sa chair : il se pelotonnait dans ses draps, et regardait l’ombre effrayante. Des bruits indistincts lui arrivaient des ténèbres, qui le glaçaient ; ou bien il croyait que son corps se détraquait, il serrait sa poitrine entre ses bras, écoutant avec anxiété la cadence de son cœur alarmé et celle de son souffle hâtif. Souvent, il pensait mourir, et, dans son angoisse prenait des poses de défunt, fermant les yeux, joignant les mains, raidissant les muscles, – s’étonnant ensuite de vivre encore…
Puis, le souci de la Femme le tourmentait cruellement et puis, surtout, le désir de l’art entrevu le rongeait comme un éternel cancer !
… La Femme, il l’avait tantôt considérée en débauché, tantôt en mystique, tantôt en esthète. Et son malheur voulait que jamais il n’avait trouvé l’union entre la chair possédée, et la chimère du moment32.
Il n’avait aimé qu’avec la tête – de quoi faire un sonnet. Il n’avait possédé qu’avec les sens et n’avait violé aucune âme. La femme, en effet, est incompréhensible pour ceux qu’elle ne comprend pas, et lui, avait toujours été pour elle une vivante énigme : Il trouvait sans cesse une sainte quand il désirait une belle viande, car au désir exaucé son esprit en substituait instantanément un autre.
Tout cela l’aigrissait contre les femelles. Il se tournait alors vers les combinaisons du style et les pénibles enfantements des rimes. Et là, il étouffait plus qu’ailleurs.
Un ardent désir le poussait, et, des nuits entières, lui congestionnait le cerveau. Mais rien. Troublé par les mille et mille écoles qui surgissaient, pétri chaque jour par un différent auteur, plus rien ne lui semblait loger dans son esprit.
Quand une inspiration lui venait, rare aubaine, il l’abandonnait du désespoir de la faire entrer dans les mètres retentissants et sous les jupes sonores des rimes. Il se réduisait à refaire les œuvres des maîtres, s’abstenant ou de la pensée pour plaquer du style, ou du style pour la pensée, et se torturant sans aboutir pendant des heures. Quand il lisait les grands, les connus, les victorieux, des rages le prenaient de ne pas être lui aussi créateur de chefs-d’œuvre33. Vainement, il apprenait des mots curieux, des détails étranges, il arrivait sans doute jusqu’au rêve, et en cela était un artiste, mais la correspondance lui manquait toujours. Et il se disait avec abattement que c’étaient des voleurs comme les autres, les glorieux de l’art, car c’est la même chose de dépouiller quelqu’un avec ses muscles plus forts comme avec son génie…
… L’ennui le dévorait entre-temps : l’Ennui, l’état des hommes lorsqu’ils retombent au rang de la brute ancestrale, lorsque à la faveur de l’oisiveté de la pensée, je ne sais quels atavismes mystérieux et animaux reparaissent en nous et nous oppressent… … Tel, il était, un soir d’automne, après avoir pensé que l’art est un leurre, que l’amitié vit de mensonges, l’amour de lâchetés et que la vie est une grande misère bien longue.
Fuyant les lumières de la ville, les électricités violâtres tombant en nappe livide sur les boulevards, les ruissellements lumineux des cafés, il partit à travers nuit, à travers champs.
… Les étoiles pâlirent, le firmament s’éclaircit et la Lune parut lentement, d’abord rouge, puis blafarde, et lui, hanté sans trêve, croyait voir la tête énorme d’un guillotiné d’abord sanglante et bouffie, puis enlevée par un bourreau invisible, et se détachant exsangue sur un drap mortuaire brodé de pleurs d’argent – qui était le ciel de la Nuit.
Il forçait son esprit à remarquer ce lever sinistre de l’astre, à s’accrocher à ces sensations, comme un noyé à une branche : « vite ! vite ! regarde ceci, regarde cela : vite ! sinon tu vas songer à ce que tu sais qui te ronge le cœur, qui n’attend qu’une seconde pour fondre sur ton âme ! »
… Et malgré tout la souffrance revenait !
Soudain, dans cette cervelle affolée, une lueur se fit, et le désir bienfaisant du Suicide prit naissance.
Il voyait, du reste, la Mort sous un jour étrangement cru. Il se disait bien nettement que, sur l’au-delà, rien de certain, ou même de probable, n’est connu, et que c’est un cercle de perpétuelle occultation, où toutes les hypothèses viennent se briser, vagues impuissantes ! Une chose était certaine : la douleur présente. Une autre était possible : le changement par la destruction. Son choix était fait.
Tout étant donc résolu dans son esprit, sa chair apaisée par la certitude qu’elle ne souffrirait pas, il s’accorda tout un jour de grâce, et ainsi le suprême plaisir de revoir et de juger tous les autres plaisirs avec l’optique nouvelle et spéciale d’un mourant bien portant.
Et, rentré chez lui au petit jour, un flacon d’un redoutable alcaloïde posé sur sa table, ses papiers brûlés, il se dit : « Je me tuerai ce soir ! »
Pendant ces courtes heures, ce moribond goûta et jouit d’une âme modifiée et encore inédite qu’il portait jadis inconsciemment en lui. Un homme neuf, vécut dans son corps qui rapportait incessamment à cet étalon : la Mort, tout ce qui se passait sur l’écran de son cerveau.
… Des prêtres catholiques, autrefois, l’avaient noté et recommandé cet état de clairvoyance spirituelle, de calme parfait devant les choses contingentes, qui provient de la contemplation sans fin du moment terminal de la vie, et, avant eux, des philosophes anciens. Mais, lui, c’était avec une impassibilité plus grande encore qu’il observait la Règle faite par lui-même, pour lui-même, car il n’avait rien à démontrer, ni personne à convaincre.
… Et ce fut vraiment une belle, une folle journée !
Le matin était clair et frais ; il partit vers le soleil montant, dans une vapeur odorante de cigare, faisant sonner ses talons, le cœur léger, l’esprit aiguisé et prêt à analyser les sensations de la journée.
Son premier étonnement joyeux fut se sentir si ingambe et si fort lui, hier encore qui se tâtait et cherchait en sa chair un mal imaginaire. Combien étaient loin les cauchemars des nuits passées ! les sueurs froides et les peurs dans les insomnies ! Et il jouissait d’autant mieux de son bien-être dans l’air émoustillant qui le fouettait, qu’il ne perdait pas de vue le but final dont chaque minute écoulée le rapprochait tant ! Il n’avait pas le souci des souffrances à venir après cette excitation passagère, ni du temps perdu à flâner ainsi dans la lumière tiède de l’automne.
Comme tous les autres jours et tous les autres hommes, il éprouva ce jour-là mille de ces petites aspérités de la vie qui la font réellement mauvaise par leur nombre, et que la veille il eût considérées des montagnes, mais que la vision persistante de la Mort réduisait à leur importance vraie. Il ne s’en apercevait même pas !
Dans un restaurant il mangea – jamais de si bon appétit. En effet, les sommeils nécessaires du matin après les nuits désolantes, l’empêchaient naguère de connaître les marches salutaires des premières heures du jour, les repas loin du logis, le charme du trotter allègrement sur le bitume…
… Et puis tout lui semblait nouveau, inéprouvé, inconnu, comme on trouve sa maison lorsque avant un long voyage on va revoir les moindres coins pour les emporter au cœur.
Tout lui semblait gai et divertissant, les soucis sur le front des passants, les échafaudages immenses tissés par des fourmilières d’ouvriers, un livre qui venait de paraître, une horloge qui sonnait. Car, rien ne l’atteignait plus de tout cela, ni le lucre, ni le temps, ni la renommée !
… Il se surprit tout à coup versifiant par habitude, et voulut s’interdire d’y songer, jugeant que c’était incompatible avec sa résolution de mourir. Mais la plus forte fut l’accoutumance, et il écrivit ses vers rapidement, au crayon. Assis au café, une heure plus tard, il les relut comme s’ils avaient été faits par un autre, et en demeura étonné. Ils avaient été composés en dehors de toute école et de toute ambition comme il les avait pensés, bien simples et humains, et c’étaient en vérité les meilleurs qu’il eût jamais écrits. Heureux de son enfantillage, il les jeta en passant, dans la boîte d’un journal, en les intitulant : « Vers posthumes »…
Cependant, les instants s’écoulaient. Un ami rencontré lui cria : « À ce soir ! chez X… ! » Mais lui, souriant à la Mort dans son cœur : « Non, dit-il, je suis invité ailleurs ! »
Alors l’idée lui vint d’aller voir Celle qu’il avait la dernière rencontrée dans le chemin de sa vie.
Toute rose de chair et de robe, elle était pelotonnée dans un divan bleu, ce qui le ravit. Et ce fut la première fois qu’il la regarda telle qu’elle était et ne l’habilla pas en Vénus, ni en Héloïse ni en Nana, dans son esprit artificiel. Elle n’était pas un archétype de poète ni d’artiste ; elle n’était que charmante. Il s’en apercevait trop tard et voulant pousser le jeu commencé, il se fit accorder un rendez-vous pour le soir même. Si vite ? dira-t-on. Mais ce jour-là, il avait oublié son masque byronien ou sadique des jours passés, il fut lui et valut alors la peine qu’on se compromît.
Et il trouvait d’infinies jouissances à songer que le soir il étreindrait, au lieu de cette femme délicieuse et enviable, l’Amante suprême et camarde, à qui le rendez-vous était donné !…
Le soir vint. Et, il se trouva seul en présence de ses vers qu’il admirait intérieurement, des sensations exquises de la journée, de l’image de la belle qui l’attendait et puis de la fiole brunâtre qui contenait l’Inconnu !
Alors, se leurrant lui-même, très comique, mais très humain il se dit en rouvrant la porte : « Je me tuerai DEMAIN ! »
Octobre 89
Il existe plusieurs versions de ce sonnet daté du 5 octobre 1889. L’une d’entre elles, dédiée à Albert Dugrip, a été publiée par Henri Mondor dans Les Nouvelles littéraires du 26 juillet 1945, une autre quasi identique par Walzer. Ces deux manuscrits sont perdus, mais la BNF en conserve deux autres34.
Verse en un pur cristal un or fauve et sucré.
Allume un feu ; songe un doux songe et fuis le Monde.
Ferme ta porte à toute amante, brune ou blonde.
Ouvre un livre à la pure extase consacré.
Délicieusement imagine et calcule
Que Rien peut-être hormis ton Rêve n’est Réel…
Caresse ton vieux chat, et regarde le ciel
Dans ses yeux, verts miroirs de rose Crépuscule.
Puis, écoutant parler l’intérieure Voix,
Évoque le Passé. Sommeille, lis ou bois,
Et n’ayant nul chagrin, car tu n’as nulle envie,
Sens à travers tes jours paisibles mais divers
À travers les printemps, les étés, les hivers
Paresseusement fuir le fleuve de ta Vie !
Ce poème, qui est daté du 5 octobre 1889 et dont il existe deux autres états rédigés le même jour, a été publié par Octave Nadal dans son édition de la Correspondance avec Fourment35. Valéry l’avait en effet donné à lire à son ami qui, le 9 novembre, après lui avoir rappelé à juste titre qu’un poème de Baudelaire porte ce titre, en avait, comme souvent, fait une critique sévère.
Au rire du soleil posé sur une branche
Et sous sa plume un flot limpide se plissant
Le Cygne file en plein saphir carène blanche
Et l’eau miroir le fait deux fois éblouissant.
Neige sur l’onde ! un souffle insensible le pousse
Comme un vaisseau fantôme enfui parmi l’azur
Puis il va s’échouer sur la rive de mousse
Et dort dans la lumière idéalement pur !
Vase de chasteté symbolique et splendide
Ayant d’un monde vil oublié le Destin
Ô Cygne immaculé tu fuis dans le matin
Baiser de la lueur sur ton aile candide
Vers la Rive céleste où dans l’Éternité
Se confondent l’Amour et la Virginité.
Comme le précédent, ce poème qui est daté du 10 octobre 1889 et dont il existe une autre version très proche du même jour, a été publié par Octave Nadal dans son édition de la Correspondance avec Fourment36. Valéry l’avait en effet donné à lire à son ami qui, le 24 décembre, en avait, de nouveau, fait une critique sévère.
Du zénith le soleil trouant l’azur éclate
Au miroir de la mer orbiculaire et bleu
Les flèches d’or, tombant du haut du ciel en feu,
S’enfoncent pesamment dans l’onde calme et plate
Et la houle odorante au large se dilate
Sinueuse s’allonge et puis se dresse un peu
Comme un serpent sacré sous l’œil fixe d’un Dieu.
Le jour baisse. Le flot s’infuse, s’écarlate.
Dans l’océan d’émaux translucides fondu
L’astre, mourant oiseau qui plonge, est descendu
Et l’or du soir se perd dans l’Éternelle tombe.
Une vague s’élève à peine et puis retombe
Cependant que s’étend la belle au crêpe sombre
La Nuit mystérieuse avec ses yeux sans nombre.
Daté du 11 octobre 1889, ce poème adressé à Gustave Fourment, qui le commente longuement dans sa lettre du 4 janvier suivant, a été publié par Octave Nadal dans son édition de la Correspondance. La BNF en conserve une version du 7 octobre et une du 11, quasi identique à celle que reçut Fourment. Ce second état qui, à la différence du premier, n’est pas dédié à Verlaine, porte en épigraphe : « “Soyez béni, Seigneur, qui m’avez fait chrétien, / En ces temps de féroce ignorance et de haine.” / P. Verlaine37. »
Christ ! quand tu régnais, les Poètes
Méprisant ta simplicité
Vers le Passé tournaient leurs têtes
Et préféraient l’Antiquité.
Ils aimaient les temples de neige
Épanouis au bord des Cieux
Qu’un bosquet de cyprès protège
Ils aimaient la beauté des Dieux,
Les déesses d’or cuirassées
Les Faunes aux rires lointains
Les nymphes roses enlacées
Dans la lumière des matins.
Ils chantaient la fureur d’Hercule
Les combats, les lueurs des fers
Sous les émaux du crépuscule
Et Phœbé38 souriant aux mers !…
Mais ô Jésus ! ta croix chancelle
Sur les autels et dans les cœurs
Sur tes dogmes jadis vainqueurs !
Ton vieil édifice s’écroule
Et la science t’a chassé
Des âmes vaines de la foule
Ainsi qu’une erreur du Passé !
– C’est maintenant, Maître des maîtres,
Que nous venons, nous, t’adorer
Et c’est nous qui serons tes Prêtres
Car tes prêtres vont t’ignorer.
C’est la grande mélancolie
Des Dieux autrefois vénérés
Que l’on méprise et qu’on oublie
Par qui nous sommes attirés.
Comme aux chapelles encensées
Aux temps de ta Divinité
Monteront nos douces pensées
Vers ta bonne Sérénité.
Nous sommes bien peu sur la route
De ton cœur mais tous éprouvés
Tous ayant traversé le Doute
Tous fils prodigues retrouvés.
Nous avons supporté la plainte
De la chair en notre saison
Et nous avons brisé sans crainte
L’affreux scalpel de la Raison
Et nous sommes prêts car nous sommes
Ardents de t’aimer ô mon Christ
Et nous remercions les Hommes
– Les ingrats, de t’avoir proscrit.
Nos esprits t’élèvent un temple
Bâti de Rêve et de Beauté
Et celui-là seul le contemple
Qui dans son âme l’a porté.
Chaque jour nous viendrons nous-mêmes
L’orner et t’entourer ô Roi !
Des lumières de notre Foi
Et des encens de nos poèmes.
Après « Les vieilles ruelles », ce poème en prose daté du 5 novembre 1889, signé « P. V. » et resté inédit39, vaut d’abord par sa composition qui cherche visiblement à produire un effet de structure. Peut-être Valéry connaissait-il alors Le Drageoir aux épices de Huysmans où « Ballade » reprend en clôture du poème, comme ici, le premier paragraphe.
Les nuits, dans la moiteur de la chambre, sous la lumière pourpre de la lampe qui brûle une huile parfumée, les rideaux clos, arrêtant le bruit extérieur des gouttes sur le trottoir, des roues sur le pavé, arrêtant le monde tel qu’on le perçoit, j’évoque un monde, où nul encore n’a posé ses pieds.
D’antiques gravures, lentement effeuillées sous mes doigts, s’élèvent des visions d’architectures étranges, d’exquises suggestions où mon rêve ininterrompu se mêle aux sensations éveillées par les dessins des vieux artistes.
J’aime surtout les longues, les interminables, les enivrantes perspectives d’anciens palais aux marmoréennes avenues, les boulingrins où des eaux miroitent, les églises infinies, les ports immenses avec leurs dentelles de cordages et les cimes indécises des mâtures.
… Puis je songe, et le songe ébauché s’achève en souvenirs. Souvenances des yeux, du cœur, de l’esprit ; ronde sans fin des choses imprimées en moi ! !
Et dans la vie parcourue je discerne des perspectives, d’enivrantes perspectives.
Des fuites d’événements s’allongent à perte de vue ! Des distances d’oubli changent l’aspect des sentiments de jadis.
Voici que des amours ressuscités pour une minute prennent des apparences insolites. Le jugement d’hier se déforme ; l’opinion d’il y a vingt ans s’affirme plus rigide encore.
Confidentielles, les choses intimes qu’on n’osait pas se dire à soi-même, viennent à être froidement considérées, puis analysées. Ainsi les papiers des morts chéris qu’on souffrirait de toucher peu après leur disparition, on en arrive à les feuilleter négligemment ou curieusement des mois après !
Et comme les eaux mortes des bassins dans les parcs d’autrefois, l’âme reflète au cours du temps des cieux très divers dans un fond immuable, dans son onde toujours mélancolique, malgré la variété des couchants et des aurores qui l’effleurent de leurs périssables splendeurs !…
… Les nuits, dans la moiteur de la chambre, sous la lumière pourpre qui brûle une huile parfumée, – les rideaux clos arrêtant le bruit extérieur des gouttes sur le trottoir, des roues sur le pavé, arrêtant le monde tel qu’on le perçoit, j’évoque un monde où nul encore n’a posé ses pieds ! !…
Daté du 6 novembre 1889, ce sonnet de tonalité baudelairienne est conservé à la BNF et a été publié pour la première fois par Pierre-Olivier Walzer en 195340.
Ayant des mers fendu cent ans le bleu miroir,
– L’impassible miroir aux vagues musicales, –
Le Vaisseau, vieux coureur d’innombrables escales,
Revient dormir au Port dont il partit, un Soir.
Parfum d’un mort chéri que garde son tiroir,
L’odeur des flots enfuis hante les sombres cales.
Le sucre, le tabac, les houles tropicales
Imprègnent le ponton silencieux et noir.
… Revenant de l’Amour lointain – ainsi mon Âme
Conserve la senteur des rêves d’autrefois,
Et ne peut oublier une certaine Voix,
Et ne peut oublier un certain nom de femme…
Mais quel Navire a-t-il sur l’Océan laissé
Sa trace – et sa Mémoire à travers le Passé ?…
Ce poème a été publié pour la première fois en 1957 par Henri Mondor qui le date de la fin de 1889 ; il suit le manuscrit de la BNF qui indique le jour de la rédaction : 22 octobre41.
Le bateau, sur l’eau, se balance,
Et la houle, avec nonchalance,
Jusqu’au bout des mâts peints en blanc,
Fait courir son frisson tremblant.
C’est midi. Des vaisseaux brûlants
Et de l’onde en feu, des relents
S’élèvent – chaude pestilence –
Qui règnent dans le lourd silence.
Car, les cales, les bois moisis
Répandent des parfums42 étranges.
Sur l’eau cuisent des peaux d’oranges.
Azurés, dorés, cramoisis
Étoilés ou portant des Lunes,
Des drapeaux dorment dans les hunes.
Quelques notes sur la technique littéraire
Fort de la publication, dans Le Courrier libre, de deux poèmes – « Élévation de la lune » et « La marche impériale »43 –, Valéry, le 10 novembre 1889, cinq jours avant d’entamer son service militaire, adresse à son directeur, Karl Boès, une troisième lettre, accompagnée, cette fois, d’un petit texte théorique et critique daté de ce mois de novembre et signé de son prénom et de son nom. Ces « Quelques notes » ne seront cependant pas publiées car le Courrier cesse de paraître au mois de novembre, et le texte – que son auteur aura en vain tenté de récupérer – restera dans les archives de son destinataire jusqu’à ce qu’Henri Mondor l’y retrouve un demi-siècle plus tard44. Très démarqué, on va le voir, de Poe, c’est le premier écrit théorique de Valéry, tout juste âgé de dix-huit ans. Le 2 juin 1890, il en reprendra de longs passages à peine remaniés dans une lettre adressée à Pierre Louÿs.
… La littérature est l’art de se jouer de l’âme des autres. C’est avec cette brutalité scientifique que notre époque a vu poser le problème de l’esthétique du Verbe, c’est-à-dire le problème de la Forme.
Étant donnée une impression, un rêve, une pensée, il faut l’exprimer de telle manière, qu’on produise dans l’âme d’un auditeur le maximum d’effet – et un effet entièrement calculé par l’Artiste45.
Cette formule donne, par déduction, quelques notions très nettes sur le Style : le style n’est pas un rite invariable, un éternel moule définitivement coulé – même par un Flaubert. Il doit se plier au dessein de l’auteur et servir uniquement, à préparer le feu d’artifice final46. Il le faut adéquat à l’objet. Enfin, l’écrivain devra posséder diverses notes dans le clavier de l’expression, afin de produire de multiples effets – comme le musicien a le choix entre un certain nombre de timbres et de vitesses rhythmiques47.
Et, ceci nous amène naturellement à une conception toute nouvelle et moderne du poète. Ce n’est plus le délirant échevelé, celui qui écrit tout un poëme dans une nuit de fièvre, c’est un froid savant, presque un algébriste, au service d’un rêveur affiné. Cent vers tout au plus entreront dans ses plus longues pièces… Il se gardera de jeter sur le papier tout ce que lui soufflera, aux minutes heureuses, la Muse Association-des-Idées48. Mais, au contraire, tout ce qu’il aura imaginé, senti, songé, échafaudé, passera au crible, sera pesé, épuré, mis à la forme et condensé le plus possible pour gagner en force ce qu’il sacrifie en longueur : un sonnet, par exemple, sera une véritable quintessence, un osmazôme, un suc concentré, et cohobé49, réduit à quatorze vers, soigneusement composé en vue d’un effet final et foudroyant. Ici, l’adjectif sera impermutable50, la sonorité des mètres sagement graduée, la pensée souvent parée d’un Symbole, – voile qui se déchirera à la fin – … Je viens d’écrire le mot de symbole et je ne puis m’empêcher en passant de toucher à cet incomparable mode d’expression artistique. Après avoir été chez tous les peuples mystiques d’un quotidien emploi, il a disparu devant le rationalisme et le matérialisme. Les artistes ont oublié la beauté de l’allégorie, et cependant, comme l’a écrit Charles Baudelaire, c’est une forme esthétique essentielle51.
Aujourd’hui des poètes de la valeur de Sully Prudhomme et de Mallarmé52 ont montré tout le parti que la littérature contemporaine pourrait tirer du symbolisme remis en honneur…
… Ainsi, le poëme, selon nous, n’a d’autre but que de préparer son dénouement. Nous ne pouvons mieux le comparer qu’aux degrés d’un autel magnifique, aux marches de porphyre que domine le Tabernacle. L’ornement, les cierges, les orfèvreries, les fumées d’encens – tout s’élance, tout est disposé pour fixer l’attention sur l’ostensoir53, – sur le dernier vers ! La composition où cette gradation fait défaut a un aspect fatalement monotone, si riche et savamment ciselée soit-elle. C’est, à notre avis, le grand défaut des sonnets de de Heredia54 – par exemple – qui sont trop beaux, tout le long, d’un bout à l’autre. Chaque vers a sa vie propre, sa splendeur particulière et détourne l’esprit de l’ensemble.
… Quand le Poëme a une certaine étendue, une centaine de vers, je suppose, l’Artiste doit s’ingénier à retenir la pensée sur quelques points importants qui, rapprochés et fortifiés à la fin, contribueront puissamment à l’éclat dernier et décisif. Ceci m’amène à parler de la Poétique si originale d’Edgar Poe ; je dirai ensuite quelques mots d’une théorie musicale dont la connaissance est à mon avis très suggestive pour quiconque s’occupe de littérature.
Edgar Allan Poe, mathématicien55, philosophe, et grand écrivain, dans son curieux opuscule la Genèse d’un Poëme – the philosophy of composition – démonte avec netteté le mécanisme de la gestation poétique, telle qu’il la pratique et qu’il l’entend.
Aucune de ses œuvres ne renferme plus d’acuité dans l’analyse, plus de rigueur dans le logique développement des principes découverts par l’observation. C’est une technique entièrement a posteriori, établie sur la psychologie de l’auditeur, sur la connaissance des diverses notes qu’il s’agit de faire résonner dans l’âme d’autrui. La pénétrante induction de Poe s’insinue dans les intimes réflexions du sujet, les prévient, les utilise. Connaissant bien la part immense que l’habitude et l’automatisme ont dans notre vie mentale, il préconise des procédés que, depuis les anciens, on avait abandonnés aux genres inférieurs. La répétition des mêmes mots que les Égyptiens avaient, paraît-il, employée, il la ressuscite. Il prévoit, à coup sûr, l’effet accablant d’un morne refrain, d’allitérations fréquentes :
« And the Raven, never flitting, still is sitting, still is sitting56. » De même, le désolant Nevermore, revient à chaque strophe ; d’abord sans signification morale ; peu à peu opposé à des phrases de plus en plus douloureuses, de plus en plus sonnant un glas de désespoir, jusqu’au dénouement :
Et mon Âme de cette ombre qui gît à terre, – ne s’élancera Jamais plus ! Nevermore57 !
Tous ceux qui ont lu le splendide morceau intitulé le Corbeau (surtout dans le texte) auront été frappés de la force du refrain artificieusement employé. On peut dire que dans la poésie française l’emploi (j’entends l’emploi judicieux, en vue d’un effet) n’en a jamais été fait, du moins d’une façon délibérée et réellement savante…
Supposons qu’au lieu d’un refrain unique et monocorde, on en introduise plusieurs ; que chaque personnage, chaque paysage, chaque état d’âme ait le sien propre ; qu’on les reconnaisse au passage ; qu’à la fin de la pièce de vers ou de prose, tous ces signes connus confluent pour former ce qu’on a appelé le « torrent mélodique58 » et que l’effet terminal soit le fruit de l’opposition, de la rencontre, du rapprochement des refrains, et nous arrivons à la conception du Leit motive59 ou motif dominant qui est la base de la théorie musicale wagnérienne. Croit-on impossible d’appliquer ces principes à la littérature ? Croit-on qu’ils ne renferment pas tout un avenir pour certains genres, tels que la Ballade en prose, création de Baudelaire, perfectionnée par Huysmans et Mallarmé60 ?
… Et ici, ne pas prononcer le mot de Décadence61, qui ne signifie rien : Aux vieilles sociétés qui ont des siècles d’analyse intérieure et de production littéraire, il faut des plaisirs toujours nouveaux, toujours plus aigus ! Pour nous, nous ne nous plaindrons jamais de vivre en un temps où l’on voit coexister des Hugo, des Flaubert, des Goncourt62, où la maladive sensibilité d’un Verlaine fait face à l’énorme vitalité d’un Zola, où l’on peut jouir de ce rare spectacle : la brutalité de la concurrence vitale, du mercantilisme, de l’effacement de la personnalité, opposée au féminisme, à l’alanguissement exquis des artistes et des raffinés dilettanti. Nous nous plaisons à cette suprême antithèse : la grandeur barbare du monde industriel vis-à-vis des extrêmes élégances et de la recherche morbide des plus rares voluptés.
Et nous aimons l’art de ce temps, compliqué et artificiel, trop vibrant, trop tendu, trop musical, d’autant plus qu’il devient plus mystérieux, plus étroit, plus inaccessible à la foule. Qu’importe qu’il soit fermé à la plupart, que ses ultimes expressions demeurent le luxe d’un petit nombre, pourvu qu’il atteigne chez les quelques justes dont il est le divin royaume, le plus haut degré de splendeur et de pureté !
Novembre 1889
Ce poème, dont Valéry cite le dernier vers dans une lettre adressée à Fourment le 28 septembre 1890, a été publié pour la première fois par le journaliste parlementaire Jules Véran (1868-1960) dans Les Nouvelles littéraires du 1er mai 1952, puis en 1957 par Octave Nadal dans la Correspondance avec Fourment63, où il le date de 1889 ; de fait, le manuscrit de la BNF porte au verso « 89 », mais sans doute s’agit-il de la fin de l’année car ce sonnet est très proche de « Vierge incertaine64 ».
Toi qui verses les nuits tendres sur tes pieds blancs
Des larmes de statue oubliée et brisée
Telle une douloureuse et mystique rosée
Par qui se courbent les doux calices tremblants
J’irai ce soir vers l’eau taciturne où bleuissent
De mornes fleurs dans la triste glace d’azur
Cueillir pour tes doigts longs l’iris antique et pur
Que les frais diamants de la fontaine emplissent
Ainsi je t’aimerai dans ton droit vêtement
Tes yeux morts dans les miens arrêtés longuement
Avec ma fleur dans tes mains vagues d’innocence
Nous resterons longtemps muets d’ombre voilés
Et je t’adorerai sous ces bois violets
Où de pudiques fleurs grandissent en silence.
Ce sonnet du 5 mai 1890 a été publié dans Les Nouvelles littéraires du 1er mai 1952 par Jules Véran, et en 1957 par Octave Nadal dans son édition de la Correspondance Valéry-Fourment65.
Oh ! combien de soirs ensemble hantés
Amis nous ont faits ! amis pour toujours !
Et combien de vers ensemble chantés
Au pied de tu sais quelles vieilles tours.
La lune a mêlé nos ombres, la nuit,
Nos ombres mystérieuses de songeurs,
De songeurs fuyant l’Éternel Ennui66
Fuyant par les nuits les ennuis rongeurs !
… Frère ! Sois cette lune qui ruisselle
Le large sceau d’or à jamais qui scelle
Nos âmes, et nos splendides désirs…
Mon Rêve et tes Pensers métaphysiques
S’aiment ! Et nous enlaçons nos plaisirs
Comme le soir – tu sais ? – de ces belles musiques !…
Ce sonnet, dont il existe un manuscrit quasi identique daté du 17 juillet 189067, est adressé à Pierre Louÿs trois jours plus tard. Valéry précise pour son ami : « (Myriam68, c’est Marie. Ici future mère de Dieu. Mais est-ce compréhensible ??…) » À côté des points d’interrogation figure un « non » qui semble bien de la main de Valéry. Sollicité de donner son avis sur ces vers, Louÿs répond laconiquement le 31 : « C’est bien », puis le 15 octobre suggère à son ami de les adresser à Mallarmé, ce qu’il ne fera pas. Le poème a été publié par Pierre-Olivier Walzer en 1953 dans une version identique à celle de la lettre à Louÿs69.
Parmi les cailloux blancs, Myriam, des fontaines
Sous l’ombre mauve du platane où l’eau s’endort
Tu rêvais, Syrienne, au pâle masque d’or,
Et tes yeux s’allumaient de lumières lointaines…
Et tu laissais tomber la Nuit tout en songeant,
Nazaréenne !… Des larmes tendres et lentes
Te venaient sans savoir pourquoi, perles brûlantes,
Tes regards se noyaient dans la source d’argent.
Cependant s’apaisaient les Choses.
Émeraude
Le lampyre70 rôdait en feu dans l’herbe chaude.
Des puits morts la voix des mornes crapauds montait
Sonore et creuse vers le ciel plein d’hirondelles.
Et toi ! tu rêvais, tu rêvais ! Ton cœur battait
Au bruit des norias, Myriam, et des ailes !…
Faction de 3 heures à 5 heures du matin
Dans la même lettre du 20 juillet 1890, Valéry, qui est au service militaire et consigne ses impressions dans un cahier bleu intitulé Nuances d’âme, écrit à Pierre Louÿs : « Voulez-vous un échantillon de mes “Nuances d’âme” ? Voici le morceau suivant, exacte reproduction de ma pensée et de ses enchaînements durant une faction nocturne. C’est à titre de curiosité que je vous le livre. J’y remémore le souvenir de l’Italie où j’ai souvent été depuis mon enfance, souvenir évoqué par un motif musical que je fredonnais. » Cette page, qui semble bien être la première à être consacrée au thème de l’aurore qui reviendra si souvent71, a été publiée pour la première fois, quasi identique à celle que reçut Pierre Louÿs, par Henri Mondor en 195772.
Oh ! le lourd ennui, et la lassitude et la rancœur. Et l’éternelle promenade en va-et-vient, et les mille coups de baïonnette dans le bois de la guérite…
Pas un bruit. Une lueur indistincte coule du Ciel et ce n’est pas la noire nuit et ce n’est pas l’aube claire. On ne voit que du gris et du bleuâtre. SEUL l’éclair plus vif de la lame d’acier perce un peu l’heure indécise… Dans le cœur, dans l’esprit de l’être qui veille – MOI – c’est le même crépuscule de l’idée. Seul le dégoût étincelle.
… Fredonnons pour se distraire… Et voici qu’un motif retrouvé sur la langue, par hasard, jette bas ces murailles ignobles, et ces horribles casernes et le moment pénible, évoquant une ville, dans le souvenir toute belle et joyeuse de soleil et de cloches73…
Oui, là-bas, en la blonde Gênes apparue, cette phrase musicale naguère flottait sur le piano que tu connais si bien, dans le petit boudoir74 plein de fleurs coupées, plafonné d’azur avec la lune et les astres d’or.
LÀ-BAS, mon Âme ineffaçablement a connu les langueurs du couchant, après le repas, avec quelque musique lente… Et par la fenêtre large ouverte, toute une noble cité, aux terrasses de pierre, avec ses clochers pointus très anciens et ses dômes, et les collines, de cyprès toutes boisées et la grande mer et une splendide image grise et mordorée !…
La facile Italie, sur trois notes magiques, ainsi m’apparaît et le Rêve m’enlève aux rives du bonheur jadis.
… Oh ! pas maudit tu pèses sur mon cœur, et cette semelle ferrée piétine mon adorable songe. Adieu le vol à travers souvenances, voici que le marcher d’un rustre irrémédiablement rompit le charme, et la musique enchanteresse murmurée de nouveau maintenant n’a plus le pouvoir de changer un instant ma destinée.
Daté du 23 juillet 1890, ce sonnet, dont il existe une version quasi identique du 23 septembre75, est adressé le 26 septembre à Pierre Louÿs qui, le 16 avril suivant, demande à Valéry, qui ne lui envoie pas assez de poèmes pour sa revue, l’autorisation de le publier dans La Conque. Il a paru pour la première fois dans les Lettres à quelques-uns où figure la lettre à Pierre Louÿs.
L’eau se trouble – amoureusement – de Roses vagues
Riantes parmi la mousse et le marbre pur,
Car une chair, illuminant l’humide azur
Vient d’y plonger, avec des ronds d’heureuses vagues !…
… Ô baigneuse !… de ton rire c’est le secret !…
Aux caresses de l’eau, tes mûrs désirs s’apaisent
Tu chéris la clarté fraîche et ces fleurs qui baisent
Tes seins de perle, tes bras clairs, ton corps nacré.
Et tu te pâmes dans les lueurs ! Dédaigneuse
Des amantes et des jeunes gens ! Ô baigneuse !
Toi, qui, dans la piscine, attends l’heure où soudain
Les bûchers s’allument, rouges, sur le ciel vide
Ta nudité s’enflamme et tu nages splendide
Dans la riche lumière impudique du bain !…
Ce sonnet, dont il existe une version quasi identique datée du 1er août 189076, a été publié par Henri Mondor, qui le date du 12, dans le numéro 2 de la revue Arts et Lettres, en avril 1946, et par Pierre-Olivier Walzer77. Le 24 juillet, Pierre Louÿs venait de conter à Valéry sa rencontre, le jour même, rue Montmartre, avec Verlaine tout récemment sorti de l’hôpital Cochin.
À Paul Verlaine78
Autrefois maman me gâtait ! Les songes roses
Que je songeais en mon lit blanc et doux, le soir,
Je croyais que c’étaient des promesses d’avoir
Les meilleures toujours et les plus belles choses !…
Maintenant je suis seul, poète, et peu gâté,
J’erre par la cité terrible et je frissonne.
Sur ce trottoir humide et lumineux, personne
Ne viendra me bercer lorsque j’aurai chanté !…
Maman ! maman ! Reviens d’en haut, toi qui consoles !
Verser les baumes des baisers et des paroles
Par qui la Mère sait en souriant guérir !…
Lors le poète pauvre et dolent, dans les charmes
Du souvenir s’apaise et veut, grisé de larmes,
Comme un léger parfum s’évapore, mourir !…
Comme « Luxurieuse au bain », ce sonnet, daté du 28 août 1890 et dont il existe un autre état quasi identique du même jour79, est adressé le 26 septembre à Pierre Louÿs qui, le 16 avril suivant, demande à Valéry, qui ne lui envoie pas assez de poèmes pour sa revue, l’autorisation de le faire paraître dans La Conque. Il a été publié pour la première fois, non daté, par les soins de Jules Véran dans Les Nouvelles littéraires du 1er mai 1952, puis dans les Lettres à quelques-uns où figure la lettre à Pierre Louÿs.
Oh ! demeure, muette et blanche, en ce sourire
Avec cette aube fine, Ô pâle enchemisée,
Et ces perles tirant tes oreilles de cire,
Tels des calices lourds des gouttes de rosée !
Droite ! Tu resplendis ! tenant la lampe fauve
Si liliale – Ô fleur d’ombre tiède sertie
Par le seuil odorant et vague de l’alcôve
Que tu sembles en son corporal80, une hostie !…
Oh ! demeure ! Fais-moi songer. Toi dont s’élève
Le frais souffle du linge et des chairs précieuses
Comme un appel vers le mourir et vers le Rêve81…
Et tardons jusqu’à l’aube, autel de mes Tendresses82
Où ma lèvre ouvrira des Roses furieuses
Le rite délicat et joyeux des caresses.
Daté du 1er septembre 1890, ce poème est adressé à Pierre Louÿs le 783.
Elle est si frêle et si parfumée
Qu’elle a le charme fin des bijoux.
J’aime à souffler dans ses cheveux roux,
Ses cheveux comme de la fumée !
Un baiser – le plus lent – le plus doux ! –
La ferait pâlir la bien-aimée :
Elle serait comme une fleur fermée
Avec des gouttes dans ses yeux fous !
D’un rayon de lune elle est coiffée !
Elle se vêt, comme les sultans,
D’odorants, pâles, légers rubans…
Et son cœur bat sous ses seins de fée
– Deux blancs camélias clos encor –
Comme une petite montre d’or…
Ce sonnet un peu verlainien a été publié pour la première fois en 1953 par Pierre-Olivier Walzer qui ne le date pas. Mais le manuscrit de la BNF qui porte le même titre est écrit le 24 août 1890, et une version quasi identique, intitulée « Pudeur sur l’eau », porte : « 24 août-19 septembre 90 »84. Le 21 septembre, justement, Valéry en envoie copie à Pierre Louÿs qui, le 16 avril 1891, dira vouloir le publier dans La Conque s’il ne reçoit pas de nouveaux vers de son ami.
Fuir85 ! sur un fleuve calme et si calme et si lent
Dans l’ivoire incrusté d’argent d’un canot frêle
Qui sur l’eau glisse comme un rêve, – vague et blanc !
Fuir ! avec elle fuir l’heure sous son ombrelle !
Sous les feuilles frôler les riches nénuphars,
Au fil du songe, avec une lenteur suave,
Et boire l’oubli tendre en ces parfums épars
Vaporisés par le doux vent – tel un esclave !…
Puis – le calme et le calme et les magiques ronds
Que font les perles qui tombent des avirons
Et ce pétale fin qui tournoie et qui file !…
Puis, ses Yeux dans les miens cherchant le vrai miroir
De son visage pâle aux baisers difficiles
Où passent des rougeurs délicates – ce Soir…
Voici trois versions d’un sonnet dont la première et la deuxième sont datées du 28 septembre 1890, et qui ont précédé le long « Narcisse parle » publié dans La Conque le 15 mars 1891. Plus maladroite que les deux autres, c’est la première qui semble avoir été d’abord écrite et Valéry, qui, ce même 28 septembre, en adresse à Pierre Louÿs le premier quatrain86, dit de son sonnet : « Je l’ai abandonné, désespérant de faire entrer tout ce que je songeais là-dedans. » Le 19 novembre, il lui envoie pourtant le premier état qu’on lira ci-dessous, « tel qu’il est, bien inférieur, hélas !, au personnage rêvé ! » ; puis, le 17 janvier suivant, c’est la même insatisfaction qui revient lorsqu’il demande à Louÿs de ne « surtout pas » le publier dans La Conque. Et cependant, sans doute en ce début d’année, il rédige le troisième état, qui semble bien avoir été le point de départ de la version définitive puisqu’il existe un manuscrit reproduit par J.-P. Monod87 qui, comme le texte de La Conque qui sera qualifié de « Fragment », s’intitule « Fragment / Narcisse parle », et reprend ce troisième état en une seule strophe de quatorze vers, suivie d’une ligne de points de suspension. La première version a été publiée en 1953 par Walzer qui recopie un manuscrit, aujourd’hui perdu, « ayant appartenu à Pierre Louÿs ». Mondor a fait paraître la deuxième dans Les Nouvelles littéraires du 26 juillet 1945, puis en 1947 dans Les Premiers Temps d’une amitié88 où il donne également, sans la dater, la troisième dont les cinq premiers vers sont identiques.
Que je déplore ton éclat fatal et pur !
Source magique, à mes larmes prédestinée,
Où puisèrent mes yeux dans un mortel azur
Mon Image de fleurs funestes couronnée !
Car, je m’aime !… ô reflet ironique de Moi !
Ô mes baisers ! lancés à la calme fontaine,
Et vous, roses ! que vers ma vision lointaine
Épand sur l’eau ma main suave, avec effroi.
Cher Narcissus ! tes lèvres ont soif de tes lèvres !
Et mes regards, dans ce cristal échangent leurs fièvres89 !
Faut-il ma vie à ton amour, ô spectre cher ?…
Toi, ma splendeur, incline-toi vers l’améthyste
De ce miroir dont m’attire la lueur triste
Ainsi qu’un blanc vase harmonieux, ô ma chair !…
*
Que je déplore ton éclat fatal et pur,
Source magique, à mes larmes prédestinée
Où puisèrent mes yeux dans un mortel azur
Mon image de fleurs funestes couronnée !
Car je m’aime !… ô reflet ironique de moi !
Ô mes baisers jetés à la calme fontaine,
Roses vaines que vers mon image lointaine
Épand sur l’eau ma main suave avec effroi !
De mes propres beautés ma bouche est amoureuse
Je lis dans mes regards ma fureur malheureuse
Ma vie adore un spectre inviolable et cher.
Ô ma soif de moi-même invoque l’améthyste
De ce miroir dont m’attire la lueur triste
Où dort ce noble vase, harmonieux, ma chair !
*
Que je déplore ton éclat fatal et pur,
Source magique, à mes larmes prédestinée
Où puisèrent mes yeux dans un mortel azur
Mon image de fleurs funestes couronnée !
Car je m’aime !… ô reflet ironique de moi !
Ô mes baisers, lancés à la calme fontaine,
Lentes roses ! que vers ma vision lointaine,
Épand sur l’eau ma main suave, avec effroi !…
Telles des fleurs par un abîme défendues
Mes lèvres sont en vain vers les lèvres tendues
De Narcisse ! du spectre inviolable et cher !
Ô ! dans ta soif ! incline-toi vers l’améthyste
De ce miroir dont t’appelle la lueur triste
Ainsi qu’un blanc vase harmonieux, ô ma chair…
Le 5 octobre 1890, ce sonnet, dont un état antérieur est daté du 2 septembre, est adressé à Pierre Louÿs qui, le 15 octobre, conseille de l’envoyer à Mallarmé. À quoi l’intéressé répond le 19 qu’il lui « a paru trop pataud et trop mal dégagé pour être envoyé ». Il a été publié pour la première fois par Walzer en 195390.
Ô fleurs obscures des sépulcres, vos parfums
Montent vers le soleil immobile des tombes…
En moi, battent de l’aile, Éternelles colombes
Les blancs désirs du calme où dorment les défunts.
Car les poètes morts me soufflent les Paroles
Les rêves plus subtils qui hantent les tombeaux
Rêves sans fin ! lents et secrets, toujours plus beaux
Encens des vagues Nuits souterraines et molles.
… Les funèbres jardins sont tendres, et les fleurs
Y sont fraîches de l’eau douloureuse des pleurs
Et je sens que parmi vos corolles vermeilles
Ô fleurs obscures ! fleurs de pressentiment91,
Légères de la Vie, ivres confusément,
Les Âmes valsent comme un essaim blond92 d’abeilles.
La messe angélique (Fragments)
Le 19 octobre 1890, Valéry dit de ce poème inachevé qu’il adresse à Pierre Louÿs : « Je songe à une œuvre intitulée “Messe angélique”, dont je vous livre en pâture la molle et détestable portion déjà, hélas, figée. Combien lointaine du rêve échafaudé ! » À plusieurs reprises, Louÿs le presse de l’achever, mais en vain. Le poème a été publié pour la première fois, dans la version adressée à Louÿs, par Pierre-Olivier Walzer en 195393.
Ô luminaires ! ô vous, solitaires cierges,
Astres pudiques par les saintes mains des Vierges
Allumés comme les gardiens d’un pur trésor !
Astres ! grands yeux d’amants gonflés de larmes d’or !
Étincelez avec une claire harmonie,
Éclairez les degrés d’encens du firmament,
Car l’Archange à l’autel de Lune lentement
Pour la suave et la blanche cérémonie
Apparaît (telle une lumière sur des eaux)
Dispersant des baisers vers l’espace farouche
Des baisers ! roses qui s’épandent de sa bouche
Dans les plis vagues des angéliques manteaux !…
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Parmi les doux voiles d’argent des aromates94,
L’ange murmure des prières délicates
D’où naîtront pour la tristesse et les voluptés
Ces âmes par qui les hommes seront domptés !…
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Ô luminaires ! ô vous, solitaires flammes
Qu’entretiennent les mains saintes des saintes femmes,
Voici qu’il pleure l’ange aux cheveux éclatants,
Voici que l’oraison merveilleuse et suprême,
La parole secrète et qui fait que l’on aime
Brûle sur ses lèvres d’or, au-dessus du Temps95 !…
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Ce sonnet est adressé à Pierre Louÿs le 2 décembre 1890. Les éditeurs de la Correspondance ont suivi le manuscrit de la BNF qui est daté du 26 août96.
Le Vase d’or contient le Signe et le Secret
L’Âme du prêtre sait. Le Cœur du Prêtre scelle.
Et le métal fondu de flamme et d’étincelle
Enferme le Mystère ineffable et sacré.
Le pur Soleil tisseur de nimbes impalpables
Tremble à travers les fleurs de verre et sur l’Autel
Vient glorieusement baiser le vieux missel
Où resplendit le Verbe indulgent aux Coupables.
Sept cierges, fiers et clairs, magnifiques pistils
Symboles des vertus liliales ardentes
Érigent la lueur de leurs cires ferventes.
Et seule, blanche, veuve entre ces feux subtils,
Lune mystique en un Soleil rouge sertie
Pâlit dans l’Ostensoir le disque de l’Hostie !
Ce sonnet dédié à Alcide Blavet, jeune poète félibre ami de Valéry, et daté du 7 décembre 1890 a paru pour la première fois dans le no 19 de Calendau, une revue de félibres, en juillet 1934 ; il a été republié par les soins de Jules Véran dans Les Nouvelles littéraires du 1er mai 1952. Une version ultérieure et un peu différente est conservée à la BNF : elle est intitulée « Il Bacio » (« Le baiser »)97.
Tu rappelles ces grands enfants frais et naïfs
D’abeilles amoureux et de légers dytiques98
Dont la flûte attirait aux lisières antiques
Les nymphes en amour qui s’enlaçaient aux ifs.
Tu leur ravis quelqu’un de ces hymnes furtifs
Sur leurs lèvres, mêlés au miel aromatique.
Mais tu surpris aussi le sourire érotique
Dont s’éclairait le bas de leurs masques pensifs !
… Et c’est pourquoi, mon tendre Alcide, quand tu chantes,
Sur tes lèvres souvent des lèvres de Bacchantes
Nous dérobent tes vers – pour ton baiser sucré.
La dryade que nul poète n’effarouche
A traversé, parfois, le soir, le bois sacré
Et de sa lèvre d’or, elle a scellé ta bouche !
Daté de « Janv 91 », ce poème est adressé à Pierre Louÿs le 7 janvier, mais Valéry lui demande de ne le montrer à personne. On peut en effet s’étonner qu’à un moment où il a déjà trouvé un ton personnel qui ne correspond plus aux vers que voici, Valéry écrive ce sonnet inspiré de celui de Heredia, « Les conquérants », paru en revue et qui sera repris dans Les Trophées en 1893. Mais une première version inachevée semble dater de la fin de 188999, bien que Valéry écrive à Pierre Louÿs le 21 décembre 1890 : « J’ai envie de faire un sonnet à Heredia dont le sujet serait celui-ci : Retour des conquistadors de la vraie Poésie, on entend sur la mer les clairons victorieux, voici les galères dont les voiles se détachent sur le soleil couchant, voici à la proue le vainqueur J. M. de H. dont le nom sonore terminerait glorieusement la pièce rimant avec irradia ou incendia. » Et ce sera en effet « irradia ». Une sorte de retour de flamme a bien lieu puisque Valéry, quoique maintenant dépris de la poésie de Heredia, lui envoie son sonnet, que le destinataire ne reçoit pas, et, le 25 janvier, il confie lucidement à Pierre Louÿs : « C’est bien fait. Cela m’apprendra à m’abêtir sur des sonnets exotériques en diable, où je n’ai rien à voir. » Ce poème, qui est l’un de ceux que Louÿs, le 16 avril, aimerait bien faire paraître dans La Conque, n’a été publié qu’en 1975, dans les Cahiers Paul Valéry I qui reproduisent la lettre à Louÿs100.
Le soir victorieux dans les vagues s’allume,
Et, sur l’eau vierge, ainsi que des rires hautains,
Les clairons messagers des fastueux destins
Émerveillent la guivre101 éparse dans la brume.
Car, de sa voile immense ouvrant la mer qui fume,
Le navire se cabre, écrasé du butin,
Sur l’orbe du soleil chimérique et lointain
Et soulève, éperdu, l’éblouissante écume !
Vois ! Sur la proue en flamme, un grand Conquistador
Vers Palos triomphale102 élève un lingot d’or
Dont l’éclat se souvient de l’héroïque grève !
Et, gloire de nos yeux, alors irradia
Le pur métal mûri dans les grottes du Rêve,
Ce sonnet, dont Valéry écrit à Gide que « c’est un jeu de vagues paroles, plus un parfum, pas encore une musique, moins que rien », lui est adressé en février 1891103 ; il a été publié pour la première fois en 1955 par Robert Mallet dans son édition de la Correspondance.
À minuit sur la montagne calme !
la mer comme un souffle dans des palmes
la mer comme une veuve, à mi-voix
pleure la morte Lune et les bois…
les harpes légères du silence
sur le minuit s’écoutent languir.
Il n’y a plus d’heures ni d’espérances
les fleurs sont mortes sans un soupir.
Toi ! le seul qui vis, ô Cœur solitaire,
Et sur la montagne et sur la terre
Tu dors ! et la mer t’appelle en vain…
Peut-être sans éveil tu reposes…
tu rêves qu’il n’y a plus de demain
Comme il n’y a plus de lune et de roses !
Le 14 février 1891, Valéry écrit à Louÿs : « Comme l’enthousiasme s’incarne chez moi en syllabes et rimes, je voulais vous sonner un sonnet mais le temps me manque actuellement ; contentez-vous des deux quatrains à l’état d’ours bien peu léchés et indignes – combien ?! – du Modèle. »
Hermès ! sous ces vêtements sombres et légers
Dieu jeune, et dieu svelte, et doucement farouche
Dont les longs cheveux sont les voiles mensongers
Des purs secrets gardés en l’ombre de la Bouche !
Ô vos Yeux éternels dans la flamme perdus
Dans la flamme et les soleils fauves sur les vagues !
Ô vos mains ! par qui les saluts sont épandus
Où dort la pierre et l’or sacerdotal des bagues.
Publié pour la première fois en 1955 par Robert Mallet dans son édition de la Correspondance, ce poème est adressé à Gide le 8 novembre 1891, précédé de ces lignes : « Voici un sonnet, écrit absolument la plume courante. Je m’amusai à voir ce qui arriverait sous ma plume. Lege104. » Trois jours plus tard, avec deux variantes, il l’adresse également à Louÿs auquel il confie, de la même manière, qu’il s’agit d’un « sonnet impromptu, écrit au hasard » ; le 14, Gide juge que le poème est « bien détestable ».
Bathylle105 de Lesbos que frise un doigt servile
A de sa jupe iris… déconcerté
Tel pli trop peu naïf dans le miroir tenté
Et le voile qu’amuse106 le beau geste habile.
Voici son rire en l’air éventer le flambeau,
Gai de voir sous la tresse obscure qui le cingle
Éclose la beauté par la rose et l’épingle107
Du pied bleu de saphirs au sein gelé dans l’eau.
Le Poète sourit, Bathylle, dans ton ombre
Et dévore à mi-mot des grappes dans ton ombre
Sa lyre, en noble bois d’ébène pur, se tait.
Car, vibrante ! aux échos des étoffes profondes
À tes amants magnifiques108 elle chantait
Orphée antique mort par tes mains furibondes109 !
Conférence sur Villiers de l’Isle-Adam
À Montpellier, Georges Vacher de Lapouge (1854-1936), fondateur d’une sulfureuse anthropo-sociologie raciste et eugéniste dont il arrive à Valéry de suivre les cours qu’il est autorisé à donner librement à la faculté des sciences, puis des lettres, a créé une Association languedocienne qui organise des conférences dans la salle du conseil municipal. C’est dans ce cadre que Valéry, le 30 janvier 1892, prononce cette conférence sur Villiers à laquelle assiste André Gide, ainsi que son oncle Charles, professeur d’économie à la faculté de droit, chez qui il est de passage. Bien que le programme annonce une conférence sur les contes de Villiers, le propos de Valéry est plus général et il doit visiblement beaucoup à ce qu’il vient d’entendre à l’automne, de la bouche de Huysmans et de Mallarmé qu’il a rencontrés pour la première fois à Paris et qui, en 1889, ont assisté Villiers mourant. L’idée même de cette conférence, d’ailleurs, lui est peut-être venue de Mallarmé qui a lui-même parlé de Villiers, à plusieurs reprises, à l’occasion d’une tournée en Belgique au début de 1890 – et peut-être Valéry s’est-il procuré le texte paru le 15 mai suivant dans La Revue d’aujourd’hui. Bien que la conclusion, qu’il n’a pas eu le temps de rédiger et où il évoque, justement, la mort de Villiers, soit improvisée – et par conséquent ne figure pas dans le texte qu’on va lire –, sa conférence est un succès et le 2 février un article élogieux lui est simultanément consacré dans L’Éclair et Le Messager du Midi, avant d’être repris dans Le Petit Méridional le lendemain et, au mois de février, dans Le Félibrige latin daté de janvier. Le texte de cette conférence a été publié pour la première fois en 1961 dans le numéro 4 de la revue Tel Quel110.
Le comte Villiers de l’Isle-Adam naquit en Bretagne111 d’une ancienne famille, qui comptait parmi ses ancêtres l’un des plus illustres grands Maîtres de l’Ordre de Malte. Toutes les rêveries sont permises au sujet de cette enfance inconnue, sur le bord de la mer, surveillée par quelque prêtre obscur, visitée par d’héroïques souvenirs, immobile dans la contemplation du Passé – ce Passé fidèle et vertigineux où Villiers vécut toute sa vie. Hypothèse qui s’affirme, – si l’on veut penser que le jeu littéraire, ne fut chez lui – comme intimement chez tant d’autres qu’une chance de retrouver, dans notre siècle, un royaume – mais Idéal. Il convient de s’imaginer ce grand artiste, hanté par de magnifiques regrets, trouvant dans les obscurités des théologies, des métaphysiques, des livres occultes, une matière de songes inépuisable, – et, chérissant à force d’illusions, le médiocre et familier décor où il vivait : chambre de Poète qu’il a délicatement contée dans le début de Catalina112. Voici… [Lecture.]
C’est ainsi qu’à 20 ans, las de la Bretagne où l’inaction lui pesait, – naïf – inconscient encore du talent qu’il portait en lui, il partit vers Paris, grisé de rêves et de légendes – dans le but simple de demander à l’Empereur Napoléon III, le trône de Chypre et de Jérusalem – jadis conquis par ses aïeux – sur l’Infidèle113. L’Étonnement – un peu naturel – qu’il rencontra aux Tuileries, l’amena, sans doute, à penser que son Royaume n’était pas de ce Monde114. Et il le chercha – ailleurs.
Cette époque, était l’une des plus curieuses de la littérature française. C’était une période d’inventions. Théophile Gautier, Leconte de Lisle, Théodore de Banville, Gustave Flaubert dotaient diversement notre langage d’une expression solide, sonore et pure de la Beauté. Lointain, mais toujours superbe, Victor Hugo suivait leurs efforts de Guernesey, et les dominait encore. La Légende des siècles, La Chanson des rues et des Bois115 adoptent les trouvailles de ce moment. D’ailleurs, Baudelaire, par ses poèmes, sa critique et surtout sa magistrale traduction des œuvres d’Edgar Poe, découvre aux jeunes écrivains tout un monde – vierge. D’Allemagne, les grands métaphysiciens pénètrent en France – offrant à la littérature, une Considération plus absolue des choses. Enfin – synthétiques et suprêmes – les Drames lyriques de Richard Wagner apparaissent, pour de rares artistes – résumant dans leur prodigieuse tentative, les vérités anciennes de l’esthétique.
C’est dans ce flot contradictoire de systèmes, de désirs que Villiers de l’Isle-Adam est plongé – tout d’un coup. Il connaît bientôt Catulle Mendès116, alors très jeune et très enthousiaste fondateur du Parnasse – qui l’initie aux formes nouvelles, et dans ce lamartinien étonné, aperçoit un artiste verbal de premier ordre. Villiers saisit rapidement, dans toute son étendue, – la Vertu musicale, plastique, suggestive des mots, la valeur de leurs positions, leurs beautés profondes, leurs affinités éloignées. Il devient le plus fécond inventeur de phrases synthétiques et fortes – qui contiennent une essence violente de Pensée – semblables, pour lui emprunter une exquise parole : « À ces cristaux puissants où dort en Orient le pur esprit des roses mortes, et qui sont hermétiquement voilés, de cire, d’or et de parchemin117 ».
Sa Vie vagabonde commence alors à travers les rues. Une misère, qui doit être sacrée, celle de Gérard de Nerval, de Baudelaire, de Paul Verlaine et de tant d’autres, l’étreint rudement. Il va ! errant selon le mode ionien, détaché de la laideur contemporaine – fou d’une beauté absolue, supraterrestre – édifiant, abandonnant, reprenant (comme les cathédrales de son cher Moyen Âge) ses grandes œuvres, – et dispersant au hasard des journaux, – pour vivre – mille fragments de son génie.
La pensée de Villiers a erré, de même, parmi presque toutes les philosophies et les croyances. Sa foi demeura toujours dans un catholicisme singulier. Son rêve de jeunesse, qui fut de concilier Hegel avec le dogme118, l’a accompagné tout le temps. L’intuition qu’il avait de la contingence et des variations misérables du Monde, d’abord retrouvée par lui dans les écrits mystiques et l’étude des textes sacrés, s’augmenta et le posséda lorsqu’il eut approché les doctrines de l’Idéalisme. Il connut qu’il n’est d’autre univers que la conception même qui s’en réfléchit dans la Pensée. Il se comprit enfermé dans les illusions et se confina, un jour, dans la haute parole écrite à son plus beau drame : Illusion – pour Illusion119.
La meilleure prérogative de l’Esprit : lucide et poétique, c’était pour lui cette liberté idéale, ce pouvoir de choisir en quelque sorte son Être et de se créer une seconde fois, par l’objet même sur lequel il se pose120. Des paroles éclatantes paraissent çà et là dans son œuvre, illuminant toute la conception : « Sublime-toi – dit Maître Janus dans Axël, – Surgis, Moissonne, Monte, Deviens ta propre fleur121 ! »
Et remuant, confondant les enseignements certains et entiers des Pères de l’Église, les disputes, les déductions des philosophes, les rêveries supralogiques des occultistes – pour que la substance quasi divine s’en dégage, il s’hallucinait l’Âme, il purifiait son désir. Il tirait d’un fatras de contradictions, de puériles ou de sublimes affirmations, par une alchimie extraordinaire, – une lumière qui fait de lui par moments, comme le visionnaire d’une certitude. La Musique exaltait ces rêves. Il aimait à éveiller sur son piano122 les images admirables dont il vivait. Il donnait comme matière, aux combinaisons musicales – qui sont une sorte d’algèbre de l’émotion, toutes les créations latentes de son esprit, les amplifiait, les prolongeait jusqu’à l’Extase. De là – un prompt enthousiasme pour Wagner dont il fut l’ami123, et, le disciple – (si Villiers peut supporter cette épithète) jusqu’à sa fin. Nous préciserons tout à l’heure, cette communication avec l’Idée wagnérienne.
Indigné par les insultes dont le Maître allemand était l’objet, il riposte par des ironies sans miséricorde124 – commet le secret de l’ancienne musique. J’ai parlé d’ironie. Ici, je dois décrire cette arme spécialement enchantée de Villiers. Les œuvres d’Edgar Poe lui avaient indiqué la voie. Suscité par elles, ayant subi les approches du pédantisme et de la fausse science, il personnifia l’horreur des savants étroits, des cerveaux mécaniques, des sottises d’un industrialisme ennemi de toute théorie pure (Beethoven), et les condamna d’une parole biblique qu’il jetait à son siècle aussi fou que les autres siècles : Et eritis sicut Dii125.
Le rire de Villiers est resté unique dans toute littérature. Il est immense. C’est un rire… transcendantal, si j’ose m’exprimer ainsi, le rire d’une figure absolue qui fait peur à tout ce qui est vain, passager, orgueilleux de son néant… Sur ses pieds énormes, se dresse le célèbre docteur Tribulat Bonhommet126, personnage de l’immortelle sottise, dont Villiers – son père – avait toujours quelque miracle nouveau à raconter. Tribulat Bonhommet agite dans le vide ses bras noirs et les basques savantes de sa redingote monstrueuse, soit qu’il aille, à pas de loup, tuer les cygnes dans le lac, ou qu’il poursuive d’un fusil chargé d’encre l’Hermine, sale bête comme il dit, qu’une seule tache sur sa robe fait mourir. Bonhommet la traque, ayant l’horreur du blanc. Puis c’est L’Ève future, la création, par un Edison frénétique, d’une femme en gutta-percha127 et en acier, animée par le courant électrique – mais surtout par le charmant conteur, d’une âme éminemment moderne128. Dans ce genre cruel – Villiers est infini. Écoutez L’Affichage céleste129 [Lecture].
Mesdames, Messieurs. L’influence de Flaubert a été considérable sur une partie des écrits de Villiers de l’Isle-Adam. La solidité de la phrase, la netteté, la dureté du mot, la vision intense et légendaire sont des qualités que Villiers a faites siennes… Mais son génie se trouvait à l’étroit dans cette méthode monotone et sévère. Déjà – dans l’Impatience de la Foule130, dont je vais vous lire quelques phrases, l’auteur déchire par endroits le canevas uniforme des notations. Des mots s’emportent, des rêves s’envolent au travers de la forme stricte.
Je regrette de ne pouvoir tenter ici une étude minutieuse du style de Villiers. À peine puis-je indiquer la souplesse inouïe des rhythmes, les mesures des phrases variées à l’infini. Elles débutent toujours par des éléments nouveaux, se développent diversement, – elles chantent dans tous les tons, elles unissent aux moments forts, des vocables inattendus – qui sonnent. L’intention générale domine le paragraphe, éclaire d’un rayon neuf – inconnu – des paroles jusqu’alors vulgaires – les fait briller au choc d’autres paroles. La puissance suggestive arrive à sa limite. Je dois signaler aussi l’art magique avec lequel Villiers soumet la tenue de tous les mots d’un morceau, à un système préconçu. Il arrive à plier toutes les expressions à une métaphysique adoptée une fois. Il fait voir les objets selon des perspectives singulières. Chez lui, aussi, l’épithète est presque toujours savante, réfléchie, – ornementale ou nécessaire – au lieu d’être comme chez Flaubert simplement directe, superficielle.
Dans ses drames, des inventions curieuses commandent l’émotion, provoquent cette angoisse esthétique qui est la fin de l’art scénique. C’est, par exemple, dans le drame intitulé le Nouveau Monde, la scène où personne ne parle131 – un long silence, inactif – tandis que le Drame, en apparence suspendu – progresse en réalité dans l’Âme des spectateurs.
Voici encore un fragment qui fera comprendre mes observations sur le style132… [Lecture].
Mesdames, Messieurs. J’ai parlé tout à l’heure de Wagner. Je dois rappeler ce nom illustre. Le rêve qu’il a presque accompli d’une synthèse de tous les arts sur un théâtre au moins égal à celui d’Eschyle, ce rêve a toujours poursuivi Villiers de l’Isle-Adam. Quiconque s’est approché du secret qui gît dans cet art littéraire – le plus difficile à réduire, à analyser, art complexe qui joue avec des éléments – les mots – dont chacun contient une idée, art qui sait peindre, chanter, qui sait atteindre à l’émotion presque indicible, comme à la joie des sens, quiconque a connu de près cet art, comprendra aisément le désir du Poète. Il sentait qu’il y avait quelque chose à oser. Armé de la seule prose – mais avec tous ses artifices et d’autres encore, il songea d’enfermer les vérités éparses qu’il avait rapportées de ses voyages spirituels à travers la pensée humaine, dans d’insolites expressions. Il voulut à son tour, comme le créateur de Parsifal et de Lohengrin, immobiliser dans un langage inéprouvé, dans un décor de mots précieux, la lutte éternelle des Hommes – contre les 2 ou 3 idées qui les obsèdent d’âge en âge. Tantôt, en quelques pages, il ordonne le thème choisi, dispose autour d’une abstraction fondamentale tout ce qui en fait un être, – apparie les couleurs, les paysages, les gestes – les anime diversement d’une pensée seule, et fait Akëdysséril133 ! Ou bien il se livre au Drame véritable – et nous donne des chefs-d’œuvre aussi hauts qu’Axël.
Voici quelques pages d’Akëdysséril [Lecture].
Ce poème un peu mallarméen, dont le manuscrit est perdu, a été donné par Valéry à son ami montpelliérain Gustave Fourment. Il a été publié en 1957 par Octave Nadal134 qui le date d’avril 1892, ce que confirme la version identique conservée à la BNF135.
Comme pour prédire un sort pur
À qui des nudités s’amuse,
Penchant sa vérité camuse
Et sa barbe d’automne sur
L’ornemental pré qu’il effeuille
Un Faune, épars au calme esprit
Du paysage et qui sourit
De son ironie haute, cueille
La gerbe ! heureuse de se voir
Surprise au détour du dimanche
Pour, rieuse, odorante et blanche,
Être au gré de ce geste noir
Offerte en signe de malice
À qui s’amuse de Narcisse.
Ce poème fait partie d’une petite anthologie de dix poèmes, P .-A. VALÉRY / SES VERS, dont Valéry fait don à Gide au printemps de 1892 et où il est le seul à être inédit. Il a été publié pour la première fois en 1947 par Henri Mondor qui, dans Les Premiers Temps d’une amitié136, donnait la transcription du petit recueil. En 1953, Walzer en a donné une version quasi identique, mais disposée en sonnet élisabéthain137.
Sur tes lèvres, sommeil d’or où l’ombreuse bouche
Bâille (pour mieux se taire à tout le bête azur),
Sens-tu, tel un vil astre indifférent, la mouche
Transparente tourner autour du mot très pur
Que tu ne diras pas – fleur, diamant ou pierre
Ou rose jeune encor dans un vierge jardin
Une nudité fraîche sous une paupière
Balancée, amusée hors du chaos mondain
Cette minute ailée éparpille un sonore
Vol d’étincelle au vent solaire pour briller
Sur tes dents, sur tes hauts fruits de chair, sur l’aurore
Des cheveux où j’eus peur à la voir scintiller
Petit feu naturel d’un sidéral insecte
Né sur le souffle d’or qui tes songes humecte.