Variété

C’est à la fin de 1923 que Valéry décide de rassembler, pour les Éditions de La NRF, un certain nombre des textes en prose qu’il vient d’écrire depuis la fin de la guerre. L’évidence d’une œuvre, désormais, est en train de se faire jour : après le succès de La Jeune Parque en 1917, la réédition de l’Introduction et de la Soirée a été rapidement suivie de l’Album de vers anciens, puis de Charmes, et, dès 1922, Valéry envisage qu’un volume d’ensemble, Poésies, vienne accroître ce premier massif ; il en corrige les épreuves en 1924, puis, pour des raisons très probablement commerciales, l’éditeur en repousse la parution à 1929. C’est donc dans ce rapide mouvement d’expansion de son œuvre que s’inscrit la préparation de Variété. Ainsi que l’explique la « Note de l’éditeur1 », bien des œuvres de commande se sont écrites, le plus souvent très courtes, mais qui méritent de toucher un public élargi, et, avec Variété, Valéry inaugure la série de recueils divers qu’il va faire paraître durant près de vingt ans.

Le titre retenu pour ce premier volume n’est pas indifférent, et il signifie d’abord très clairement cette ouverture de champ qui a toujours été la sienne. Mais, en même temps, il contresigne cette insouciance un peu ludique et presque désinvolte que l’écrivain mettra souvent à offrir des recueils dont il affiche volontiers l’absence d’ordre, qu’un travail dont il n’a pas eu le loisir aurait pu transformer en la présence d’un ordre plus satisfaisant. On peut néanmoins, sans trop de peine, comprendre ce qui l’a conduit à la structure de ce premier volume de Variété. Au mois de janvier 1924 viennent de paraître chez Ronald Davis, sous le titre de « Fragments sur Mallarmé », les trois études qu’il a consacrées au maître, et il est naturel que pour l’instant il les écarte de ce premier volume qui va paraître en juin : elles figureront en 1929 dans Variété II. À l’assez terne « Hommage » rendu à Proust, sans doute eût-il pu préférer le beau « Passage de Verlaine » qui sera, lui aussi, repris dans Variété II ; mais s’il n’intègre pas ici « Situation de Baudelaire », qui est publié à Monaco en 1924, c’est que la conférence ne sera prononcée dans la Principauté que le 19 février, plusieurs mois après que le recueil a été conçu : elle figurera donc, là encore, dans Variété II. On peut ainsi considérer que, pour le reste, c’est l’ensemble des articles écrits depuis la fin de la guerre qui se trouvent ici rassemblés selon un ordre qui n’est pas chronologique, mais plutôt thématique : à « La crise de l’esprit », étude si l’on veut politique, succèdent deux études sur la poésie – celle de La Fontaine et celle de Lucien Fabre –, puis deux textes de tonalité plus philosophique sur l’Eurêka de Poe et sur Pascal ; les courtes pages consacrées à Proust servent alors de transition avant la lecture des deux Léonard. Mais alors que Valéry, deux ans plus tôt, s’était assez peu soucié de la structure de Charmes, on le voit ici, tout au contraire, veiller à ce que le volume se referme sur l’Introduction de 1895, après, donc, la « Note et digression » de 1919, et il écrit clairement à Gallimard : « Je tiens beaucoup à cet ordre qui repousse à la fin le morceau le plus important et le plus difficile du volume2. »

Le plus important, certes, et encore pour nous. Mais si Valéry le reprend accompagné de sa « Note », alors qu’ils viennent d’être réunis tous les deux en un beau volume illustré de quatre dessins de Léonard, c’est aussi pour nourrir un recueil qui, sans eux, fût resté bien mince et qui cependant – les critiques ne manquent pas de le remarquer – frappe par la force de sa pensée. Durant sa période de silence, Valéry avait noté dans le Cahier B 1910 : « La littérature est pleine de gens qui ne savent au juste que dire, mais qui sont forts de leur besoin d’écrire3. » Or c’est ici le contraire qui advient : il n’est pas fort de ce besoin d’écrire, car ces textes résultent de commandes dont il se lassera vite et qu’il n’honorera jusqu’à la fin que parce qu’elles le font vivre ; mais il sait en revanche que dire, car dans ses Cahiers, durant près de vingt ans, une pensée, justement, n’a cessé de se former et de se renforcer : ce que « Note et digression » nous dit du Moi pur, la vision de la science et du monde que propose la préface à Poe, la pensée de l’Europe que développe « La crise de l’esprit », la conception de la poésie que La Fontaine ou Fabre lui donnent l’occasion d’exposer – rien de tout cela n’eût été possible sans les longues années de silence traversées depuis le ministère de la Guerre. Cette absence d’œuvre, au début du siècle, il lui est arrivé d’en souffrir, et il lui est arrivé de confier à sa femme les réflexions amères qu’elle lui inspirait. Mais ce temps n’a pas été perdu et, d’une certaine manière, la revanche qu’il s’apprête à prendre maintenant, c’est ce retrait qui l’a rendue possible, car la pensée si remarquablement dominée que le public va découvrir dans tant de pages dictées par les circonstances, cette pensée s’est construite et lentement formulée pour elle-même dans le long silence dont il est désormais sorti. Elle était souterraine : les divers textes de Variété attestent désormais sa résurgence.

C’est ce que perçoit à sa façon le jeune Jean Prévost – vingt-trois ans à peine – qui sera bientôt un ami de Valéry avant de mourir tragiquement dans le maquis du Vercors le 1er août 1944, lorsqu’il écrit, dans le compte rendu que fait paraître en octobre 1924 L’Europe nouvelle de Louise Weiss, que ces divers essais « s’intéressent surtout aux lois de l’esprit, à la génération des œuvres d’art, ou encore aux trouvailles de la science, qu’il regarde comme œuvres d’art », et que « l’on reconnaît, dans Variété, les fragments cristallisés d’une vaste méditation errante » ; puis il ajoute : « Cette manière de penser n’est plus commune aujourd’hui, et il est difficile à qui n’y a pas longuement goûté, de deviner l’enivrement qu’elle procure, et les souffrances aussi, quelquefois4 ». C’est également le sentiment de Paul Souday qui, dans Le Temps du 14 août 1924, note de manière plus plate que « partout éclate l’intellectualisme de Valéry » ; sans doute n’a-t-il pas tort, mais c’est faire bon marché d’un autre aspect que l’on a rarement commenté – je veux parler de la coloration cependant personnelle que prennent ici bien des pages : la préface aux poèmes de Fabre est pour une part une évocation de la jeunesse littéraire de Valéry ; « Au sujet d’Eurêka » s’ouvre sur le souvenir gardé de la première lecture de l’essai ; et quant à « Note et digression », ce sont pour une part des souvenirs, encore, qu’on y retrouve de ce jeune âge qui a vu s’écrire l’Introduction. Tout se passe comme si, à chaque fois, Valéry renouait avec ce qui fut son moi antérieur. Et s’il est vrai que lui-même a beaucoup fait pour imposer cette image tout intellectuelle, il n’empêche que derrière ses réflexions souvent austères où s’expose une pensée rigoureuse, se profile la présence, malgré tout, de celui qui pense.

Or en même temps qu’ils dessinent donc parfois une sorte de passé, ces essais de Variété, d’autre part, ouvrent à un avenir car ils ont pour l’œuvre future une valeur largement séminale. En 1919, lorsque Middleton Murry lui propose de tenir dans sa revue londonienne, l’Athenaeum, une sorte de chronique mensuelle qui soit quelque chose comme les « Paris Letters » qu’Ezra Pound a données à la revue américaine The Dial, il ne soupçonne pas – ni d’ailleurs Valéry non plus – que « La crise de l’esprit », aussitôt reprise dans La NRF, aura pareil retentissement. Or ces pages célèbres où Jean Prévost, encore, voit « une magnifique oraison funèbre, mais de quelqu’un qui n’est point mort5 », ces pages marquent le commencement d’une réflexion sur l’Europe et sur ce que Valéry appelle « l’esprit de l’Europe ». L’Europe, en effet, ne s’est pas faite sans un certain esprit qui lui a permis de s’élever à un degré de civilisation sans exemple mais dont la Première Guerre vient de montrer la possible faillite. Or, en cet après-guerre d’abord marqué par l’espérance et puis travaillé par le doute, par le double péril de l’instabilité, aussi, et de l’incohérence politique, une action va précisément lui sembler nécessaire pour continuer de faire vivre cet esprit : elle s’exercera pour une large part dans le cadre de la Coopération intellectuelle de la Société des Nations6 et, de ce rôle, les Regards sur le monde actuel, ainsi que d’autres textes encore, porteront rapidement l’empreinte.

La valeur séminale de Variété n’est pas moindre du côté de la poésie et, plus encore peut-être que la préface à l’Adonis de La Fontaine, c’est l’« Avant-propos » à Connaissance de la déesse de Fabre qui a compté. Si les lecteurs en ont surtout retenu la notion de poésie pure7, Valéry a eu très vite conscience de l’avoir définie de manière trop vague, et c’est ce qu’il confesse à Henri Ghéon lorsqu’il lui reproche gentiment de l’avoir placé au-dessus de Mallarmé dans un article des Écrits nouveaux : « Il y a sans doute un peu de ma faute dans ceci. J’aurais dû, peut-être, dans ma préface à Fabre, définir la poésie pure (qui dans mon idée est chose précise), et déduire de cette définition le rôle, la place, l’importance singulière de Mallarmé8. » À l’occasion d’une série de trois conférences au théâtre du Vieux-Colombier où Jules Romains organise des cours, Valéry, les 22, 23 et 25 mai 1923, revient donc longuement sur « la poésie pure au XIXe siècle », mais c’est devant un public restreint et ses conférences ne sont pas publiées. Le 18 octobre 1924, il profite donc d’un entretien donné aux Nouvelles littéraires, où Frédéric Lefèvre l’interroge dans le cadre de sa fameuse chronique « Une heure avec… », pour préciser fermement sa pensée et définir cette poésie pure de manière très claire comme « la poésie qui résulterait, par une sorte d’exhaustion, de la suppression progressive des éléments prosaïques d’un poème », et en même temps comme « une limite à laquelle on peut tendre, mais qu’il est presque impossible de rejoindre dans un poème plus long qu’un vers9 ». C’est donc une manière d’utopique horizon musical qu’elle dessine.

L’entretien est repris dans la Revue universelle du 1er août 1925, mais l’affaire est loin d’être close, et l’abbé Bremond, le 24 octobre 1925, lors de la séance solennelle de l’Institut, vient, bien malgré lui, relancer le débat. Devant les cinq académies réunies, sa communication ne cherche qu’à faire valoir la pensée de Valéry qui, à l’Académie, brigue le fauteuil d’Anatole France où il sera élu le 19 novembre10, mais l’ancien jésuite tire cette pureté du côté d’un « fluide mystérieux » de nature finalement religieuse qui assimile poésie et prière. Son discours aussitôt publié dans Le Temps du 25, il s’attire, dès le lendemain, dans les mêmes colonnes, une riposte foudroyante de Paul Souday à laquelle il réplique à son tour. Pendant de longs mois, la poésie pure sera l’objet d’une longue querelle à laquelle Valéry se garde bien de prendre part, et il n’y revient, de manière très apaisée, qu’en 1927 dans un petit texte assez confidentiel intitulé : « Poésie pure. Notes pour une conférence », où, de manière plus développée qu’il ne l’avait fait devant Lefèvre, il réaffirme sa différence avec Bremond : « Si le poète pouvait arriver à construire des œuvres où rien de ce qui est de la prose n’apparaîtrait plus, des poèmes où la continuité musicale ne serait jamais interrompue, où les relations des significations seraient elles-mêmes perpétuellement pareilles à des rapports harmoniques, où la transmutation des pensées les unes dans les autres paraîtrait plus importante que toute pensée, – où le jeu des figures contiendrait la réalité du sujet, – alors l’on pourrait parler de poésie pure comme d’une chose existante11. »

Mais l’intérêt de la préface à Connaissance de la déesse est aussi de préciser une certaine situation historique de la poésie de cet immédiat après-guerre. Valéry, qui a souvent reçu le jeune André Breton chez lui depuis 1914, et connaît aussi Aragon et Soupault, n’ignore rien des recherches poétiques nouvelles. À un moment où la poésie, après les Calligrammes d’Apollinaire et les poèmes en créneaux de Reverdy dont certains qualifient un peu vite le travail de « cubiste », regarde du côté de la peinture, Valéry, au contraire, continue de faire droit au modèle musical qu’il ne cessera de défendre, et propose donc ici la fameuse définition souvent reprise : « Ce qui fut baptisé : le Symbolisme, se résume très simplement dans l’intention commune à plusieurs familles de poètes (d’ailleurs ennemies entre elles) de “reprendre à la Musique leur bien”12. » Mais en même temps, ce symbolisme, il prend acte de sa disparition, non comme un mouvement littéraire remplacé par d’autres, mais comme un apogée, l’aspiration à un horizon si élevé qu’il ne pouvait – ainsi que l’on parle en musique de tenir une note – être longtemps tenu. Et l’on comprend que se découvre ici, selon le mot de Stendhal, une dimension regrettante que l’on retrouvera souvent, durant l’entre-deux-guerres, sous la plume de Valéry : la crise de l’esprit dont le premier texte de Variété traite de manière si l’on veut politique, cette crise est aussi la fin d’un certain état et d’un certain moment des Lettres.

Lorsqu’il rend compte du livre le 14 août 1924 dans l’article que j’ai déjà évoqué, Souday ne revient pas sur la question de la poésie pure, mais pour une fois, au sujet de Pascal, prend quelque distance avec Valéry qui a jugé son effroi « un peu artificiel, affecté, ou du moins outré », tandis que lui-même croit le sentiment de l’auteur des Pensées « maladif, mais sincère ». L’essentiel pourtant n’est pas là, mais dans la réputation que Valéry désormais s’est acquise et que le critique souligne en évoquant trois livres qui viennent de lui être déjà consacrés : celui de Thibaudet qui, en dépit de « pages remarquables, quoique parfois obscures », a eu le tort de faire de « ce poète intellectualiste une figure bergsonienne » ; et puis les petits ouvrages hostiles d’Alfred Droin et de Pierre Lièvre13 qu’il ne signale, un peu méprisamment, qu’« à titre documentaire » : « il est bien naturel que Valéry ne soit pas compris de tout le monde, et puisque certains s’en expliquent franchement, rien ne manque plus à sa gloire. »

 

N. B. En 1926, Valéry fait reparaître Variété chez Claude Aveline. L’édition est « augmentée d’un chapitre inédit » qui en fait ne l’est pas puisqu’il s’agit des « Études » parues dans La NRF en décembre 1909 : Valéry les reprend, avant l’Introduction, sous le titre d’« Études et fragment sur le rêve », mais je ne les reproduis pas ici car ils figureront ensuite dans Variété II14. L’édition est dite « revue et corrigée par l’auteur », et elle présente en effet de menues variantes, le plus souvent de ponctuation, que je prends en compte pour les textes dont il n’existe pas de réédition ultérieure.

Note de l’éditeur

 

La crise de l’esprit

Le 23 août 1917, l’écrivain anglais John Middleton Murry, compagnon de Katherine Mansfield, fait paraître dans le supplément littéraire du Times un compte rendu très chaleureux de La Jeune Parque. L’auteur l’en remercie, une correspondance amicale s’ensuit et, le 21 février 1919, Middleton Murry, devenu directeur de la revue l’Athenaeum, lui demande d’y tenir une sorte de chronique mensuelle où il évoquerait la vie artistique et littéraire de Paris : le 11 avril et le 2 mai paraissent donc deux articles, « The Spiritual Crisis » et « The Intellectual Crisis ». Une troisième lettre était prévue, qui aurait apporté une sorte de conclusion, et Valéry y songera durant près d’un an mais ne l’enverra pas : la rapidité et la régularité d’écriture qu’exige la collaboration à une revue lui pèsent et, en dépit des amicales pressions de Middleton Murry, il ne lui donnera aucun autre texte. Sous le titre commun de « La crise de l’esprit », les deux lettres paraissent dans La NRF d’août 1919, et la toute première phrase, « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles », sera l’une des plus citées de toute son œuvre.

Lucien Fabre racontera plus tard qu’un jour de 1943, Valéry lui avait confié en avoir trouvé l’idée « formellement exprimée », dans Le Napoléon de Notting Hill de Chesterton. Le roman, qui venait d’être traduit par Jean Florence en 1912, évoque en ces termes la disparition de l’empire de Notting Hill : « Notting Hill est tombé, Notting Hill est mort. Mais ce n’est pas là ce qui importe : Notting Hill a vécu16 », et Valéry avait précisé à Fabre que c’est « cette anthropomorphisation17 » qui l’avait conduit à la première phrase de sa « Lettre ». Mais il n’est pas impossible qu’il se soit en même temps souvenu que, un siècle exactement plus tôt, en 1819, Ballanche avait écrit dans Le Vieillard et le Jeune Homme : « L’histoire m’apprend que des sociétés policées ont péri, que des empires ont cessé d’exister, que des éclipses funestes se sont étendues, durant plusieurs siècles, sur l’humanité tout entière ; et je remarque à présent des analogies qui me font trembler18. » En tout cas, l’écho que rencontrent ces pages est si considérable que Valéry sera souvent amené à écrire, sur ces questions, d’autres textes, qui seront en particulier regroupés dans les Regards sur le monde actuel19. Les deux lettres sont reprises dans Variété, en 1924 et, à leur suite, sous le titre général encore de « La crise de l’esprit », Valéry ajoute une « Note » qui a d’abord fait l’objet, dans une version plus longue et moins écrite, d’une conférence prononcée à l’université de Zurich le 15 novembre 1922, et qui se trouve publiée dans La Revue universelle du 15 juillet 1924, un mois après la sortie de Variété, sous le titre « Caractères de l’esprit européen ». Cette « Note » sera ensuite reprise en 1934 au tome IV des Œuvres, sous le titre « L’Européen », où elle ne fait plus suite à « La crise de l’esprit » et devient autonome.

Première lettre20

Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles.

Nous avions entendu parler de mondes disparus tout entiers, d’empires coulés à pic avec tous leurs hommes et tous leurs engins ; descendus au fond inexplorable des siècles avec leurs dieux et leurs lois, leurs académies et leurs sciences pures et appliquées, avec leurs grammaires, leurs dictionnaires, leurs classiques, leurs romantiques et leurs symbolistes, leurs critiques et les critiques de leurs critiques. Nous savions bien que toute la terre apparente est faite de cendres, que la cendre signifie quelque chose. Nous apercevions à travers l’épaisseur de l’histoire, les fantômes d’immenses navires qui furent chargés de richesse et d’esprit. Nous ne pouvions pas les compter. Mais ces naufrages, après tout, n’étaient pas notre affaire.

Élam, Ninive, Babylone21 étaient de beaux noms vagues, et la ruine totale de ces mondes avait aussi peu de signification pour nous que leur existence même. Mais France, Angleterre, Russie… ce seraient aussi de beaux noms. Lusitania aussi est un beau nom22. Et nous voyons maintenant que l’abîme de l’histoire est assez grand pour tout le monde. Nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie. Les circonstances qui enverraient les œuvres de Keats et celles de Baudelaire rejoindre les œuvres de Ménandre23 ne sont plus du tout inconcevables : elles sont dans les journaux.

 

Ce n’est pas tout. La brûlante leçon est plus complète encore. Il n’a pas suffi à notre génération d’apprendre par sa propre expérience comment les plus belles choses et les plus antiques, et les plus formidables et les mieux ordonnées sont périssables par accident ; elle a vu, dans l’ordre de la pensée, du sens commun, et du sentiment, se produire des phénomènes extraordinaires, des réalisations brusques de paradoxes, des déceptions brutales de l’évidence.

Je n’en citerai qu’un exemple : les grandes vertus des peuples allemands24 ont engendré plus de maux que l’oisiveté jamais n’a créé de vices. Nous avons vu, de nos yeux vu, le travail consciencieux, l’instruction la plus solide, la discipline et l’application les plus sérieuses, adaptés à d’épouvantables desseins.

Tant d’horreurs n’auraient pas été possibles sans tant de vertus. Il a fallu, sans doute, beaucoup de science pour tuer tant d’hommes, dissiper tant de biens, anéantir tant de villes en si peu de temps ; mais il a fallu non moins de qualités morales. Savoir et Devoir, vous êtes donc suspects ?

 

Ainsi la Persépolis spirituelle n’est pas moins ravagée que la Suse matérielle25. Tout ne s’est pas perdu, mais tout s’est senti périr.

Un frisson extraordinaire a couru la moelle de l’Europe. Elle a senti, par tous ses noyaux pensants, qu’elle ne se reconnaissait plus, qu’elle cessait de se ressembler, qu’elle allait perdre conscience – une conscience acquise par des siècles de malheurs supportables, par des milliers d’hommes du premier ordre, par des chances géographiques, ethniques, historiques, innombrables.

Alors, – comme pour une défense désespérée de son être et de son avoir physiologiques, – toute sa mémoire lui est revenue confusément. Ses grands hommes et ses grands livres lui sont remontés pêle-mêle. Jamais on n’a tant lu, ni si passionnément que pendant la guerre : demandez aux libraires. Jamais on n’a tant prié, ni si profondément : demandez aux prêtres. On a évoqué tous les sauveurs, les fondateurs, les protecteurs, les martyrs, les héros, les pères des patries, les saintes héroïnes, les poètes nationaux…

Et dans le même désordre mental, à l’appel de la même angoisse, l’Europe cultivée a subi la reviviscence rapide de ses innombrables pensées : dogmes, philosophies, idéaux hétérogènes ; les trois cents manières d’expliquer le Monde, les mille et une nuances du christianisme, les deux douzaines de positivismes : tout le spectre de la lumière intellectuelle a étalé ses couleurs incompatibles, éclairant d’une étrange lueur contradictoire l’agonie de l’âme européenne. Tandis que les inventeurs cherchaient fiévreusement dans leurs images, dans les annales des guerres d’autrefois, les moyens de se défaire des fils de fer barbelés, de déjouer les sous-marins ou de paralyser les vols d’avions, l’âme invoquait à la fois toutes les incantations qu’elle savait, considérait sérieusement les plus bizarres prophéties ; elle se cherchait des refuges, des indices, des consolations dans le registre entier des souvenirs, des actes antérieurs, des attitudes ancestrales. Et ce sont là les produits connus de l’anxiété, les entreprises désordonnées du cerveau qui court du réel au cauchemar, et retourne du cauchemar au réel, affolé comme le rat tombé dans la trappe…

La crise militaire est peut-être finie. La crise économique est visible dans toute sa force ; mais la crise intellectuelle, plus subtile, et qui, par sa nature même, prend les apparences les plus trompeuses (puisqu’elle se passe dans le royaume même de la dissimulation), cette crise laisse difficilement saisir son véritable point, sa phase.

Personne ne peut dire ce qui demain sera mort ou vivant en littérature, en philosophie, en esthétique. Nul ne sait encore quelles idées et quels modes d’expression seront inscrits sur la liste des pertes, quelles nouveautés seront proclamées.

L’espoir, certes, demeure et chante à demi-voix :

Mais l’espoir n’est que la méfiance de l’être à l’égard des prévisions précises de son esprit. Il suggère que toute conclusion défavorable à l’être doit être une erreur de son esprit. Les faits, pourtant, sont clairs et impitoyables. Il y a des milliers de jeunes écrivains et de jeunes artistes qui sont morts. Il y a l’illusion perdue d’une culture européenne et la démonstration de l’impuissance de la connaissance à sauver quoi que ce soit ; il y a la science, atteinte mortellement dans ses ambitions morales, et comme déshonorée par la cruauté de ses applications ; il y a l’idéalisme, difficilement vainqueur, profondément meurtri, responsable de ses rêves ; le réalisme déçu, battu, accablé de crimes et de fautes ; la convoitise et le renoncement également bafoués ; les croyances confondues dans les camps, croix contre croix, croissant contre croissant ; il y a les sceptiques eux-mêmes, désarçonnés par des événements si soudains, si violents, si émouvants, et qui jouent avec nos pensées comme le chat avec la souris, – les sceptiques perdent leurs doutes, les retrouvent, les reperdent, et ne savent plus se servir des mouvements de leur esprit.

L’oscillation du navire a été si forte que les lampes les mieux suspendues se sont à la fin renversées.

 

Ce qui donne à la crise de l’esprit sa profondeur et sa gravité, c’est l’état dans lequel elle a trouvé le patient.

Je n’ai ni le temps ni la puissance de définir l’état intellectuel de l’Europe en 1914. Et qui oserait tracer un tableau de cet état ? Le sujet est immense ; il demande des connaissances de tous les ordres, une information infinie. Lorsqu’il s’agit, d’ailleurs, d’un ensemble aussi complexe, la difficulté de reconstituer le passé, même le plus récent, est toute comparable à la difficulté de construire l’avenir, même le plus proche ; ou plutôt, c’est la même difficulté. Le prophète est dans le même sac que l’historien. Laissons-les-y.

Mais je n’ai besoin maintenant que du souvenir vague et général de ce qui se pensait à la veille de la guerre, des recherches qui se poursuivaient, des œuvres qui se publiaient.

Si donc je fais abstraction de tout détail, et si je me borne à l’impression rapide, et à ce total naturel que donne une perception instantanée, je ne vois – rien ! – Rien, quoique ce fût un rien infiniment riche.

Les physiciens nous enseignent que dans un four porté à l’incandescence, si notre œil pouvait subsister, il ne verrait – rien. Aucune inégalité lumineuse ne demeure et ne distingue les points de l’espace. Cette formidable énergie enfermée aboutit à l’invisibilité, à l’égalité insensible. Or, une égalité de cette espèce n’est autre chose que le désordre à l’état parfait.

Et de quoi était fait ce désordre de notre Europe mentale ? – De la libre coexistence dans tous les esprits cultivés des idées les plus dissemblables, des principes de vie et de connaissance les plus opposés. C’est là ce qui caractérise une époque moderne.

Je ne déteste pas de généraliser la notion de moderne et de donner ce nom à certain mode d’existence, au lieu d’en faire un pur synonyme de contemporain. Il y a dans l’histoire des moments et des lieux où nous pourrions nous introduire, nous modernes, sans troubler excessivement l’harmonie de ces temps-là, et sans y paraître des objets infiniment curieux, infiniment visibles, des êtres choquants, dissonants, inassimilables. Où notre entrée ferait le moins de sensation, là nous sommes presque chez nous. Il est clair que la Rome de Trajan, et que l’Alexandrie des Ptolémées nous absorberaient plus facilement que bien des localités moins reculées dans le temps, mais plus spécialisées dans un seul type de mœurs et entièrement consacrées à une seule race, à une seule culture et à un seul système de vie.

Eh bien ! l’Europe de 1914 était peut-être arrivée à la limite de ce modernisme. Chaque cerveau d’un certain rang était un carrefour pour toutes les races de l’opinion ; tout penseur, une exposition universelle de pensées. Il y avait des œuvres de l’esprit dont la richesse en contrastes et en impulsions contradictoires faisait penser aux effets d’éclairage insensé des capitales de ce temps-là : les yeux brûlent et s’ennuient… Combien de matériaux, combien de travaux, de calculs, de siècles spoliés, combien de vies hétérogènes additionnées a-t-il fallu pour que ce carnaval fût possible et fût intronisé comme forme de la suprême sagesse et triomphe de l’humanité ?

 

Dans tel livre de cette époque – et non des plus médiocres – on trouve, sans aucun effort – une influence des ballets russes, – un peu du style sombre de Pascal, – beaucoup d’impressions du type Goncourt, – quelque chose de Nietzsche, – quelque chose de Rimbaud, – certains effets dus à la fréquentation des peintres, et parfois le ton des publications scientifiques, – le tout parfumé d’un je ne sais quoi de britannique difficile à doser !… Observons, en passant, que dans chacun des composants de cette mixture, on trouverait bien d’autres corps. Inutile de les rechercher : ce serait répéter ce que je viens de dire sur le modernisme, et faire toute l’histoire mentale de l’Europe.

 

Maintenant, sur une immense terrasse d’Elsinore27, qui va de Bâle à Cologne, qui touche aux sables de Nieuport, aux marais de la Somme, aux craies de Champagne, aux granits d’Alsace, – l’Hamlet européen regarde des millions de spectres.

Mais il est un Hamlet intellectuel. Il médite sur la vie et la mort des vérités. Il a pour fantômes28 tous les objets de nos controverses ; il a pour remords tous les titres de notre gloire ; il est accablé sous le poids des découvertes, des connaissances, incapable de se reprendre à cette activité illimitée. Il songe à l’ennui de recommencer le passé, à la folie de vouloir innover toujours. Il chancelle entre les deux abîmes, car deux dangers ne cessent de menacer le monde : l’ordre et le désordre29.

S’il saisit un crâne, c’est un crâne illustre. – Whose was it30? – Celui-ci fut Lionardo. Il inventa l’homme volant, mais l’homme volant n’a pas précisément servi les intentions de l’inventeur : nous savons que l’homme volant monté sur son grand cygne (il grande uccello sopra del dosso del suo magnio cecero) a, de nos jours, d’autres emplois que d’aller prendre de la neige à la cime des monts pour la jeter, pendant les jours de chaleur, sur le pavé des villes31… Et cet autre crâne est celui de Leibniz qui rêva de la paix universelle32. Et celui-ci fut Kant, Kant qui genuit33 Hegel, qui genuit Marx, qui genuit…

Hamlet ne sait trop que faire de tous ces crânes. Mais s’il les abandonne !… Va-t-il cesser d’être lui-même ? Son esprit affreusement clairvoyant contemple le passage de la guerre à la paix. Ce passage est plus obscur, plus dangereux que le passage de la paix à la guerre ; tous les peuples en sont troublés. « Et Moi, se dit-il, Moi, l’intellect européen, que vais-je devenir ?… Et qu’est-ce que la paix ? La paix est, peut-être, l’état des choses dans lequel l’hostilité naturelle des hommes entre eux se manifeste par des créations, au lieu de se traduire par des destructions comme fait la guerre. C’est le temps d’une concurrence créatrice, et de la lutte des productions. Mais Moi, ne suis-je pas fatigué de produire ? N’ai-je pas épuisé le désir des tentatives extrêmes et n’ai-je pas abusé des savants mélanges ? Faut-il laisser de côté mes devoirs difficiles et mes ambitions transcendantes ? Dois-je suivre le mouvement et faire comme Polonius, qui dirige maintenant un grand journal ? comme Laertes, qui est quelque part dans l’aviation ? comme Rosencrantz, qui fait je ne sais quoi sous un nom russe34 ?

« – Adieu, fantômes ! Le monde n’a plus besoin de vous. Ni de moi. Le monde, qui baptise du nom de progrès sa tendance à une précision fatale, cherche à unir aux bienfaits de la vie, les avantages de la mort. Une certaine confusion règne encore, mais encore un peu de temps et tout s’éclaircira ; nous verrons enfin apparaître le miracle d’une société animale, une parfaite et définitive fourmilière. »

Deuxième lettre35

Je vous disais, l’autre jour, que la paix est cette guerre qui admet des actes d’amour et de création dans son processus : elle est donc chose plus complexe et plus obscure que la guerre proprement dite, comme la vie est plus obscure et plus profonde que la mort.

Mais le commencement et la mise en train de la paix sont plus obscurs que la paix même, comme la fécondation et l’origine de la vie sont plus mystérieuses que le fonctionnement de l’être une fois fait et adapté.

Tout le monde aujourd’hui a la perception de ce mystère comme d’une sensation actuelle ; quelques hommes, sans doute, doivent percevoir leur propre moi comme positivement partie de ce mystère ; et il y a peut-être quelqu’un dont la sensibilité est assez claire, assez fine et assez riche pour lire en elle-même des états plus avancés de notre destin que ce destin ne l’est lui-même.

Je n’ai pas cette ambition. Les choses du monde ne m’intéressent que sous le rapport de l’intellect ; tout par rapport à l’intellect. Bacon dirait que cet intellect est une Idole. J’y consens, mais je n’en ai pas trouvé de meilleure36.

Je pense donc à l’établissement de la paix en tant qu’il intéresse l’intellect et les choses de l’intellect. Ce point de vue est faux, puisqu’il sépare l’esprit de tout le reste des activités ; mais cette opération abstraite et cette falsification sont inévitables : tout point de vue est faux.

 

Une première pensée apparaît. L’idée de culture, d’intelligence, d’œuvres magistrales est pour nous dans une relation très ancienne, – tellement ancienne que nous remontons rarement jusqu’à elle, – avec l’idée d’Europe.

Les autres parties du monde ont eu des civilisations admirables, des poètes du premier ordre, des constructeurs, et même des savants. Mais aucune partie du monde n’a possédé cette singulière propriété physique : le plus intense pouvoir émissif uni au plus intense pouvoir absorbant.

Tout est venu à l’Europe et tout en est venu. Ou presque tout37.

 

Or, l’heure actuelle comporte cette question capitale : l’Europe va-t-elle garder sa prééminence dans tous les genres ?

L’Europe deviendra-t-elle ce qu’elle est en réalité, c’est-à-dire : un petit cap du continent asiatique38 ?

Ou bien l’Europe restera-t-elle ce qu’elle paraît, c’est-à-dire : la partie précieuse de l’univers terrestre, la perle de la sphère, le cerveau d’un vaste corps ?

Qu’on me permette, pour faire saisir toute la rigueur de cette alternative, de développer ici une sorte de théorème fondamental.

Considérez un planisphère. Sur ce planisphère, l’ensemble des terres habitables. Cet ensemble se divise en régions, et dans chacune de ces régions, une certaine densité de peuple, une certaine qualité des hommes. À chacune de ces régions correspond aussi une richesse naturelle, – un sol plus ou moins fécond, un sous-sol plus ou moins précieux, un territoire plus ou moins irrigué, plus ou moins facile à équiper pour les transports, etc.

Toutes ces caractéristiques permettent de classer à toute époque les régions dont nous parlons, de telle sorte qu’à toute époque, l’état de la terre vivante peut être défini par un système d’inégalités entre les régions habitées de sa surface.

À chaque instant, l’histoire de l’instant suivant dépend de cette inégalité donnée.

Examinons maintenant non pas cette classification théorique, mais la classification qui existait hier encore dans la réalité. Nous apercevons un fait bien remarquable et qui nous est extrêmement familier :

La petite région européenne figure en tête de la classification, depuis des siècles. Malgré sa faible étendue, – et quoique la richesse du sol n’y soit pas extraordinaire, – elle domine le tableau. Par quel miracle ? – Certainement le miracle doit résider dans la qualité de sa population. Cette qualité doit compenser le nombre moindre des hommes, le nombre moindre des milles carrés, le nombre moindre des tonnes de minerai, qui sont assignés à l’Europe. Mettez dans l’un des plateaux d’une balance l’empire des Indes ; dans l’autre, le Royaume-Uni. Regardez : le plateau chargé du poids le plus petit penche !

Voilà une rupture d’équilibre bien extraordinaire. Mais ses conséquences sont plus extraordinaires encore : elles vont nous faire prévoir un changement progressif en sens inverse.

Nous avons suggéré tout à l’heure que la qualité de l’homme devait être le déterminant de la précellence de l’Europe. Je ne puis analyser en détail cette qualité ; mais je trouve par un examen sommaire que l’avidité active, la curiosité ardente et désintéressée, un heureux mélange de l’imagination et de la rigueur logique, un certain scepticisme non pessimiste, un mysticisme non résigné… sont les caractères plus spécifiquement agissants de la Psyché européenne.

 

Un seul exemple de cet esprit, mais un exemple de première classe, – et de toute première importance : la Grèce – car il faut placer dans l’Europe tout le littoral de la Méditerranée : Smyrne et Alexandrie sont d’Europe comme Athènes et Marseille, – la Grèce a fondé la géométrie. C’était une entreprise insensée : nous disputons encore sur la possibilité de cette folie.

Qu’a-t-il fallu faire pour réaliser cette création fantastique ? – Songez que ni les Égyptiens, ni les Chinois, ni les Chaldéens, ni les Indiens n’y sont parvenus. Songez qu’il s’agit d’une aventure passionnante, d’une conquête mille fois plus précieuse et positivement plus poétique que celle de la Toison d’Or. Il n’y a pas de peau de mouton qui vaille la cuisse d’or de Pythagore39.

Ceci est une entreprise qui a demandé les dons le plus communément incompatibles. Elle a requis des argonautes de l’esprit, de durs pilotes qui ne se laissent ni perdre dans leurs pensées, ni distraire par leurs impressions. Ni la fragilité des prémisses qui les portaient, ni la subtilité ou l’infinité des inférences qu’ils exploraient ne les ont pu troubler. Ils furent comme équidistants des nègres variables et des fakirs indéfinis. Ils ont accompli l’ajustement si délicat, si improbable, du langage commun au raisonnement précis ; l’analyse d’opérations motrices et visuelles très composées ; la correspondance de ces opérations à des propriétés linguistiques et grammaticales ; ils se sont fiés à la parole pour les conduire dans l’espace en aveugles clairvoyants… Et cet espace lui-même devenait de siècle en siècle une création plus riche et plus surprenante, à mesure que la pensée se possédait mieux elle-même, et qu’elle prenait plus de confiance dans la merveilleuse raison et dans la finesse initiale qui l’avaient pourvue d’incomparables instruments : définitions, axiomes, lemmes, théorèmes, problèmes, porismes40, etc…

J’aurais besoin de tout un livre pour en parler comme il faudrait. Je n’ai voulu que préciser en quelques mots l’un des actes caractéristiques du génie européen. Cet exemple même me ramène sans effort à ma thèse.

 

Je prétendais que l’inégalité si longtemps observée au bénéfice de l’Europe devait par ses propres effets se changer progressivement en inégalité de sens contraire. C’est là ce que je désignais sous le nom ambitieux de théorème fondamental.

Comment établir cette proposition ? – Je prends le même exemple : celui de la géométrie des Grecs, et je prie le lecteur de considérer à travers les âges les effets de cette discipline. On la voit peu à peu, très lentement, mais très sûrement, prendre une telle autorité que toutes les recherches, toutes les expériences acquises tendent invinciblement à lui emprunter son allure rigoureuse, son économie scrupuleuse de « matière », sa généralité automatique, ses méthodes subtiles, et cette prudence infinie qui lui permet les plus folles hardiesses… La science moderne est née de cette éducation de grand style.

Mais une fois née, une fois éprouvée et récompensée par ses applications matérielles, notre science devenue moyen de puissance, moyen de domination concrète, excitant de la richesse, appareil d’exploitation du capital planétaire, – cesse d’être une « fin en soi » et une activité artistique. Le savoir, qui était une valeur de consommation, devient une valeur d’échange. L’utilité du savoir fait du savoir une denrée, qui est désirable non plus par quelques amateurs très distingués, mais par Tout le Monde.

Cette denrée, donc, se préparera sous des formes de plus en plus maniables ou comestibles ; elle se distribuera à une clientèle de plus en plus nombreuse ; elle deviendra Chose du Commerce, chose enfin qui s’imite et se produit un peu partout.

Résultat : l’inégalité qui existait entre les régions du monde au point de vue des arts mécaniques, des sciences appliquées, des moyens scientifiques de la guerre ou de la paix, – inégalité sur laquelle se fondait la prédominance européenne, – tend à disparaître graduellement.

Donc, la classification des régions habitables du monde tend à devenir telle que la grandeur matérielle brute, les éléments de statistique, les nombres, – population, superficie, matières premières, – déterminent enfin exclusivement ce classement des compartiments du globe41.

Et donc, la balance qui penchait de notre côté, quoique nous paraissions plus légers, commence à nous faire doucement remonter, – comme si nous avions sottement fait passer dans l’autre plateau le mystérieux appoint qui était avec nous. Nous avons étourdiment rendu les forces proportionnelles aux masses !

 

Ce phénomène naissant peut, d’ailleurs, être rapproché de celui qui est observable dans le sein de chaque nation et qui consiste dans la diffusion de la culture, et dans l’accession à la culture de catégories de plus en plus grandes d’individus.

Essayer de prévoir les conséquences de cette diffusion, rechercher si elle doit ou non amener nécessairement une dégradation, ce serait aborder un problème délicieusement compliqué de physique intellectuelle.

Le charme de ce problème, pour l’esprit spéculatif, provient d’abord de sa ressemblance avec le fait physique de la diffusion, – et ensuite du changement brusque de cette ressemblance en différence profonde, dès que le penseur revient à son premier objet, qui est hommes et non molécules.

Une goutte de vin tombée dans l’eau la colore à peine et tend à disparaître, après une rose fumée42. Voilà le fait physique. Mais supposez maintenant que, quelque temps après cet évanouissement et ce retour à la limpidité, nous voyions, çà et là, dans ce vase qui semblait redevenu eau pure, se former des gouttes de vin sombre et pur, – quel étonnement…

Ce phénomène de Cana n’est pas impossible dans la physique intellectuelle et sociale. On parle alors du génie et on l’oppose à la diffusion.

 

Tout à l’heure, nous considérions une curieuse balance qui se mouvait en sens inverse de la pesanteur. Nous regardons à présent un système liquide passer, comme spontanément, de l’homogène à l’hétérogène, du mélange intime à la séparation nette… Ce sont ces images paradoxales qui donnent la représentation la plus simple et la plus pratique du rôle dans le Monde de ce qu’on appelle, – depuis cinq ou dix mille ans, – Esprit.

 

– Mais l’Esprit européen43, – ou du moins ce qu’il contient de plus précieux, – est-il totalement diffusible ? Le phénomène de la mise en exploitation du globe, le phénomène de l’égalisation des techniques et le phénomène démocratique, qui font prévoir une deminutio capitis44 de l’Europe, doivent-ils être pris comme décisions absolues du destin ? Ou avons-nous quelque liberté contre cette menaçante conjuration des choses ?

C’est peut-être en cherchant cette liberté qu’on la crée. Mais pour une telle recherche, il faut abandonner pour un temps la considération des ensembles, et étudier dans l’individu pensant, la lutte de la vie personnelle avec la vie sociale*1.

Note [(Extrait d’une conférence donnée à l’Université de Zurich le 15 novembre 1922.)

Mesdames, Messieurs45,]

 

L’orage vient de finir, et cependant nous sommes inquiets, anxieux, comme si l’orage allait éclater. Presque toutes les choses humaines demeurent dans une terrible incertitude. Nous considérons ce qui a disparu, nous sommes presque détruits par ce qui est détruit ; nous ne savons pas ce qui va naître, et nous pouvons raisonnablement le craindre. Nous espérons vaguement, nous redoutons précisément ; nos craintes sont infiniment plus précises que nos espérances ; nous confessons que la douceur de vivre est derrière nous, que l’abondance est derrière nous, mais le désarroi et le doute sont en nous et avec nous. Il n’y a pas de tête pensante si sagace, si instruite qu’on la suppose, qui puisse se flatter de dominer ce malaise, d’échapper à cette impression de ténèbres, de mesurer la durée probable de cette période de troubles dans les échanges vitaux de l’humanité.

Nous sommes une génération très infortunée à laquelle est échu de voir coïncider le moment de son passage dans la vie avec l’arrivée de ces grands et effrayants événements dont la résonance emplira toute notre vie.

On peut dire que toutes les choses essentielles de ce monde ont été affectées par la guerre, ou plus exactement, par les circonstances de la guerre : L’usure a dévoré quelque chose de plus profond que les parties renouvelables de l’être. Vous savez quel trouble est celui de l’économie générale, celui de la politique des États, celui de la vie même des individus : la gêne, l’hésitation, l’appréhension universelles. Mais parmi toutes ces choses blessées est l’Esprit. L’Esprit est en vérité cruellement atteint ; il se plaint dans le cœur des hommes de l’esprit46 et se juge tristement. Il doute profondément de soi-même.

Qu’est-ce donc que cet esprit ? En quoi peut-il être touché, frappé, diminué, humilié par l’état actuel du monde ? D’où vient cette grande pitié des choses de l’Esprit, cette détresse, cette angoisse des hommes de l’Esprit ? C’est de quoi il faut que nous parlions maintenant.

 

L’homme est cet animal séparé, ce bizarre être vivant qui s’est opposé à tous les autres, qui s’élève sur tous les autres, par ses… songes, – par l’intensité, l’enchaînement, par la diversité de ses songes ! par leurs effets extraordinaires et qui vont jusqu’à modifier sa nature, et non seulement sa nature, mais encore la nature même qui l’entoure, qu’il essaye infatigablement de soumettre à ses songes.

Je veux dire que l’homme est incessamment et nécessairement opposé à ce qui est par le souci de ce qui n’est pas ! et qu’il enfante laborieusement, ou bien par génie, ce qu’il faut pour donner à ses rêves la puissance et la précision mêmes de la réalité, et, d’autre part, pour imposer à cette réalité des altérations croissantes qui la rapprochent de ses rêves.

Les autres êtres vivants ne sont mus et transformés que par les variations extérieures. Ils s’adaptent, c’est-à-dire qu’ils se déforment, afin de conserver les caractères essentiels de leur existence et ils se mettent ainsi en équilibre avec l’état de leur milieu.

Ils n’ont point coutume, que je sache, de rompre spontanément cet équilibre, de quitter, par exemple, sans motif, sans une pression ou une nécessité extérieures, le climat auquel ils sont accommodés. Ils recherchent leur bien aveuglément ; mais ils ne sentent pas l’aiguillon de ce mieux qui est l’ennemi du bien et qui nous engage à affronter le pire.

Mais l’homme contient en soi-même de quoi rompre l’équilibre qu’il soutenait avec son milieu. Il contient ce qu’il faut pour se mécontenter de ce qui le contentait. Il est à chaque instant autre chose que ce qu’il est. Il ne forme pas un système fermé de besoins, et de satisfactions de ses besoins. Il tire de la satisfaction je ne sais quel excès de puissance qui renverse son contentement. À peine son corps et son appétit sont apaisés, qu’au plus profond de lui quelque chose s’agite, le tourmente, l’illumine, le commande, l’aiguillonne, le manœuvre secrètement. Et c’est l’Esprit, l’Esprit armé de toutes ses questions inépuisables…

Il demande éternellement en nous : Qui, quoi, où, en quel temps, pourquoi, comment, par quel moyen ? Il oppose le passé au présent, l’avenir au passé, le possible au réel, l’image au fait. Il est à la fois ce qui devance et ce qui retarde ; ce qui construit et ce qui détruit ; ce qui est hasard et ce qui calcule ; il est donc bien ce qui n’est pas, et l’instrument de ce qui n’est pas. Il est enfin, il est surtout, l’auteur mystérieux de ces rêves dont je vous parlais…

Quels rêves a faits l’homme ?… Et parmi ces rêves quels sont ceux qui sont entrés dans le réel, et comment y sont-ils entrés ?

Regardons en nous-mêmes et regardons autour de nous. Considérons la ville, ou bien feuilletons au hasard quelques livres ; ou mieux encore, observons en nos cœurs leurs mouvements les plus naïfs…

Nous souhaitons, nous imaginons avec complaisance bien des étrangetés, et ces souhaits sont fort antiques, et il semble que l’homme ne se résoudra jamais à ne pas les former… Relisez la Genèse. Dès le seuil du livre sacré, et les premiers pas dans le premier jardin, voici paraître le rêve de la Connaissance, et celui de l’Immortalité : ces beaux fruits de l’arbre de vie et de l’arbre de science, nous attirent toujours. Quelques pages plus loin, vous trouverez dans la même Bible des rêves d’une humanité tout unie, et collaborant à la construction d’une tour prodigieuse. « Ils étaient un seul peuple et ils avaient pour eux une même langue… » Nous le rêvons encore47.

Vous y trouverez aussi l’histoire étrange de ce prophète qui, englouti par un poisson, put se mouvoir dans l’épaisseur de la mer48

Chez les Grecs, il est des héros qui se construisent des appareils volants. D’autres savent apprivoiser les fauves, et leur parole miraculeuse déplace les montagnes, fait se mouvoir les blocs, opère des constructions de temples, par une sorte de télémécanique merveilleuse49

Agir à distance ; faire de l’or ; transmuter les métaux ; vaincre la mort ; prédire l’avenir ; se déplacer dans des milieux interdits à notre espèce ; parler, voir, entendre, d’un bout du monde à l’autre ; aller visiter les astres ; réaliser le mouvement perpétuel, que sais-je, – nous avons fait tant de rêves que la liste en serait infinie. Mais l’ensemble de ces rêves forme un étrange programme dont la poursuite est comme liée à l’histoire même des humains.

Tous les projets de conquête et de domination universelles, soit matérielles, soit spirituelles, y figurent. Tout ce que nous appelons civilisation, progrès, science, art, culture… se rapporte à cette production extraordinaire et en dépend directement. On peut dire que tous ces rêves s’attaquent à toutes les conditions données de notre existence définie. Nous sommes une espèce zoologique qui tend d’elle-même à faire varier son domaine d’existence, et l’on pourrait former une table, un classement systématique de nos rêves, en considérant chacun d’eux comme dirigé contre quelqu’une des conditions initiales de notre vie. Il y a des rêves contre la pesanteur et des rêves contre les lois du mouvement. Il en est contre l’espace et il en est contre la durée. L’ubiquité, la prophétie, l’Eau de Jouvence ont été rêvées, le sont encore sous des noms scientifiques.

Il est des rêves contre le principe de Mayer, et d’autres contre le principe de Carnot50. Il en est contre les lois physiologiques et d’autres contre les données et les fatalités techniques : l’égalité des races, la paix éternelle et universelle sont de ceux-ci… Supposons que nous ayons construit cette table et que nous la considérions. Nous serions assez vite tentés de la compléter par le tableau des réalisations. En regard de chaque rêve nous placerions ce qui s’est fait pour le réaliser. Si par exemple dans une colonne nous avons inscrit le désir de voler dans les airs et le nom d’Icare, – dans la colonne des acquisitions, nous inscrirons les noms fameux de Léonard de Vinci, d’Ader, de Wright et de leurs successeurs51. Je pourrais multiplier ces exemples, ce serait une sorte de jeu que nous n’avons pas le temps de jouer. D’ailleurs il faudrait construire également une table des déceptions, des rêves non réalisés. Les uns sont définitivement condamnés, – la quadrature du cercle, la création gratuite de l’énergie, etc… Les autres sont encore dans nos espérances non déraisonnables.

Mais il faut revenir à notre tableau des réalisations, c’est sur lui que je voulais attirer votre attention.

Si donc nous considérons cette liste, liste très honorable, nous pourrons faire cette remarque :

De toutes ces réalisations, les plus nombreuses, les plus surprenantes, les plus fécondes, ont été accomplies par une partie assez restreinte de l’humanité, et sur un territoire très petit relativement à l’ensemble des terres habitables.

L’Europe a été ce lieu privilégié ; l’Européen, l’esprit européen, l’auteur de ces prodiges.

Qu’est-ce donc que cette Europe ? C’est une sorte de cap du vieux continent, un appendice occidental de l’Asie. Elle regarde naturellement vers l’Ouest. Au sud, elle borde une illustre mer dont le rôle, je devrais dire la fonction, a été merveilleusement efficace dans l’élaboration de cet esprit européen qui nous occupe. Tous les peuples qui vinrent sur ses bords se sont pénétrés ; ils ont échangé des marchandises et des coups ; ils ont fondé des ports et des colonies où non seulement les objets du commerce, mais les croyances, les langages, les mœurs, les acquisitions techniques, étaient les éléments des trafics. Avant même que l’Europe actuelle ait pris l’apparence que nous lui connaissons, la Méditerranée avait vu, dans son bassin oriental, une sorte de pré-Europe s’établir. L’Égypte, la Phénicie, ont été comme des pré-figures de la civilisation que nous avons arrêtée ; vinrent ensuite les Grecs, les Romains, les Arabes, les populations ibériques. On croit voir autour de cette eau étincelante et chargée de sel, la foule des dieux et des hommes les plus imposants de ce monde : Horus, Isis, et Osiris ; Astarté et les Kabires52 ; Pallas, Poséidon, Minerve, Neptune, et leurs semblables, règnent concurremment sur cette mer qui a ballotté les étranges pensées de saint Paul, comme elle a bercé les rêveries et les calculs de Bonaparte

Mais sur ses bords, où tant de peuples s’étaient déjà mêlés et heurtés, et instruits les uns les autres, vinrent, au cours des âges, d’autres peuples encore, attirés vers la splendeur du ciel, par la beauté et par l’intensité particulière de la vie sous le soleil. Les Celtes, les Slaves, les peuples germaniques, ont subi l’enchantement de la plus noble des mers ; une sorte de tropisme invincible, s’exerçant pendant des siècles, a donc fait de ce bassin aux formes admirables, l’objet du désir universel et le lieu de la plus grande activité humaine. Activité économique, activité intellectuelle, activité politique, activité religieuse, activité artistique, tout se passe ou, du moins, tout semble naître, autour de la mer intérieure. C’est là que l’on assiste aux phénomènes précurseurs de la formation de l’Europe et que l’on voit se dessiner à une certaine époque la division de l’humanité en deux groupes de plus en plus dissemblables : l’un, qui occupe la plus grande partie du globe, demeure comme immobile dans ses coutumes, dans ses connaissances, dans sa puissance pratique ; il ne progresse plus, ou ne progresse qu’imperceptiblement53.

L’autre est en proie à une inquiétude et à la recherche perpétuelles. Les échanges s’y multiplient, les problèmes les plus variés s’agitent dans son sein, les moyens de vivre, de savoir, de pouvoir s’accroître, s’y accumulent de siècle en siècle avec une rapidité extraordinaire. Bientôt la différence de savoir positif et de puissance, entre elle et le reste du monde, devient si grande qu’elle entraîne une rupture de l’équilibre. L’Europe se précipite hors d’elle-même ; elle part à la conquête des terres. La civilisation renouvelle les invasions primitives dont elle inverse le mouvement. L’Europe, sur son propre sol, atteint le maximum de la vie, de la fécondité intellectuelle, de la richesse et de l’ambition.

Cette Europe triomphante qui est née de l’échange de toutes choses spirituelles et matérielles, de la coopération volontaire et involontaire des races, de la concurrence des religions, des systèmes, des intérêts, sur un territoire très limité, m’apparaît aussi animée qu’un marché où toutes choses bonnes et précieuses sont apportées, comparées, discutées, et changent de mains. C’est une Bourse où les doctrines, les idées, les découvertes, les dogmes les plus divers, sont mobilisés, sont cotés, montent, descendent, sont l’objet des critiques les plus impitoyables et des engouements les plus aveugles. Bientôt les apports les plus lointains arrivent abondamment sur ce marché. D’une part, les terres nouvelles de l’Amérique, de l’Océanie et de l’Afrique, les antiques Empires de l’Extrême-Orient envoient à l’Europe leurs matières premières pour les soumettre à ces transformations étonnantes qu’elle seule sait accomplir. D’autre part, les connaissances, les philosophies, les religions de l’ancienne Asie viennent alimenter les esprits toujours en éveil, que l’Europe produit à chaque génération ; et cette machine puissante transforme les conceptions plus ou moins étranges de l’Orient, en éprouve la profondeur, en retire les éléments utilisables.

Notre Europe, qui commence par un marché méditerranéen, devient ainsi une vaste usine ; usine au sens propre, machine à transformations, mais encore usine intellectuelle incomparable. Cette usine intellectuelle reçoit de toutes parts toutes les choses de l’esprit ; elle les distribue à ses innombrables organes. Les uns saisissent tout ce qui est nouveauté avec espoir, avec avidité, en exagèrent la valeur ; les autres résistent, opposent à l’invasion des nouveautés l’éclat et la solidité des richesses déjà constituées. Entre l’acquisition et la conservation, un équilibre mobile doit se rétablir sans cesse, mais un sens critique toujours plus actif attaque l’une ou l’autre tendance, exerce sans pitié les idées en possession et en faveur ; éprouve et discute sans pitié les tendances de cette régulation toujours obtenue.

Il faut que notre pensée se développe et il faut qu’elle se conserve. Elle n’avance que par les extrêmes, mais elle ne subsiste que par les moyens. L’ordre extrême, qui est l’automatisme, serait sa perte ; le désordre extrême la conduirait encore plus rapidement à l’abîme.

Enfin, cette Europe peu à peu se construit comme une ville gigantesque. Elle a ses musées, ses jardins, ses ateliers, ses laboratoires, ses salons. Elle a Venise, elle a Oxford, elle a Séville, elle a Rome, elle a Paris. Il y a des cités pour l’Art, d’autres pour la Science, d’autres qui réunissent les agréments et les instruments. Elle est assez petite pour être parcourue en un temps très court, qui deviendra bientôt insignifiant. Elle est assez grande pour contenir tous les climats ; assez diverse pour présenter les cultures et les terrains les plus variés. Au point de vue physique, c’est un chef-d’œuvre de tempérament et de rapprochement des conditions favorables à l’homme. Et l’homme y est devenu l’Européen. Vous m’excuserez de donner à ces mots d’Europe et d’Européen une signification un peu plus que géographique, et un peu plus qu’historique, mais en quelque sorte fonctionnelle. Je dirais presque, ma pensée abusant de mon langage, qu’une Europe est une espèce de système formé d’une certaine diversité humaine et d’une localité particulièrement favorable ; façonnée enfin par une histoire singulièrement mouvementée et vivante. Le produit de cette conjoncture de circonstances est un Européen.

Il nous faut examiner ce personnage par rapport aux types plus simples de l’humanité. C’est une manière de monstre. Il a une mémoire trop chargée, trop entretenue. Il a des ambitions extravagantes, une avidité de savoir et de richesses illimitée. Comme il appartient généralement à quelque nation qui a plus ou moins dominé le monde à son heure, et qui rêve encore ou de son César, ou de son Charles Quint, ou de son Napoléon, il y a en lui un orgueil, un espoir, des regrets toujours près de se réveiller. Comme il appartient à un temps, à un continent qui ont vu tant d’inventions prodigieuses et tant de hardiesses heureuses dans tous les genres, il n’est de conquêtes scientifiques ni d’entreprises qu’il ne puisse rêver. Il est pris entre des souvenirs merveilleux et des espoirs démesurés, et s’il lui arrive de verser parfois dans le pessimisme, il songe malgré lui que le pessimisme a produit quelques œuvres du premier ordre. Au lieu de s’abîmer dans le néant mental, il tire un chant de son désespoir. Il en tire quelquefois une volonté dure et formidable, un motif d’actions paradoxal et fondé sur le mépris des hommes et de la vie.

 

Mais qui donc est Européen ?

 

Je me risque ici, avec bien des réserves, avec les scrupules infinis que l’on doit avoir quand on veut préciser provisoirement ce qui n’est pas susceptible de véritable rigueur, – je me risque à vous proposer un essai de définition. Ce n’est pas une définition logique que je vais développer devant vous. C’est une manière de voir, un point de vue, étant bien entendu qu’il en existe une quantité d’autres qui ne sont ni plus ni moins légitimes.

Eh bien, je considérerai comme européens tous les peuples qui ont subi au cours de l’histoire les trois influences que je vais dire.

La première est celle de Rome. Partout où l’Empire romain a dominé, et partout où sa puissance s’est fait sentir ; et même partout où l’Empire a été l’objet de crainte, d’admiration et d’envie ; partout où le poids du glaive romain s’est fait sentir, partout où la majesté des institutions et des lois, où l’appareil et la dignité de la magistrature ont été reconnus, copiés, parfois même bizarrement singés, – là est quelque chose d’européen. Rome est le modèle éternel de la puissance organisée et stable.

Je ne sais pas les raisons de ce grand triomphe, il est inutile de les rechercher maintenant, comme il est oiseux de se demander ce que l’Europe fût devenue si elle ne fût devenue romaine.

Mais le fait nous importe seul, le fait de l’empreinte étonnamment durable qu’a laissée, sur tant de races et de générations, ce pouvoir superstitieux et raisonné, ce pouvoir curieusement imprégné d’esprit juridique, d’esprit militaire, d’esprit religieux, d’esprit formaliste, qui a le premier imposé aux peuples conquis les bienfaits de la tolérance et de la bonne administration.

Vint ensuite le christianisme. Vous savez comme il s’est peu à peu répandu dans l’espace même de la conquête romaine. Si l’on excepte le Nouveau Monde, qui n’a pas été christianisé, tant que peuplé par des chrétiens, si l’on excepte la Russie, qui a ignoré dans sa plus grande partie la loi romaine et l’empire de César, on voit que l’étendue de la religion du Christ coïncide encore aujourd’hui presque exactement avec celle du domaine de l’autorité impériale. Ces deux conquêtes, si différentes, ont cependant une sorte de ressemblance entre elles, et cette ressemblance nous importe. La politique des Romains, qui s’est faite toujours plus souple et plus ingénieuse, et de qui la souplesse et la facilité croissaient avec la faiblesse du pouvoir central, c’est-à-dire avec la surface et l’hétérogénéité de l’Empire, a introduit dans le système de domination des peuples par un peuple une nouveauté très remarquable.

De même que la Ville par Excellence finit par admettre dans son sein presque toutes les croyances, par naturaliser les dieux les plus éloignés et les plus hétéroclites, et les cultes les plus divers, – le gouvernement impérial, conscient du prestige qui s’attachait au nom romain, ne craignit pas de conférer la cité romaine, le titre et les privilèges du civis romanus54, à des hommes de toutes races et de toutes langues. Ainsi, par le fait de la même Rome, les dieux cessent d’être attachés à une tribu, à une localité, à une montagne, à un temple ou à une ville, pour devenir universels, et en quelque sorte communs ; – et d’autre part, la race, la langue et la qualité de vainqueur ou de vaincu, de conquérant ou de conquis, le cèdent à une condition juridique et politique uniforme qui n’est inaccessible55 à personne. L’empereur lui-même peut être un Gaulois, un Sarmate, un Syrien, et il peut sacrifier à des dieux très étrangers… C’est une immense nouveauté politique.

Mais le christianisme, à la parole de saint Pierre, quoique l’une des très rares religions qui fussent mal vues à Rome, le christianisme, issu de la nation juive, s’étend de son côté aux gentils de toute race ; il leur confère par le baptême la dignité nouvelle de chrétien comme Rome conférait à ses ennemis de la veille la cité romaine. Il s’étend peu à peu dans le lit de la puissance latine, il épouse les formes de l’empire. Il en adopte même les divisions administratives ; (Civitas56 au Ve siècle désigne la ville épiscopale). Il prend tout ce qu’il peut à Rome, il y fixe sa capitale et non point à Jérusalem. Il lui emprunte son langage. Un même homme né à Bordeaux peut être citoyen romain et même magistrat, il peut être évêque de la religion nouvelle. Le même Gaulois, qui est préfet impérial, écrit en pur latin de belles hymnes à la gloire du fils de Dieu qui est né juif et sujet d’Hérode. Voici déjà un Européen presque achevé. Un droit commun, un dieu commun ; le même droit et le même dieu ; un seul juge pour le temps, un seul Juge dans l’éternité.

Mais, tandis que la conquête romaine n’avait saisi que l’homme politique et n’avait régi les esprits que dans leurs habitudes extérieures, la conquête chrétienne vise et atteint progressivement le profond de la conscience.

Je ne veux même pas essayer de mesurer les modifications extraordinaires que la religion du Christ a imposées à cette conscience qu’il fallait rendre universelle. Je ne veux même pas tenter de vous exposer comment la formation de l’Européen en a été singulièrement influencée. Je suis contraint de ne me mouvoir qu’à la surface des choses, et d’ailleurs les effets du christianisme sont bien connus.

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Je vous rappelle seulement quelques-uns des caractères de son action ; et d’abord il apporte une morale subjective, et surtout il impose l’unification de la morale. Cette nouvelle unité se juxtapose à l’unité juridique que le droit romain avait apportée ; l’analyse, des deux côtés, tend à57 unifier les prescriptions.

Allons plus avant.

La nouvelle religion exige l’examen de soi-même. On peut dire qu’elle fait connaître aux hommes de l’Occident cette vie intérieure que les Indous pratiquent à leur manière depuis des siècles déjà ; que les mystiques d’Alexandrie avaient aussi, à leur manière, reconnue, ressentie et approfondie.

Le christianisme propose à l’esprit les problèmes les plus subtils, les plus importants et même les plus féconds. Qu’il s’agisse de la valeur des témoignages ; de la critique des textes, des sources et des garanties de la connaissance ; qu’il s’agisse de la distinction de la raison ou de la foi, de l’opposition qui se déclare entre elles, de l’antagonisme entre la foi et les actes et les œuvres ; qu’il s’agisse de la liberté, de la servitude, de la grâce ; qu’il s’agisse des pouvoirs spirituel et matériel et de leur mutuel conflit, de l’égalité des hommes, des conditions des femmes, que sais-je encore ? – Le christianisme éduque, excite, fait agir et réagir des millions d’esprits pendant une suite de siècles.

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Toutefois nous ne sommes pas encore des Européens accomplis. Il manque quelque chose à notre figure ; il y manque cette merveilleuse modification à laquelle nous devons non point le sentiment de l’ordre public et le culte de la cité et de la justice temporelle ; et non point la profondeur de nos âmes, l’idéalité absolue et le sens d’une éternelle justice ; mais il nous manque cette action subtile et puissante à quoi nous devons le meilleur de notre intelligence, la finesse, la solidité de notre savoir, – comme nous lui devons la netteté, la pureté et la distinction de nos arts et de notre littérature ; c’est de la Grèce que nous vinrent ces vertus.

Il faut encore admirer à cette occasion le rôle de l’Empire romain. Il a conquis pour être conquis. Pénétré par la Grèce, pénétré par le christianisme, il leur a offert un champ immense, pacifié et organisé ; il a préparé l’emplacement et modelé le moule dans lequel l’idée chrétienne et la pensée grecque devaient se couler et se combiner si curieusement entre elles58.

Ce que nous devons à la Grèce59 est peut-être ce qui nous a distingués le plus profondément du reste de l’humanité. Nous lui devons la discipline de l’Esprit, l’exemple extraordinaire de la perfection dans tous les ordres. Nous lui devons une méthode de penser qui tend à rapporter toutes choses à l’homme, à l’homme complet ; l’homme se devient à soi-même le système de références auquel toutes choses doivent enfin pouvoir s’appliquer60. Il doit donc développer toutes les parties de son être et les maintenir dans une harmonie aussi claire, et même aussi apparente qu’il est possible. Il doit développer son corps et son esprit. Quant à l’esprit même, il se défendra de ses excès, de ses rêveries, de sa production vague et purement imaginaire, par une critique et une analyse minutieuses de ses jugements, par une division rationnelle de ses fonctions, par la régulation des formes.

De cette discipline la science devait sortir. Notre science, c’est-à-dire le produit le plus caractéristique, la gloire la plus certaine et la plus personnelle de notre esprit. L’Europe est avant tout la créatrice de la science. Il y a eu des arts de tous pays, il n’y eut de véritables sciences que d’Europe.

Sans doute, il existait, avant la Grèce, en Égypte et en Chaldée, une sorte de science dont certains résultats peuvent sembler encore remarquables ; mais c’était une science impure qui se confondait tantôt avec la technique de quelque métier, qui comportait d’autres fois des préoccupations infiniment plus61 scientifiques. L’observation a toujours existé. Le raisonnement a toujours été employé. Mais ces éléments essentiels n’ont de prix et n’obtiennent de succès régulier que si d’autres facteurs ne viennent pas en vicier l’usage. Pour construire notre science il a fallu qu’un modèle relativement parfait lui fût proposé, qu’une première œuvre lui fût offerte comme Idéal, qui présentât toutes les précisions, toutes les garanties, toutes les beautés, toutes les solidités, et qui définît une fois pour toutes, le concept même de science comme construction pure et séparée de tout souci autre que celui de l’édifice lui-même.

 

La géométrie grecque a été ce modèle incorruptible, non seulement modèle proposé à toute connaissance qui vise à son état parfait, mais encore modèle incomparable des qualités les plus typiques de l’intellect européen. Je ne pense jamais à l’art classique que je ne prenne invinciblement pour exemple le monument de la géométrie grecque. La construction de ce monument a demandé les dons les plus rares et les plus ordinairement incompatibles. Les hommes qui l’ont bâti étaient de durs et pénétrants ouvriers, des penseurs profonds, mais des artistes d’une finesse et d’un sentiment exquis de la perfection.

Songez à la subtilité et à la volonté qu’il leur a fallu pour accomplir l’ajustement si délicat, si improbable, du langage commun au raisonnement précis ; songez aux analyses qu’ils ont faites d’opérations motrices et visuelles très composées ; et comme ils ont bien réussi dans la correspondance nette de ces opérations avec les propriétés linguistiques et grammaticales. Ils se sont fiés à la parole et à ses combinaisons pour les conduire sûrement dans l’espace. Sans doute, cet espace est devenu une pluralité d’espaces ; sans doute s’est-il singulièrement enrichi, et sans doute cette géométrie, qui semblait si rigoureuse jadis, a laissé voir bien des défauts dans son cristal. Nous l’avons examinée de si près que là où les Grecs voyaient un axiome, nous en comptons une douzaine.

À chacun de ces postulats qu’ils avaient introduits, nous savons qu’on en peut substituer quelques autres, et obtenir une géométrie cohérente et parfois physiquement utilisable.

Mais songez à la nouveauté que fut cette forme presque solennelle et qui est dans son dessin général si belle et si pure. Songez à cette magnifique division des moments de l’Esprit, à cet ordre merveilleux où chaque acte de la raison est nettement placé, nettement séparé des autres ; cela fait penser à la structure des temples ; machine statique dont les éléments sont tous visibles et dont tous déclarent leur fonction.

L’œil considère la charge, le soutien de la charge, les parties de la charge, le tas et ses moyens d’équilibre, l’œil divise et régit sans effort ces masses bien dressées dont la taille même et la vigueur sont appropriées à leur rôle et à leur volume. Ces colonnes, ces chapiteaux, ces architraves, ces entablements et leurs subdivisions, et les ornements qui s’en déduisent sans jamais déborder de leurs places et de leur appropriation, me font songer à ces membres de la science pure, comme les Grecs l’avaient conçue : définitions, axiomes, lemmes, théorèmes, corollaires, porismes62, problèmes… c’est-à-dire la machine de l’esprit rendue visible, l’architecture même de l’intelligence entièrement dessinée, – le temple érigé à l’Espace par la Parole, mais un temple qui peut s’élever à l’infini.

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Telles m’apparaissent les trois conditions essentielles qui me semblent définir un véritable Européen, un homme en qui l’esprit européen peut habiter dans sa plénitude. Partout où les noms de César, de Gaius63, de Trajan et de Virgile, partout où les noms de Moïse et de saint Paul, partout où les noms d’Aristote, de Platon et d’Euclide ont eu une signification et une autorité simultanées, là est l’Europe. Toute race et toute terre qui a été successivement romanisée, christianisée et soumise, quant à l’esprit, à la discipline des Grecs, est absolument européenne.

On en trouve qui n’ont reçu qu’une ou deux de ces empreintes.

Il y a donc quelque trait bien distinct de la race, de la langue même et de la nationalité, qui unit et assimile les pays de l’Occident et du Centre de l’Europe. Le nombre des notions et des manières de penser qui leur sont communes, est bien plus grand que le nombre des notions que nous avons de communes avec un Arabe ou un Chinois…

En résumé, il existe une région du globe qui se distingue profondément de toutes les autres au point de vue humain. Dans l’ordre de la puissance, et dans l’ordre de la connaissance précise, l’Europe pèse encore aujourd’hui beaucoup plus que le reste du globe. Je me trompe, ce n’est pas l’Europe qui l’emporte, c’est l’Esprit Européen dont l’Amérique est une création formidable64.

Partout où l’Esprit Européen domine, on voit apparaître le maximum de besoins, le maximum de travail, le maximum de capital, le maximum de rendement, le maximum d’ambition, le maximum de puissance, le maximum de modification de la nature extérieure, le maximum de relations et d’échanges.

Cet ensemble de maxima est Europe, ou image de l’Europe.

D’autre part, les conditions de cette formation, et de cette inégalité étonnante, tiennent évidemment à la qualité des individus, à la qualité moyenne de l’Homo Europæus. Il est remarquable que l’homme d’Europe n’est pas défini par la race, ni par la langue, ni par les coutumes, mais par les désirs et par l’amplitude de la volonté… Etc…

Au sujet d’Adonis

C’est au printemps de 1920 que le jeune écrivain Jean-Louis Vaudoyer – qui deviendra administrateur de la Comédie-Française de 1941 à 1944 – demande à Valéry de préfacer pour « Le Florilège français », la nouvelle collection qu’il dirige chez Devambez, l’Adonis de La Fontaine que le poète vient de lire – il l’a sans doute confié à Vaudoyer – pendant l’été de 1918 à L’Isle-Manière, près d’Avranches, où il a suivi son patron, Édouard Lebey. Il commence la rédaction de sa préface le 15 août 1920, sans beaucoup avancer, et c’est à La Graulet, en Dordogne, que l’essentiel s’écrit, dans la propriété de Catherine Pozzi qui le reçoit du 15 septembre au 6 octobre. Il y travaille aussi aux « Fragments du Narcisse » qu’il n’achèvera pas, et la difficile besogne du poète, qu’il évoque à propos de La Fontaine, est bien, à ce moment-là, la sienne propre. La préface est d’abord publiée dans le numéro du 1er février 1921 de La Revue de Paris, puis en volume au mois de juillet dans la collection de Vaudoyer. Paul Souday la juge assez importante pour lui consacrer son feuilleton du Temps, et plusieurs autres articles en rendent compte. Dans La NRF de janvier 1922, Roger Allard en parle de manière louangeuse, non sans regretter un peu, comme Souday, de voir Valéry juger arbitraires65 les contraintes poétiques ; de son côté, dans L’Action française du 22 janvier, Henri Ghéon, proche ami de Gide que Valéry connaît bien, voit dans la préface « l’événement du jour, dans le monde fermé de la “littérature pour elle-même” ». Elle reparaîtra en plaquette hors commerce en 1927, accompagnée de « Au sujet d’“Au sujet d’Adonis” », et sera reprise l’année suivante dans Poësie. Essais sur la poëtique et le poëte, et en 1937, au tome VII des Œuvres66.