Note préliminaire67

Cet essai sur l’Adonis fut écrit dans une belle campagne, si vaste et si lointainement fermée de futaies et de lignes paresseuses qu’il semblait qu’elle produisît la plus profonde paix comme le fruit de son étendue offerte au seul soleil et close d’arbres immenses.

Je n’avais point de peine, en ce lieu favorable, à ressentir toutes choses comme nous pouvons penser que La Fontaine les ressentait. Il est des heures perdues où l’on croit entendre le murmure du temps pur qui s’écoule ; on regarde dans le ciel se fondre tout un jour, sans opposer à cette contemplation le moindre divertissement. Parfois je me tirais de ce sommeil sans ombres ; je revenais fort mollement à mon ouvrage, et je m’étudiais quelque peu à me figurer le poète dans son travail.

Cette besogne délicate n’a guère changé de moyens, ni de caractère depuis qu’il existe des poètes. La Fontaine peinait et flânait comme nous faisons. Virgile cherchait, perdait et trouvait dans le même ennui et les mêmes joies que nous autres. Quelles que soient la langue et la prosodie, ce bizarre métier de composer des conditions tout indépendantes entre elles, se ressemble et se répète à toute époque et un peu partout. Je suis émerveillé depuis quelques jours de reconnaître dans un poète chinois qui m’entretient assez souvent, une étrange facilité de saisir et de faire siennes bien des finesses de notre art, qui échappent à tant de personnes d’ici, même lettrées68. Je n’ose ajouter qu’il peut nuire d’être lettré pour bien entendre la poésie ; mais il arrive qu’il en soit ainsi, et sept fois sur dix.

Il y a du potier dans le poète. Il prend une matière vulgaire, il la blute, il en retire les graviers, il commence à lui imposer la forme de son idée ; il se sent à chaque instant comme suspendu entre ce qui se fait et ce qu’il voulait faire. L’attente et l’inattendu agissent et réagissent l’un sur l’autre par lui. C’est là ce qui est divin. Dieu lui-même nous a façonnés d’un peu de terre rouge et d’un peu moins d’esprit. Mais ce poète essentiel, qui pouvait créer à coup sûr, a trouvé plus digne de soi de tenter le risque d’une œuvre. Il n’a pas fait ce qu’il croyait, et nous sommes semblables à lui.

 


Il court sur La Fontaine une rumeur de paresse et de rêverie, un murmure ordinaire d’absence et de distraction perpétuelle qui nous fait songer sans effort d’un personnage fabuleux, toujours infiniment docile à la plus douce pente de sa durée. Nous le voyons vaguement sur l’une de ces images intérieures qui ne sont jamais loin de nous, quoiqu’elles se soient formées, il y a bien des années, des premières gravures et des premières histoires que nous avons connues.

Peut-être ce nom même de La Fontaine a-t-il, dès notre enfance, attaché pour toujours à la figure imaginaire d’un poète, je ne sais quel sens ambigu de fraîcheur et de profondeur, et quel charme emprunté des eaux ? Une consonnance, parfois, fait un mythe. De grands dieux naquirent d’un calembour, qui est une espèce d’adultère.

Il est donc un être qui songe, et qui s’écoule le plus naïvement du monde. Nous le plaçons naturellement dans un parc, ou dans une campagne délicieuse, dont il recherche les belles ombres. Nous lui donnons l’attitude enchantée d’un solitaire qui jamais n’est véritablement seul ; soit qu’il se réjouisse avec lui-même de cette paix qui l’environne, soit qu’il cause avec le renard, la fourmi, ou quelque autre de ces animaux du siècle de Louis XIV qui parlaient un si pur langage.

Si les bêtes l’abandonnent, car même les plus sages ne laissent pas d’être mobiles et facilement agitées par la moindre chose, il se tourne vers le pays étendu au soleil, où il écoute le roseau, le moulin, les nymphes se répondre. Il leur prête son silence, dont ils font une sorte de symphonie.

Fidèle seulement à toutes les délices de la journée, (mais encore à la condition qu’elles se donnent d’elles-mêmes, et qu’il ne faille pas les poursuivre ni les retenir fortement), on dirait qu’il suffise à sa destinée de déduire par un fil de soie ce que chaque instant contient de plus doux : elle en tire fragilement des heures infinies.

Rien ne ressemble à ce rêveur plus aisément que le nuage paresseux à qui son regard se confie : cette molle dérive à travers les cieux le divertit insensiblement de lui-même, de sa femme et de son enfant ; elle le transporte dans l’oubli de ses affaires, l’allège de toutes conséquences, le dispense de toute prévision, car il est vain de vouloir devancer la même brise qui nous emporte ; plus vain, peut-être, de prétendre toujours répondre des mouvements d’une vapeur.

 

Mais un poème de six cents vers à rimes plates, faits comme ceux de l’Adonis ; un enchaînement si prolongé de la grâce ; mille difficultés vaincues, mille voluptés captées dans la continuité d’une trame inviolable où elles se juxtaposent, sont resserrées et contraintes de se fondre, donnant enfin l’illusion d’une tapisserie vaste et variée ; tout ce travail que le connaisseur considère par transparence, au travers des prestiges de l’ouvrage, en dépit des mouvements de la chasse, des vicissitudes de l’amour, et dont il s’émerveille à mesure que son esprit le reconstitue, le fait renoncer sans retour à la première et primitive idée qu’il avait gardée de La Fontaine.

 

N’allons plus croire que quelque amateur de jardins, un homme qui perd son temps comme il perd ses bas ; à demi ahuri, à demi inspiré ; un peu niais, un peu narquois, un peu sentencieux ; dispensateur aux bestioles qui l’entourent d’une espèce de justice toute motivée de proverbes, puisse être l’auteur authentique d’Adonis. Prenons garde que la nonchalance, ici, est savante ; la mollesse, étudiée ; la facilité, le comble de l’art. Quant à la naïveté, elle est nécessairement hors de cause : l’art et la pureté si soutenus excluent à mon regard toute paresse et toute bonhomie.

 

On ne fait pas de la politique avec un bon cœur ; mais davantage, ce n’est pas avec des absences et des rêves que l’on impose à la parole de si précieux et de si rares ajustements. La véritable condition d’un véritable poète est ce qu’il y a de plus distinct de l’état de rêve. Je n’y vois que recherches volontaires, assouplissement des pensées, consentement de l’âme à des gênes exquises, et le triomphe perpétuel du sacrifice.

Celui même qui veut écrire son rêve se doit d’être infiniment éveillé. Si tu veux imiter assez exactement les bizarreries, les infidélités à soi-même du faible dormeur que tu viens d’être ; poursuivre dans ta profondeur cette chute pensive de l’âme comme une feuille morte à travers l’immensité vague de la mémoire, ne te flatte pas d’y réussir sans une attention poussée à l’extrême, dont le chef-d’œuvre sera de surprendre ce qui n’existe qu’à ses dépens.

Qui dit exactitude et style, invoque le contraire du songe ; et qui les rencontre dans un ouvrage doit supposer dans son auteur toute la peine et tout le temps qu’il lui fallut pour s’opposer à la dissipation permanente des pensées. Les plus belles, comme les autres, toutes ce sont des ombres ; et les fantômes ici, précèdent les vivants. Ce ne fut jamais un jeu d’oisif que de soustraire un peu de grâce, un peu de clarté, un peu de durée, à la mobilité des choses de l’esprit ; et que de changer ce qui passe en ce qui subsiste. Et plus la proie que l’on convoite est-elle inquiète et fugitive, plus faut-il de présence et de volonté pour la rendre éternellement présente, dans son attitude éternellement fuyante.

 

Même un fabuliste est loin de ressembler à ce distrait, que nous formions distraitement naguère. Phèdre69 est tout élégances ; le La Fontaine des Fables est plein d’artifices. Il ne leur suffit pas, sous un arbre, d’avoir ouï la pie dans son babil, ni les rires ténébreux du corbeau, pour les faire parler si heureusement : c’est qu’il y a un étrange abîme entre les discours que nous tiennent les oiseaux, les feuillages, les idées, et celui que nous leur prêtons : un intervalle inconcevable.

Cette différence mystérieuse entre l’impression ou l’invention même le plus nettes, et leur expression achevée, devient la plus grande possible, – et donc la plus remarquable, – quand l’écrivain impose à son langage le système des vers réguliers. C’est là une convention qui a été bien mal comprise70. J’en dirai quelques mots.

 

La liberté est si séduisante ; elle l’est si particulièrement pour les poètes ; elle s’offre à leur fantaisie avec des raisons à ce point spécieuses, et dont la plupart sont solides ; elle se pare si proprement de sagesse et de nouveauté, et nous presse, par tant d’avantages dont on voit difficilement les ombres, de revenir sur les règles anciennes, d’en considérer les absurdités, et de les réduire à la pure observance des lois naturelles de l’âme et de l’ouïe, qu’on ne sait d’abord que lui opposer. Peut-on même répondre à cette charmeresse qu’elle favorise dangereusement la négligence, quand elle peut si aisément nous remontrer une quantité accablante de vers très mauvais, très faciles et terriblement réguliers ? Il est vrai qu’il y en a contre elle une égale quantité de détestables qui sont libres. Cette accusation vole entre les deux camps : les meilleurs soutiens d’un parti sont les faibles qui sont dans l’autre, et ils se ressemblent tellement qu’il est inexplicable qu’ils se divisent.

Ce serait donc un grand embarras que de se décider s’il y avait nécessité absolue. Quant à moi, je pense que tout le monde a raison, et qu’il faut faire comme l’on veut. Mais je ne puis m’empêcher d’être intrigué par l’espèce d’obstination qu’ont mise les poètes de tous les temps, jusqu’aux jours de ma jeunesse, à se charger de chaînes volontaires. C’est un fait difficile à expliquer que cet assujettissement que l’on ne percevait presque pas, avant qu’il fût trouvé insupportable. D’où vient cette obéissance immémoriale à des commandements qui nous paraissent si futiles ? Pourquoi cette erreur si prolongée de la part de si grands hommes, et qui avaient un si grand intérêt à donner le plus haut degré de liberté à leur esprit ? Faut-il résoudre cette énigme par une dissonance de termes, comme il est de mode depuis l’affaiblissement de la logique, et penser qu’il existe un instinct de l’artificiel ? Ces mots jurent d’être mis ensemble.

 

Je m’étonne d’une autre chose. Notre époque a vu naître presque autant de prosodies qu’elle a compté de poètes, c’est-à-dire un peu plus de systèmes que de têtes, car certaines en ont pu produire plusieurs. Mais, dans le même temps, les sciences, comme l’industrie, poursuivant une politique tout opposée, se créaient des mesures uniformes ; elles se donnaient des unités, elles les réalisaient en étalons dont elles imposaient l’usage par des lois et par des traités ; cependant que chaque poète, prenant son être même pour collection de modules, instituait son propre corps, la période personnelle de son rythme, la durée de son souffle, comme types absolus. Chacun faisait de son oreille et de son cœur un diapason et une horloge universels.

N’était-ce pas risquer d’être mal entendus, mal lus, mal déclamés ; ou de l’être, du moins, d’une sorte tout imprévue ? Ce risque est toujours très grand. Je ne dis pas qu’une erreur d’interprétation nous nuise toujours, et qu’un miroir d’étrange courbure quelquefois ne nous embellisse. Mais les personnes qui redoutent l’incertitude des échanges entre l’auteur et le lecteur, trouvent assurément dans la fixité du nombre des syllabes, et dans les symétries plus ou moins factices du vers ancien, l’avantage de limiter ce risque d’une manière très simple, – disons, si l’on veut, grossière.

Quant à l’arbitraire de ces règles, il n’est pas, en lui-même, plus grand que celui du langage, vocabulaire ou syntaxe.

 

J’irai un peu plus loin dans l’apologie. Je ne juge pas impossible de donner à cette convention et à cette rigueur si contestables, une valeur propre et singulière. Écrire des vers réguliers, c’est là se remettre sans doute à une loi étrangère, assez insensée, toujours dure, parfois atroce ; elle écarte de l’existence un infini de belles possibilités ; elle y appelle de très loin une multitude de pensées qui ne s’attendaient pas d’être conçues. (Quant à celles-ci, j’admettrai que la moitié d’entre elles ne valait pas de naître, et que l’autre moitié nous procure, au contraire, des surprises délicieuses et des harmonies non préétablies, tellement que la perte et le gain se compensent, et que je n’aie plus à m’en occuper.) Mais toutes les beautés innombrables qui demeureront dans l’esprit, toutes celles que l’obligation de rimer, la mesure, la règle incompréhensible de l’hiatus71 empêchent définitivement de se produire, semblent bien nous constituer une perte immense, dont on peut véritablement se lamenter. Essayons une fois de nous en réjouir : c’est la fonction d’un sage que de se contraindre toujours à changer une perte dans l’apparence d’une perte. Il suffit de penser, il suffit de s’approfondir, pour réussir assez souvent à rendre naïve l’idée que nous avions d’abord d’une perte et d’un gain, en des matières idéales.

 

Cent figures d’argile, si parfaites qu’on les ait pétries, ne donnent pas à l’esprit la même grande idée qu’une seule de marbre à peu près aussi belle. Les unes sont plus fragiles que nous-mêmes ; l’autre l’est un peu moins. Nous imaginons comme elle a résisté au statuaire ; elle ne voulait pas sortir de ses ténèbres cristallisées. Cette bouche, ces bras, ont coûté de longs jours. Un artiste a frappé des milliers de coups rebondissants, lents interrogateurs de la forme future. L’ombre serrée et pure est tombée en éclats, elle a fui en poudre étincelante. Un homme s’est avancé, au moyen du temps, contre une pierre ; il s’est glissé difficilement le long d’une amante si profondément endormie dans l’avenir, et il a contourné cette créature peu à peu circonvenue, qui se détache enfin de la masse de l’univers, comme elle fait de l’indécision de l’idée. La voici un monstre de grâce et de dureté, né, pour un temps indéterminé, de la durée et de l’énergie d’une même pensée. Ces alliances si rebelles sont ce qu’il y a de plus précieux. Une grande âme a cette faiblesse pour signe, de vouloir tirer d’elle-même quelque objet dont elle s’étonne, qui lui ressemble, et qui la confonde, pour être plus pur, plus incorruptible, et en quelque sorte plus nécessaire que l’être même dont il est issu. Mais à soi seule, elle n’enfante que le mélange de sa facilité et de sa puissance, entre lesquelles elle ne distingue pas aisément ; elle se restitue le bien et le mal ; elle fait ce qu’elle veut, mais elle ne veut que ce qu’elle peut ; elle est libre, et non souveraine. Il faut essayer, Psyché, d’user toute votre facilité contre un obstacle ; adressez-vous au granit, animez-vous contre lui, et désespérez quelque temps. Voyez vos vains enthousiasmes choir, et vos intentions déconcertées. Peut-être n’êtes-vous pas encore assez assagie pour préférer votre décision à vos complaisances. Vous trouvez cette pierre trop dure, vous rêvez de la mollesse de la cire, et de l’obéissance de l’argile ? Mais suivez le chemin de votre pensée irritée, bientôt vous rencontrerez cette inscription infernale : « Il n’est rien de si beau que ce qui n’existe pas72. »

 

Les exigences d’une stricte prosodie sont l’artifice qui confère au langage naturel les qualités d’une matière résistante, étrangère à notre âme, et comme sourde à nos désirs. Si elles n’étaient pas à demi insensées, et qu’elles n’excitassent pas notre révolte, elles seraient radicalement absurdes. On ne peut plus tout faire, une fois acceptées ; on ne peut plus tout dire ; et pour dire quoi que ce soit, il ne suffit plus de le concevoir fortement, d’en être plein et enivré, ni de laisser échapper de l’instant mystique une figure déjà presque tout achevée en notre absence. À un dieu seulement est réservée l’ineffable indistinction de son acte et de sa pensée. Mais nous, il faut peiner ; il faut connaître amèrement leur différence. Nous avons à poursuivre des mots qui n’existent pas toujours, et des coïncidences chimériques ; nous avons à nous maintenir dans l’impuissance, essayant de conjoindre des sons et des significations, et créant en pleine lumière l’un de ces cauchemars où s’épuise le rêveur, quand il s’efforce indéfiniment d’égaliser deux fantômes de lignes aussi instables que lui-même. Nous devons donc passionnément attendre, changer d’heure et de jour comme l’on changerait d’outil, – et vouloir, vouloir… Et même, ne pas excessivement vouloir.

 

Pures aujourd’hui de toute force obligatoire et de toute fausse nécessité, ces rigueurs des anciennes lois n’ont plus d’autre vertu que de définir très simplement un monde absolu de l’expression. C’est là, du moins, le sens nouveau que je leur trouve. Nous avons arrêté de soumettre la nature, – je veux dire le langage, – à quelques autres règles que les siennes, et qui ne sont pas nécessaires, mais qui sont nôtres ; et même nous poussons cette fermeté jusqu’à ne pas daigner de les inventer : nous les recevons telles quelles.

Elles séparent nettement ce qui existe par soi-même de ce qui existe spécialement par nous seuls. Voilà qui est proprement humain : un décret. Mais nos voluptés, ni nos émotions, ne périssent, ni ne pâtissent de s’y soumettre : elles se multiplient, elles s’engendrent aussi, par des disciplines conventionnelles. Considérez les joueurs, tout le mal que leur procurent, tout le feu que leur communiquent leurs bizarres accords, et ces restrictions imaginaires de leurs actes : ils voient invinciblement leur petit cheval d’ivoire assujetti à certain bond particulier sur l’échiquier ; ils ressentent des champs de force et des contraintes invisibles que la physique ne connaît point. Ce magnétisme s’évanouit avec la partie, et l’excessive attention qui l’avait si longuement soutenu, se dénature et se dissipe comme un rêve… La réalité des jeux est dans l’homme seul.

 

Entendez-moi. Je ne dis pas que le « délice sans chemin73 » ne soit le principe et le but même de l’art des poètes. Je ne déprise pas le don éblouissant que fait notre vie à notre conscience, quand elle jette brusquement dans le brasier mille souvenirs d’un seul coup. Mais, jusques à nos jours, jamais une trouvaille, ni un ensemble de trouvailles, n’ont paru constituer un ouvrage74.

 

J’ai seulement voulu faire concevoir que les nombres obligatoires, les rimes, les formes fixes, tout cet arbitraire, une fois pour toutes adopté et opposé à nous-mêmes, ont une sorte de beauté propre et philosophique. Des chaînes qui se roidissent à chaque mouvement de notre génie, nous rappellent, sur le moment, à tout le mépris que mérite, sans aucun doute, ce familier chaos, que le vulgaire appelle pensée, et dont ils ignorent que les conditions naturelles ne sont pas moins fortuites, ni moins futiles, que les conditions d’une charade.

C’est un art de profond sceptique que la poésie savante. Elle suppose une liberté extraordinaire à l’égard de l’ensemble de nos idées et de nos sensations. Les dieux, gracieusement, nous donnent pour rien tel premier vers ; mais c’est à nous de façonner le second, qui doit consonner avec l’autre, et ne pas être indigne de son aîné surnaturel. Ce n’est pas trop de toutes les ressources de l’expérience et de l’esprit pour le rendre comparable au vers qui fut un don75.

 

L’auteur de l’Adonis, il ne peut être qu’un esprit singulièrement attentif, tout en délicatesses et en recherches. Ce La Fontaine, qui a su faire, un peu plus tard, de si admirables vers variés76, ne les saura faire qu’au bout de vingt ans qu’il aura dédiés aux vers symétriques ; exercices77 d’entre lesquels Adonis est le plus beau. Il donnait, pendant ce temps-là, aux observateurs de son époque, un spectacle de naïveté et de paresse dont ils nous transmirent naïvement et paresseusement la tradition78.

L’histoire littéraire est tissue comme l’autre de légendes diversement dorées. Les plus fallacieuses sont nécessairement dues aux témoins les plus fidèles. Quoi de plus trompeur que ces hommes véridiques qui se réduisent à nous dire ce qu’ils ont vu, comme nous l’eussions vu nous-mêmes ? Mais que me fait ce qui se voit ? Un des plus sérieux hommes que j’aie connus, et du plus de suite dans les pensées, ne paraissait ordinairement que la légèreté même : une seconde nature le revêtait de balivernes. Il en est de notre esprit comme de notre chair : ce qu’ils se sentent de plus important, ils l’enveloppent de mystère, ils se le cachent à eux-mêmes79 ; ils le désignent et le défendent par cette profondeur où ils le placent. Tout ce qui compte est bien voilé ; les témoins et les documents l’obscurcissent ; les actes et les œuvres sont faits expressément pour le travestir.

Racine savait-il lui-même où il prenait cette voix inimitable, ce dessin délicat de l’inflexion, ce mode transparent de discourir, qui le font Racine, et sans lesquels il se réduit à ce personnage peu considérable duquel les biographies nous apprennent un assez grand nombre de choses qu’il avait de communes avec dix mille autres Français ? Les prétendus enseignements de l’histoire littéraire ne touchent donc presque pas à l’arcane de la génération des poèmes80. Tout se passe dans l’intime de l’artiste comme si les événements observables de son existence n’avaient sur ses ouvrages qu’une influence superficielle. Ce qu’il y a de plus important, l’acte même des Muses, est indépendant des aventures, du genre de vie, des incidents, et de tout ce qui peut figurer dans une biographie. Tout ce que l’histoire peut observer est insignifiant.

Mais ce sont des circonstances indéfinissables, des rencontres occultes, des faits qui ne sont visibles que pour un seul, d’autres qui sont à ce seul si familiers ou si aisés qu’il les ignore, qui font l’essentiel du travail. On trouve facilement par soi-même que ces événements incessants et impalpables sont la matière dense de notre véritable personnage.

Chacun de ces êtres qui créent, à demi certain, à demi incertain de ses forces, se sent un connu et un inconnu dont les rapports incessants et les échanges inattendus donnent enfin naissance à quelque produit. Je ne sais ce que je ferai ; et pourtant mon esprit croit se connaître ; et je bâtis sur cette connaissance, je compte sur elle, que j’appelle Moi. Mais je me ferai une surprise ; si j’en doutais, je ne serais rien. Je sais que je m’étonnerai de telle pensée qui me viendra tout à l’heure, – et pourtant je me demande cette surprise, je bâtis et je compte sur elle, comme je compte sur ma certitude. J’ai l’espoir de quelque imprévu que je désigne, j’ai besoin de mon connu et de mon inconnu.

Qu’est-ce donc qui nous fera concevoir le véritable ouvrier d’un bel ouvrage ? Mais il n’est positivement personne81. Qu’est-ce que le Même, si je le vois à ce point changer d’avis et de parti, dans le cours de mon travail, qu’il le défigure sous mes doigts ; si chaque repentir peut apporter des modifications immenses ; et si mille accidents de mémoire, d’attention, ou de sensation, qui surviennent à mon esprit, apparaissent enfin dans mon œuvre achevé, comme les idées essentielles, et les objets originels de mes efforts ? Et cependant cela est bien de moi-même, puisque mes faiblesses, mes forces, mes redites, mes manies, mes ombres et mes lumières, seront toujours reconnaissables dans ce qui tombe de mes mains.

Désespérons de la vision nette en ces matières. Il faut se bercer d’une image. J’imagine ce poète, un esprit plein de ressources et de ruses, faussement endormi au centre imaginaire de son œuvre encore incréé, pour mieux attendre cet instant de sa propre puissance qui est sa proie. Dans la vague profondeur de ses yeux, toutes les forces de son désir, tous les ressorts de son instinct se tendent. Là, attentive aux hasards entre lesquels elle choisit sa nourriture ; là, très obscure au milieu des réseaux et des secrètes harpes qu’elle s’est faites du langage, dont les trames s’entretissent et toujours vibrent vaguement, une mystérieuse Arachné, muse chasseresse, guette.

 

Prédestinés à s’unir par la molle et voluptueuse euphonie de leurs noms grec*2 et latin, Vénus avec Adonis se rencontrent aux bords d’un ruisseau, où l’un rêve,

Il ne voit presque pas l’onde qu’il considère82 ;

où l’autre vient se poser et descendre de son char.

Vénus est assez connue. Rien de délicieux ne manque à cette abstraction toute sensuelle, si ce n’est précisément ce qu’elle vole ici chercher.

Une Vénus est bien difficile à peindre. Puisqu’elle porte toutes les perfections, il est à peu près impossible de la rendre véritablement séduisante. Ce qui nous captive dans un être, ce n’est pas ce degré suprême de la beauté, ni des grâces si générales : c’est toujours quelque trait particulier.

Quant à l’Adonis dont elle accourt se faire aimer, il ne laisse rien paraître, dans La Fontaine, de ce mystique adolescent qui fut adoré dans Byblos83. Ce n’est qu’un très beau jeune homme dont on ne peut pas dire grand’chose, une fois qu’on l’a admiré. On ne peut en tirer, sans doute, que des actes agréables et magnifiques, qui suffiront aux Muses et satisferont la Déesse. Il est ici pour faire l’amour, et puis mourir : il n’y a pas besoin d’esprit pour ces grandes choses.

 

Il ne faut pas s’émerveiller de la grande simplicité de ces héros : les principaux personnages d’un poème, ce sont toujours la douceur et la vigueur des vers.

 

Le bonheur de nos amants est incomparable. On n’essaie pas de nous le dépeindre : il faut éviter la fadeur, il faut se garder de la crudité. Que va donc faire le poète, si ce n’est se fier à la poésie toute seule, et user d’une musique délicieusement combinée, pour effleurer tout ce que nous savons, et qui n’a jamais besoin que de nous être rappelé ?

À Vénus, quoique si belle, et apparemment si satisfaite, il vient toutefois le sentiment subtil qu’un rien de philosophie ne nuirait point à ce bonheur. La volupté qui se partage, ou bien plutôt qui se redouble, entre des amants, risque toujours quelque monotonie. Deux personnes qui se renvoient à peu près les mêmes délices, finissent quelquefois par se trouver trop peu différentes. Un couple, au plus haut période de son bonheur, compose une sorte d’écho, ou, ce qui revient au même, un assemblage de miroirs parallèles, – Baudelaire disait : jumeaux84.

La déesse montre par là une profondeur qui lui est peut-être venue de ses démêlés avec Minerve85. Elle a bien compris que l’amour ne peut être infini, s’il se réduit à se finir aussi fréquemment qu’il se puisse. On voit trop, dans la plupart des amants, leurs esprits s’ignorer aussi naturellement que leurs corps se connaissent. Ils sont instruits de leurs goûts et de leurs dégoûts, qu’ils ont appareillés, ou harmonieusement unis ; mais ils ne savent rien, et même ils ne veulent rien savoir, de leur métaphysique et de leurs curiosités non immédiatement utilisables. Mais l’amour sans l’esprit, à le supposer répondu, et si rien ne le traverse, n’est plus qu’une occupation régulière. Il y faut des malheurs ou des idées.

Quoi qu’il en soit, Vénus essaye d’un peu de réflexions sur la durée. Elle montre qu’elle n’a pas lu grand’chose sur ce grave sujet. Héraclite ni Zénon n’étaient encore nés. Kant avec Aristote, et le difficile M. Minkowski86, gisaient pêle-mêle dans l’anachronisme de l’avenir. Elle remarque néanmoins fort exactement que le temps ne remonte jamais à sa source ; mais quelle n’est pas son erreur quand elle en dit cette belle chose :

Vainement pour les dieux il fuit d’un pas léger87.

Elle ne prévoyait guère la destruction de ses plus beaux temples, ni la décadence de son culte ; j’entends, de son culte public.

Adonis ne l’écoute pas. On revient au plaisir tout court, dont le poète lui-même est un peu las :

Cette rapide platitude est un signe très apparent de la fatigue. Il est vrai que, dans les vers, tout ce qui est nécessaire à dire est presque impossible à bien dire.

 

Vénus se doit donc absenter, pour aller dans Paphos88 dissiper le bruit qui y court que la déesse n’a plus besoin de ses adorateurs. Il est étrange qu’elle ait tant de souci d’être adorée, tandis qu’elle aime et qu’elle est aimée.

Mais la vanité, et ces niaiseries que nous croyons être les obligations de notre état, nous persuadent toujours de sortir de notre chambre, qui est ici une belle forêt. Personne encore ne s’est trouvé, même parmi les dieux, qui se sentît assez puissant pour se moquer de ses fidèles. Et quant à dédaigner les autels et les sanctuaires, les sacrifices qui s’y consomment, les oraisons et les fumées qui s’en dégagent ; quant à détester les louanges, et à faire pleuvoir de dégoût le feu et les ennuis sur toutes ces têtes que la seule crainte et leurs espoirs désespérés font se tourner aux choses divines, je ne vois pas un immortel qui s’y soit jamais résolu. Ce goût qu’ils ont de nous me passe.

Vénus, pourtant si heureuse, et qui est presque toute-puissante, va donc s’écarter un temps d’Adonis, pour ne pas indisposer sa clientèle de dévots. S’il n’y avait point de ces bizarreries, il n’y aurait point de dieux, ni peut-être point de poèmes, et assurément pas de femmes.

 

Elle fait mille recommandations à l’amant dont elle suspend si futilement le ministère. Le petit discours qu’elle lui tient pour le mettre en garde contre les deux dangers imaginables, celui qu’il périsse et celui qu’il soit infidèle, est d’une proportion délicieuse. J’y remarque ce très beau vers, où paraît tout à coup le grand art et la puissance abstraite de Corneille, et qui vient quand elle conjure Adonis de ne pas s’attacher aux nymphes de ces bois. Elle dit :

Quels adieux sont les leurs ! Ce ne sont que huit vers, mais huit merveilles ; ou plutôt, c’est une merveille de huit vers, ce qui est presque infiniment plus rare et plus étonnant que huit beaux vers. Il est impossible de séparer plus voluptueusement deux êtres ; et, par ce pur déchirement, d’ajouter quelque chose à l’idée que nous nous faisions de la douceur de leur unité. Usant d’un raffinement qui n’a pas beaucoup d’exemples, dans notre poésie, La Fontaine ici ressaisit, comme sur le mode mineur, le motif des moments délicieux qu’il nous avait fait entendre tout à l’heure. Il les avait accordés à ses héros :

Et maintenant, il les leur retire :

Moments pour qui le sort rend vos90 vœux superflus,

Délicieux moments, vous ne reviendrez plus !

Adonis souffre alors tous les maux de l’absence.

C’est dire qu’il dénombre toutes les perfections du bonheur qu’il vient de perdre. Les corps séparés, l’âme est tout occupée du contraste des deux réalités qui se la disputent ; elle se restitue même des douceurs qu’elle avait à peine perçues ; le passé qui revient semble plus riche que le présent disparu duquel il procède ; et le temps de l’éloignement travaille à roidir, avec une croissante cruauté, le lien intérieur que tant de caresses avaient insensiblement tressé. Adonis est comme une pierre arrêtée dans sa chute, pendant laquelle elle avait cessé de peser. Si elle sent quelque chose, elle doit ressentir sur le moment tous les violents effets d’un mouvement brusquement aboli ; et puis toute sa pesanteur, qu’elle avait comme perdue, étant libre d’y obéir. Ainsi le sentiment de l’amour, que la possession exténue, la perte et la privation le développent. Posséder, c’est n’y plus penser ; mais perdre, c’est posséder indéfiniment en esprit.

Adonis malheureux était sur le point d’avoir de l’esprit. Ces terribles souvenirs que laisse après elle une saison trop tiède et voluptueuse, l’exerçaient, l’approfondissaient, le menaient au seuil des doutes les plus importants, et ils menaçaient de le conduire à ces internes difficultés qui, à force de diviser notre sentiment, nous obligent d’inventer notre intelligence.

Adonis allait avoir de l’esprit, il s’empresse d’ordonner une chasse. Plutôt mourir que de réfléchir.

 

Il faut bien avouer que cette malheureuse chasse est la partie faible du poème. Elle est presque aussi fatale à son chantre qu’elle va l’être à son héros.

Comment se tirer d’une chasse ? Les auteurs du seizième et ceux du dix-septième siècle qui ont traité de ce beau sujet nous ont laissé des morceaux d’une vigueur, d’une précision, et donc d’un langage admirables. À l’un d’eux, et non des plus connus, Victor Hugo n’a pas dédaigné de prendre toute une grande page du plus beau style, qu’il a textuellement, ou peu s’en faut, introduite avec avantage dans le conte charmant du Beau Pécopin et de la Belle Bauldour91. Mais La Fontaine, tout maître des Eaux et Forêts92 qu’il est, ne nous présente ici qu’une vénerie de rhétorique pure. À défaut du déduit d’une chasse savante, on eût attendu, de ce futur animateur de la gent à poils et à plumes, je ne sais quelle sylvestre fantaisie. On conçoit ce que l’homme désigné par les dieux pour écrire les Fables eût pu faire de toutes ces bêtes en mouvement, les unes pressées et fouaillées, les autres traquées et forcées, toutes hors d’elles-mêmes, les chiens sonnant, les piqueurs chevauchant et cornant la menée. Il eût inventé les colloques et les pensées de ces acteurs ; et les propos des volatiles, spectateurs et sûrs dans leurs arbres, nous eussent appris, par un artifice très naturel, les événements de la journée. Toutes ces âmes élémentaires, les raisonnements qu’elles se tiennent, leurs stratégies, les passions qui les occupent, la figure que font les hommes dans ce rude plaisir, ce sont là des motifs dont les Fables sont pleines, et de qui la combinaison nous eût composé une chasse infiniment neuve et divertissante.

Mais on dirait que La Fontaine n’a pas reconnu qu’il touchait presque, ici, à celui qu’il devait être un peu plus tard. Loin de pressentir qu’il se trouvait conduit par son sujet sur les lisières de son royaume naturel, il a visiblement élaboré avec quelque ennui les trois cents vers que cette chasse l’obligeait de faire. Or, le bâillement n’est pas si éloigné du rire qu’il ne se combine parfois curieusement avec lui. Ils ont une frontière commune, aux approches de laquelle le ridicule d’agir à contrecœur se tourne facilement en action burlesque. Si donc je trouve des vers essentiellement comiques dans un développement qui n’en comportait pas de tels, et jusqu’à l’occasion d’accidents graves et funestes, je sens l’auteur excédé se venger tout à coup de soi-même, de sa tâche trop volontaire, et du mal qu’il se donne, par quelque drôlerie qui lui échappe invinciblement. Le rire et le bâiller nous surprennent en flagrant délit de refus.

L’assemblée des veneurs ne se passe donc pas qu’elle ne s’égaye de diverses caricatures. Celle-ci me plaît assez, dont tout le comique est dans la sonorité du vers :

Il s’agissait aussi de nous peindre le monstre, qui est un sanglier très redoutable ; un de ces solitaires qui ne se fient qu’à leurs défenses, et dont la dure dentée découd les chevaux et blesse les mâtins « au coffre du corps93 ».

Pour effrayant que soit un monstre, la tâche de le décrire est toujours un peu plus effrayante que lui. Il est bien connu que les misérables monstres n’ont jamais pu faire dans les arts qu’une figure ridicule. Je ne vois pas de monstre peint, chanté ou sculpté, qui non seulement nous fasse la moindre peur, mais encore qui laisse notre sérieux en équilibre. Le gros poisson qui dévora le prophète Jonas, et qui, dans les mêmes parages, engloutit un peu plus tard l’aventureux Sinbad ; ce même, qui dans une autre circonstance de sa carrière, fut peut-être le sauveur et le transporteur d’Arion94 ; en dépit de sa grande courtoisie, et malgré cette honnêteté scrupuleuse qui lui fait si exactement restituer sur le rivage ses repas d’hommes distingués, et les rendre en si bel état à leurs occupations et à leurs études, au lieu même où ils se proposaient d’aller, quoiqu’il ne soit pas formidable par destination, mais plutôt officieux et facile, ne laisse pas d’être infiniment comique. Mais voyez cet extravagant composé animal que transfixe Roger tout armé d’or, aux pieds de la délicieuse Angélique de M. Ingres95 ; figurez-vous ce dugong ou ce marsouin, dont les brusques ébrouements et les jeux brutaux dans l’écume de la mer viennent effaroucher les chevaux d’Hippolyte ; entendez braire dans sa caverne le cornard et lamentable Fafner, – ils n’ont jamais pu obtenir de personne l’aumône d’un peu de terreur96. Ils ne se consolent que par cette observation : que les monstres plus humains, les Cyclopes, les Gwinplaine, les Quasimodo, n’ont pas trouvé beaucoup plus de crédit ni d’autorité qu’eux-mêmes97. Le complément nécessaire d’un monstre, c’est un cerveau d’enfant.

Ce malheur d’être ridicules, qui surmonte pour eux le malheur d’être monstres, ne semble pas tenir, toutefois, à l’impuissance de leurs inventeurs, tant qu’à leur nature même, et à leur vocation extraordinaire, comme il est aisé de s’en convaincre par la moindre visite au Muséum. Là, le biscornu authentique, la combinaison des ailes avec la lourdeur, celle d’un col très délié avec le ventre le plus pesant ; là, les véritables dragons, les guivres98 qui ont existé, les hydres décalquées sur l’ardoise, les tortues gigantesques à tête de porc, toutes ces populations successives qui ont habité les étages inquiets de notre demeure, et qui ont cessé de plaire à cette planète, proposent à notre actualité le grotesque de la nature. Ce sont comme les gravures de la mode anatomique. Nous ne croyons pas d’être si bizarres ; et nous nous en tirons enfin par le sentiment de l’improbable, et par la considération d’une maladresse et d’une bêtise primitive qui n’est mesurable que par le rire.

 

Laissons le monstre. Passons sur la lutte assez froide qui s’engage. Je n’en veux détacher qu’un distique d’une exécution charmante, dont la musique moqueuse m’a toujours amusé :

Nisus, ayant cherché son salut sur un arbre,

Rit de voir ce chasseur plus froid que n’est un marbre.

C’est en vain que, vaguement pareilles par leur conduite, comme elles le sont par les fluides mœurs et par l’incertaine espèce, à ces filles folles du Rhin qui tentèrent, sous d’autres cieux, de sauver le fauve Siegfried, les divinités des eaux s’efforcent de préserver Adonis. Instruites que les héros courent toujours directement à leur perte, elles essayent toutefois d’égarer celui-ci, et de lui faire manquer le rendez-vous de la mort. Elles opposent aux Destins ces plus beaux vers du monde :

Les Destins se moquent des vers ; sans lesquels cependant, leur nom même serait tombé depuis longtemps du dictionnaire de l’usage. Les Naïades n’ont pas de prise sur l’âme de ce passant, tout orientée à la mort. Adonis doit périr : il faut bien que tous les chemins l’y conduisent. Il entre au fort de la chasse, impatient de venger son ami Palmire qui vient d’être légèrement blessé ; il fonce, il frappe, il est frappé. Le monstre et le héros se meurent ; mais ils meurent dans le plus beau style. Voici le sanglier expirant :

Ses yeux d’un somme dur sont pressés et couverts,

Il demeure plongé dans la nuit la plus noire100.

Et quant à Adonis :

On ne voit plus l’éclat dont sa bouche était peinte,

On n’en voit que les traits101.

Vénus informée par les vents, Vénus accourue affolée, il ne lui reste plus qu’à nous chanter son désespoir, ce qu’elle exécute en déesse. Rien de plus beau que l’attaque et le développement de cette noble partie finale ; mais je trouve, d’autre part, à ces plaintes achevées une importance singulière. Presque toutes les qualités que Racine ne fera paraître que dans quelques années, distinguent cette suite d’une quarantaine de vers. Si l’auteur de Phèdre eût imaginé de la conduire sur le cadavre d’Hippolyte et de la faire exhaler ses regrets, je ne sais s’il eût pu leur donner un son plus pur et faire rendre à la reine désespérée une lamentation plus harmonieuse.

Il faut bien remarquer que l’Adonis est écrit vers 1657102, une dizaine d’années avant l’épanouissement de Racine, et que dans ce discours funèbre dont je m’occupe, le ton, les enchaînements, le profil monumental, la sonorité même, sont parfois indiscernables de ceux que l’on admire dans ses meilleures tragédies.

 

De qui sont de tels vers ?

Et le reste. On se tromperait assez aisément sur le nom de l’auteur.

Acante103 avait dix-neuf ans au moment que ces vers purent se répandre. Bien des gens avaient dû en avoir connaissance, sinon par le célèbre manuscrit, chef-d’œuvre du calligraphe Nicolas Jarry, que le poète avait offert à Fouquet, du moins par les copies qui devaient passer de main en main, et circuler de groupe en groupe, de salon à salon104.

Je ne parierais pas que Racine n’eût pas su notre Adonis par cœur.

Peut-être ces accents de Vénus ont-ils communiqué à cette pure voix, dont je disais les vertus tout à l’heure, le ton initial et son premier sentiment d’elle-même ? Il en faut assez peu pour enfanter un grand homme dans un jeune homme ignorant de ses dons. Les plus grands, et même les plus saints, ont eu besoin de précurseurs.

 

Il est naturel et absurde de regretter les belles choses qui ne se sont pas faites, et qui nous semblent encore avoir été possibles, bien après que l’événement a démontré qu’il n’y avait pas de place pour elles dans le monde. Ce sentiment étrange est presque inséparable de la considération de l’histoire : nous regardons la suite du temps comme une route dont chaque point est un carrefour…

Moi, devant Adonis, je regrette aujourd’hui toutes les heures dépensées par La Fontaine à cette quantité de Contes qu’il nous a laissés et dont je ne puis souffrir le ton rustique et faux, les vers d’une facilité répugnante,

leur bassesse générale, et tout l’ennui que respire un libertinage si contraire à la volupté et si mortel à la poésie. Et je regrette plus encore les quelques Adonis qu’il eût pu faire au lieu de ces Contes assommants. Quelles idylles et quelles églogues il était né pour écrire ! Chénier, qui s’y est mis avec tant de bonheur, et qui suit un peu de La Fontaine, ne nous console pas entièrement de cette perte imaginaire. Son art semble plus mince, moins pur, et moins mystérieux que celui de notre auteur. On en voit plus clairement les moyens.

 

Cet Adonis de La Fontaine a été écrit il y a environ deux cent soixante ans. Dans cet espace, la langue française n’a pas été sans varier. Puis, le lecteur d’aujourd’hui est bien éloigné du lecteur de 1660. Il a d’autres souvenirs, et une tout autre sensibilité ; il n’a pas la même culture, en supposant qu’il en ait une, (il en a quelquefois plusieurs, il arrive qu’il n’en ait point du tout) ; il a perdu et il a gagné ; il n’est presque plus de la même espèce. Mais la considération du lecteur le plus probable est l’ingrédient le plus important de la composition littéraire ; l’esprit de l’auteur, qu’il le veuille, qu’il le sache, ou non, est comme accordé sur l’idée qu’il se fait nécessairement de son lecteur ; et donc le changement d’époque, qui est un changement de lecteur, est comparable à un changement dans le texte même, changement toujours imprévu, et incalculable.

Réjouissons-nous de pouvoir encore lire Adonis, et presque tout avec délices ; mais ne pensons pas que nous lisions celui même des contemporains de l’auteur. Ce qu’ils prisaient le plus, peut-être nous échappe-t-il ; ce qu’ils regardaient à peine nous touche quelquefois étrangement. Certaines choses charmantes se sont faites profondes ; d’autres, tout insipides. Songez aux attraits et aux dégoûts que ce texte peut exciter chez un homme de nos jours, nourri des poètes modernes ; toutes ces lectures prochaines l’ont harmonisé à elles ; et son esprit comme son oreille, sont devenus sensibles à des impressions que l’auteur n’avait jamais pensé de produire ; insensibles à des effets qu’il avait soigneusement étudiés. Jamais Racine, par exemple, quand il écrivit son illustre vers :

ne s’est imaginé de peindre autre chose que le désespoir d’un amant. Mais l’accord magnifique de ces trois mots, quand le temps le transporte et le fait traverser le dix-neuvième siècle, trouve un renforcement inattendu et une résonance extraordinaire dans la poésie romantique ; dans une âme de notre époque, il se mélange merveilleusement à quelques-uns des plus beaux vers de Baudelaire. Il se détache d’Antiochus, il prend une généralité pure et nostalgique. Son élégance finie se transforme en beauté infinie : cet « Orient », ce « désert », cet « ennui », combinés sous Louis XIV, acquièrent un sens illimité, et la puissance d’un charme, par le fait d’un autre siècle qui ne peut plus les concevoir que dans sa couleur.

Il en est ainsi d’Adonis. Quel plaisir aujourd’hui retirer de ce conte galant ? Il se ranime, peut-être, par le contraste d’une forme si douce et de si claires mélodies avec notre système de discordances, et cette tradition de l’excessif que nous avons docilement reçue. Nos yeux brûlés demandent un repos à ces grâces fondues et à ces ombres transparentes ; notre bouche exaspérée retrouve quelque étrangeté à l’eau pure. Il peut même nous arriver que le bien dire nous séduise par soi seul.

La Graulet, 1920107.

Avant-propos

De la longue série de préfaces que Valéry sera sollicité d’écrire, celle-ci est à coup sûr l’une des plus importantes. En 1919, Lucien Fabre (1889-1952), un jeune ingénieur sorti de l’École centrale, vient le voir pour un achat de manuscrit. Valéry trouvant du plaisir à s’entretenir de physique ou de mathématiques avec lui, Fabre lui rend de nouvelles visites, puis ne tarde pas à lui demander de préfacer son recueil de vers, Connaissance de la déesse. L’auteur de La Jeune Parque trouve le livre mauvais, résiste, puis finit par céder aux instances de Fabre : heureuse décision, sans doute, car, sitôt le volume paru à la Société littéraire de France au tout début de 1920, journaux et revues évoquent l’« Avant-propos » de façon louangeuse. Dans Le Temps du 20 mai, Paul Souday considère qu’il ne s’agit pas moins que d’une sorte d’art poétique, et il n’a certes pas tort puisque Valéry, évoquant le symbolisme qui selon lui « se résume très simplement dans l’intention commune à plusieurs familles de poètes (d’ailleurs ennemies entre elles) de “reprendre à la Musique leur bien” », hasarde une formule dont il avait déjà usé dans une lettre à Anna de Noailles : celle de poésie pure, ou plus exactement d’abord d’une poésie « à l’état pur », une poésie isolée « de toute autre essence qu’elle-même108 ». En quelques semaines, la formule est partout reprise : dans La NRF de juin 1920, Roger Allard y voit « une chimère d’alchimiste » et, le 28 novembre, dans L’Europe nouvelle de Louise Weiss, Jean Royère, contestant que la poésie pure puisse être « un idéal abstrait », lui assigne plutôt « la transcription, l’expression, des sentiments fondamentaux ». Au rebours de ces jugements réservés, André Fontainas, dans le Mercure de France de juillet, souscrit aux propos de son vieil ami Valéry que, de son côté, Fernand Vandérem cite aussi dans La Revue de Paris le 15 juillet, avant d’avertir de manière solennelle : « De ce bref extrait, retenez ces deux mots : poésie pure. » Et il n’est pas jusqu’au public anglais qui ne soit informé de la poésie pure, par Charles Du Bos qui, le 7 janvier 1921, dans une étude sur Poe qu’il donne à l’Athenaeum, évoque lui aussi Valéry.

Quant à la définition qui est ici donnée du symbolisme, elle aussi connaîtra une remarquable fortune, et c’est de manière assez dérisoire que le poète Robert de Souza, que Valéry connaît bien, lui reproche de condamner et de renier le symbolisme ; mais l’intérêt pour nous de cette querelle est qu’elle lui donne l’occasion, vers la fin du mois d’août 1921, d’une lettre où il écrit à son contradicteur : « Le symbolisme est mort prématurément vers l’an 1900. C’est un fait. De quoi est-il mort ? Il y eut des causes naturelles et inévitables. Mais il y en eut d’autres. Ce fut le mouvement littéraire le plus intellectuel, le plus désintéressé, le plus curieux d’expériences, – et le plus profond que la France ait produit. / Ceci suffit à abréger les jours d’un mouvement littéraire. Le public veut bien autre chose que ce qu’il y a de plus pur. » Puis il ajoute : « Notre “idéal” fut certainement le plus élevé concevable. Il est entendu que nous en sommes morts. Mais ces morts-là valent bien des vies. / Quand j’ai parlé des ruines de nos thèses, ce n’est pas de gaieté de cœur. Vous pouvez regarder autour de vous109. »

Après le succès de Rabevel, ou le Mal des ardents qui vaut à Lucien Fabre le prix Goncourt en 1923, les Éditions de La NRF, où le roman a paru, rééditent, au mois d’août 1924, Connaissance de la déesse, toujours précédé de l’« Avant-propos » de Valéry qui vient d’être repris en juin dans Variété.

 


Un doute a disparu de l’esprit depuis quelque quarante années. Une démonstration définitive a rejeté parmi les rêves l’antique ambition de la quadrature du cercle110. Heureux les géomètres, qui résolvent de temps à autre telle nébuleuse de leur système ; mais les poètes le sont moins ; ils ne sont pas encore assurés de l’impossibilité de quarrer toute pensée dans une forme poétique.

Comme les opérations qui conduisent le désir à se construire une figure de langage, harmonieuse et inoubliable, sont très secrètes et très composées, il est permis encore, – il le sera toujours, – de douter si la spéculation, l’histoire, la science, la politique, la morale, l’apologétique (et, en général, toutes les sujettes de la prose), ne peuvent prendre pour apparence l’apparence musicale et personnelle d’un poème. Ce ne serait qu’une affaire de talent : nulle interdiction absolue. L’anecdote et sa moralité, la description et la généralisation, l’enseignement, la controverse, – je ne vois pas de matière intellectuelle qui n’ait été, au cours des âges, contrainte au rythme, et soumise par l’art à d’étranges, – à de divines exigences.

Ni l’objet propre de la poésie, ni les méthodes pour le joindre n’étant élucidés, ceux qui les connaissent s’en taisant, ceux qui les ignorent en dissertant, toute netteté sur ces questions demeure individuelle, la plus grande contrariété dans les opinions est permise, et il y a, pour chacune d’elles, d’illustres exemples et des expériences difficiles à contester.

À la faveur de cette incertitude, la production de poèmes appliqués aux sujets les plus divers s’est poursuivie jusqu’à nous ; même, les plus grandes œuvres versifiées, les plus admirables, peut-être, qui nous aient été transmises, appartiennent à l’ordre didactique ou historique. Le De Natura Rerum, les Géorgiques, l’Énéide, la Divine Comédie, la Légende des siècles… empruntent une partie de leur intérêt à des notions que la prose la plus indifférente aurait pu recevoir. On peut les traduire sans les rendre tout insignifiants. Il était donc à pressentir qu’un temps viendrait où les vastes systèmes de cette espèce céderaient à la différenciation. Puisqu’on peut les lire de plusieurs façons indépendantes entre elles, ou les disjoindre en moments distincts de notre attention, cette pluralité de lectures devait conduire quelque jour à une sorte de division du travail. (C’est ainsi que la considération d’un corps quelconque a exigé, dans la suite des temps, la diversité des sciences.)

On voit enfin, vers le milieu du XIXe siècle, se prononcer dans notre littérature une volonté remarquable d’isoler définitivement la Poésie, de toute autre essence qu’elle-même. Une telle préparation de la poésie à l’état pur111 avait été prédite et recommandée avec la plus grande précision par Edgar Poe. Il n’est donc pas étonnant de voir commencer dans Baudelaire cet essai d’une perfection qui ne se préoccupe plus que d’elle-même112.

Au même Baudelaire appartient une autre initiative. Le premier, parmi nos poètes, il subit, il invoque, il interroge la Musique. Par Berlioz et par Wagner, la musique romantique avait recherché les effets de la littérature. Elle les a supérieurement obtenus ; ce qui est aisé à concevoir, car la violence, sinon la frénésie, l’exagération de profondeur, de détresse, d’éclat ou de pureté qui étaient dans le goût de ce temps-là, ne se traduisent guère dans le langage sans entraîner avec elles bien des niaiseries et des ridicules insolubles dans la durée ; ces éléments de ruine sont moins sensibles chez les musiciens que chez les poètes. C’est, peut-être, que la musique emporte avec elle une sorte de vie qu’elle nous impose par le physique, tandis que les monuments de la parole nous demandent au contraire de la leur prêter…

Quoi qu’il en soit, une époque vint pour la poésie, où elle se sentit pâlir et défaillir devant les énergies et les ressources de l’orchestre113. Le plus riche, le plus retentissant poème de Hugo est très loin de communiquer à son auditeur ces illusions extrêmes, ces frissons, ces transports ; et dans l’ordre quasi intellectuel, ces feintes lucidités, ces types de pensée, ces images d’une étrange mathématique réalisée, que libère, dessine ou fulmine la symphonie ; et qu’elle exténue jusqu’au silence, ou qu’elle anéantit d’un seul coup, laissant après elle dans l’âme l’extraordinaire impression de la toute-puissance et du mensonge114… Jamais, peut-être, la confiance que les poètes placent dans leur génie particulier, les promesses d’éternité qu’ils ont reçues dès la jeunesse du monde et du langage, leur possession immémoriale de la lyre, et ce premier rang qu’ils se flattent d’occuper dans la hiérarchie des serviteurs de l’univers, n’ont paru si précisément menacés. Ils sortaient accablés des concerts115. Accablés, – éblouis ; comme si, dans le septième ciel transportés par une cruelle faveur, on ne les eût ravis jusqu’à cette altitude que pour qu’ils connussent une lumineuse contemplation de possibilités interdites et de merveilles inimitables. Plus aiguës et plus incontestables sentaient-ils ces délices impérieuses, plus la souffrance de leur orgueil était présente et désespérée.

L’orgueil les conseilla. Il est, chez les hommes de l’esprit116, une nécessité vitale.

À chacun selon sa nature, il souffla donc l’âme de la lutte, – étrange lutte intellectuelle ; tous les moyens de l’art des vers, tous les artifices de rhétorique et de prosodie connus furent rappelés ; maintes nouveautés sommées de se produire à la conscience surexcitée.

Ce qui fut baptisé : le Symbolisme, se résume très simplement dans l’intention commune à plusieurs familles de poètes (d’ailleurs ennemies entre elles) de « reprendre à la Musique, leur bien117 ». Le secret de ce mouvement n’est pas autre. L’obscurité, les étrangetés qui lui furent tant reprochées ; l’apparence de relations trop intimes avec les littératures anglaise, slave ou germanique ; les désordres syntaxiques, les rythmes irréguliers, les curiosités du vocabulaire, les figures continuelles… tout se déduit facilement sitôt que le principe est reconnu. C’est en vain que les observateurs de ces expériences, et que ceux mêmes qui les pratiquaient, s’en prenaient à ce pauvre mot de Symbole. Il ne contient que ce que l’on veut ; si quelqu’un lui attribue sa propre espérance, il l’y retrouve ! – Mais nous étions nourris de musique, et nos têtes littéraires ne rêvaient que de tirer du langage presque les mêmes effets que les causes purement sonores produisaient sur nos êtres nerveux. Les uns, Wagner118 ; les autres chérissaient Schumann. Je pourrais écrire qu’ils les haïssaient. À la température de l’intérêt passionné, ces deux états sont indiscernables.

Un exposé des tentatives de cette époque demanderait un travail systématique. Rarement plus de ferveur, plus de hardiesse, plus de recherches théoriques, plus de savoir, plus de pieuse attention, plus de disputes ont été, en si peu d’années, consacrés au problème de la beauté pure. L’on peut dire qu’il fut abordé de toutes parts. Le langage est chose complexe ; sa multiple nature permettait aux chercheurs la diversité des essais. Certains, qui conservaient les formes traditionnelles du Vers français, s’étudiaient à éliminer les descriptions, les sentences, les moralités, les précisions arbitraires ; ils purgeaient leur poésie de presque tous ces éléments intellectuels que la musique ne peut exprimer. D’autres donnaient à tous les objets des significations infinies qui supposaient une métaphysique cachée. Ils usaient d’un délicieux matériel ambigu. Ils peuplaient leurs parcs enchantés et leurs sylves évanescentes d’une faune tout idéale. Chaque chose était allusion119 ; rien ne se bornait à être ; tout pensait, dans ces royaumes ornés de miroirs ; ou, du moins, tout semblait penser… Ailleurs, quelques magiciens plus volontaires et plus raisonneurs s’attaquaient à l’antique prosodie. Il y en avait pour qui l’audition colorée et l’art combinatoire des allitérations paraissaient ne plus avoir de secrets ; ils transposaient délibérément les timbres de l’orchestre dans leurs vers120 : ils ne s’abusaient pas toujours. D’autres retrouvaient savamment la naïveté et les grâces spontanées de l’ancienne poésie populaire. La philologie, la phonétique étaient citées aux débats éternels de ces rigoureux amants de la Muse.

Ce fut un temps de théories, de curiosités, de gloses et d’explications passionnées. Une jeunesse assez sévère repoussait le dogme scientifique qui commençait de n’être plus à la mode, et elle n’adoptait pas le dogme religieux qui n’y était pas encore ; elle croyait trouver dans le culte profond et minutieux de l’ensemble des arts une discipline, et peut-être une vérité, sans équivoque. Il s’en est fallu de très peu qu’une espèce de religion fût établie… Mais les œuvres mêmes de ce temps-là ne trahissent pas positivement ces préoccupations. Tout au contraire, il faut observer avec soin ce qu’elles interdisent, et ce qui cessa de paraître dans les poèmes, pendant cette période dont je parle. Il semble que la pensée abstraite, jadis admise dans le Vers même, étant devenue presque impossible à combiner avec les émotions immédiates que l’on souhaitait de provoquer à chaque instant ; exilée d’une poésie qui se voulait réduire à son essence propre ; effarouchée par les effets multipliés de surprise et de musique que le goût moderne exigeait, se soit transportée dans la phase de préparation et dans la théorie du poème. La philosophie, et même la morale, tendirent à fuir les œuvres pour se placer dans les réflexions qui les précèdent. C’était là un très véritable progrès. La philosophie, si l’on en déduit les choses vagues et les choses réfutées, se ramène maintenant à cinq ou six problèmes, précis en apparence, indéterminés dans le fond, niables à volonté, toujours réductibles à des querelles linguistiques, et dont la solution dépend de la manière de les écrire. Mais l’intérêt de ces curieux travaux n’est pas si amoindri qu’on pouvait le penser : il réside dans cette fragilité et dans ces querelles mêmes, c’est-à-dire dans la délicatesse de l’appareil logique et psychologique de plus en plus subtil qu’elles demandent qu’on emploie ; il ne réside plus dans les conclusions. Ce n’est donc plus faire de la philosophie que d’émettre des considérations même admirables sur la nature et sur son auteur, sur la vie, sur la mort, sur la durée, sur la justice… Notre philosophie est définie par son appareil, et non par son objet. Elle ne peut se séparer de ses difficultés propres, qui constituent sa forme ; et elle ne prendrait la forme du vers sans perdre son être, ou sans corrompre le vers. Parler aujourd’hui de poésie philosophique (fût-ce en invoquant Alfred de Vigny, Leconte de Lisle, et quelques autres), c’est naïvement confondre des conditions et des applications de l’esprit incompatibles entre elles. N’est-ce pas oublier que le but de celui qui spécule est de fixer ou de créer une notion, – c’est-à-dire un pouvoir et un instrument de pouvoir, cependant que le poète moderne essaie de produire en nous un état, et de porter cet état exceptionnel au point d’une jouissance parfaite ?…

 

Tel, à un quart de siècle de distance, et séparé de ce jour par un abîme d’événements, m’apparaît dans l’ensemble le grand dessein des symbolistes. Je ne sais ce que l’avenir retiendra de leurs multiformes efforts, lui qui n’est pas un juge nécessairement lucide et équitable. Pareilles tentatives ne vont point sans audaces, sans risques, sans cruautés exagérées, sans enfantillages… La tradition, l’intelligibilité, l’équilibre psychique, qui sont les victimes ordinaires des mouvements de l’esprit vers son objet, ont quelquefois souffert de notre dévotion à la plus pure beauté. Nous fûmes ténébreux quelquefois ; et quelquefois puérils. Notre langage ne fut pas toujours aussi digne de louanges et de durée que notre ambition le souhaitait ; et nos innombrables thèses peuplent mélancoliquement les doux enfers de notre souvenir… Passe encore pour les œuvres, passe pour les opinions et les préférences techniques ! Mais notre Idée elle-même, notre Souverain Bien121, ne sont-ils plus maintenant que de pâles éléments de l’oubli ? Faut-il périr à ce point ? Comment périr, ô camarades ? – Qu’est-ce donc qui a si secrètement altéré nos certitudes, atténué notre vérité, dispersé nos courages ? A-t-on fait cette découverte que la lumière puisse vieillir ? Et comment se peut-il (c’est ici le mystère), que ceux qui vinrent après nous, et qui s’en iront tout de même, rendus vains et désabusés par un changement tout semblable, aient eu d’autres désirs que les nôtres, et d’autres dieux ? Il nous apparaissait si clairement qu’il n’y avait pas de défaut dans notre idéal ! N’était-il pas déduit de toute l’expérience des littératures antérieures ? N’était-ce pas la fleur suprême, et merveilleusement retardée, de toute la profondeur de la culture ?

Deux explications de cette espèce de ruine se proposent. On peut penser, d’abord, que nous étions les simples victimes d’une illusion spirituelle. Elle dissipée, il ne nous resterait plus que la mémoire d’actes absurdes et d’une passion inexplicable… Mais un désir ne peut pas être illusoire. Rien n’est plus spécifiquement réel qu’un désir, en tant que désir : pareil au Dieu de saint Anselme122, son idée, sa réalité sont indissolubles. Il faut donc chercher autre chose, et trouver pour notre ruine un argument plus ingénieux. Il faut supposer, au contraire, que notre voie était bien l’unique ; que nous touchions par notre désir à l’essence même de notre art, et que nous avions véritablement déchiffré la signification d’ensemble des labeurs de nos ancêtres, relevé ce qui paraît dans leurs œuvres de plus délicieux, composé notre chemin de ces vestiges, suivi à l’infini cette piste précieuse, favorisée de palmes et de puits d’eau douce ; à l’horizon, toujours, la poésie pure123… Là, le péril ; là, précisément, notre perte ; et là même, le but.

Car c’est une limite du monde qu’une vérité de cette espèce ; il n’est pas permis de s’y établir. Rien de si pur ne peut coexister avec les conditions de la vie. Nous traversons seulement l’idée de la perfection comme la main impunément tranche la flamme ; mais la flamme est inhabitable, et les demeures de la plus haute sérénité sont nécessairement désertes. Je veux dire que notre tendance vers l’extrême rigueur de l’art, – vers une conclusion des prémisses que nous proposaient les réussites antérieures, – vers une beauté toujours plus consciente de sa genèse, toujours plus indépendante de tous sujets, et des attraits sentimentaux vulgaires comme des grossiers effets de l’éloquence, – tout ce zèle trop éclairé, peut-être conduisait-il à quelque état presque inhumain. C’est là un fait général : la métaphysique, la morale, et même les sciences, l’ont éprouvé.

La poésie absolue ne peut procéder que par merveilles exceptionnelles ; les œuvres qu’elle compose entièrement constituent dans les trésors impondérables d’une littérature ce qui s’y remarque de plus rare et de plus improbable. Mais, comme le vide parfait, et de même que le plus bas degré de la température, qui ne peuvent pas être atteints, ne se laissent même approcher qu’au prix d’une progression épuisante d’efforts, ainsi la pureté dernière de notre art demande à ceux qui la conçoivent, de si longues et de si rudes contraintes qu’elles absorbent toute la joie naturelle d’être poète, pour ne laisser enfin que l’orgueil de n’être jamais satisfait. Cette sévérité est insupportable à la plupart des jeunes hommes doués de l’instinct poétique124. Nos successeurs n’ont pas envié notre tourment ; ils n’ont pas adopté nos délicatesses ; ils ont pris quelquefois pour des libertés ce que nous avions essayé comme difficultés nouvelles ; et parfois ils ont déchiré ce que nous n’entendions que disséquer. Ils ont rouvert aussi sur les accidents de l’être les yeux que nous avions fermés pour nous faire plus semblables à sa substance… Tout ceci était à prévoir. Mais la suite, non plus, n’était pas impossible à conjecturer. Ne devait-on pas essayer quelque jour de lier notre passé antérieur et ce passé qui vint après lui, en empruntant de l’un et de l’autre ceux de leurs enseignements qui sont compatibles ? Je vois çà et là ce travail naturel se faire dans quelques esprits. La vie ne procède pas autrement ; et ce même procès qui s’observe dans la suite des êtres, et dans lequel la continuité et l’atavisme se combinent, la vie littéraire le reproduit dans ses enchaînements…

Voilà ce que je disais à M. Fabre, un jour qu’il était venu me parler de ses recherches et de ses vers. Je ne sais quel esprit d’imprudence et d’erreur avait inspiré à son âme sage et claire le désir d’en interroger une autre qui ne l’est pas trop. Nous cherchions à nous expliquer sur la poésie, et quoique ce genre de conversation passe et repasse très aisément par l’infini, nous arrivions à ne pas nous perdre. C’est que nos pensées différentes, chacune se mouvant et se transformant dans son infranchissable domaine, parvenaient à se conserver une remarquable correspondance. Un vocabulaire commun – le plus précis qui existe – nous permettait à chaque instant de ne pas nous mésentendre. L’algèbre et la géométrie, sur le modèle desquelles je m’assure que l’avenir saura construire un langage pour l’intellect, nous permettaient, de temps à autre, d’échanger des signaux précis. Je trouvai dans mon visiteur un de ces esprits pour lesquels le mien se sent un faible. J’aime ces amants de la poésie qui vénèrent trop lucidement la déesse pour lui dédier la mollesse de leur pensée et le relâchement de leur raison. Ils savent bien qu’elle n’exige pas le sacrifizio dell’ Intelletto125. Minerve ni Pallas, Apollon chargé de lumière, n’approuvent pas ces abominables mutilations que certains de leurs dévots égarés infligent à l’organisme de la pensée ; ils les repoussent avec horreur, porteurs d’une logique toute sanglante que l’on vient de s’arracher, et que l’on veut consumer sur leurs autels. Les véritables divinités n’ont pas de goût pour les victimes incomplètes. Sans doute demandent-elles des hosties ; c’est l’exigence commune à toutes les puissances suprêmes, car il faut bien qu’elles vivent ; mais elles les veulent tout entières.

M. Lucien Fabre le sait bien. Ce n’est pas en vain qu’il s’est donné une culture singulièrement dense et complète. L’art de l’ingénieur, auquel il consacre non la meilleure, mais peut-être la plus grande part de son temps, demande déjà de longues études et conduit celui qui s’y distingue à une complexe activité. Il faut manœuvrer l’homme, exercer la matière, trouver, à des problèmes imprévus où la technique, l’économie, les lois civiles et les lois naturelles introduisent des exigences contradictoires, les solutions satisfaisantes. Ce genre de raisonnement sur des systèmes complexes ne se prête guère à prendre forme générale. Il n’y a pas de formules pour des cas si particuliers, pas d’équations entre des données si hétérogènes ; rien ne se fait à coup sûr, et les tâtonnements eux-mêmes ne sont ici que des temps perdus si un sens très subtil ne les oriente. Aux yeux d’un observateur qui sache négliger les apparences, cette activité, ces hésitations réfléchies, cette attente dans la contrainte, ces trouvailles se comparent assez bien aux moments intérieurs d’un poète. Mais il y a peu d’ingénieurs, je le crains, qui se doutent d’être aussi proches que je le suggère des inventeurs de figures et des ajusteurs de paroles… Il n’y en a pas beaucoup plus qui aient pratiqué, comme l’a fait M. Fabre, de profondes percées dans la métaphysique de l’être. Il a fréquenté les philosophies. La théologie elle-même ne lui est pas étrangère. Il n’a pas cru que le monde intellectuel fût aussi jeune et aussi restreint que le vulgaire actuel l’imagine. Peut-être son esprit positif a-t-il simplement estimé la petitesse d’une probabilité ? Comment croire, sans être étrangement crédule, que les meilleurs cerveaux, pendant une dizaine de siècles, se soient épuisés, sans aucun fruit, en spéculations vaines et sévères ? Je pense quelquefois (mais honteusement et dans le secret de mon cœur) qu’un avenir plus ou moins éloigné regardera les immenses travaux qui se sont faits de nos jours sur le continu, le transfini, et quelques autres concepts cantoriens126, avec cet air de pitié que nous offrons aux bibliothèques scholastiques… Mais la théologie a pour matière certains textes, M. Fabre n’a pas reculé devant l’hébreu !…

Cette culture générale, mais ces habitudes de rigueur ; ce sens pratique et décisif, mais ces connaissances glorieusement inutiles, témoignent ensemble d’une volonté qui les compose et les ordonne. Il arrive qu’elle les ordonne à la poésie. Le cas est très remarquable : il faut s’attendre à voir un esprit de cette préparation et de cette netteté reprendre selon sa nature les problèmes éternels dont j’ai dit quelques mots, il y a quelques pages. S’il se réduisait à une intelligence purement technique, on le verrait sans doute innover brutalement, et porter dans un art antique une énergie aux inventions naïves. Les exemples ne sont pas introuvables : le papier souffre tout ; le désir d’étonner est le plus naturel, le plus facile à concevoir des désirs ; il permet au moindre lecteur de déchiffrer sans effort le très simple secret de bien des œuvres surprenantes. Mais à un degré un peu plus élevé de conscience et de connaissance, on voit bien que le langage n’est pas si aisément perfectible, que la prosodie n’est pas sans avoir été sollicitée de bien des façons au cours des siècles ; on comprend que toute l’attention et tout le travail que nous pouvons dépenser à contredire les résultats de tant d’expériences acquises doivent nécessairement nous manquer sur d’autres points. Il faut payer d’un prix inconnu le plaisir de ne pas utiliser le connu. Un architecte peut dédaigner la statique, ou essayer de se faire infidèle aux formules de la résistance des matériaux. C’est là se moquer des probabilités ; la sanction, cent mille fois contre une, ne se fera pas attendre. La sanction, en littérature, est moins effrayante ; elle est aussi beaucoup moins prompte ; mais le temps, toutefois, se charge assez vite de répondre par l’oubli d’une œuvre à l’oubli des règles les plus simples de la psychologie appliquée. Nous sommes donc intéressés à calculer nos hardiesses et nos prudences aussi correctement que nous le pouvons.

M. Fabre, bon calculateur, n’a pas ignoré le poète Lucien Fabre. Ce dernier s’étant proposé de faire ce qu’il y a de plus difficile et de plus enviable dans notre art, – je veux dire un système de poèmes formant drame spirituel, et drame achevé qui se joue entre les puissances mêmes de notre être, – les précisions et les exigences du premier trouvaient un emploi naturel dans cette construction. Le lecteur jugera cet effort curieusement audacieux de donner à des entités directement mises en œuvre, la vie et le mouvement le plus passionné. Éros, le très bel et le très violent Éros, mais un Éros secrètement asservi à quelque Raison qui en déchaîne, comme elle sait les contraindre, les fureurs, est le véritable coryphée de ces poèmes. Je ne dis pas que cette raison, parfois, ne transparaisse un peu trop nettement dans le langage. J’ai cru devoir contester à M. Fabre quelques mots dont il a usé, et qui me semblent difficilement absorbés par la langue poétique. C’est un reproche assez instable que je lui faisais là, cette langue change comme l’autre ; et les termes géométriques qui provoquaient çà et là mes résistances peut-être se fondront à la longue, comme tant d’autres mots techniques l’ont fait, dans le métal abstrait et homogène du langage des dieux.

Mais tout jugement que l’on veut porter sur une œuvre doit faire état, avant toute chose, des difficultés que son auteur s’est données. On peut dire que le relevé de ces gênes volontaires, quand on arrive à le reconstituer, révèle sur-le-champ le degré intellectuel du poète, la qualité de son orgueil, la délicatesse et le despotisme de sa nature. M. Fabre s’est assigné de nobles et rigoureuses conditions ; il a voulu que ses émotions, pour intenses qu’elles apparaissent dans ses vers, soient étroitement coordonnées entre elles, et soumises à l’invisible domination de la connaissance. Peut-être, par endroits, cette reine ténébreuse et voyante souffre-t-elle quelques sursauts et quelques diminutions de son empire, – car, ainsi que l’auteur le dit magnifiquement :

Mais quel poète pourrait s’en plaindre ?

Au sujet d’Eurêka

Valéry a découvert Edgar Poe très tôt : dès 1889, il connaît le « Principe poétique », la doctrine du poème court et la théorie des effets à produire sur le lecteur, qu’il reprend largement en novembre dans « Quelques notes sur la technique littéraire127 ». Un peu plus tard, il découvre et relit Eurêka avec admiration – séduit de voir l’écrivain américain allier science et littérature et s’attacher à ce qu’il appellera « le démon de la lucidité128 » –, mais aussi les Histoires extraordinaires et les pages que Baudelaire consacre à leur auteur. Son admiration pour les contes, et son intérêt pour le personnage de Dupin sont d’ailleurs assez grands pour que le premier titre de la future Soirée avec Monsieur Teste soit : La vie et les aventures solitaires du chevalier Auguste Dupin. / Les Mémoires du chevalier Dupin – Londres 1853 / Cazanova [sic] de l’esprit129. S’il rouvre Poe en 1922, c’est pour la conférence qu’il doit faire le 31 mai, rue de l’Odéon, dans la librairie d’Adrienne Monnier, et qui est largement consacrée aux idées que développe Eurêka130. Informés de cette conférence, les éditeurs Helleu et Sergent lui demandent une préface dont le début – chose alors assez rare – va prendre un tour très personnel. C’est que ces pages revisitées le font revenir en pensée à ses premières lectures du livre, et il confie à Middleton Murry qui lui avait passé commande de « La crise de l’esprit » : « Je vous dirai aussi qu’en relisant Poe (après 28 ou 30 ans d’abandon), j’ai trouvé une certaine déception dans Eurêka – qui m’avait paru si admirable au temps de la jeunesse. Et puis le changement immense de la science a fait étrangement vieillir certaines parties capitales de ce poème laplacien… » Et cependant, « quelle influence littéraire a eue ce Poe ! Il a créé 3 ou 4 genres. / Et je considère qu’il est l’auteur, en France, de cette transformation de la poésie qui a abouti à la conception de poésie pure. L’analyse qui se trouve au commencement du Poetic Principle a eu d’extraordinaires effets131. » Le volume est achevé d’imprimer le 25 avril 1923 et « Au sujet d’Eurêka » paraît simultanément dans La Revue européenne du 1er mai. Valéry reviendra assez longuement sur l’œuvre de Poe dans « Situation de Baudelaire ».

 

À Lucien Fabre132

 

J’avais vingt ans, et je croyais à la puissance de la pensée. Je souffrais étrangement d’être, et de ne pas être. Parfois, je me sentais des forces infinies. Elles tombaient devant les problèmes ; et la faiblesse de mes pouvoirs positifs me désespérait. J’étais sombre, léger, facile en apparence, dur dans le fond, extrême dans le mépris, absolu dans l’admiration, aisé à impressionner, impossible à convaincre. J’avais foi dans quelques idées qui m’étaient venues. Je prenais la conformité qu’elles avaient avec mon être qui les avait enfantées, pour une marque certaine de leur valeur universelle : ce qui paraissait si nettement à mon esprit lui paraissait invincible ; ce que le désir engendre est toujours ce qu’il y a de plus clair.

Je conservais ces ombres d’idées comme mes secrets d’État. J’avais honte de leur étrangeté ; j’avais peur qu’elles fussent absurdes ; je savais qu’elles l’étaient, et qu’elles ne l’étaient pas. Elles étaient vaines par elles-mêmes, puissantes par la force singulière que me donnait la confidence que je me gardais. La jalousie de ce mystère de faiblesse m’emplissait d’une sorte de vigueur.

J’avais cessé de faire des vers133 ; je ne lisais presque plus. Les romans et les poèmes ne me semblaient que des applications particulières, impures et à demi inconscientes, de quelques propriétés attachées à ces fameux secrets que je croyais trouver un jour, par cette seule assurance sans relâche qu’ils devaient nécessairement exister. Quant aux philosophes, que j’avais assez peu fréquentés, je m’irritais, sur ce peu, qu’ils ne répondissent jamais à aucune des difficultés qui me tourmentaient. Ils ne me donnaient que de l’ennui ; jamais le sentiment qu’ils communiquassent quelque puissance vérifiable. Et puis, il me paraissait inutile de spéculer sur des abstractions que l’on n’eût pas d’abord définies. Peut-on faire autrement ? Tout l’espoir pour une philosophie est de se rendre impersonnelle. Il faut attendre ce grand pas vers le temps de la fin du Monde.

J’avais mis le nez dans quelques mystiques134. Il est impossible d’en dire du mal, car on n’y trouve que ce qu’on apporte.

J’en étais à ce point quand Eurêka me tomba sous les yeux.

Mes études, sous mes ternes et tristes maîtres, m’avaient fait croire que la science n’est pas amour, que ses fruits sont peut-être utiles, mais son feuillage très épineux, son écorce affreusement rude. Je réservais les mathématiques à un genre d’esprits ennuyeusement justes, incommensurables avec le mien.

Les Lettres, de leur côté, m’avaient souvent scandalisé par ce qui leur manque de rigueur, et de suite, et de nécessité dans les idées. Leur objet est souvent minime. Notre poésie ignore, ou même redoute, tout l’épique et le pathétique de l’intellect. Que si quelquefois elle s’y est risquée, elle s’est faite morne et assommante. Lucrèce, ni Dante, ne sont français. Nous n’avons point chez nous de poètes de la connaissance. Peut-être avons-nous un sentiment si marqué de la distinction des genres, c’est-à-dire de l’indépendance des divers mouvements de l’esprit, que nous ne souffrons point les ouvrages qui les combinent. Nous ne savons pas faire chanter ce qui peut se passer de chant. Mais notre poésie, depuis cent ans, a montré de si riches ressources et une puissance si rare de renouvellement, que l’avenir lui donnera peut-être assez vite quelques-unes de ces œuvres de grand style et d’une noble sévérité, qui dominent le sensible et l’intelligible.

Eurêka m’apprit en quelques moments la loi de Newton, le nom de Laplace, l’hypothèse qu’il a proposée135, l’existence même de recherches et de spéculations dont on ne parlait jamais aux adolescents, de peur, j’imagine, qu’ils ne s’y intéressassent, au lieu de mesurer par des rêves et des bâillements l’étonnante longueur de l’heure. Ce qui excite le plus l’appétit de l’intelligence, on le plaçait alors parmi les arcanes. C’était l’époque où de gros livres de physique ne soufflaient mot de la loi de la gravitation, ni de la conservation de l’énergie, ni du principe de Carnot136 ; ils aimaient les robinets à trois voies, les hémisphères de Magdebourg137, et les laborieux et frêles raisonnements que leur inspirait le problème du siphon.

Serait-ce, toutefois, perdre le temps des études que de faire soupçonner à de jeunes têtes les origines, la haute destination et la vertu vivante de ces calculs et de ces propositions très arides qu’on leur inflige sans aucun ordre, et même avec une incohérence assez remarquable ?

Ces sciences, si froidement enseignées, ont été fondées et accrues par des hommes qui y mettaient un intérêt passionné. Eurêka me fit sentir quelque chose de cette passion.

J’avoue que l’énormité des prétentions et des ambitions de l’auteur, le ton solennel de son préambule138, l’étrange discours sur la méthode par lequel s’ouvre le livre, m’étonnèrent, et ne me séduisirent qu’à demi. Dans ces premières pages, se déclarait néanmoins une maîtresse pensée, quoique enveloppée d’un mystère qui suggérait à la fois une certaine impuissance, une volonté de réserve, une sorte de répugnance de l’âme enthousiaste à répandre ce qu’elle a trouvé de plus précieux… Et tout ceci n’était point pour me déplaire.

Pour atteindre ce qu’il appelle la vérité, Poe invoque ce qu’il appelle la Consistance (consistency). Il n’est pas très aisé de donner une définition nette de cette consistance. L’auteur ne l’a pas fait, qui avait en soi tout ce qu’il fallait pour le faire.

Selon lui, la vérité qu’il recherche ne peut être saisie que par une adhésion immédiate à une intuition telle, qu’elle rende présente, et comme sensible à l’esprit, la dépendance réciproque des parties et des propriétés du système qu’il considère. Cette dépendance réciproque s’étend aux états successifs du système ; la causalité y est symétrique. Une cause et son effet peuvent, à un regard qui embrasserait la totalité de l’univers, être pris l’un pour l’autre, et comme échanger leurs rôles.

Deux remarques ici. Je ne fais qu’indiquer la première qui nous mènerait loin, le lecteur et moi. Le finalisme tient une place capitale dans la construction de Poe. Cette doctrine n’est plus à la mode ; et je n’ai la force, ni l’envie, de la défendre. Mais il faut consentir que les notions de cause et d’adaptation y conduisent presque inévitablement (et je ne parle pas des immenses difficultés, et donc des tentations, que donnent certains faits, comme l’existence des instincts, etc.). Le plus simple est de licencier le problème. Nous ne possédons pour le résoudre que les moyens de l’imagination pure. Qu’elle s’exerce ailleurs.

Faisons l’autre remarque. Dans le système de Poe, la consistance est à la fois le moyen de la découverte, et la découverte elle-même. C’est là un admirable dessein ; exemple et mise en œuvre de la réciprocité d’appropriation. L’univers est construit sur un plan dont la symétrie profonde est, en quelque sorte, présente dans l’intime structure de notre esprit139. L’instinct poétique doit nous conduire aveuglément à la vérité.

On trouve assez fréquemment chez les mathématiciens des idées analogues à celle-ci. Il leur arrive de considérer leurs découvertes, non comme des « créations » de leurs facultés combinatoires, mais plutôt comme des captures que ferait leur attention dans un trésor de formes préexistantes et naturelles, qui n’est accessible que par une rencontre assez rare de rigueur, de sensibilité et de désir.

Toutes les conséquences qui sont développées dans Eurêka ne sont pas toujours si exactement déduites, ni si clairement amenées qu’on le souhaiterait. Il y a des ombres et des lacunes. Il y a des interventions assez peu expliquées. Il y a un Dieu.

 

Rien de plus intéressant pour l’amateur de drame et de comédie intellectuels que l’ingéniosité, l’insistance, les escamotages, l’anxiété d’un inventeur aux prises avec sa propre invention dont il connaît admirablement les vices, dont il veut nécessairement faire voir toutes les beautés, exploiter tous les avantages, dissimuler les misères, et qu’il veut, à tout prix, rendre semblable à ce qu’il veut. Le marchand pare sa marchandise. La femme se modifie devant son miroir. Le prêtre, le philosophe, le politique, et, en général, tous ceux qui se sont voués à nous proposer des choses incertaines, sont toujours mêlés de sincérité et de silence (c’est le cas le plus favorable). Ils ne désirent pas que nous voyions ce qu’ils n’aiment pas de considérer…

L’idée fondamentale de Poe n’en est pas moins une profonde et souveraine idée.

Ce n’est pas en exagérer la portée que de reconnaître dans la théorie de la Consistance une tentative assez précise de définir l’univers par des propriétés intrinsèques. Au chapitre VIII d’Eurêka se lit cette proposition : Chaque loi de la nature dépend en tous points de toutes les autres lois140. N’est-ce point, sinon une formule, du moins l’expression d’une volonté de relativité généralisée ?

La parenté de cette tendance avec les conceptions récentes s’accuse, lorsque l’on découvre dans le poème141 dont je parle l’affirmation de relations symétriques et réciproques entre la matière, le temps, l’espace, la gravitation et la lumière. J’ai souligné le mot symétrique : c’est, en effet, une symétrie formelle qui est le caractère essentiel de la représentation de l’univers selon Einstein. Elle en fait la beauté.

Mais Poe ne s’en tient pas aux constituants physiques des phénomènes. Il insère la vie et la conscience dans son dessein. Que de choses ici viennent à la pensée ! Le temps n’est plus où l’on distinguait aisément entre le matériel et le spirituel. Toute l’argumentation reposait sur une connaissance achevée de la « matière » que l’on croyait de posséder et, en somme, sur l’apparence !

L’apparence de la matière est d’une substance morte, d’une puissance qui ne passerait à l’acte que par une intervention extérieure et tout étrangère à sa nature. De cette définition, l’on tirait autrefois des conséquences invincibles. Mais la matière a changé de visage. L’expérience a fait concevoir le contraire de ce que la pure observation faisait voir. Toute la physique moderne, qui a créé, en quelque sorte, des relais pour nos sens, nous a persuadés que notre antique définition n’avait aucune valeur absolue, ni spéculative. Elle nous montre que la matière est étrangement diverse et comme indéfiniment surprenante ; qu’elle est un assemblage de transformations qui se poursuivent et se perdent dans la petitesse ; même, dans les abîmes de cette petitesse, on nous dit que se réalise, peut-être, un mouvement perpétuel. Il y a une fièvre éternelle dans les corps.

À présent, nous ne savons plus ce que peut, ou ce que ne peut pas, contenir ou produire, dans l’instant ou dans la suite, un fragment d’un corps quelconque. L’idée même de matière se distingue aussi peu que l’on veut de celle d’énergie. Tout s’approfondit en agitations, en rotations, en échanges et en rayonnements. Nos yeux, nos mains, nos nerfs en sont eux-mêmes faits ; et les apparences de mort ou de sommeil que nous offre d’abord la matière, sa passivité, son abandon aux actions extérieures, sont composés dans nos sens comme ces ténèbres qui sont obtenues d’une certaine superposition de lumières.

On peut résumer tout ceci en écrivant que les propriétés de la matière semblent dépendre seulement de l’ordre de grandeur où nous nous plaçons pour les observer. Mais alors, ses qualités classiques : son manque de spontanéité, sa différence essentielle avec le mouvement, la continuité ou l’homogénéité de sa texture, ne peuvent plus être opposées absolument aux concepts de vie, de sensibilité et de pensée, puisque ces caractères si simples sont purement superficiels. En deçà de l’ordre de grandeur des observations grossières, toutes les anciennes définitions sont en défaut. Nous savons que des propriétés et des puissances inconnues s’exercent dans l’infra-monde, puisque nous en avons décelé quelques-unes, que nos sens n’étaient pas faits pour percevoir. Mais nous ne savons ni énumérer ces propriétés, ni même assigner un nombre fini à la pluralité croissante des chapitres de la physique. Nous ne savons même pas si la généralité de nos concepts n’est pas illusoire quand nous les transportons dans ces domaines qui bornent et supportent le nôtre. Parler de fer ou d’hydrogène, c’est supposer des entités, – de l’existence et de la permanence desquelles rien ne nous assure qu’une expérience très restreinte et très peu prolongée. Davantage, il n’y a aucune raison de penser que notre espace, notre temps, notre causalité gardent un sens quelconque là où notre corps est impossible. Et sans doute, l’homme qui essaie de se représenter l’intimité des choses ne peut que142 lui adapter les catégories ordinaires de son esprit. Mais plus il avance dans ses recherches, et même plus il augmente ses pouvoirs enregistreurs, plus il s’éloigne de ce qu’on pourrait nommer l’optimum de la connaissance. Le déterminisme se perd dans des systèmes inextricables à milliards de variables, où l’œil de l’esprit ne peut plus suivre les lois et s’arrêter sur quelque chose qui se conserve. Quand la discontinuité devient la règle, l’imagination qui, jadis, s’employait à achever la vérité que les perceptions avaient fait soupçonner, et les raisonnements tissue, se doit déclarer impuissante. Quand les objets de nos jugements sont des moyennes, c’est que nous renonçons à considérer les événements eux-mêmes. Notre savoir tend vers le pouvoir, et s’écarte d’une contemplation coordonnée des choses ; il faut des prodiges de subtilité mathématique pour lui redonner quelque unité. On ne parle plus de principes premiers, les lois ne sont plus que des instruments toujours perfectibles. Elles ne gouvernent plus le monde, elles sont appareillées à l’infirmité de nos esprits ; on ne peut plus se reposer sur leur simplicité : il y a toujours, comme une pointe persistante, quelque décimale non satisfaite qui nous rappelle à l’inquiétude et au sentiment de l’inépuisable143.

 

On voit, par ces remarques, que les intuitions de Poe quant à la constitution d’ensemble de l’univers physique, moral et métaphysique, ne sont ni infirmées ni confirmées par les découvertes si nombreuses et si importantes qui ont été faites depuis 1847144. Certaines d’entre ces vues peuvent même être rattachées, sans sollicitations excessives, à des conceptions assez récentes. Quand Edgar Poe mesure la durée de son Cosmos par le temps nécessaire pour que toutes les combinaisons possibles des éléments aient été effectuées, on pense aux idées de Boltzmann et à ses calculs de probabilité appliqués à la théorie cinétique des gaz145. Il y a dans Eurêka un pressentiment du principe de Carnot146 et de la représentation de ce principe par le mécanisme de la diffusion ; l’auteur semble avoir devancé les esprits hardis qui retirent l’univers de sa mort fatale, au moyen d’un passage infiniment bref par un état infiniment peu147 probable.

Une analyse complète d’Eurêka n’étant pas actuellement mon dessein, je ne parlerai presque point de l’usage, fait par l’auteur, de l’hypothèse de Laplace148. L’objet de Laplace était restreint. Il ne se proposait que de reconstituer le développement du système solaire. Il se donnait une masse gazeuse en voie de refroidissement, pourvue d’un noyau déjà fortement condensé, et animée d’une rotation autour d’un axe passant par son centre de gravité. Il supposait l’attraction, l’invariabilité des lois de la mécanique, et s’assignait pour seule tâche d’expliquer le sens de rotation des planètes et de leurs satellites, le peu d’excentricité des orbes, et la faiblesse des inclinaisons. Dans ces conditions, la matière, soumise au refroidissement et à la force centrifuge, s’écoule des pôles vers l’équateur de la masse, et se dispose sur une zone qui est le lieu des points où la pesanteur et l’accélération centrifuge se font équilibre. Ainsi se forme un anneau nébuleux qui doit se rompre assez vite ; les fragments de cet anneau s’agglomèrent enfin en une planète…

Le lecteur d’Eurêka verra quelle extension Edgar Poe a donnée à la loi de gravitation, comme il a fait à l’hypothèse de Laplace. Il a bâti, sur ces fondements mathématiques, un poème abstrait qui est un des rares exemplaires modernes d’une explication totale de la nature matérielle et spirituelle, une cosmogonie.

 

La Cosmogonie est un genre littéraire d’une remarquable persistance et d’une étonnante variété, l’un des genres les plus antiques qui soient.

On dirait que le monde est à peine plus âgé que l’art de faire le monde. Avec un peu plus de connaissances et beaucoup plus d’esprit, nous pourrions, de chacune de ces Genèses, qu’elle soit prise de l’Inde ou de la Chine, ou de la Chaldée, qu’elle appartienne à la Grèce, à Moïse, ou à M. Svante Arrhenius149, déduire une mesure de la simplicité des esprits dans chaque époque. On trouverait sans doute que la naïveté du dessein est invariable ; mais il faudrait confesser que l’art est très différent.

Comme la tragédie fait à l’histoire et à la psychologie, le genre cosmogonique touche aux religions, avec lesquelles il se confond par endroits, et à la science, dont il se distingue nécessairement par l’absence de vérifications. Il comprend des livres sacrés, des poèmes admirables, des récits excessivement bizarres, chargés de beautés et de ridicules, des recherches physico-mathématiques d’une profondeur qui est digne quelquefois d’un objet moins insignifiant que l’univers. Mais c’est la gloire de l’homme que de pouvoir se dépenser dans le vide ; et ce n’est pas seulement sa gloire. Les recherches insensées sont parentes des découvertes imprévues. Le rôle de l’inexistant existe ; la fonction de l’imaginaire est réelle ; et la logique pure nous enseigne que le faux implique le vrai. Il semble donc que l’histoire de l’esprit puisse se résumer en ces termes : il est absurde par ce qu’il cherche, il est grand par ce qu’il trouve150.

Le problème de la totalité des choses, et celui de la provenance de ce tout procèdent de l’intention la plus naïve. Nous désirons de voir ce qui aurait précédé la lumière ; ou bien nous essayons si une certaine combinaison particulière de nos connaissances ne se placerait pas avant elles toutes, et ne pourrait engendrer le système qui est leur source, et qui est le monde, et leur auteur qui est nous-mêmes.

Soit donc que nous croyions d’entendre une Voix infiniment impérieuse rompre en quelque sorte l’éternité, son cri premier propager l’étendue, comme une nouvelle toujours plus grosse de conséquences à mesure qu’elle s’emporte jusqu’aux limites de la volonté créatrice, et la Parole ouvrir la carrière aux essences, à la vie, à la liberté, à la dispute fatale des lois, des intelligences et du hasard ; – soit que (si nous répugnons à nous élancer du pur néant vers quelque état imaginable) nous trouvions un peu moins dur de considérer la toute première époque du monde dans l’idée obscure d’un mélange de matière et d’énergie, composant une sorte de boue substantielle, mais neutre et impuissante, qui attende indéfiniment l’acte d’un démiurge ; – soit enfin que mieux armés, plus profonds, mais non moins altérés de merveilles, nous nous efforcions de reconstituer au moyen de toutes les sciences, la plus ancienne figure possible du système qui est l’objet de la science, – toute pensée de l’origine des choses n’est jamais qu’une rêverie de leur disposition actuelle, une manière de dégénérescence du réel, une variation sur ce qui est.

Que nous faut-il, en effet, pour penser à cette origine ?

S’il nous faut l’idée d’un néant, l’idée d’un néant est néant ; ou plutôt, elle est déjà quelque chose : c’est une feinte de l’esprit qui se donne une comédie de silence et de ténèbres parfaites, dans lesquelles je sais bien que je suis caché, prêt à créer, par un simple relâchement de mon attention ; où je sens que je suis, et présent, et volontaire, et indispensable, afin que je conserve par un acte dont j’ai conscience cette absence si fragile de toute image, et cette nullité apparente… Mais c’est une image et c’est un acte : je m’appelle Néant par une convention momentanée.

Que si je place à l’origine l’idée d’un désordre poussé à l’extrême, et jusque dans les plus petites parties de ce qui fut, je perçois aisément que ce chaos inconcevable est ordonné à mon dessein de concevoir. J’ai moi-même brouillé les cartes, afin de les pouvoir débrouiller. Ce serait, d’ailleurs, un chef-d’œuvre d’art et de logique que la définition d’un désordre assez délié pour qu’on ne puisse plus y découvrir la moindre trace d’ordre, et lui substituer un chaos plus intime et plus avancé. Une confusion véritablement initiale doit être une confusion infinie. Mais alors nous ne pouvons plus en tirer le monde, et la perfection même du mélange nous interdit à jamais de nous en servir.

Quant à l’idée d’un commencement, – j’entends d’un commencement absolu, – elle est nécessairement un mythe. Tout commencement est coïncidence : il nous faudrait concevoir ici je ne sais quel contact entre le tout et le rien. En essayant d’y penser, on trouve que tout commencement est conséquence, – tout commencement achève quelque chose.

Mais il nous faut principalement l’idée de ce Tout que nous appelons univers, et que nous désirons de voir commencer. Avant même que la question de son origine nous inquiète, voyons si cette notion qui semble s’imposer à notre pensée, qui lui semble si simple et si inévitable, ne va pas se décomposer sous notre regard.

Nous pensons obscurément que le Tout est quelque chose, et imaginant quelque chose, nous l’appelons le Tout. Nous croyons que ce Tout a commencé comme chaque chose commence, et que ce commencement de l’ensemble, qui dut être bien plus étrange et plus solennel que celui des parties, doit encore être infiniment plus important à connaître. Nous constituons une idole de la totalité, et une idole de son origine, et nous ne pouvons nous empêcher de conclure à la réalité d’un certain corps de la nature, dont l’unité réponde à la nôtre même, de laquelle nous nous sentons assurés.

Telle est la forme primitive, et comme enfantine, de notre idée de l’univers.

Il faut y regarder de plus près, et se demander si cette notion très naturelle, c’est-à-dire très impure, peut figurer dans un raisonnement non illusoire.

J’observerai en moi-même ce que je pense sous ce nom.

Une première forme d’univers m’est offerte par l’ensemble des choses que je vois. Mes yeux entraînent ma vision de place en place, et trouvent des affections de toute part. Ma vision excite la mobilité de mes yeux à l’agrandir, à l’élargir, à la creuser sans cesse. Il n’est pas de mouvement de ces yeux qui rencontre une région d’invisibilité ; il n’en est point qui n’engendre des effets colorés ; et par le groupe de ces mouvements qui s’enchaînent entre eux, qui se prolongent, qui s’absorbent ou se correspondent l’un l’autre, je suis comme enfermé dans ma propriété de percevoir. Toute la diversité de mes vues se compose dans l’unité de ma conscience motrice.

J’acquiers l’impression générale et constante d’une sphère de simultanéité qui est attachée à ma présence. Elle se transporte avec moi, son contenu est indéfiniment variable, mais elle conserve sa plénitude par toutes les substitutions qu’elle peut subir. Si je me déplace, ou si les corps qui m’environnent se modifient, l’unité de ma représentation totale, la propriété qu’elle possède de m’enclore, n’en est pas altérée. J’ai beau me fuir, m’agiter de toute manière, je suis toujours enveloppé de tous les mouvements-voyants de mon corps, qui se transforment les uns dans les autres et me reconduisent invinciblement à la même situation centrale.

Je vois donc un tout. Je dis que c’est un Tout, car il épuise en quelque sorte ma capacité de voir. Je ne puis rien voir que dans cette forme d’un seul tenant, et dans cette juxtaposition qui m’environne. Toutes mes autres sensations se réfèrent à quelque lieu de cette enceinte, dont le centre pense et se parle.

Voilà mon premier Univers. Je ne sais si l’aveugle-né pourrait avoir une notion aussi nette et immédiate d’une somme de toutes choses, tant les propriétés particulières de la connaissance par les yeux me paraissent essentielles à la formation d’un domaine entier et complet par moi-même. La vue assume en quelque sorte la fonction de la simultanéité, c’est-à-dire de l’unité telle quelle.

Mais cette unité que compose nécessairement ce que je puis voir dans un instant, cet ensemble de liaisons réciproques de figures ou de taches, où je déchiffre ensuite et assigne la profondeur, la matière, le mouvement et l’événement, où je regarde et découvre ce qui m’attire et ce qui m’inquiète, me communique la première idée, le modèle, et comme le germe de l’univers total que je crois exister autour de ma sensation, masqué et révélé par elle151. J’imagine invinciblement qu’un immense système caché supporte, pénètre, alimente et résorbe chaque élément actuel et sensible de ma durée, le presse d’être et de se résoudre ; et que chaque moment est donc le nœud d’une infinité de racines qui plongent à une profondeur inconnue dans une étendue implicite, – dans le passé – dans la secrète structure de cette machine à sentir et à combiner, qui se remet incessamment au présent. Le présent, considéré comme une relation permanente entre tous les changements qui me touchent, me fait songer à un solide auquel ma vie sensitive serait attachée, comme une anémone de mer à son galet. Comment vais-je bâtir sur cette pierre un édifice hors duquel rien ne pourrait être ? Comment passer de l’univers restreint et instantané à l’univers complet et absolu ?

Il s’agirait maintenant de concevoir et de construire autour d’un germe réel une figure qui satisfasse à deux exigences essentielles : l’une, qui est de tout admettre, d’être capable du tout, et de nous représenter ce tout ; l’autre, qui est de pouvoir servir notre intelligence, se prêter à nos raisonnements, et nous rendre un peu mieux instruits de notre condition, un peu plus possesseurs de nous-mêmes.

Mais il suffit de préciser et de rapprocher l’une de l’autre ces deux nécessités de la connaissance, pour éveiller brusquement les difficultés insurmontables que porte en soi la moindre tentative de donner une définition utilisable de l’Univers.

Univers, donc, n’est qu’une expression mythologique. Les mouvements de notre pensée autour de ce nom sont parfaitement irréguliers, entièrement indépendants. À peine au sortir de l’instant, à peine nous essayons d’agrandir et d’étendre notre présence hors de soi-même, nous nous épuisons dans notre liberté. Tout le désordre de nos connaissances et de nos puissances nous entoure. Ce qui est souvenir, ce qui est possible, ce qui est imaginable, ce qui est calculable, toutes les combinaisons de notre esprit, à tous les degrés de la probabilité, à tous les états de la précision nous assiègent. Comment acquérir le concept de ce qui ne s’oppose à rien, qui ne rejette rien, qui ne ressemble à rien ? S’il ressemblait à quelque chose, il ne serait pas tout. S’il ne ressemble à rien… Et si cette totalité a même puissance que notre esprit, notre esprit n’a aucune prise sur elle. Toutes les objections qui s’élèvent contre l’infini en acte, toutes les difficultés que l’on trouve quand on veut ordonner une multiplicité se déclarent. Aucune proposition n’est capable de ce sujet d’une richesse si désordonnée que tous les attributs lui conviennent. Comme l’univers échappe à l’intuition, tout de même il est transcendant à la logique.

 

Et quant à son origine, – AU COMMENCEMENT ÉTAIT LA FABLE152. Elle y sera toujours.