Pour célébrer le troisième centenaire de la naissance de Pascal, La Revue hebdomadaire a décidé de lui consacrer un numéro d’hommage qui paraît le 14 juillet 1923. En même temps que Valéry, bien d’autres auteurs se trouvent sollicités parmi lesquels Barrès, qui va mourir au mois de décembre, Julien Benda et l’historien Joseph Baruzi, Charles Du Bos et Lucien Fabre153, Maritain et Mauriac, ou bien encore Guy de Pourtalès. Il a décidé de commenter une des plus célèbres pensées : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie154 », où il veut voir une sorte de poème, une phrase trop écrite par une conscience trop maîtrisée et par conséquent insincère – et l’agacement qu’il laisse affleurer s’accroît sans doute de sa détestation de tout prosélytisme : « Je me persuade, écrira-t-il plus tard, que l’apologétique a finalement beaucoup plus nui aux religions qu’elle ne les a servies155. » Mais quoique l’interprétation qu’il propose de cette phrase soit conforme à l’idée que se fait son époque d’un Pascal angoissé, les pascaliens considèrent aujourd’hui qu’il s’agit d’une lecture erronée car, si Dieu « s’étant caché en toutes choses pour les autres, il s’est découvert en toutes choses et en tant de manières pour nous156 », il convient de considérer que la phrase commentée se trouve prêtée au libertin : Pascal, donc, peut l’avoir écrite comme une sorte de fiction, et dans toute la distance maîtrisée qui lui est reprochée.
Il n’empêche que, après la phrase de « Note et digressions157 » où Valéry, en 1919, s’était déjà montré sévère à l’égard de Pascal, celui-ci, à ses yeux, devient ainsi peu à peu une sorte d’anti-Descartes. Et peut-être est-ce ici, pour une part, l’explication d’un raidissement très net chez Valéry qui, dans sa jeunesse, avait eu parfois des propos louangeurs sur l’auteur des Pensées, lorsqu’il écrivait par exemple qu’« il avait pour la rigueur un goût qui n’était plus et pas encore de son temps », ou bien évoquait dans l’Introduction, en même temps que les manuscrits de son cher Léonard, le « sublime cahier158 » de Pascal. Deux pôles philosophiques adverses se dessinent ainsi, ou bien plutôt deux écritures adverses : celle de Pascal, où le travail trompeur de la phrase recouvre et cache la pensée ; et celle au contraire de Descartes dont Valéry dira plus tard que « jamais, jusqu’à lui, philosophe ne s’était si délibérément exposé sur le théâtre de sa pensée, payant de sa personne, osant le Je pendant des pages entières159 » – et au surplus un Je qui donne au texte sa voix toujours présente, signe d’un authentique engagement, tandis que Pascal se trouverait replié du côté de l’écrit. Or « l’écrit cache la voix160 » et ouvre à une forme d’inauthentique.
L’article cependant ne passe pas inaperçu et Fortunat Strowski, spécialiste de Montaigne et de Pascal, conteste l’interprétation de son auteur que Paul Souday au contraire défend161. Conscient de n’avoir pas été compris, Valéry, en 1930, republie à Liège, aux Éditions du Balancier, sous le titre de Variation sur une « Pensée » annotée par l’auteur, ses pages de 1923, accompagnées d’un commentaire placé en regard et imprimé en des caractères différents où, cette fois, il prend mieux en compte la dimension apologétique de la pensée, mais cependant sans rien renier de sa réaction négative162. C’est cette ultime version, reprise en 1937 au tome VII des Œuvres, que l’on trouvera ici, et non le texte de 1923 republié l’année suivante dans Variété.
LE SILENCE ÉTERNEL…
— Quels sons doux et puissants, demande Eustathe à Pythagore163, et quelles harmonies d’une étrange pureté il me semble d’entendre dans la substance de la nuit qui nous entoure ? Mon âme, à l’extrême de l’ouïe, accueille avec surprise de lointaines modulations. Elle se tend, pareille à l’espérance, jusqu’aux limites de mon sens, pour saisir ces frémissements de cristal et ce mugissement d’une majestueuse lenteur qui m’émerveillent. Quel est donc le mystérieux instrument de ces délices ?
— Le ciel même, lui répondait Pythagore. Tu perçois ce qui charme les dieux. Il n’y a point de silence dans l’univers. Un concert de voix éternelles est inséparable du mouvement des corps célestes. Chacune des étoiles mobiles, faisant vibrer l’éther selon sa vitesse, communique à l’étendue le son qui est le propre de son nombre. Les plus éloignées, qui sont nécessairement les plus rapides, fournissent à l’ensemble les tons les plus aigus. Plus graves sont les plus lentes, qui sont les plus proches de nous ; et la terre immobile est muette. Comme les sphères obéissent à une loi, les sons qu’elles engendrent se composent dans cet accord suave et doucement variable, qui est celui des cieux avec les cieux164. L’ordre du monde pur enchante tes oreilles. L’intelligence, la justice, l’amour, et les autres perfections qui règnent dans la partie sublime de l’univers, se font sensibles ; et ce ravissement que tu éprouves n’est que l’effet d’une divine et rigoureuse analogie…
Voilà ce que prêtait aux abîmes de la nuit le profond désir des anciens Grecs.
Quant aux Juifs, ils ne parlent des cieux qu’ils n’en célèbrent l’éloquence. Les nuits bibliques retentissent des louanges du Seigneur. Les étoiles, quelquefois, y paraissent confondues aux fils de Dieu, qui sont les anges, et cette innombrable tribu des esprits et des astres fait entendre à toute la terre une acclamation immense.
« Les cieux énoncent la gloire de Dieu, et l’ouvrage de ses mains est proclamé par le firmament165. »
L’auteur des Psaumes ne trouve pas de termes assez énergiques pour exprimer toute la puissance de cette voix extraordinaire : « Le jour vomit au jour la parole divine, et la nuit enseigne la nuit. Ce ne sont point des babillages, ni de ces propos qui peuvent échapper à l’oreille, mais leur résonnance se prolonge aux extrémités de la terre… Non sunt loquelæ neque sermones quorum non audiantur voces eorum. In omnem terram exivit sonus eorum et in fines orbis terræ verba eorum166. »
Et Jéhovah lui-même dit à Job : « Les étoiles du matin éclataient en chants d’allégresse167. »
Pascal ne reçoit des espaces infinis que le silence. Il se dit « effrayé ». Il se plaint amèrement d’être abandonné dans le monde. Il n’y découvre pas Celui qui déclarait par Jérémie : Cœlum et terram ego impleo168. Et cet étrange chrétien ne se trouve pas son Père dans les Cieux… Mais au contraire, « en regardant tout l’univers muet, il entre en effroi, dit-il, comme un homme qu’on aurait porté endormi dans une île déserte et effroyable169… »
Effroi, effrayé, effroyable ; silence éternel ; univers muet, c’est ainsi que parle de ce qui l’entoure l’une des plus fortes intelligences qui aient paru.
Elle se ressent, elle se peint, et se lamente, comme une bête traquée ; mais de plus, qui se traque elle-même, et qui excite les grandes ressources qui sont en elle, les puissances de sa logique, les vertus admirables de son langage, à corrompre tout ce qui est visible et qui n’est point désolant. Elle se veut fragile et entièrement menacée, et de toutes parts environnée de périls et de solitude, et de toutes les causes de terreur et de désespoir. Elle ne peut souffrir qu’elle soit tombée dans les filets du temps, du nombre, et des dimensions, et qu’elle se soit prise au piège du système du monde. Il n’est pas de chose créée qui ne la rappelle à son affreuse condition, et les unes la blessent, les autres la trompent, toutes l’épouvantent, tellement que la contemplation ne manque jamais de la faire hurler à la mort. Elle me fait songer invinciblement à cet aboi insupportable qu’adressent les chiens à la lune ; mais ce désespéré, qui est capable de la théorie de la lune, pousserait son gémissement tout aussi bien contre ses calculs170.
Ce n’est pas seulement ce qui arrive dans le ciel, mais toute chose ; et non seulement toute chose elle-même, mais jusqu’à l’innocente représentation des choses, qui l’irrite et se fait haïr : Quelle vanité que la peinture171… Il invente, pour les images que poursuivent les arts, une sorte de dédain du second degré.
Je ne puis m’empêcher de penser qu’il y a du système et du travail dans cette attitude parfaitement triste et dans cet absolu de dégoût. Une phrase bien accordée exclut la renonciation totale.
Une détresse qui écrit bien n’est pas si achevée qu’elle n’ait sauvé du naufrage quelque liberté de l’esprit172, quelque sentiment du nombre, quelque logique et quelque symbolique qui contredisent ce qu’ils disent. Il y a aussi je ne sais quoi de trouble, et je ne sais quoi de facile, dans la spécialité que l’on se fait des motifs tragiques et des objets impressionnants. Qu’est-ce que nous apprenons aux autres hommes en leur répétant qu’ils ne sont rien, que la vie est vaine, la nature ennemie, la connaissance illusoire ? À quoi sert d’assommer ce néant qu’ils sont, ou de leur redire ce qu’ils savent ?
Je ne suis pas à mon aise devant ce mélange de l’art avec la nature. Quand je vois l’écrivain reprendre et empirer la véritable sensation de l’homme, y ajouter des forces recherchées, et vouloir toutefois que l’on prenne son industrie pour son émotion, je trouve que cela est impur et ambigu. Cette confusion du vrai et du faux dans un ouvrage devient très choquante quand nous la soupçonnons de tendre à entraîner notre conviction ou à nous imprimer une tendance. Si tu veux me séduire ou me surprendre, prends garde que je ne voie ta main plus distinctement que ce qu’elle trace.
Je vois trop la main de Pascal.
D’ailleurs, quand même les intentions seraient pures, le seul souci d’écrire, et le soin que l’on y apporte ont le même effet naturel qu’une arrière-pensée. Il est inévitable de rendre extrême ce qui était modéré, et dense ce qui était rare, et plus entier ce qui était partagé, et pathétique ce qui n’était qu’animé… Les fausses fenêtres se dessinent d’elles-mêmes. L’artiste ne peut guère qu’il n’augmente l’intensité de son impression observée, et il rend symétriques les développements de son idée première, à peu près comme fait le système nerveux quand il généralise et étend à l’être tout entier quelque modification locale. Ce n’est pas là une objection contre l’artiste, mais un avertissement de ne jamais confondre le véritable homme qui a fait l’ouvrage, avec l’homme que l’ouvrage fait supposer.
Cette confusion est de règle pour Pascal. On a tant écrit sur lui, on l’a tant imaginé et si passionnément considéré qu’il en est devenu un personnage de tragédie, un acteur singulier et presque un « emploi » de la comédie de la connaissance. Certains jouent les Pascal. L’usage a fait de lui une manière d’Hamlet français et janséniste, qui soupèse son propre crâne, crâne de grand géomètre ; et qui frissonne et songe, sur une terrasse opposée à l’univers173. Il est saisi par le vent très âpre de l’infini, et il se parle sur la marge du néant où il paraît exactement comme sur le bord d’un théâtre, et il raisonne devant tout le monde avec le spectre de soi-même.
C’est pourtant un fait assez remarquable que la plupart des religions aient placé dans l’extrême altitude le siège de la Toute-Puissance, comme elles ont trouvé sa marque et les preuves de son existence dans cet ordre sidéral, qui d’autre part, a donné aux hommes l’idée, le modèle primitif, et les premières vérifications des lois naturelles.
C’est vers le Ciel que les mains se tendent ; en lui que les yeux se réfugient ou se perdent ; c’est lui que montre le doigt d’un prophète ou d’un consolateur ; c’est du haut de lui que certaines paroles sont tombées, et que certains appels de trompettes se feront entendre.
Et sans doute, ni la Cause Première, ni l’Acte Pur, ni l’Esprit n’ont point de site, non plus qu’ils n’ont de figure ni de parties ; mais un instinct qui tient peut-être à notre structure verticale, peut-être le sentiment que nos destins sont suspendus à des phénomènes très éloignés, et que toute vie terrestre en dépend, tourne inévitablement les hommes embarrassés, ou affligés, ou tourmentés dans leurs esprits par leurs questions abusives, vers le zénith du lieu, vers le haut.
Exhausser, exaucer, sont le même mot.
Kant lui-même, cédant à un secret mouvement de mysticisme naïf, a conjoint cette espèce d’inspiration qu’il eut d’une loi morale universelle, à la sensation que lui causait le spectacle du ciel étoilé174.
J’ai essayé quelquefois d’observer en moi-même et de suivre jusqu’aux idées cet effet mystérieux que produisent généralement sur les hommes une nuit pure et la présence des astres175.
Voici que nous ne percevons que des objets qui n’ont rien à faire avec notre corps. Nous sommes étrangement simplifiés. Tout ce qui est proche est invisible ; tout ce qui est sensible est intangible. Nous flottons loin de nous. Notre regard s’abandonne à la vision, dans un champ d’événements lumineux, qu’il ne peut s’empêcher d’unir entre eux par ses mouvements spontanés, comme s’ils étaient dans le même temps ; traçant des lignes, formant des figures qui lui appartiennent, qu’il nous impose, et qu’il introduit dans le spectacle réel.
Cependant la distribution de tous ces points nous échappe. Nous nous trouvons accablés, lapidés, englobés, négligés par ce nombreux étincellement.
Nous pouvons compter ces étoiles, nous qui ne pouvons croire que nous existions à leur regard. Il n’y a aucune réciprocité d’elles à nous.
Nous ressentons quelque chose qui nous demande une parole, et une autre chose qui la refuse.
Ce que nous voyons dans le ciel, et ce que nous trouvons au fond de nous-mêmes, étant également soustraits à notre action, et l’un scintillant au delà de nos entreprises, l’autre vivant en deçà de nos expressions, il se fait donc une sorte de relation entre l’attention que nous attachons au plus loin, et notre attention la plus intime. Elles sont comme des extrêmes de notre attente, qui se répondent, et qui se ressemblent par l’espérance de quelque nouveauté décisive, dans le ciel ou dans le cœur.
À ce nombre d’étoiles qui est prodigieux pour nos yeux, le fond de l’être oppose un sentiment éperdu d’être soi, d’être unique, – et cependant d’être seul. Je suis tout, et incomplet. Je suis tout et partie.
L’obscurité qui nous entoure nous fait une âme toute nue.
Cette obscurité est tout ensemencée de clartés inaccessibles. L’on peut difficilement se défendre de songer à des demeures où l’on veille. Nous peuplons vaguement l’ombre de vivants lumineux et inconnaissables.
Cette même ombre qui nous supprime les environs de notre corps, par conséquence rabaisse le son de notre voix et la réduit à une parole intérieure, car nous avons une tendance à ne parler véritablement qu’à des êtres peu éloignés.
Nous éprouvons un calme et un malaise singuliers. Entre le « moi » et le « non-moi », il n’y a plus de passage. Pendant la pleine lumière, il existait un enchaînement de nos pensées avec les choses, par nos actes. Nous échangions des sensations contre des pensées, et des pensées contre des sensations ; et nos actes servaient d’intermédiaires, notre temps servait de monnaie. Mais à présent il n’y a plus d’échanges, il n’y a plus cet homme agissant qui est mesure des choses176. Il n’y a plus que deux présences distinctes et deux natures incommensurables. Il n’y a que deux adversaires qui se contemplent et qui ne se comprennent pas. L’immense agrandissement de nos perspectives, la réduction de notre pouvoir sont confrontés. Nous perdons pendant quelque temps l’illusion familière que les choses nous correspondent. Une mouche qui ne peut pas traverser une vitre est notre image.
Nous ne pouvons pas rester à ce point mort. La sensibilité ne connaît point d’équilibre. On pourrait même la définir comme une fonction dont le rôle est de rompre dans les vivants tout équilibre de leurs puissances. Il faut donc que notre esprit s’excite soi-même à se défaire de sa stupeur et à se reprendre de cette solennelle et immobile surprise que lui causent le sentiment d’être tout, et l’évidence de n’être rien.
On voit alors le solitaire par essence, l’esprit, se défendre par ses pensées. Notre corps se défend contre le monde, par ses réflexes et par ses diverses sécrétions ; et tantôt, il les produit comme au hasard, et comme pour faire hâtivement quelque chose ; et tantôt, ce sont des mouvements opportuns et des humeurs efficaces qu’il oppose exactement à ce qui l’opprime ou qui l’irrite. L’âme n’agit pas autrement contre l’inhumanité de la nuit. Elle s’en défend par ses créations, qui, les unes, sont naïves et irrésistibles comme des réflexes ; les autres sont réfléchies, retardées, combinées, articulées, et adaptées à la connaissance qu’elle peut avoir de notre situation.
Nous trouverons donc en nous deux ordres de réponses à la sensation que j’ai décrite, et que nous donnent la vue du ciel et l’imagination de l’univers. Les unes seront spontanées, et les autres élaborées. Elles sont bien différentes, quoiqu’elles puissent se mêler et se combiner dans la même tête ; mais il faut les séparer pour les définir. On les distingue souvent en attribuant les unes au cœur, les autres à l’esprit. Ces termes sont assez commodes.
Le cœur finit presque toujours, dans sa lutte contre la figure effrayante du monde, par susciter, à force de désir, l’idée de quelque Être assez puissant pour contenir, pour avoir construit, ou pour émettre, ce monstre d’étendue et de rayonnements qui nous produit, qui nous alimente, qui nous enferme, qui nous menace, qui nous fascine, qui nous intrigue et nous dévore. Et cet Être, ce sera même une Personne, c’est-à-dire qu’il y aura quelque ressemblance entre lui et nous, et je ne sais quel espoir d’une entente indéfinissable. Voilà ce que le cœur trouve. Il tend à se répondre par un dieu.
On sait bien, d’ailleurs, par l’expérience de l’amour, que l’unique a besoin de l’unique, et que le vivant veut le vivant.
Voyons maintenant quel autre genre de pensées peut nous venir, si nous différons notre sentiment, et si nous essayons d’opposer à l’énorme pression de toutes les choses, une patience infinie et un immense intérêt. L’esprit cherche.
L’esprit ne se hâtera pas d’imaginer ce qu’il lui faut pour soutenir la considération de l’univers. Il examinera ; sans égard au temps, ni à la durée d’une vie particulière. Il y a un contraste remarquable entre la promptitude, l’impatience, l’inquiétude du cœur, et cette lenteur faite de critique et d’espoir. Ce retard, qui peut être illimité, a pour effet de transformer le problème. Le problème transformé pourra transformer le questionneur.
Nous observerons que nous ne pouvons penser à notre univers qu’en le concevant comme un objet nettement séparable de nous, et distinctement opposé à notre conscience. Nous pourrons alors le comparer aux petits systèmes que nous savons décrire, définir, mesurer, expérimenter. Nous traiterons le tout comme une partie. Nous serons conduits à lui ajuster une logique dont les opérations nous permettront de prédire ses changements, ou d’en limiter le domaine.
(Nous comparerons, par exemple, l’ensemble des étoiles à un nuage gazeux, nous essaierons sur un essaim sidéral les définitions et les lois trouvées en étudiant les gaz au laboratoire, nous nous ferons une idée statistique de l’univers, nous penserons à son énergie interne, à sa température, etc.)
Notre travail consistera, en somme, à rapprocher ce qui était si stupéfiant et si émouvant, de ce qui est familier à nos sens, accessible à notre action, et qui se conforme d’assez près à nos raisonnements.
Mais il résulte, il doit nécessairement résulter à la longue, de ce travail illimité, une certaine variation, (déjà sensible), de ce familier, de ce possible, de ce raisonnable, qui constituent à chaque instant les conditions de notre apaisement. Comme les hommes ont accepté les antipodes, ils s’apprivoiseront avec la courbure d’univers177, et avec bien d’autres étrangetés. Il n’est pas impossible, – il est même assez probable, – que cette accoutumance transforme peu à peu, non seulement nos idées, mais certaines de nos réactions immédiates.
Ce qu’on pourrait nommer la réaction de Pascal peut devenir une rareté et un objet de curiosité pour les psychologues.
Pascal avait « trouvé », mais sans doute parce qu’il ne cherchait plus. La cessation de la recherche, et la forme de cette cessation, peuvent donner le sentiment de la trouvaille.
Mais il n’a jamais eu de foi dans la recherche en tant qu’elle espère dans l’imprévu.
Il a tiré de soi-même le silence éternel, que, ni les hommes véritablement religieux, ni les hommes véritablement profonds, n’ont jamais observé dans l’univers.
Il a exagéré affreusement, grossièrement, l’opposition de la connaissance et du salut, puisqu’on voyait, dans le même siècle, de savantes personnes qui ne faisaient pas moins bien leur salut, je pense, que lui le sien, mais qui n’en faisaient point souffrir les sciences. Il y avait Cavalieri, qui s’essayait aux indivisibles ; il y avait ce Saccheri, qui soupçonnait, sans se l’avouer, ce qu’il y a de convenu dans Euclide et entr’ouvrait une porte à bien des audaces futures de la géométrie. Ce n’étaient, il est vrai, que des Jésuites178.
Le Silence éternel de ces espaces infinis M’EFFRAYE.
Cette phrase, dont la force de ce qu’elle veut imprimer aux âmes et la magnificence de sa forme ont fait une des paroles les plus fameuses qui aient jamais été articulées, est un Poème
et point du tout une Pensée.
Car Éternel et Infini sont des symboles de non-pensée. Leur valeur est toute affective. Ils n’agissent que sur une certaine sensibilité. Ils provoquent :
la sensation particulière de l’impuissance d’imaginer.
Pascal introduit dans la littérature l’usage ou l’abus de ces termes, très bons pour la poésie, et qui ne sont bons que pour elle.
Il en compose une disposition symétrique, une sorte de figure d’équilibre formidable, à l’écart de laquelle il place en opposition, (et comme l’homme isolé, perdu dans les cieux, insignifiant et pensant) son : M’EFFRAYE. Observons comme tout l’inhumain qui règne dans les Cieux est établi, représenté par cette forme de grand vers, dont les mots de même fonction s’ajoutent et se renforcent dans leurs effets : substantif et substantif, silence avec espaces ; épithète avec épithète : infini étale éternel.
Ce vaste vers construit l’image rhétorique d’un système complet en soi-même, un « UNIVERS »…
Quant à l’humain, à la vie, à la conscience, à la terreur, cela tient dans un rejet : M’EFFRAYE.
Le poème est parfait.
Je dirai encore sur ce poème :
La véritable poésie tend toujours à une certaine imitation de ce qu’elle signifie, au moyen de la matière du langage, ou par la distribution de cette matière.
Mais le physique des mots et la tactique de leurs arrangements dans les formes grammaticales étant indépendants des valeurs conventionnelles qui leur répondent et qui sont leurs sens, il y a fort peu de chances pour que l’expression immédiate d’une idée vienne à l’esprit dans une condition poétique.
Il n’y aurait pas de poésie, on ne l’eût pas inventée, si ce cas singulier ne se présentait jamais.
Il n’y aurait pas de poésie, si le travail et les artifices ne permettaient, par l’essai d’une quantité de substitutions, de multiplier les coups heureux et d’assembler ce qu’il en faut pour composer une durée toute favorable.
Mais ces coups heureux et isolés dont je parle, que les poètes attendent, épient, accumulent, dont ils font des cultures et essayent d’accroître la virulence, s’ils peuvent se produire dans une tête quelconque à titre d’accident et de simple rencontre, il s’en faut toutefois que cet individu qui est leur lien, les remarque et les prise. La plupart ne sont pas sensibles à ces productions de leur vie.
Ainsi des mots d’enfants, parfois si remarquables, dont la grâce, ou bien la portée, sont imperceptibles à leurs auteurs.
Rien de pareil chez notre Pascal.
Poème ou Pensée, le « SILENCE ÉTERNEL » a servi de thème à la présente « Variation », par laquelle on n’entendit rien proposer au lecteur qui ne se déduisît presque inévitablement de ce texte si beau et si bref.
À la lueur de quelques mots, on a cru voir dans les profondeurs de Pascal des intentions et des contradictions assez remarquables. On a cru pouvoir les définir ou les décrire.
On s’est diverti, d’abord, à faire observer que le sentiment général des hommes religieux en présence du ciel nocturne, pur tout ensemencé d’étoiles, est merveilleusement contraire à celui que nous dit ressentir Pascal.
Ils voient Dieu dans ce vide semé de feux.
Ils l’entendent. Le silence éternel leur sonne un concert éclatant de louanges universelles.
Mais cependant que la considération de la nuit les excite, les exalte à ce point, païens, juifs ou chrétiens, elle accable, elle opprime Celui qui avait déjà trouvé179.
Le fait n’est pas contestable. Le contraste est évident. Ce désaccord si manifeste doit signifier quelque chose.
Je sais bien que le ciel de Pascal n’est plus le Ciel des anciens enthousiastes.
Copernic et Kepler sont venus ; et Galilée. La Terre dans le ciel devient fort peu de chose. L’homme n’est plus au centre du Tout. On commence de trouver difficile à penser que ce Tout est créé pour lui, qu’il est l’objet d’une attention privilégiée de la Toute-Puissance. Au ciel revu par les lunettes et corrigé par la nouvelle astronomie, Pascal découvre de son côté de nouvelles raisons de craindre.
Il ne voit rien dans le monde dont il ne sache extraire son poison. Il en tire des cieux. Il est affreusement avide de tout ce qui le déprime, incapable de s’abstraire de son intérêt personnel. Il ne peut accepter de n’être que ce qu’il est. Il ne lui suffit pas d’être Pascal… Qui sait s’il n’a pas trop profondément et amèrement ressenti la gloire de Des Cartes, dont il a constamment essayé d’abaisser les mérites et de railler les grands espoirs ; et si une pointe de jalousie atroce, une épine secrète dans son cœur180…
Le commencement de son entreprise de destruction générale des valeurs humaines se trouve peut-être dans quelque souffrance particulière de son amour de soi. Il est des rivaux si redoutables qu’on ne les peut ravaler qu’en rabaissant toute l’espèce.
Le développement de notre « Variation » nous a conduits naturellement à opposer l’idée que Pascal nous donne de soi-même, (ou bien, celle que nous présente de lui la tradition), à l’idée que nous pouvons nous en faire, par nous-mêmes.
(Il ne faut pas se flatter que l’une puisse être plus vraie que l’autre. Cette prétention, ou cette autre, n’aurait aucun sens.)
J’ai lu sans nul effort, dans notre célèbre verset, des volontés et des puissances bien difficiles à composer avec la simplicité du cœur et avec l’intégrité de désespérance qui conviendraient au personnage le plus noir, le plus pur de la Légende Intellectuelle.
C’était là se risquer à rendre Pascal plus humain ; et peut-être, plus profond.
Toutefois ce nouvel aspect d’une illustre figure n’a pas été goûté par tout le monde.
Ce qui me semblait évident a paru émaner de moi. Plusieurs furent émus ; certains parlèrent de scandale. Même quelques hommes des plus éminents de ce temps-ci se sont trouvés blessés comme dans leur personne du résultat d’un examen que chacun peut faire soi-même. – Faut-il donc y revenir ? – Qu’ai-je donc fait ? À ce que dit Pascal qu’il éprouve, et à quoi la légende le borne, j’ajoutai simplement qu’il le dit avec art. J’ai vu distinctement l’écrivain, et même le poète, et presque le rhéteur, dans les quelques mots du Silence Éternel.
– Qui ne les voit ? – Et les voyant, qui ne se figure un tout autre Pascal que le Pascal entier, abrupt, totalement, éperdument affreux des romantiques181 ?
Cette tradition presque vénérable nous le montre comme une sorte de Héros de la dépréciation totale et amère. Il doit donc nous offrir la perfection même du mépris de ce qui est, et l’idéal de la terreur de ce qui peut être ; et la formule de ce fameux personnage doit s’écrire à peu près ainsi :
Le produit nécessaire des opérations de l’intelligence la plus précoce, la plus précise et la plus profonde qu’on ait vue est une angoisse presque animale.
C’est écrire que l’horreur de la vie est au moins proportionnelle à la connaissance qu’on en peut avoir.
(D’où l’on tirerait aussitôt que Dieu doit ressentir un dégoût infini de son ouvrage.)
Mais je me suis naïvement demandé si un homme qui ne regarde plus qu’en soi et qu’en Dieu, qui ne se conçoit plus qu’entre sa perte et son salut, qui ne s’inquiète plus de son avenir dans l’esprit des autres, – comme il sied à un désespéré, misérablement nu et seul avec son néant tout près de soi, – a le cœur de songer encore au jeu d’écrire ?
Il m’a semblé que l’on n’écrit jamais que pour quelqu’un, et que l’on n’écrit avec art que pour plus d’un. Tant que quelqu’un nous importe encore, notre détresse est maniable encore ; elle nous peut servir encore. Et notre foi, si nous en avons, n’est donc pas si entièrement placée en Dieu qu’il n’en reste aussi quelque peu qui se remet au jugement des gens de goût et fonde son espoir sur les amateurs de belle littérature.
Si je ressens que tout est vain, cette même pensée m’interdit de l’écrire.
Mais au fond, l’on veut tout avoir, et le ciel et la gloire ; et c’est là que Pascal se fait plus réel, et donc beaucoup moins pascalien qu’on ne voudrait qu’il fût.
Ai-je inventé que Pascal devant la nature dit éprouver un sentiment exactement contraire de celui que la plupart des croyants proclament qu’ils ressentent ?
Est-il, ou n’est-il pas vérifiable, qu’il s’applique à solliciter cette réaction singulière, lui qui ne trouve de la douceur à son renoncement que pour avoir d’abord suffisamment corrompu, avili, infecté ce à quoi il renonce ? Il ne vomirait pas le monde s’il ne l’avait déjà gâté.
Son horreur panique, qui s’oppose à la confiance religieuse inspirée par le ciel, n’est pas moins opposée à la considération scientifique. (En insistant un peu sur les étymologies, on pourrait dire, avec une sorte de précision, que le croyant contemple182 le ciel, tandis que le savant le considère.)
L’homme de science regarde l’ensemble étoilé sans y attacher aucune signification. Il met hors du circuit tout le système émotif de son être. Il essaye de se rendre soi-même une manière de machine, qui, recevant des observations, restituerait des formules et des lois, et travaillerait à substituer finalement aux phénomènes leur expression en pouvoirs conscients, volontaires, définis.
Voici donc notre poète du silence et de l’effroi bien distingué de la presque unanimité des mystiques et de la généralité des savants.
Joignant à une double distinction la remarque que nous avons faite de son grand souci d’écrivain ; l’ayant convaincu de très belle et très savante industrie dans son style, et par là, d’un mélange de ses terreurs et de ses dégoûts avec un espoir intime d’éblouir et d’être admiré, nous pouvons, à présent que nous avons radouci cet anachorète en homme de lettres, examiner l’emploi qu’il fait de ses affreuses sensations et de ses moyens prestigieux.
C’est ici qu’il me déplaît, ou c’est ici que je m’accuse.
Je veux bien qu’adorateur du Créateur, il n’en trouve que l’absence dans la Création183, et je veux bien qu’artiste et grand artiste qu’il est, il déprise l’art. Je consens que géomètre et profond géomètre, il ravale la science à une curiosité et à des applications dont le souci ne peut distraire une âme de son mal essentiel. J’aime que nous n’attachions pas une valeur absolue à ce qui fait notre valeur relative. J’approuve que l’on ait une idée assez claire de ce que l’on est pour regarder comme fortuits les dons que l’on peut avoir. Sans doute ce ne sont pas toujours les plus forts esprits qui ont été le plus émus, comme ils eussent dû l’être, par la fragilité, l’inconstance, l’insuffisance de la pensée. Mais il manque quelque chose, (une certaine noblesse), à toute grandeur qui ne se sent pas accidentelle, et à tout esprit qui ne discerne pas son faible et son médiocre aussi nettement et curieusement qu’il reconnaît en soi quelques beautés et quelques lumières parfois prodigieuses.
En tout ceci, Pascal est digne de Pascal.
Mais c’est l’usage auquel il destinait les fruits amers de sa méditation qui me tourmente et qui m’est odieux.
Je ne puis souffrir les apologies184. S’il est quelque chose qu’un esprit de grande portée se doive interdire, et ne doive même concevoir, c’est l’intention de convaincre les autres et l’emploi de tous les moyens pour y parvenir.
Le commerce, la politique, et malheureusement la religion, ne s’embarrassent pas de l’impureté de leurs artifices quand il s’agit d’acquérir une clientèle et de se séduire les volontés.
Il y a un grand mépris des humains dans toute entreprise de propagande ; et un grand outrage à la charité ; car celui qui me veut convaincre est nécessairement conduit à me faire ce qu’il ne voudrait pas qu’on lui fît. Il me traite en personne qu’il faut tromper. Il use d’un horrible mélange de méthode et de stratagèmes, combine les sentiments et les syllogismes, agite les spectres, prodigue les promesses et les menaces, excite le bestial et l’idéal tour à tour.
Voyez comme s’y prennent les orateurs et tous ceux qui veulent mettre les gens de leur côté. Qu’est-ce que l’Éloquence ? Elle emprunte de la chaleur et des images, des figures, des rythmes et du nombre pour donner force de vie à des propositions toutes nulles par elles-mêmes185.
Qu’est-ce que l’Apologétique ? Faire de bons chrétiens avec de mauvais raisonnements, utiliser la logique et la mort, etc. Le Serpent peut-il faire pire ?
Voilà ce que je nomme impur, que je ne puis supporter, et que je ressens comme un attentat. S’il existe une Éthique de l’esprit, rien ne l’offense davantage.
Imaginons un peu le dessein et les arguments qui se trouvent dans les « Pensées » considérés et jugés par l’auteur des Provinciales. Qu’il applique son impitoyable regard au raisonnement du Pari186.
La réaction de Pascal, (épouvante devant l’idée de l’Univers physico-mécanique), et la réaction inverse, (exaltation), ne s’observent guère plus de nos jours.
Le progrès des connaissances dans cet ordre, les grandes nouveautés qui se sont produites, le nombre des faits, l’étrangeté et l’instabilité des théories, et singulièrement la dépendance de plus en plus sensible des phénomènes à l’égard des moyens d’observation, engagent les modernes à suspendre tout jugement au sujet de la nature des choses. Nous savons que le silence éternel n’est qu’une imagination, et qu’il n’est de lieu dans « l’espace » où quelque résonnateur n’accuserait la présence éternelle de rayonnements et d’énergie.
Cette fameuse réplique qui est dans le Mystère de Jésus : Tu ne me chercherais pas… etc187., est peut-être dérivée de quelque souvenir de lecture.
Saint Bernard, (cité par Bourdaloue dans le Sermon sur la Grâce), dit ceci : Nisi enim prius quœsita, non quœreres ; sicut nec eligeres nisi electa188.
La formule de Pascal n’est pas toute semblable à celle de saint Bernard. Dans Pascal, la recherche même est donnée pour preuve de l’existence du cherché. La recherche résulte d’une secrète trouvaille qui la précède.
Dans saint Bernard, l’âme ne cherche que pour être soi-même cherchée. La recherche de Dieu par l’âme dépend de la recherche de l’âme par Dieu. Tu ne me chercherais pas si tu n’étais cherchée par moi. Tu ne me chercherais pas si tu étais réduite à toi seule.
Il y avait aussi le Père Noël, celui dont Pascal a raillé la définition de la lumière189.
Il est permis de remarquer que cette définition, toute absurde au dix-septième siècle, pourrait presque s’interpréter aujourd’hui comme une expression grossière des théories les plus récentes sur la constitution de la lumière, (structure granulaire du rayonnement).
D’ailleurs, les idées de Pascal dans l’ordre physique sont d’un esprit singulièrement timoré. Ce qu’il pensait ne menait à rien. Il manquait de cette imagination du mécanisme des phénomènes qui abondait en Des Cartes190, et qui, toute naïve et illusoire qu’elle peut être en soi, est la condition d’une quantité de recherches très fécondes et de découvertes positives.
Ces courtes pages ont été écrites pour le numéro d’hommage que La NRF, le 1er janvier 1923, consacre à Proust récemment disparu. Valéry l’avait rencontré dès son arrivée à Paris au printemps de 1894 lorsque Marie de Heredia, future épouse d’Henri de Régnier, afin de tourner en dérision l’Académie française où son père venait d’être élu, avait fondé l’Académie canaque : Pierre Louÿs en faisait partie, ainsi que Léon Blum, Philippe Berthelot, le futur secrétaire général du Quai d’Orsay, Proust, quelques autres encore. Mais Valéry, peu assidu aux réunions, ne fit qu’y croiser le futur romancier. Longtemps après, en 1920, il lui envoie un exemplaire de l’Album de vers anciens dont le dédicataire ne prend pas la peine de découper les pages, que l’on retrouvera intactes après sa mort. Si, en retour, il reçoit à la fin de l’année Le Côté de Guermantes, Valéry le lit-il vraiment ? Rien ne le prouve. Néanmoins, lorsque deux jours après la mort de Proust, le 20 novembre 1922, il prononce une conférence à Neuchâtel, il choisit de l’ouvrir par un rapide hommage au disparu qui ne laisse pas de surprendre un peu ; mais sans doute témoigne-t-il déjà de cette même distance un peu indifférente qui marque les pages qu’on va lire.
Quoique je connaisse à peine un seul tome de la grande œuvre de Marcel Proust, et que l’art même du romancier me soit un art presque inconcevable, je sais bien toutefois, par ce peu de la Recherche du Temps perdu que j’ai eu le loisir de lire, quelle perte exceptionnelle les Lettres viennent de faire, et non seulement les Lettres, mais davantage cette secrète société que composent, à chaque époque, ceux qui lui donnent sa véritable valeur.
Il m’eût suffi, d’ailleurs, quand je n’aurais pas lu une ligne de ce vaste ouvrage, de trouver accordés sur son importance les esprits si dissemblables de Gide et de Léon Daudet191, pour être assuré contre le doute ; une rencontre si rare ne peut avoir lieu qu’au plus près de la certitude. Nous devons être tranquilles : il fait soleil, s’ils le proclament à la fois.
D’autres parleront exactement et profondément d’une œuvre si puissante et si fine. D’autres encore exposeront ce que fut l’homme qui la conçut et la porta jusqu’à la gloire ; moi, je n’ai fait que l’entrevoir, il y a bien des années. Je ne puis proposer ici qu’une opinion sans force, et presque indigne d’être écrite. Ce ne soit qu’un hommage, une fleur périssable sur une tombe qui restera.
Tout genre littéraire naissant de quelque usage particulier du discours, le roman sait abuser du pouvoir immédiat et significatif de la parole, pour nous communiquer une ou plusieurs « vies » imaginaires, dont il institue les personnages, fixe le temps et le lieu, énonce les incidents, qu’il enchaîne par une ombre de causalité plus ou moins suffisante.
Tandis que le poème met en jeu directement notre organisme, et a pour limite le chant, qui est un exercice de liaison exacte et suivie entre l’ouïe, la forme de la voix, et l’expression articulée, – le roman veut exciter et soutenir en nous cette attente générale et irrégulière, qui est notre attente des événements réels : l’art du conteur imite leur bizarre déduction, ou leurs séquences ordinaires. Et tandis que le monde du poème est essentiellement fermé et complet en lui-même, étant le système pur des ornements et des chances du langage, l’univers du roman, même du fantastique, se relie au monde réel, comme le trompe-l’œil se raccorde aux choses tangibles parmi lesquelles un spectateur va et vient.
L’apparence de « vie » et de « vérité », qui est l’objet des calculs et des ambitions du romancier, tient à l’introduction incessante d’observations, – c’est-à-dire d’éléments reconnaissables, qu’il incorpore à son dessein. Une trame de détails véritables et arbitraires raccorde l’existence réelle du lecteur aux feintes existences des personnages ; d’où ces simulacres prennent assez souvent d’étranges puissances de vie qui les rendent comparables, dans nos pensées, aux personnes authentiques. Nous leur prêtons, sans le savoir, tous les humains qui sont en nous, car notre faculté de vivre implique celle de faire vivre. Tant nous leur prêtons, tant vaut l’œuvre.
Il ne doit point y avoir de différences essentielles entre le roman et le récit naturel des choses que nous avons vues et entendues. Ni rythmes, ni symétries, ni figures, ni formes, ni même de composition déterminée ne lui sont imposés. Une seule loi, mais sous peine de la mort : il faut, – et, d’ailleurs, il suffit, – que la suite nous entraîne, et même nous aspire, vers une fin qui peut être l’illusion d’avoir vécu violemment ou profondément une aventure, ou bien celle de la connaissance précise d’individus inventés. Il est remarquable, – on le montrerait aisément par l’exemple des romans populaires, – qu’un ensemble d’indications toutes insignifiantes, et comme nulles une à une (puisqu’on peut les transformer, une à une, en d’autres d’égale facilité), produise l’intérêt passionné et l’effet de la vie. Il n’en faut rien conclure contre le roman, mais tout au plus accuser quelque peu la vie, qui se trouve une somme parfaitement réelle de choses dont les unes sont vaines, et les autres imaginaires…
Le roman peut donc admettre tout ce qu’appelle et admet chaque développement ordonné de notre mémoire, quand elle reprend et commente un temps que nous avons vécu : non seulement portraits, paysages, et ce qu’on nomme « psychologie », mais encore toute sorte de pensées, allusions à toutes les connaissances. Il peut agiter, compulser tout l’esprit.
C’est en quoi le roman se rapproche formellement du rêve ; on peut les définir l’un et l’autre par la considération de cette curieuse propriété : que tous leurs écarts leur appartiennent.
Mais l’on associe généralement les poèmes avec les songes, et ce me semble légèrement pensé.
Au contraire des poèmes, un roman peut être résumé, c’est-à-dire raconté lui-même ; il supporte qu’on en déduise une figure semblable ; il contient donc toute une part qui peut, à volonté, devenir implicite. Il peut aussi être traduit, sans perte du principal. Il peut être développé intérieurement ou prolongé à l’infini, comme il peut être lu en plusieurs séances… Il n’y a d’autres bornes à sa durée et à sa diversité que celles mêmes des loisirs et des forces de son lecteur ; toutes les restrictions qu’on peut lui imposer ne procèdent pas de son essence, mais seulement des intentions et des décisions particulières de l’écrivain.
Proust a tiré un parti extraordinaire de ces conditions si simples et si larges. Il n’a pas saisi la « vie » par l’action même ; il l’a rejointe, et comme imitée, par la surabondance des connexions que la moindre image trouvait si aisément dans la propre substance de l’auteur. Il donnait des racines infinies à tous les germes d’analyse que les circonstances de sa vie avaient semés dans sa durée. L’intérêt de ses ouvrages réside dans chaque fragment. On peut ouvrir le livre où l’on veut ; sa vitalité ne dépend point de ce qui précède et, en quelque sorte, de l’illusion acquise ; elle tient à ce qu’on pourrait nommer l’activité propre du tissu même de son texte.
Proust divise – et nous donne la sensation de pouvoir diviser indéfiniment – ce que les autres écrivains ont accoutumé de franchir.
Nous, à chaque élément de notre chemin, nous venons de méconnaître un infini en puissance, qui n’est que la propriété de tous nos souvenirs de pouvoir se combiner entre eux. Pour avancer dans notre existence et satisfaire aux événements, il nous faut nécessairement négliger cette propriété d’imminence de notre profonde nature. Nous sommes faits intimement d’une chose qui se fait aux dépens du possible. Nous sommes, par notre seule conscience, parfaitement inépuisables, – nous qui ne pouvons nous arrêter en nous-mêmes, sans subir aussitôt tant de pensées, sans les voir se substituer l’une à l’autre, ou bien se développer l’une dans l’autre, ouvrant une perspective de parenthèses… L’âme ne peut sans cesse qu’elle ne crée, et qu’elle ne dévore ses créatures. Elle ébauche à chaque instant d’autres vies, engendre ses héros et ses monstres, elle esquisse des théories, commence des poèmes… Tout ce que l’on perd, ou que l’on croit perdre, mais tout ce que l’on peut espérer de soi, ce trésor de toute valeur et de valeur nulle, duquel chacun de nous retire ce qu’il est, – c’est là sans doute ce que Marcel Proust appelait le Temps perdu. Personne, ou presque personne, n’en avait jusqu’à lui délibérément utilisé les ressources. Ce fut là se servir de tout son être ; c’est à quoi il l’a consumé.
Proust sut accommoder les puissances d’une vie intérieure singulièrement riche et curieusement travaillée à l’expression d’une petite société qui veut être, et qui doit être, superficielle. Par son acte, l’image d’une société superficielle est une œuvre profonde.
Tant d’esprit devait-il s’y employer ? L’objet valait-il tant de soins et une attention si soutenue ? – Ceci est très digne d’examen.
Ce qui soi-même se nomme le « Monde » n’est composé que de personnages symboliques. Nul n’y figure qu’au titre de quelque abstraction. Il faut bien que tous les pouvoirs se rencontrent ; que l’argent, quelque part, cause avec la beauté ; que la politique s’apprivoise avec l’élégance ; que les lettres et la naissance se conviennent et se donnent le thé. Sitôt qu’une puissance nouvelle se fait reconnaître, il ne se passe pas un temps infini que ses représentants n’apparaissent dans les réunions du « monde » ; et le mouvement de l’histoire se résume assez bien dans l’accession successive des espèces sociales aux salons, aux chasses, aux mariages et aux funérailles de la tribu suprême d’une nation.
Toutes ces abstractions dont je parlais, ayant pour suppôts des individus qui sont ce qu’ils sont, il en résulte des contrastes et des complications qui ne s’observent que sur ce petit théâtre. Comme le billet de banque n’est, d’autre part, qu’une feuille de papier, ainsi le personnage du monde compose une sorte de valeur fiduciaire avec une substance vivante. Cette combinaison est merveilleusement propice aux desseins d’un subtil auteur de romans.
Il ne faut pas oublier que nos plus grands écrivains n’ont presque jamais considéré que la Cour. Ils ne tiraient de la Ville que des comédies, et de la campagne que des fables. Mais le très grand art, l’art des figures simplifiées, et des types les plus purs, entités qui permettent le développement symétrique, et comme musical, des conséquences d’une situation bien isolée, est lié à l’existence d’un milieu conventionnel, où se parle un langage orné de voiles et pourvu de limites, où le paraître commande l’être, et le tient noblement dans une contrainte qui change toute la vie en exercice de présence de l’esprit…
Le « monde » d’aujourd’hui n’est pas si clairement ordonné que l’était cette Cour de jadis. Il n’en mérite pas moins – et sans doute par un certain désordre, et par d’intéressantes contradictions qui s’y remarquent – que l’inventeur de Charlus et des Guermantes y ait pris ses figures et ses prétextes, – dont quelques-uns fort délicats. Mais dans ses profondeurs personnelles, Marcel Proust a cherché la métaphysique dont aucun monde ne se passe.
Quant à ses moyens, ils se rattachent sans conteste à notre tradition la plus admirable. On trouve quelquefois que ses ouvrages ne sont pas d’une lecture bien aisée. Mais je ne cesse de répondre qu’il faut bénir les auteurs difficiles de notre temps. S’ils se forment quelques lecteurs, ce n’est pas seulement pour leur usage. Ils les rendent du même coup à Montaigne, à Descartes, à Bossuet, et à quelques autres qui valent peut-être encore d’être lus. Tous ces grands hommes parlent abstraitement ; ils raisonnent ; ils approfondissent ; ils dessinent d’une seule phrase tout le corps d’une pensée achevée. Ils ne craignent pas le lecteur, ils ne mesurent pas leur peine, ni la sienne. Encore un peu de temps, et nous ne les comprendrons plus.
Introduction à la méthode de Léonard de Vinci
Après l’Introduction de 1895192, Valéry continue de s’intéresser à Léonard de loin en loin. Il lit les deux volumes d’Études que le philosophe Pierre Duhem lui consacre en 1906 et en 1909, et songe à un petit dossier de traductions qu’il pourrait préfacer, avant d’abandonner le projet en 1908 quand il voit paraître au Mercure de France un recueil, justement, de textes choisis, traduits et présentés par le Sâr Péladan. Une dizaine d’années plus tard, la situation est toute différente. Quand Gaston Gallimard, en 1919, lui propose de reprendre en volume ce qui, à l’origine, n’était qu’un article de revue, il se sent bien loin de ce Léonard où s’était jadis engagée toute l’audace d’un jeune écrivain qu’il regarde maintenant comme un autre, et il songe à doubler l’ancienne Introduction – qu’il va légèrement remanier – d’un texte nouveau qui serait à la fois une sorte de préface et une nouvelle approche de Vinci. À la fin du mois de juillet, ce texte nouveau est achevé : il l’a intitulé « Note et digressions » – le second mot passera au singulier dans les rééditions – et, comme toujours, il n’est pas enchanté de ce nouveau Vinci dont il dit à sa femme qu’il l’a « gâché, raté, cochonné, saboté193 ». Ce qui le laisse insatisfait, c’est qu’il aurait voulu conclure son texte par quelques pages précises sur Léonard tel qu’il l’envisage désormais : la fatigue l’y a fait renoncer et le texte, c’est vrai, se conclut de manière assez brusque. Mais si ces pages lui semblent ratées, c’est peut-être aussi à cause de cette sorte de glissando qui, de manière un peu désinvolte, fait passer le lecteur de ce qui correspond en effet à une sorte de « Note » – un retour sur l’ancien Léonard –, à ce que le titre appelle, non sans raison, des « digressions » sur la conscience et le dedans de l’esprit.
Dans la « Note », il se montre sévère pour son essai de 1895, et André Breton n’a pas tort de lui écrire, le 11 décembre, qu’en se montrant si habile à déprécier l’Introduction, il court le risque d’ôter à son lecteur le désir de la lire. Mais cette sévérité est surtout le signe, à l’égard de ce premier Léonard, d’une distance qu’attestent aussi les « digressions », très différentes des pages jadis données à La Nouvelle Revue. Depuis longtemps, Valéry, dans les notes des Cahiers, réfléchit à un Moi invariant qu’il figure par le centre d’une sphère, d’un anneau de fumée, le centre d’une bague, ou encore le zéro. Mais dès lors qu’à bien des égards le Moi pur devient une figure de l’Être, cette théorie, aussi bien, confère à sa réflexion une dimension quasi métaphysique – et l’on ne peut se retenir de songer aux mystiques qu’il a beaucoup lus, lorsqu’on découvre sous sa plume la définition de la conscience pure où le Moi devient comme une métaphore de Dieu : « Elle fait songer naïvement à une assistance invisible logée dans l’obscurité d’un théâtre. Présence qui ne peut pas se contempler, condamnée au spectacle adverse, et qui sent toutefois qu’elle compose toute cette nuit haletante, invinciblement orientée194. » De la « Note » à ces « digressions », le lien, cependant, apparaît de manière assez claire si l’on songe à ce qu’écrit Valéry quelques pages plus tôt : « L’homme très élevé n’est jamais un original. Sa personnalité est aussi insignifiante qu’il le faut195. » Et c’est là une définition possible de l’esprit universel auquel Valéry s’intéresse depuis toujours. Mais entre le Léonard de 95, si présent au monde, et dont les sens sont si constamment éveillés, et la pointe sèche des pages de 1919 où se découvre une prose aussi somptueusement accomplie, mais de haute abstraction, un abîme s’est creusé.
Le livre paraît en novembre 1919. Frondeur, Aragon, qui fréquente Valéry depuis quelques mois, lui consacre au mois de février suivant un petit article énigmatique, tout ensemble, et caustique dans le numéro 12 de Littérature, la revue qu’il vient de fonder avec Breton et Soupault, où on lit en particulier : « L’ambition où nous voyons Léonard (je veux dire vous-même) de connaître la valeur absolue de son esprit, et pis, Dieu me pardonne, de l’esprit, me déçoit si je l’examine. » Mais de manière plus large, à l’exception de l’étude de Charles Du Bos dans La NRF de mai 1920196 et du tardif compte rendu de Souday dans Le Temps du 2 août – élogieux comme toujours, mais où le feuilletoniste prend la peine « d’avertir d’abord qu’il n’est pas impossible qu’on n’ait pas tout compris » –, la presse reste assez silencieuse sur ce livre qu’elle regarde sans doute comme un poisson une pomme. Curieusement, Gide confie à Rilke que cette « Note et digressions » n’est pas « particulièrement bien écrite197 ». Mais « stupéfait » et « bouleversé » par ce nouveau Léonard, son ami André Fontainas, dans une lettre du 19 décembre, n’a pas tort de remarquer que Valéry accomplit « une synthèse formidable entre les deux sphères où évoluent de plus en plus séparément les deux groupes d’écrivains modernes : celle des écrivains qui ont beaucoup de choses à dire, et ne possèdent pas les moyens de les dire, ou de les bien dire ; – celle des écrivains qui abondent en ressources, et qui n’ont rien à dire ! »
Pour le reste, ce qui retient bien des lecteurs, ce sont les attaques contre Pascal198 que la « Variation sur une “pensée” » aggravera en 1923. Dans la Revue des jeunes du 25 avril 1920, Mauriac s’étonne qu’elles aient pu apparaître sous la plume de ce même Valéry qui au début du siècle suivait les conférences du père Hurtaud sur saint Thomas, et l’intéressé – de manière assez peu convaincante, il est vrai – se défend le 17 mai : « En vérité, ce n’était pas à lui que je pensais, tant qu’à la légende romantique et universitaire qu’on lui a faite199. » Quant à Claudel, qui n’a pas trop goûté non plus la pique contre l’Église thomiste200, il écrit à l’auteur, le 13 novembre 1919 : « Comme vous êtes dur pour les “génies”201 ! » Et leur réaction eût peut-être été plus sévère encore s’ils s’étaient avisés d’une menue modification du texte de l’Introduction, puisque « le sublime cahier de Pascal » de 1895 est devenu plus sèchement « les illustres notes de Pascal202 »…
Après la reprise des deux textes dans Variété où il retouche très légèrement la version de 1919 de l’Introduction, Valéry les publie de nouveau dans Les Divers Essais sur Léonard de Vinci203, où cette fois c’est « Note et digression » qui connaît de menues modifications : achevés d’imprimer aux Éditions du Sagittaire le 9 septembre 1931, ces Divers Essais sont mis en vente seulement en janvier 1933, et ensuite repris sous le même titre chez Gallimard où ils constituent, en 1938, le tome IX des Œuvres. Au Sagittaire comme chez Gallimard, les deux textes sont commentés par des notes marginales – en fac-similé dans le premier volume, puis imprimées dans le second – que l’on trouvera ici reprises : le texte est également celui de 1938, qui ne présente que de menues variantes, essentiellement de ponctuation.