I

Note et digression 1919204

Pourquoi l’auteur, dit-on, a-t-il fait aller son personnage en Hongrie ?

Parce qu’il avait envie de faire entendre un morceau de musique instrumentale dont le thème est hongrois. Il l’avoue sincèrement. Il l’eût mené partout ailleurs, s’il eût trouvé la moindre raison musicale de le faire.

HECTOR BERLIOZ. (Avant-propos de la Damnation de Faust.)

Il me faut excuser d’un titre si ambitieux et si véritablement trompeur que celui-ci. Je n’avais pas le dessein d’en imposer quand je l’ai mis sur ce petit ouvrage. Mais il y a vingt-cinq ans que je l’y ai mis, et après ce long refroidissement, je le trouve un peu fort. Le titre avantageux serait donc adouci. Quant au texte… Mais le texte, on ne songerait même pas à l’écrire. Impossible ! dirait maintenant la raison. Arrivé à l’ennième coup de la partie d’échecs que joue la connaissance avec l’être, on se flatte qu’on est instruit par l’adversaire ; on en prend le visage ; on devient dur pour le jeune homme qu’il faut bien souffrir d’avoir comme aïeul ; on lui trouve des faiblesses inexplicables, qui furent ses audaces ; on reconstitue sa naïveté. C’est là se faire plus sot qu’on ne l’a jamais été. Mais sot par nécessité, sot par raison d’État ! Il n’est pas de tentation plus cuisante, ni plus intime, ni plus féconde, peut-être, que celle du reniement de soi-même : chaque jour est jaloux des jours, et c’est son devoir que de l’être ; la pensée se défend désespérément d’avoir été plus forte ; la clarté du moment ne veut pas illuminer au passé de moments plus clairs qu’elle-même ; et les premières paroles que le contact du soleil fait balbutier au cerveau qui se réveille, sonnent ainsi dans ce Memnon : Nihil reputare actum205

Le nom de Méthode était bien fort, en effet. Méthode fait songer à quelque ordre assez bien défini d’opérations ; et je n’envisageais qu’une habitude singulière de transformer toutes les questions de mon esprit.

   

   

   

   

   

Le lendemain trouve la veille plus faible ou plus forte que soi ; et les deux sensations le blessent.

Relire, donc, relire après l’oubli, – se relire, sans ombre de tendresse, sans paternité ; avec froideur et acuité critique, et dans une attente terriblement créatrice de ridicule et de mépris, l’air étranger, l’œil destructeur, – c’est refaire ou pressentir que l’on referait, bien différemment, son travail.

L’objet en vaudrait la peine. Mais il n’a pas cessé d’être au-dessus de mes forces. Aussi bien je n’ai jamais rêvé de m’y attaquer : ce petit essai doit son existence à Madame Juliette Adam, qui, vers la fin de l’an 94, sur le gracieux avis de Monsieur Léon Daudet, voulut me demander de l’écrire pour sa Nouvelle Revue206.

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

Ce fut ma première « commande ».

Quoique j’eusse vingt-trois ans, mon embarras fut immense. Je savais trop que je connaissais Léonard beaucoup moins que je ne l’admirais. Je voyais en lui le personnage principal de cette Comédie Intellectuelle207 qui n’a pas jusqu’ici rencontré son poète, et qui serait pour mon goût bien plus précieuse encore que la Comédie Humaine, et même que la Divine Comédie. Je sentais que ce maître de ses moyens, ce possesseur du dessin, des images, du calcul, avait trouvé l’attitude centrale à partir de laquelle les entreprises de la connaissance et les opérations de l’art sont également possibles ; les échanges heureux entre l’analyse et les actes, singulièrement probables : pensée merveilleusement excitante.

Mais pensée trop immédiate, pensée sans valeur, pensée infiniment répandue, et pensée bonne pour parler, non pour écrire.

Je distingue toujours ces deux emplois.

Si je ne faisais que ce qui me tente, je n’écrirais que pour chercher ou pour conserver.

La parole non écrite, trouve avant de chercher.

Cet Apollon me ravissait au plus haut degré de moi-même. Quoi de plus séduisant qu’un dieu qui repousse le mystère, qui ne fonde pas sa puissance sur le trouble de notre sens ; qui n’adresse pas ses prestiges au plus obscur, au plus tendre, au plus sinistre de nous-mêmes208 ; qui nous force de convenir et non de ployer ; et de qui le miracle est de s’éclaircir ; la profondeur, une perspective bien déduite ? Est-il meilleure marque d’un pouvoir authentique et légitime que de ne pas s’exercer sous un voile ? – Jamais pour Dionysos, ennemi plus délibéré, ni si pur, ni armé de tant de lumière, que ce héros moins occupé de plier et de rompre les monstres que d’en considérer les ressorts209 ; dédaigneux de les percer de flèches, tant il les pénétrait de questions ; leur supérieur, plus que leur vainqueur, il signifie n’être pas sur eux de triomphe plus achevé que de les comprendre, – presque au point de les reproduire ; et une fois saisi leur principe, il peut bien les abandonner, dérisoirement réduits à l’humble condition de cas très particuliers et de paradoxes explicables.

 

Si légèrement que je l’eusse étudié, ses dessins, ses manuscrits m’avaient comme ébloui210. De ces milliers de notes et de croquis, je gardais l’impression extraordinaire d’un ensemble hallucinant d’étincelles arrachées par les coups les plus divers à quelque fantastique fabrication. Maximes, recettes, conseils à soi, essais d’un raisonnement qui se reprend ; parfois une description achevée ; parfois il se parle et se tutoie…

Mais je n’avais nulle envie de redire qu’il fut ceci et cela : et peintre, et géomètre, et…

Et, d’un mot, l’artiste du monde même. Nul ne l’ignore.

Je n’étais pas assez savant pour songer à développer le détail de ses recherches, – (essayer, par exemple, de déterminer le sens précis de cet Impeto211, dont il fait si grand usage dans sa dynamique ; ou disserter de ce Sfumato212, qu’il a poursuivi dans sa peinture) ; ni je ne me trouvais assez érudit (et moins encore, porté à l’être), pour penser à contribuer, de si peu que ce fût, au pur accroissement des faits déjà connus. Je ne me sentais pas pour l’érudition toute la ferveur qui lui est due. L’étonnante conversation de Marcel Schwob213 me gagnait à son charme propre plus qu’à ses sources. Je buvais tant qu’elle durait. J’avais le plaisir sans la peine. Mais enfin, je me réveillais ; ma paresse se redressait contre l’idée des lectures désespérantes, des recensions infinies, des méthodes scrupuleuses qui préservent de la certitude. Je disais à mon ami que de savants hommes courent bien plus de risques que les autres, puisqu’ils font des paris et que nous restons hors du jeu ; et qu’ils ont deux manières de se tromper : la nôtre, qui est aisée, et la leur, laborieuse. Que s’ils ont le bonheur de nous rendre quelques événements, le nombre même des vérités matérielles rétablies met en danger la réalité que nous cherchons. Le vrai à l’état brut est plus faux que le faux. Les documents nous renseignent au hasard sur la règle et sur l’exception. Un chroniqueur, même, préfère de nous conserver les singularités de son époque. Mais tout ce qui est vrai d’une époque ou d’un personnage ne sert pas toujours à les mieux connaître. Nul n’est identique au total exact de ses apparences ; et qui d’entre nous n’a pas dit, ou qui n’a pas fait, quelque chose qui n’est pas sienne ? Tantôt l’imitation, tantôt le lapsus, – ou l’occasion, – ou la seule lassitude accumulée d’être précisément celui qu’on est, altèrent pour un moment celui-là même ; on nous croque pendant un dîner ; ce feuillet passe à la postérité, tout habitée d’érudits, et nous voilà jolis pour toute l’éternité littéraire. Un visage faisant la grimace, si on le photographie dans cet instant, c’est un document irrécusable. Mais montrez-le aux amis du saisi ; ils n’y reconnaissent personne.

En vérité, je ne concevais pas l’intérêt de cette foule de détails que l’érudit poursuit dans les bibliothèques.

Qu’importe, me disais-je, ce qui n’arrive qu’une fois ?

L’histoire m’est un excitant, et non un aliment214. Ce qu’elle apprend ne se change pas en types d’actes, en fonctions et opérations de notre esprit. Quand l’esprit est bien éveillé, il n’a besoin que du présent et de soi-même.

Je ne recherche pas le temps perdu, que je repousserais plutôt. Mon esprit ne se plaît qu’en action.

   

   

   

   

   

   

   

   

   

Ce qui est le plus vrai d’un individu, et le plus Lui-Même, c’est son possible215, – que son histoire ne dégage qu’incertainement.

Ce qui lui arrive peut ne pas en tirer ce qu’il ignore de soi-même.

Un airain jamais heurté ne rend pas le son fondamental qui serait le sien.

C’est pourquoi ma tentative fut plutôt de concevoir et de décrire à ma façon le Possible d’un Léonard que le Léonard de l’Histoire.

J’avais bien d’autres sophismes à la discrétion de mes dégoûts, tant la répugnance à de longs labeurs est ingénieuse. Toutefois, j’aurais peut-être affronté ces ennuis, s’ils m’avaient paru me conduire à la fin que j’aimais. J’aimais dans mes ténèbres la loi intime de ce grand Léonard. Je ne voulais pas de son histoire, ni seulement des productions de sa pensée… De ce front chargé de couronnes, je rêvais seulement à l’amande216

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Que faire parmi tant de réfutations, n’étant riche que de désirs, tout ivre que l’on soit de cupidité et d’orgueil intellectuels ?

Se monter la tête ? Se donner enfin quelque fièvre littéraire ? En cultiver le délire ?

Je brûlais pour un beau sujet. Que c’est peu devant le papier !

Une grande soif, sans doute s’illustre elle-même de ruisselantes visions ; elle agit sur je ne sais quelles substances secrètes comme fait la lumière invisible sur le verre de Bohême tout pénétré d’urane217 ; elle éclaire ce qu’elle attend, elle diamante des cruches, elle se peint l’opalescence de carafes… Mais ces breuvages qu’elle se frappe ne sont que spécieux ; mais je trouvais indigne, et je le trouve encore, d’écrire par le seul enthousiasme. L’enthousiasme n’est pas un état d’âme d’écrivain.

Quelque grande que soit la puissance du feu, elle ne devient utile et motrice que par les machines où l’art l’engage ; il faut que des gênes bien placées fassent obstacle à sa dissipation totale, et qu’un retard adroitement opposé au retour invincible de l’équilibre permette de soustraire quelque chose à la chute infructueuse de l’ardeur.

S’agit-il du discours, l’auteur qui le médite se sent être tout ensemble source, ingénieur, et contraintes : l’un de lui est impulsion ; l’autre prévoit, compose, modère, supprime ; un troisième, – logique et mémoire, – maintient les données, conserve les liaisons, assure quelque durée à l’assemblage vouluÉcrire devant être, le plus solidement et le plus exactement qu’on le puisse, de construire cette machine de langage où la détente de l’esprit excité se dépense à vaincre des résistances réelles, il exige de l’écrivain qu’il se divise contre lui-même. C’est en quoi seulement et strictement l’homme tout entier est auteur. Tout le reste n’est pas de lui, mais d’une partie de lui, échappée. Entre l’émotion ou l’intention initiale, et ces aboutissements que sont l’oubli, le désordre, le vague, – issues fatales de la pensée, – son affaire est d’introduire les contrariétés qu’il a créées, afin qu’interposées, elles disputent à la nature purement transitive des phénomènes intérieurs, un peu d’action renouvelable et d’existence indépendante…

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

Cet aphorisme a été un scandale pour plusieurs. C’est qu’ils l’entendirent contre eux, et non dans sa simplicité de pure constatation.

Une éternelle confusion d’idées exige que les émotions du lecteur dépendent ou résultent directement des émotions de l’auteur, comme si l’œuvre n’existait pas218.

On dit : Pour me tirer des pleurs, il faut que vous pleuriez219. Vous me ferez pleurer, peut-être rire par le produit littéraire de vos larmes.

Pascal, Stendhal raturent.

Le désespoir, la passion, cherchent toutefois le mot le plus puissant sur inconnus. L’inspiré s’y reprend.

Il le faut bien. Sans quoi ces grands auteurs ne seraient point des ÉCRIVAINS.

D’ailleurs, plus il y a résistance, plus il y a conscience.

Peut-être je m’exagérais en ce temps-là le défaut évident de toute littérature, de ne satisfaire jamais l’ensemble de l’esprit. Je n’aimais pas qu’on laissât des fonctions oisives pendant qu’on exerce les autres. Je puis dire aussi, (c’est dire la même chose), que je ne mettais rien au-dessus de la conscience ; j’aurais donné bien des chefs-d’œuvre que je croyais irréfléchis pour une page visiblement gouvernée.

Ces erreurs, qu’il serait aisé de défendre, et que je ne trouve pas encore si infécondes que je n’y retourne quelquefois, empoisonnaient mes tentatives. Tous mes préceptes, trop présents et trop définis, étaient aussi trop220 universels pour me servir dans aucune circonstance. Il faut tant d’années pour que les vérités que l’on s’est faites deviennent notre chair même !

Ainsi, au lieu de trouver en moi ces conditions, ces obstacles comparables à des forces extérieures, qui permettent que l’on avance contre son premier mouvement, je m’y heurtais à des chicanes mal disposées ; et je me rendais à plaisir les choses plus difficiles qu’il eût dû sembler à de si jeunes regards qu’elles le fussent. Et je ne voyais de l’autre côté que velléités, possibilités, facilité dégoûtante : toute une richesse involontaire, vaine comme celle des rêves, remuant et mêlant l’infini des choses usées.

Si je commençais de jeter les dés sur un papier, je n’amenais que les mots témoins de l’impuissance de la pensée : génie, mystère, profond,… attributs qui conviennent au néant, renseignent moins sur leur sujet que sur la personne qui parle. J’avais beau chercher à me leurrer, cette politique mentale était courte : je répondais à mes naissantes propositions221, que la somme de mes échanges, dans chaque instant, était nulle.

Pour comble de malheur, j’adorais confusément, mais passionnément, la précision ; je prétendais vaguement à la conduite de mes pensées.

Je sentais, certes, qu’il faut bien, et de toute nécessité, que notre esprit compte sur ses hasards ; fait pour l’imprévu, il le donne, il le reçoit ; ses attentes expresses sont sans effets directs, et ses opérations volontaires ou régulières ne sont utiles qu’après coup, comme dans une seconde vie qu’il donnerait au plus clair de lui-même. Mais je ne croyais pas à la puissance propre du délire, à la nécessité de l’ignorance, aux éclairs de l’absurde, à l’incohérence créatrice. Ce que nous tenons du hasard tient toujours un peu de son père ! – Nos révélations, pensais-je, ne sont que des événements d’un certain ordre, et il faut encore interpréter ces événements connaissants. Il le faut toujours. Même les plus heureuses de nos intuitions sont en quelque sorte des résultats inexacts par excès, à l’égard de notre clarté ordinaire ; par défaut, au regard de la complexité infinie des moindres objets et des cas réels qu’elles prétendent nous soumettre. Notre mérite personnel, – après lequel nous soupirons, – ne consiste pas à les subir tant qu’à les saisir, à les saisir tant qu’à les discuter… Et notre riposte à notre génie vaut mieux parfois que son attaque.

Nous savons trop, d’ailleurs, que la probabilité est défavorable à ce démon : l’esprit nous souffle sans vergogne un million de sottises pour une belle idée qu’il nous abandonne ; et cette chance même ne vaudra finalement quelque chose que par le traitement qui l’accommode à notre fin. C’est ainsi que les minerais, inappréciables dans leurs gîtes et dans leurs filons, prennent leur importance au soleil, et par les travaux de la surface.

Loin donc que ce soient les éléments intuitifs qui donnent leur valeur aux œuvres, ôtez les œuvres, et vos lueurs ne seront plus que des accidents spirituels, perdus dans les statistiques de la vie locale du cerveau. Leur vrai prix ne vient pas de l’obscurité de leur origine, ni de la profondeur supposée d’où nous aimerions naïvement qu’elles sortent, et ni de la surprise précieuse qu’elles nous causent à nous-mêmes ; mais bien d’une rencontre avec nos besoins, et enfin de l’usage réfléchi que nous saurons en faire, – c’est-à-dire : – de la collaboration de tout l’homme.

Mais s’il est entendu que nos plus grandes lumières sont intimement mêlées à nos plus grandes chances d’erreur, et que la moyenne de nos pensées est, en quelque sorte, insignifiante, – c’est celui en nous qui choisit, et c’est celui qui met en œuvre, qu’il faut exercer sans repos. Le reste, qui ne dépend de personne, est inutile à invoquer comme la pluie. On le baptise, on le déifie, on le tourmente vainement : il n’en doit résulter qu’un accroissement de la simulation et de la fraude, – choses si naturellement unies à l’ambition de la pensée que l’on peut douter si elles en sont ou le principe, ou le produit. Le mal de prendre une hypallage pour une découverte, une métaphore pour une démonstration, un vomissement de mots pour un torrent de connaissances capitales, et soi-même pour un oracle, ce mal naît avec nous.

Il est des auteurs, et non des moins célèbres, dont les œuvres ne sont qu’élimination de leurs émotions.

Elles peuvent toucher ; mais non édifier ceux qui les produisent. Ils n’apprennent pas en les faisant, à faire ce qu’ils ignoraient, à être ce qu’ils n’étaient pas.

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

La volonté ne peut agir dans l’esprit, sur l’esprit qu’indirectement, par le détour du corps. Elle peut répéter pour obtenir, – mais presque rien de plus.

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

Notre pensée ne peut jamais être trop complexe ni trop simple.

Car le réel, qu’elle veut atteindre, ne peut être que d’une complexité infinie – inépuisable ; et d’autre part, elle ne peut saisir, et se servir de ce qu’elle a saisi, que si elle lui a donné quelque figure simple.

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

Hypothèse statistique.

Léonard de Vinci n’a pas de rapport avec ces désordres. Parmi tant d’idoles que nous avons à choisir, puisqu’il en faut adorer au moins une, il a fixé devant son regard cette Rigueur Obstinée222, qui se dit elle-même la plus exigeante de toutes. (Mais ce doit être la moins grossière d’entre elles, celle-ci que toutes les autres s’accordent pour haïr.)

La rigueur instituée, une liberté positive est possible, tandis que la liberté apparente n’étant que de pouvoir obéir à chaque impulsion de hasard, plus nous en jouissons, plus nous sommes enchaînés autour du même point, comme le bouchon sur la mer, que rien n’attache, que tout sollicite, et sur lequel se contestent et s’annulent toutes les puissances de l’univers.

L’entière opération de ce grand Vinci est uniquement déduite de son grand objet ; comme si une personne particulière n’y était pas attachée, sa pensée paraît plus universelle, plus minutieuse, plus suivie et plus isolée qu’il n’appartient à une pensée individuelle. L’homme très élevé n’est jamais un original223. Sa personnalité est aussi insignifiante qu’il le faut. Peu d’inégalités ; aucune superstition de l’intellect. Pas de craintes vaines. Il n’a pas peur des analyses ; il les mène, – ou bien ce sont elles qui le conduisent, – aux conséquences éloignées ; il retourne au réel sans effort. Il imite, il innove ; il ne rejette pas l’ancien, parce qu’il est ancien ; ni le nouveau, pour être nouveau ; mais il consulte en lui quelque chose d’éternellement actuel.

Il ne connaît pas le moins du monde cette opposition si grosse et si mal définie, que devait, trois demi-siècles après lui, dénoncer entre l’esprit de finesse et celui de géométrie, un homme entièrement insensible aux arts, qui ne pouvait s’imaginer cette jonction délicate, mais naturelle, de dons distincts ; qui pensait que la peinture est vanité ; que la vraie éloquence se moque de l’éloquence ; qui nous embarque dans un pari où il engloutit toute finesse et toute géométrie ; et qui, ayant changé sa neuve lampe contre une vieille, se perd à coudre des papiers dans ses poches, quand c’est l’heure224 de donner à la France la gloire du calcul de l’infini225

Pas de révélations pour Léonard. Pas d’abîme ouvert à sa droite. Un abîme le ferait songer à un pont. Un abîme pourrait servir aux essais de quelque grand oiseau mécanique226

Et lui se devait considérer comme un modèle de bel animal pensant, absolument souple et délié ; doué de plusieurs modes de mouvement ; sachant, sous la moindre intention du cavalier, sans défenses et sans retards, passer d’une allure à une autre227. Esprit de finesse, esprit de géométrie, on les épouse, on les abandonne, comme fait le cheval accompli ses rythmes successifs… Il doit suffire à l’être suprêmement coordonné de se prescrire certaines modifications cachées et très simples au regard de la volonté, et immédiatement il passe de l’ordre des transformations purement formelles et des actes symboliques au régime de la connaissance imparfaite et des réalités spontanées. Posséder cette liberté dans les changements profonds, user d’un tel registre d’accommodations, c’est seulement jouir de l’intégrité de l’homme, telle que nous l’imaginons chez les anciens.

 

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

La fortune de cette antithèse est remarquable. Je crains qu’elle n’ait fait aucun bien dans le monde de l’esprit.

   

   

   

   

   

Ceci a fait scandale228. Mais où en seraient les hommes, si tous ceux dont l’esprit valait le sien eussent fait comme lui ?

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

Les anciens n’en savaient pas assez pour n’être pas libres de leurs attitudes mentales.

Une élégance supérieure nous déconcerte. Cette absence d’embarras, de prophétisme et de pathétisme ; ces idéaux précis ; ce tempérament entre les curiosités et les puissances, toujours rétabli par un maître de l’équilibre ; ce dédain de l’illusionnisme et des artifices, et chez le plus ingénieux des hommes, cette ignorance du théâtre, ce sont des scandales pour nous. Quoi de plus dur à concevoir pour des êtres comme nous sommes, qui faisons de la « sensibilité » une sorte de profession, qui prétendons à tout posséder dans quelques effets élémentaires de contraste et de résonnance nerveuse, et à tout saisir quand nous nous donnons l’illusion de nous confondre à la substance chatoyante et mobile de notre durée ?

Mais Léonard, de recherche en recherche, se fait très simplement toujours plus admirable écuyer de sa propre nature ; il dresse indéfiniment ses pensers229, exerce ses regards, développe ses actes ; il conduit l’une et l’autre main aux dessins les plus précis ; il se dénoue et se rassemble, resserre la correspondance de ses volontés avec ses pouvoirs, pousse son raisonnement dans les arts, et préserve sa grâce.

Une intelligence si détachée arrive dans son mouvement à d’étranges attitudes, comme une danseuse nous étonne, de prendre et de conserver quelque temps des figures de pure instabilité. Son indépendance choque nos instincts et se joue de nos vœux. Rien de plus libre, c’est-à-dire, rien de moins humain, que ses jugements sur l’amour, sur la mort. Il nous les donne à deviner par quelques fragments, dans ses cahiers.

« L’amour dans sa fureur, (dit-il, à peu près), est chose si laide que la race humaine s’éteindrait, – la natura si perderebbe, – si ceux qui le font se voyaient230. » Ce mépris est accusé par divers croquis, car le comble du mépris pour certaines choses est enfin de les examiner à loisir. Il dessine donc çà et là des unions anatomiques, coupes effroyables à même l’amour. La machine érotique l’intéresse, la mécanique animale étant son domaine le préféré ; mais un combat de sueurs et l’essoufflement des opranti, un monstre de musculatures antagonistes, une transfiguration en bêtes, – cela semble n’exciter en lui que répugnance et que dédain…

Son jugement sur la mort, il faut le tirer d’un texte assez court, – mais texte d’une plénitude et d’une simplicité antiques, qui devait peut-être prendre place dans le préambule d’un Traité, jamais achevé, du Corps Humain.

Cet homme, qui a disséqué dix cadavres pour suivre le trajet de quelques veines, songe : l’organisation de notre corps est une telle merveille que l’âme, quoique chose divine, ne se sépare qu’avec les plus grandes peines de ce corps qu’elle habitait. – Et je crois bien, dit Léonard, que ses larmes et sa douleur ne sont pas sans raison231

N’allons pas approfondir l’espèce de doute chargé de sens qui est dans ces mots. Il suffit de considérer l’ombre énorme ici projetée par quelque idée en formation : la mort, interprétée comme un désastre pour l’âme ! La mort du corps, diminution de cette chose divine ! La mort, atteignant l’âme jusqu’aux larmes, et dans son œuvre la plus chère, par la destruction d’une telle architecture qu’elle s’était faite pour y habiter !

Je ne tiens pas à déduire de ces réticentes paroles une métaphysique selon Léonard ; mais je me laisse aller à un rapprochement assez facile, puisqu’il se fait de soi dans ma pensée. Pour un tel amateur d’organismes, le corps n’est pas une guenille toute méprisable232 ; ce corps a trop de propriétés, il résout trop de problèmes, il possède trop de fonctions et de ressources pour ne pas répondre à quelque exigence transcendante, assez puissante pour le construire, pas assez puissante pour se passer de sa complication. Il est œuvre et instrument de quelqu’un qui a besoin de lui, qui ne le rejette pas volontiers, qui le pleure comme on pleurerait le pouvoir… Tel est le sentiment de Vinci233. Sa philosophie est toute naturaliste, très choquée par le spiritualisme, très attachée au mot-à-mot de l’explication physico-mécanique ; quand, sur le point de l’âme, la voici toute comparable à la philosophie de l’Église. L’Église, – pour autant, du moins, que l’Église est Thomiste, – ne donne pas à l’âme séparée une existence bien enviable. Rien de plus pauvre que cette âme qui a perdu son corps. Elle n’a guère que l’être même234 : c’est un minimum logique, une sorte de vie latente dans laquelle elle est inconcevable pour nous, et sans doute, pour elle-même. Elle a tout dépouillé : pouvoir, vouloir ; savoir, peut-être ? Je ne sais même pas s’il lui peut souvenir d’avoir été, dans le temps et quelque part, la forme et l’acte de son corps ? Il lui reste l’honneur de son autonomie… Une si vaine et si insipide condition n’est heureusement que passagère, – si ce mot, hors de la durée, retient un sens : la raison demande, et le dogme impose, la restitution de la chair. Sans doute, les qualités de cette chair suprême seront-elles bien différentes de celles que notre chair aura possédées. Il faut concevoir, je pense, tout autre chose ici qu’une235 réalisation de l’improbable. Mais il est inutile de s’aventurer aux extrêmes de la physique, de rêver d’un corps glorieux236 dont la masse serait avec l’attraction universelle dans une autre relation que la nôtre, et cette masse variable en un tel rapport avec la vitesse de la lumière que l’agilité qui lui est prédite soit réalisée… Quoi qu’il en soit, l’âme dépouillée doit, selon la théologie, retrouver dans un certain corps, une certaine vie fonctionnelle ; et par ce corps nouveau, une sorte de matière qui permette ses opérations, et remplisse de merveilles incorruptibles ses vides catégories intellectuelles.

Un dogme qui concède à l’organisation corporelle cette importance à peine secondaire, qui réduit remarquablement l’âme, qui nous interdit et nous épargne le ridicule de nous la figurer, qui va jusqu’à l’obliger de se réincarner pour qu’elle puisse participer à la pleine vie éternelle, ce dogme si exactement contraire au spiritualisme pur, sépare, de la manière la plus sensible, l’Église, de la plupart des autres confessions chrétiennes. Mais il me semble que depuis deux ou trois siècles, il n’est pas d’article sur lequel la littérature religieuse ait passé plus légèrement. Apologistes, prédicateurs n’en parlent guère… La cause de ce demi-silence m’échappe.

 

   

   

   

   

   

Ce regard assez froid sur la mécanique de l’amour est unique, je crois, dans l’histoire intellectuelle.

L’amour analysé froidement, une foule d’idées étranges viennent à l’esprit. Quels détours, quelle complexité de moyens pour accomplir la fécondation ! Les émotions, les idéaux, la beauté intervenant comme conditions de l’excitation de certain muscle.

L’essentiel de la fonction devenant accessoire ; et son accomplissement redouté, éludé…

Rien ne fait mieux observer à quel point la nature est indirecte.

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

En réalité, il n’y a que la sensibilité qui nous intéresse. L’intelligence (distinction scolaire – soit !) ne nous importe au fond que pour des effets de divers genres sur notre sensibilité.

Or celle-ci peut être abolie pendant une assez longue durée sans que la mort s’ensuive. En langage théologique, l’âme ne nous a point quittés. Mais le moi n’était rien pendant ce laps. Ce qui nous constitue à l’égard de nous-mêmes, était nul ; et sa possibilité de restitutio in integrum237, à la merci du moindre incident. Voilà tout ce que nous savons de certain : nous pouvons – ne pas être.

Je me suis égaré si loin dans Léonard que je ne sais pas tout d’un coup revenir à moi-même… Bah ! Tout chemin m’y conduira : c’est la définition de ce moi-même. Il ne peut pas absolument se perdre, il ne perd que son temps.

Suivons donc un peu plus avant la pente et la tentation de l’esprit ; suivons-les malheureusement sans craintes, cela ne mène à aucun fond véritable. Même notre pensée la plus « profonde » est contenue dans les conditions invincibles qui font que toute pensée est « superficielle ». On ne pénètre que dans une forêt de transpositions ; ou bien c’est un palais fermé de miroirs, que féconde une lampe solitaire qu’ils enfantent à l’infini.

Mais encore essayons de notre seule curiosité pour nous éclairer le système caché de quelque individu de la première grandeur ; et imaginons à peu près comme il doit s’apparaître, quand il s’arrête quelquefois dans le mouvement de ses travaux et qu’il se regarde dans l’ensemble.

Il se considère d’abord assujetti aux nécessités et réalités communes ; et il se replace ensuite dans le secret de la connaissance séparée. Il voit comme nous et il voit comme soi. Il a un jugement de sa nature et un sentiment de son artifice. Il est absent et présent. Il soutient cette espèce de dualité que doit soutenir un prêtre. Il sent bien qu’il ne peut pas se définir entièrement devant lui-même par les données et par les mobiles ordinaires. Vivre, et même bien vivre, ce n’est qu’un moyen pour lui : quand il mange, il alimente aussi quelque autre merveille que sa vie, et la moitié de son pain est consacrée. Agir, ce n’est encore qu’un exercice. Aimer, je ne sais pas s’il lui est possible. Et quant à la gloire, non. Briller à d’autres yeux, c’est en recevoir un éclat de fausses pierreries.

   

   

   

   

   

Rien n’illustre mieux le caractère superficiel de la pensée que les observations et réflexions qu’elle peut faire sur le corps.

Elle lui appartient, le meut, l’ignore, s’y réfère, l’oublie, en est surprise…

Il faut cependant se découvrir je ne sais quels points de repère tellement placés que sa vie particulière et cette vie généralisée qu’il s’est trouvée, se composent. La clairvoyance imperturbable qui lui semble, (mais sans le convaincre tout à fait), le représenter tout entier à lui-même, voudrait se soustraire à la relativité qu’elle ne peut pas ne pas conclure de tout le reste. Elle a beau se transformer en elle-même, et, de jour en jour, se reproduire aussi pure que le soleil, cette identité apparente emporte avec elle un sentiment qu’elle est trompeuse. Elle sait, dans sa fixité, être soumise à un mystérieux entraînement et à une modification sans témoin ; et elle sait donc qu’elle enveloppe toujours, même à l’état le plus net de sa lucidité, une possibilité cachée de faillite et de totale ruine, – comme il arrive au rêve le plus précis de contenir un germe inexplicable de non-réalité.

C’est une manière de lumineux supplice que de sentir que l’on voit tout, sans cesser de sentir que l’on est encore visible, et l’objet concevable d’une attention étrangère ; et sans se trouver jamais le poste ni le regard qui ne laissent rien derrière eux.

— Durus est hic sermo238, va bientôt dire le lecteur. Mais en ces matières, qui n’est pas vague est difficile, qui n’est pas difficile est nul. Allons encore un peu.

   

   

   

   

   

C’est par quoi nous avons inventé le Temps qui nous représente le sort commun de tout ce qui n’est pas nous.

Mais ce nous ne contient plus rien, étant la limite de l’opération fondamentale et constante de la connaissance, qui est de rejeter indéfiniment toute chose.

Pour une présence d’esprit aussi sensible à elle-même, et qui se ferme sur elle-même par le détour de « l’Univers », tous les événements de tous les genres, et la vie, et la mort, et les pensées, ne lui sont que des figures subordonnées. Comme chaque chose visible est à la fois étrangère, indispensable, et inférieure à la chose qui y voit, ainsi l’importance de ces figures, si grande qu’elle apparaisse à chaque instant, pâlit à la réflexion devant la seule persistance de l’attention elle-même. Tout le cède à cette universalité pure, à cette généralité insurmontable que la conscience se sent être.

Si tels événements ont le pouvoir de la supprimer, ils sont, du même coup, destitués de toute signification ; que s’ils la conservent, ils rentrent dans son système. L’intelligence ignore d’être née, comme elle ignore qu’elle périra. Elle est instruite, oui, de ses fluctuations et de son effacement final, mais au titre d’une notion qui n’est pas d’une autre espèce que les autres ; elle se croirait, très aisément, inamissible et inaltérable, si ce n’était qu’elle a reconnu par ses expériences, un jour ou l’autre, diverses possibilités funestes, et l’existence d’une certaine pente qui mène plus bas que tout. Cette pente fait pressentir qu’elle peut devenir irrésistible ; elle prononce le commencement d’un éloignement sans retour du soleil spirituel, du maximum admirable de la netteté, de la solidité, du pouvoir de distinguer et de choisir ; on la devine qui s’abaisse, obscurcie de mille impuretés psychologiques, obsédée de bourdons et de vertiges, à travers la confusion des temps et le trouble des fonctions, et qui se dirige défaillante au milieu d’un désordre inexprimable des dimensions de la connaissance, jusqu’à l’état instantané et indivis qui étouffe ce chaos dans la nullité.

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

de quoi l’idée d’immortalité a été tirée et nourrie. Il nous est impossible de concevoir une suppression de la conscience qui ne soit accidentelle et qui soit définitive. Elle ne peut concevoir que ce qu’elle peut faire, et ne peut faire que redevenir.

Mais, opposé tout de même à la mort qu’il l’est à la vie, un système complet de substitutions psychologiques, plus il est conscient et se remplace par lui-même, plus il se détache de toute origine, et plus se dépouille-t-il, en quelque sorte, de toute chance de rupture. Pareil à l’anneau de fumée239, le système tout d’énergies intérieures prétend merveilleusement à une indépendance et à une insécabilité parfaites. Dans une très claire conscience, la mémoire et les phénomènes se trouvent tellement reliés, attendus, répondus ; le passé si bien employé ; le nouveau si promptement compensé ; l’état de relation totale si nettement reconquis que rien ne semble pouvoir commencer, rien se terminer, au sein de cette activité presque pure. L’échange perpétuel de choses qui la constitue, l’assure en apparence d’une conservation indéfinie, car elle n’est attachée à aucune ; et elle ne contient pas quelque élément-limite, quelque objet singulier de perception ou de pensée, tellement plus réel que tous les autres, que quelque autre ne puisse pas venir après lui. Il n’est pas une telle idée qu’elle satisfasse aux conditions inconnues de la conscience au point de la faire évanouir. Il n’existe pas de pensée qui extermine le pouvoir de penser, et le conclue, – une certaine position du pêne qui ferme définitivement la serrure. Non, point de pensée qui soit pour la pensée une résolution née de son développement même, et comme un accord final de cette dissonance permanente.

Puisque la connaissance ne se connaît pas d’extrémité, et puisque aucune idée n’épuise la tâche de la conscience, il faut bien qu’elle périsse dans un événement incompréhensible que lui prédisent et que lui préparent ces affres et ces sensations extraordinaires dont je parlais ; qui nous esquissent des mondes instables et incompatibles avec la plénitude de la vie ; mondes inhumains, mondes infirmes et comparables à ces mondes que le géomètre ébauche en jouant sur les axiomes, le physicien en supposant d’autres constantes que celles admises. Entre la netteté de la vie et la simplicité de la mort, les rêves, les malaises, les extases, tous ces états à demi impossibles, qui introduisent, dirait-on, des valeurs approchées, des solutions irrationnelles ou transcendantes dans l’équation de la connaissance, placent d’étranges degrés, des variétés et des phases ineffables, – car il n’est point de noms pour des choses parmi lesquelles on est bien seul.

Comme la perfide musique compose les libertés du sommeil avec la suite et l’enchaînement de l’extrême attention, et fait la synthèse d’êtres intimes momentanés, ainsi les fluctuations de l’équilibre psychique donnent à percevoir des modes aberrants de l’existence. Nous portons en nous des formes de la sensibilité qui ne peuvent pas réussir, mais qui peuvent naître. Ce sont des instants dérobés à la critique implacable de la durée ; ils ne résistent pas au fonctionnement complet de notre être : ou nous périssons, ou ils se dissolvent. Mais ce sont des monstres pleins de leçons que ces monstres de l’entendement, et que ces états de passage, – espaces dans lesquels la continuité, la connexion, la mobilité connues sont altérées ; empires où la lumière est associée à la douleur ; champs de forces où les craintes et les désirs orientés nous assignent d’étranges circuits ; matière qui est faite de temps ; abîmes littéralement d’horreur, ou d’amour, ou de quiétude ; régions bizarrement soudées à elles-mêmes, domaines non-archimédiens qui défient le mouvement ; sites perpétuels dans un éclair ; surfaces qui se creusent, conjuguées à notre nausée, infléchies sous nos moindres intentions… On ne peut pas dire qu’ils sont réels ; on ne peut pas dire qu’ils ne le sont pas. Qui ne les a pas traversés ne connaît pas le prix de la lumière naturelle et du milieu le plus banal ; il ne connaît pas la véritable fragilité du monde, qui ne se rapporte pas à l’alternative de l’être et du non-être ; ce serait trop simple ! – L’étonnement, ce n’est pas que les choses soient ; c’est qu’elles soient telles, et non telles autres. La figure de ce monde fait partie d’une famille de figures dont nous possédons sans le savoir tous les éléments du groupe infini. C’est le secret des inventeurs.

 

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

Il n’y a point de dernière pensée en soi et par soi.

Chez certains insectes mâles, il y a un dernier acte, qui est d’amour, après quoi ils meurent. Mais point de pensée qui épuise la virtualité de l’esprit.

Il y a cependant une étrange tendance, (dans tous les esprits d’un certain ordre), qui est de s’avancer toujours vers je ne sais quel point de je ne sais quel ciel.

Il y a l’insatiable de la compréhension et de la puissance de construction…

   

   

   

   

   

L’incompréhensibilité de la mort est ici proposée comme nécessaire, essentielle : La Mort présentée comme non-problème.

J’entends la mort de chacun envisagée dans chacun. Car la mort, au sens biologique, fait partie inséparable de la vie, et est, à ce titre, compréhensible, propriété sans laquelle le fonctionnement de la vie doit être incompréhensible.

   

Cet équilibre psychique est assuré, (quand il l’est), par des rétablissements assez rapprochés, par quoi les développements psychiques, (attentions et associations), sont interrompus par les sensations et perceptions externes.

Nous pouvons trouver bien des choses dans les écarts : mais ces trouvailles ne prennent leur prix que rapportées au système des actes et de l’extériorité stable.

Au sortir de ces intervalles, et des écarts personnels où les faiblesses, la présence de poisons dans le système nerveux, mais où les forces et les finesses aussi de l’attention, la logique la plus exquise, la mystique bien cultivée, conduisent diversement la conscience, celle-ci vient donc à soupçonner toute la réalité accoutumée de n’être qu’une solution, parmi bien d’autres, de problèmes universels. Elle s’assure que les choses pourraient être assez différentes de ce qu’elles sont, sans qu’elle-même fût très différente de ce qu’elle est. Elle ose considérer son « corps » et son « monde »240 comme des restrictions presque arbitraires imposées à l’étude de sa fonction. Elle voit qu’elle correspond ou qu’elle répond, non à un monde, mais à quelque système de degré plus élevé dont les éléments soient des mondes. Elle est capable de plus de combinaisons internes qu’il n’en faut pour vivre ; de plus de rigueur que toute occasion pratique n’en requiert et n’en supporte ; elle se juge plus profonde que l’abîme même de la vie et de la mort animales ; et ce regard sur sa condition ne peut réagir sur elle-même, tant elle s’est reculée et placée hors du tout, et tant elle s’est appliquée à ne jamais figurer dans quoi que ce soit qu’elle puisse concevoir ou se répondre. Ce n’est plus qu’un corps noir qui tout absorbe et ne rend rien241.

Retirant de ces remarques exactes et de ces prétentions inévitables une hardiesse périlleuse ; forte de cette espèce d’indépendance et d’invariance qu’elle est contrainte de s’accorder, elle se pose enfin comme fille directe et ressemblante de l’être sans visage, sans origine, auquel incombe et se rapporte toute la tentative du cosmos… Encore un peu, et elle ne compterait plus comme existences nécessaires que deux entités essentiellement inconnues : Soi et X. Toutes deux abstraites de tout, impliquées dans tout, impliquant tout. Égales et consubstantielles.

   

   

   

   

   

C’est là une considération qui semble mériter quelque réflexion, quoique cette réflexion doive être sans issue.

   

La connaissance et son objet sont, en quelque manière, réciproques. Mais cette réciprocité n’est pas si rigoureuse qu’elle ne laisse je ne sais quelle généralité, quelle liberté à l’égard de tous les objets ou contenus. La vie n’épuise pas pour ses besoins toutes les ressources de l’esprit et des sens qu’elle soutient.

 

L’homme que l’exigence de l’infatigable esprit conduit à ce contact de ténèbres éveillées, et à ce point de présence pure, se perçoit comme nu et dépouillé, et réduit à la suprême pauvreté de la puissance sans objet ; victime, chef-d’œuvre, accomplissement de la simplification et de l’ordre dialectique ; comparable à cet état où parvient la plus riche pensée quand elle s’est assimilée à elle-même, et reconnue, et consommée en un petit groupe de caractères et de symboles. Le même travail que nous faisons sur un objet de réflexions, il l’a dépensé sur le sujet qui réfléchit.

Le voici sans instincts, presque sans images ; et il n’a plus de but. Il n’a pas de semblables. Je dis : homme, et je dis : il, par analogie et par manque de mots.

Il ne s’agit plus de choisir, ni de créer ; et pas plus de se conserver que de s’accroître. Rien n’est à surmonter, et il ne peut pas même être question de se détruire.

Tout génie est maintenant consumé, ne peut plus servir de rien. Ce ne fut qu’un moyen pour atteindre à la dernière simplicité. Il n’y a pas d’acte du génie qui ne soit moindre que l’acte d’être. Une loi magnifique habite et fonde l’imbécile242 ; l’esprit le plus fort ne trouve pas mieux en soi-même.

Enfin, cette conscience accomplie s’étant contrainte à se définir par le total des choses, et comme l’excès de la connaissance sur ce Tout, – elle, qui pour s’affirmer doit commencer par nier une infinité de fois, une infinité d’éléments, et par épuiser les objets de son pouvoir sans épuiser ce pouvoir même, – elle est donc différente du néant, d’aussi peu que l’on voudra.

Elle fait songer naïvement à une assistance invisible logée dans l’obscurité d’un théâtre243. Présence qui ne peut pas se contempler, condamnée au spectacle adverse, et qui sent toutefois qu’elle compose toute cette nuit haletante, invinciblement orientée. Nuit complète, nuit très avide, nuit secrètement organisée244, toute construite d’organismes qui se limitent et se compriment ; nuit compacte aux ténèbres bourrées d’organes, qui battent, qui soufflent, qui s’échauffent, et qui défendent, chacun selon sa nature, leur emplacement et leur fonction. En regard de l’intense et mystérieuse assemblée, brillent dans un cadre formé, et s’agitent, tout le Sensible, l’Intelligible, le Possible. Rien ne peut naître, périr, être à quelque degré, avoir un moment, un lieu, un sens, une figure, – si ce n’est sur cette scène définie, que les destins ont circonscrite, et que, l’ayant séparée de je ne sais quelle confusion primordiale, comme furent au premier jour les ténèbres séparées de la lumière, ils ont opposée et subordonnée à la condition d’être vue

 

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

Si nous pouvions connaître le mécanisme d’un sot et d’un homme d’esprit, peut-être que la différence de ces hommes qui nous paraît parfois immense, ne se marquerait que par des différences insignifiantes dans les structures et les fonctionnements intrinsèques, par rapport auxquels les grandes différences ne seraient que des accidents245.

   

   

   

   

   

Cette image du théâtre sert à joindre et à opposer la vie organique profonde à la vie superficielle que nous nommons esprit. La première est de nature régulière, périodique, et ne se manifeste dans la seconde que par des perturbations ; et non par toutes ses perturbations, car il en est de fort graves qui sont muettes, mais par certaines qu’une sorte de hasard nous rend sensibles, et même insupportables, sans relation avec leur importance pour la vie.

Si je vous ai menés dans cette solitude, et jusqu’à cette netteté désespérée, c’est qu’il fallait bien conduire à sa dernière conséquence l’idée que je me suis faite d’une puissance intellectuelle. Le caractère de l’homme est la conscience ; et celui de la conscience, une perpétuelle exhaustion, un détachement sans repos et sans exception de tout ce qu’y paraît, quoi qui paraisse246. Acte inépuisable, indépendant de la qualité comme de la quantité des choses apparues, et par lequel l’homme de l’esprit247 doit enfin se réduire sciemment à un refus indéfini d’être quoi que ce soit.

Tous les phénomènes, par là frappés d’une sorte d’égale répulsion, et comme rejetés successivement par un geste identique, apparaissent dans une certaine équivalence. Les sentiments et les pensées sont enveloppés dans cette condamnation uniforme, étendue à tout ce qui est perceptible. Il faut bien comprendre que rien n’échappe à la rigueur de cette exhaustion ; mais qu’il suffit de notre attention pour mettre nos mouvements les plus intimes au rang des événements et des objets extérieurs : du moment qu’ils sont observables, ils vont se joindre à toutes choses observées. – Couleur et douleur ; souvenirs, attente et surprises ; cet arbre, et le flottement de son feuillage, et sa variation annuelle, et son ombre comme sa substance, ses accidents de figure et de position, les pensées très éloignées qu’il rappelle à ma distraction, – tout cela est égal… Toutes choses se substituent, – ne serait-ce pas la définition des choses ?

 

Il est impossible que l’activité de l’esprit ne le contraigne pas enfin à cette considération extrême et élémentaire. Ses mouvements multipliés, ses intimes contestations, ses perturbations, ses retours analytiques, que laissent-ils d’inaltéré ? Qu’est-ce qui résiste à l’entrain des sens, à la dissipation des idées, à l’affaiblissement des souvenirs, à la variation lente de l’organisme, à l’action incessante et multiforme de l’univers ? – Ce n’est que cette conscience seule, à l’état le plus abstrait.

Notre personnalité elle-même, que nous prenons grossièrement pour notre plus intime et plus profonde propriété, pour notre souverain bien248, n’est qu’une chose, et muable et accidentelle, auprès de ce moi le plus nu ; puisque nous pouvons penser à elle, calculer ses intérêts, et même les perdre un peu de vue, elle n’est donc qu’une divinité psychologique secondaire, qui habite notre miroir et qui obéit à notre nom. Elle est de l’ordre des Pénates249. Elle est sujette à la douleur, friande de parfums comme les faux dieux, et comme eux, la tentation des vers. Elle s’épanouit dans les louanges. Elle ne résiste pas à la force des vins, à la délicatesse des paroles, à la sorcellerie de la musique. Elle se chérit, et se trouve par là docile et facile à conduire. Elle se disperse dans le carnaval de la démence, elle se plie bizarrement aux anamorphoses du sommeil. Plus encore : elle est contrainte, avec ennui, de se reconnaître des égales, de s’avouer qu’elle est inférieure à telles autres ; et ce lui est amer et inexplicable.

Tout, d’ailleurs, la fait convenir qu’elle est un simple événement ; qu’il faut250 figurer, avec tous les accidents du monde, dans les statistiques et dans les tables ; qu’elle a commencé par une chance séminale, et dans un incident microscopique ; qu’elle a couru des milliards de risques, et qu’elle est en somme251, toute admirable, toute volontaire, toute accusée et étincelante qu’elle puisse être, l’effet d’un incalculable désordre.

Chaque personne étant un « jeu de la nature252 », jeu de l’amour et du hasard, la plus belle intention, et même la plus savante pensée de cette créature toujours improvisée, se sentent inévitablement de leur origine. Son acte est toujours relatif, ses chefs-d’œuvre sont casuels. Elle pense périssable, elle pense individuel, elle pense par raccrocs ; et elle ramasse le meilleur de ses idées dans des occasions fortuites et secrètes qu’elle se garde d’avouer. – Et, d’ailleurs, elle n’est pas sûre d’être positivement quelqu’un ; elle se déguise et se nie plus facilement qu’elle ne s’affirme. Tirant de sa propre inconsistance quelques ressources et beaucoup de vanité, elle met dans les fictions son activité favorite. Elle vit de romans, elle épouse sérieusement mille personnages. Son héros n’est jamais soi-même…

Enfin les neuf dixièmes de sa durée se passent dans ce qui n’est pas encore, dans ce qui n’est plus, dans ce qui ne peut pas être ; tellement que notre véritable présent a neuf chances sur dix de n’être jamais.

 

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

La personnalité est composée de souvenirs, d’habitudes, de penchants, de réactions. Elle est, en somme, l’ensemble des plus promptes réponses de l’être, même quand cette promptitude amène la tendance à différer.

Or, tout ceci peut être regardé comme accidentel par rapport à la pure et simple conscience dont l’unique propriété est d’être. Elle est au contraire, parfaitement impersonnelle.

Mais chaque vie si particulière possède toutefois, à la profondeur d’un trésor, la permanence fondamentale d’une conscience que rien ne supporte ; et comme l’oreille retrouve et reperd, à travers les vicissitudes de la symphonie, un son grave et continu qui ne cesse jamais d’y résider, mais qui cesse à chaque instant d’être saisi, le moi pur, élément unique et monotone de l’être même dans le monde, retrouvé, reperdu par lui-même, habite éternellement notre sens ; cette profonde note de l’existence domine, dès qu’on l’écoute, toute la complication des conditions et des variétés de l’existence.

L’œuvre capitale et cachée du plus grand esprit n’est-elle pas de soustraire cette attention substantielle à la lutte des vérités ordinaires ? Ne faut-il pas qu’il arrive à se définir, contre toutes choses, par cette pure relation immuable entre les objets les plus divers, ce qui lui confère une généralité presque inconcevable, et le porte en quelque manière, à la puissance de l’univers correspondant ? – Ce n’est pas sa chère personne qu’il élève à ce haut degré, puisqu’il la renonce en y pensant, et qu’il la substitue dans la place du sujet par ce moi inqualifiable, qui n’a pas de nom, qui n’a pas d’histoire, qui n’est pas plus sensible, ni moins réel que le centre de masse d’une bague ou d’un système planétaire, – mais qui résulte de tout, quel que soit le tout…

Tout à l’heure, le but évident de cette merveilleuse vie intellectuelle était encore… de s’étonner d’elle-même. Elle s’absorbait à se faire des enfants qu’elle admirât ; elle se bornait à ce qu’il y a de plus beau, de plus doux, de plus clair et de plus solide ; elle n’était gênée que de sa comparaison avec d’autres organisations concurrentes ; elle s’embarrassait du problème le plus étrange que l’on puisse jamais se proposer, et que nous proposent nos semblables, et qui consiste simplement dans la possibilité des autres intelligences, dans la pluralité du singulier, dans la coexistence contradictoire de durées indépendantes entre elles, – tot capita, tot tempora253, – problème comparable au problème physique de la relativité, mais incomparablement plus difficile…

Et voici que son zèle pour être unique l’emportant, et que son ardeur pour être toute-puissante l’éclairant, elle a dépassé toutes créations, toutes œuvres et jusqu’à ses desseins les plus grands, en même temps qu’elle dépose toute tendresse pour elle-même, et toute préférence pour ses vœux. Elle immole en un moment son individualité. Elle se sent conscience pure : il ne peut pas en exister deux. Elle est le moi, le pronom universel, appellation de ceci qui n’a pas de rapport avec un visage. Ô quel point de transformation de l’orgueil, et comme il est arrivé où il ne savait pas qu’il allait ! Quelle modération le récompense de ses triomphes ! Il fallait bien qu’une vie si fermement dirigée, et qui a traité comme des obstacles, ou que l’on tourne ou que l’on renverse, tous les objets qu’elle pouvait se proposer, ait enfin une conclusion inattaquable, non une conclusion de sa durée, mais une conclusion en elle-même… Son orgueil l’a conduite jusque là, et là se consume. Cet orgueil conducteur l’abandonne étonnée, nue, infiniment simple sur le pôle de ses trésors.

 

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

L’orgueil dont il s’agit ici ne paraît point celui qui se dit : Je vaux mieux que Toi. Mais bien : ce que je veux vaut mieux que ce que tu veux.

Mon désir, mon modèle, mon impossible passe et efface le tien.

Ces pensées ne sont pas mystérieuses. On aurait pu écrire tout abstraitement que le groupe le plus général de nos transformations, qui comprend toutes sensations, toutes idées, tous jugements, tout ce qui se manifeste intus et extra254, admet un invariant.

Je me suis laissé aller au delà de toute patience et de toute clarté, et j’ai succombé aux idées qui me sont venues pendant que je parlais de ma tâche. J’achève en peu de mots cette peinture un peu simplifiée de mon état : encore quelques instants à passer en 1894255.

Rien de si curieux que la lucidité aux prises avec l’insuffisance. Voici à peu près ce qui arrive, ce qui devait arriver, ce qui m’arriva.

J’étais placé dans la nécessité d’inventer un personnage capable de bien des œuvres. J’avais la manie de n’aimer que le fonctionnement des êtres, et dans les œuvres, que leur génération. Je savais que ces œuvres sont toujours des falsifications, des arrangements, l’auteur n’étant heureusement jamais l’homme256. La vie de celui-ci n’est pas la vie de celui-là : accumulez tous les détails que vous pourrez sur la vie de Racine, vous n’en tirerez pas l’art de faire ses vers. Toute la critique est dominée par ce principe suranné : l’homme est cause de l’œuvre, – comme le criminel aux yeux de la loi est cause du crime257. Ils en sont bien plutôt l’effet258 ! Mais ce principe pragmatique allège le juge et le critique ; la biographie est plus simple que l’analyse. Sur ce qui nous intéresse le plus, elle n’apprend absolument rien… Davantage ! La véritable vie d’un homme, toujours mal définie, même pour son voisin, même pour lui-même, ne peut pas être utilisée dans une explication de ses œuvres, si ce n’est indirectement et moyennant une élaboration très soigneuse.

Donc, ni maîtresses, ni créanciers, ni anecdotes, ni aventures, – on est conduit au système le plus honnête : imaginer à l’exclusion de tous ces détails extérieurs, un être théorique, un modèle psychologique plus ou moins grossier, mais qui représente, en quelque sorte, notre propre capacité de reconstruire l’œuvre que nous nous sommes proposé de nous expliquer. Le succès est très douteux, mais le travail n’est pas ingrat : s’il ne résout pas les problèmes insolubles de la parthénogenèse intellectuelle, du moins il les pose, et dans une netteté incomparable.

Dans la circonstance, cette conviction était mon seul bien positif.

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

La vie de l’auteur n’est pas la vie de l’homme qu’il est.

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

Tel est le problème. Il consiste à essayer de concevoir ce qu’un autre a conçu, et non à se figurer, d’après quelques documents, un personnage de roman.

La nécessité où j’étais placé, le vide que j’avais si bien fait de toutes les solutions antipathiques à ma nature, l’érudition écartée, les ressources rhétoriques différées, tout me mettait dans un état désespéré… Enfin, je le confesse, je ne trouvai pas mieux que d’attribuer à l’infortuné Léonard mes propres agitations, transportant le désordre de mon esprit dans la complexité du sien. Je lui infligeai tous mes désirs à titre de choses possédées. Je lui prêtai bien des difficultés qui me hantaient dans ce temps-là, comme s’il les eût rencontrées et surmontées. Je changeai mes embarras en sa puissance supposée. J’osai me considérer sous son nom, et utiliser ma personne.

Cela était faux, mais vivant. Un jeune homme, curieux de mille choses, ne doit-il pas, après tout, ressembler assez bien à un homme de la Renaissance ? Sa naïveté même ne représente-t-elle pas l’espèce de naïveté créée par quatre siècles de découvertes au détriment des hommes de ce temps-là ? – Et puis, pensai-je, Hercule n’avait pas plus de muscles que nous, ils n’étaient que plus gros. Je ne puis même pas déplacer le rocher qu’il enlève, mais la structure de nos machines n’est pas différente ; je lui corresponds os par os, fibre par fibre, acte par acte, et notre similitude me permet l’imagination de ses travaux.

Une brève réflexion fait connaître qu’il n’y a pas d’autre parti que l’on puisse prendre. Il faut se mettre sciemment à la place de l’être qui nous occupe… et quel autre que nous-mêmes peut répondre, quand nous appelons un esprit ? On n’en trouve jamais qu’en soi. C’est notre propre fonctionnement qui, seul, peut nous apprendre quelque chose sur toute chose. Notre connaissance, à mon sentiment, a pour limite la conscience que nous pouvons avoir de notre être, – et peut-être, de notre corps. Quel que soit X, la pensée que j’en ai, si je la presse, tend vers moi, quel que je sois. On peut l’ignorer ou le savoir, le subir ou le désirer, mais il n’y a point d’échappatoire, point d’autre issue. L’intention de toute pensée est en nous. C’est avec notre propre substance que nous imaginons et que nous formons une pierre, une plante, un mouvement, un objet : une image quelconque n’est peut-être qu’un commencement de nous-mêmes…

   

lionardo mio

o lionardo che tanto penate259

   

Quant au vrai Léonard, il fut ce qu’il fut… Ce mythe, toutefois, plus étrange que tous les autres, gagne indéfiniment à être replacé de la fable dans l’histoire. Plus on va, plus précisément il grandit. Les expériences d’Ader et des Wright ont illuminé d’une gloire rétrospective le Code sur le vol des oiseaux260 ; le germe des théories de Fresnel261 se trouve dans certains passages des manuscrits de l’Institut. Au cours de ces dernières années, les recherches du regretté M. Duhem sur les Origines de la statique262 ont permis d’attribuer à Léonard le théorème fondamental de la composition des forces, et une notion très nette, – quoique incomplète, – du principe du travail virtuel.

   

1919…

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

   

Ces mots, tracés par qui ?

On peut lire pensate ou penate.

Quelle intimité…Il a donc fallu qu’une main étrangère mît sur ces feuillets savants une tendre inscription.