Depuis la Soirée, le personnage de Monsieur Teste n’a cessé d’accompagner la pensée de Valéry, et son nom apparaît à maintes reprises dans les Cahiers, où il figure souvent une sorte de double épuré, autoritaire et roide, de l’écrivain, ainsi que l’atteste par exemple cette note de 1898 : « M. Teste est mon croquemitaine, quand je ne suis pas sage, je pense à lui1. » Mais il y songe aussi comme à un personnage, et pense parfois que son existence de papier pourrait se poursuivre au-delà du bref récit de 1896 : lorsqu’il envisage de faire paraître Le Yalou entrepris à la fin du siècle, l’idée se dessine d’en faire une suite de la Soirée, et le 24 juillet 1899, Gide lui demande : « Où paraîtra le morceau de “Teste” que tu annonces ? Est-ce le “Teste en Chine” ? » La publication n’aura lieu que trente ans plus tard2, et ces pages garderont leur titre initial, mais ce qu’on voit se dessiner ici, c’est un processus très particulier, une sorte de rattachement a posteriori puisque en fait Le Yalou est avant tout une sorte de dialogue entre un Français et un lettré chinois.
Toute la difficulté, pour Valéry, procède ici de la nature même de la Soirée qui était, on l’a vu3, un portrait beaucoup plus qu’un récit, et au surplus le portrait d’un homme si peu caractérisé, hors de quelques grands traits purement intellectuels, qu’il était difficile de proposer au lecteur, sans excès d’arbitraire, d’autres séquences de son existence sans relief. L’idée réapparaît pourtant lorsqu’en 1912, Gide propose à son ami de faire paraître ses écrits de jeunesse au récent comptoir d’édition de La NRF Valéry hésite alors longuement sur la nature du livre4 et, le 20 juin, confie à Gide qu’il réfléchit à un volume qui pourrait mêler vers et proses – ce qui serait l’occasion de faire un petit massif autour de la Soirée : « l’ex-commencement d’“Agathe” » deviendrait « l’intérieur de la nuit de M. Teste »5 ; à quoi s’ajouterait « un petit tour avec Monsieur Teste6, dont j’ai le début, et on en ferait le ventre avec des morceaux de mes notes ». Ce ventre deviendra le « Log-book de Monsieur Teste », mais Valéry songe certainement aussi au « Nouveau fragment relatif à Monsieur Teste », sorte de dialogue qu’il a également ébauché à la fin du siècle et qu’il reprend sans doute en 1912. Pour l’instant, le projet n’aboutit pas, mais ce goût du portrait qu’il avait eu dans sa jeunesse reste essentiel pour lui et il écrit en 1914 : « J’ai toujours voulu faire un portrait d’homme. Mais non comme ceux des romanciers » : « Le portrait écrit que je pense, – il faudrait trouver d’abord, exécuter ensuite à leur place, les parties de personne, de personnalité, de mécanique mentale, les particularités7. »
Lorsque, après le succès de La Jeune Parque, Gaston Gallimard lui demande de réimprimer la Soirée, il envisage de nouveau des ajouts. Le 15 juillet 1917, l’éditeur lui écrit qu’il aura le papier nécessaire à l’impression des pages de 1896, mais que Fargue lui a parlé d’un inédit qu’il faudrait ajouter, un « Dialogue » que Valéry a entrepris à l’époque du ministère de la Guerre où il fut rédacteur de 1897 à 1900 – et il s’agit du « Nouveau fragment » que j’évoquais, à moins que Valéry n’ait parlé à Fargue du Yalou. En tout cas, la réaction de l’intéressé manque d’enthousiasme : la Soirée ? « C’est d’un mince ! » répond-il depuis la Normandie où il réside chez Gide du 20 juillet jusqu’au 6 août. Quant au texte inédit, il lui faudrait deux mois de travail pour le mettre au point : « Mon avis, résume-t-il : si votre papier est commandé – faire le petit Teste – tant pis pour l’et cetera : S’il ne l’est pas, ou si la commande peut être remisée, – alors je me mets à l’œuvre dès mon retour de Cuverville – pour bâtir ce reste8. » Il est donc très probable que Valéry retouche alors à la fois la « Promenade » et le « Nouveau fragment » dialogué. Mais il n’y aura pas d’« et cetera » et, en 1919, la Soirée reparaît seule, très légèrement remaniée, aérée de lignes blanches plus nombreuses, en une jolie plaquette de grand format dont la couverture porte une vignette réalisée d’après un dessin de l’auteur et qui représente un théâtre. De même qu’en 1896, le texte se trouve placé entre des guillemets qui disparaissent en 1926 pour éviter toute disparate avec la suite, et donner l’impression qu’une sorte de « cycle9 » s’est construit autour du personnage.
Intitulée Monsieur Teste, cette réédition de 1926 offre une version de nouveau légèrement remaniée de la Soirée, et surtout elle comprend quatre nouveaux textes. La préface ne concerne que la Soirée, puisqu’elle a été écrite pour introduire, en 1925, à la traduction que l’un des éditeurs de Valéry, Ronald Davis, vient de faire lui-même. Si le préfacier, en note, signale que ces pages ont été écrites pour la deuxième traduction anglaise de la Soirée, et ne mentionne pas la première, due au talent de son amie Natalie Clifford Barney en 1919, et publiée en 1922, grâce à Ezra Pound, dans une grande revue new-yorkaise, The Dial10, c’est qu’une sorte de contentieux a surgi entre sa traductrice et lui. Non sans raison, Natalie Barney, était assez satisfaite de son travail – dont elle s’était d’ailleurs beaucoup entretenue avec l’auteur – pour souhaiter qu’il eût une plus large diffusion, et c’était également l’avis de John Middleton Murry, le critique anglais qui, au printemps de 1919, avait passé commande à Valéry de « La crise de l’esprit » : il avait jugé cette traduction admirable et souhaité qu’on en fît une édition anglaise. Or, plutôt que de relancer le projet, Valéry a cédé aux sirènes financières de Davis, et son amie en a été froissée : « Cet incident me fit mieux connaître la nature de Paul Valéry », écrira-t-elle dans son livre de souvenirs, Aventures de l’esprit, « adaptable aux circonstances, au point où celles-ci le marquent (au lieu que ce soit lui qui les marque) ». Et elle s’offrira une petite vengeance en citant un article de l’Evening Post où Peter Loving – et il n’est pas le seul – ne ménage pas ses critiques à l’égard de Davis et de cette « traduction littérale qui déconcerte totalement le lecteur » et lui paraît très inférieure à « l’admirable version de Miss Barney, souple, libre et sensible11 ».
Si Valéry, en 1926, place après la Soirée la « Lettre d’un ami », c’est selon le même procédé d’intégration a posteriori qui avait été envisagé pour Agathe ou pour Le Yalou. Au printemps de 1924, lorsque son amie la princesse de Bassiano décide de créer la revue Commerce qui sera dirigée par Valéry, Fargue et Larbaud, tandis qu’Alexis Leger, c’est-à-dire Saint-John Perse, et Jean Paulhan, le directeur de La NRF, seront des conseillers de l’ombre, Larbaud écrit à Valéry qui est alors en voyage : « À l’unanimité le Comité (secret) – c’est-à-dire : la princesse, Mlle Monnier, le prince, Fargue, Leger et moi, a pensé qu’il serait indispensable qu’un manifeste parût en tête du premier numéro, comme premier article de ce premier numéro. Rien, naturellement, d’un manifeste esthétique ou théorique. Ce serait, précisément, cet article sur la “dignité littéraire”, dont vous nous parliez l’autre jour. Rien n’indiquerait mieux, sans en avoir l’air, le caractère que nous entendons donner à notre revue, notre attitude dans la vie littéraire, et la raison même pour laquelle nous formons ce Commerce. » Il souhaiterait par ailleurs que cet article de tête fût signé afin que Valéry apparût comme le « chef de file » de la revue, et poursuit : « Nous sommes persuadés, tous, que cette revue doit avoir du succès, qu’elle vient à son moment, qu’elle correspond à un besoin actuel ; mais qu’elle n’aura son véritable sens que si vous y apparaissez comme le chef12. »
Cette « Lettre sur les lettres » que Larbaud lui demande, Valéry l’a également promise à la princesse, mais finalement – à la fois parce qu’il souhaite très probablement se dérober au statut de chef de file, et que le temps lui manque pour rédiger les pages promises –, il la remplace par une tout autre « Lettre », sorte de libre méditation d’un homme qui, comme lui-même vient de le faire en Suisse, en Italie puis en Espagne, rentre d’un long voyage et, à un ami anonyme, offre le récit de sa vie intérieure et du vagabondage de ses pensées : elle paraît au début de septembre 1924, dans le premier numéro de Commerce qui a pris du retard et aurait dû sortir durant l’été. Que Valéry soit tout entier présent derrière l’auteur présumé fictif de cette lettre, qu’il soit lui-même cet « écrivain » ami de Teste qu’évoque la note liminaire, on ne peut que s’en assurer lorsqu’on lit par exemple cette allusion à l’obscurité que si souvent on lui reproche : « Il ne manque point de personnes, et doctes, et bénignes, et bien disposées, qui attendent pour me lire que l’on m’ait traduit en français. Elles s’en plaignent vers le public, lui exposent des citations de mes vers où je confesse qu’elles doivent s’embarrasser13. »
Valéry, visiblement, s’amuse, mais il n’empêche : ce n’est pas sans artifice qu’il intègre la lettre au petit volume de 1926, car la figure de l’ami à qui elle se trouve adressée est bien trop vague pour que s’y retrouvent les traits qui faisaient du héros de la Soirée un être si totalement singulier. Cette extranéité de la « Lettre » par rapport au « Cycle », Valéry en est tout le premier conscient et, dès 1926, il l’accompagne d’une « Note de l’éditeur » qui précise que le recueil « pouvait se passer d’elle14 » et, de manière encore plus claire, lorsqu’il la reprend dans la réédition de 1931 qui constitue le deuxième tome de ses Œuvres aux Éditions du Sagittaire, c’est, si l’on veut, hors texte, puisqu’il la place en tête de « Quelques épîtres » étrangères au « Cycle15 ». Mais, par un procédé subtil, ou si l’on veut retors, il y reprend cependant la « Note de l’éditeur » et le titre courant de ces quelques pages continue d’être Monsieur Teste…
La « Lettre de Madame Émilie Teste » que Valéry place alors juste après est également liée à l’histoire de Commerce où la princesse presse souvent son ami de faire paraître de nouveaux écrits. Mais ces pages, surtout, sont bien plus étroitement liées à Teste, même si le Parisien qu’il était vit maintenant en province et que le solitaire un peu bougon est devenu l’homme marié que son épouse évoque à l’adresse d’un ami. Dans le numéro 2 de la revue, celui de l’automne 1924 qui accueille ces nouvelles pages16, Valéry, comme les auteurs de romans par lettres du XVIIIe siècle, s’amuse à jouer d’une possible authenticité, et une assez longue « Note de la direction17 », rédigée bien sûr par ses soins, la précède. Elle indique que « l’un d’entre nous s’est trouvé en relations, il y a plus de trente ans », avec M. Teste, que cette lettre, dont seule une copie dactylographiée lui a été remise, pourrait fort bien ne pas être authentique – son écriture ne ressemble pas à celle d’une femme –, et qu’au surplus, parce qu’« elle implique que le solitaire d’antan s’est marié », on peut douter de « l’existence réelle de Mme Teste ». Pour lui-même, Valéry pousse le jeu jusqu’à ajouter à la main, en tête du deuxième état dactylographié : « Lettre à M. Paul Valéry18. »
S’il ne reprend pas cette « Note » en 1926, sans doute est-ce pour éviter, ici encore, toute disparate avec le reste du recueil. Il n’empêche qu’elle est d’une belle habileté puisque du même geste elle accrédite l’existence réelle du héros – dont elle envisage même que, par une sorte de supercherie, il soit l’auteur de la lettre –, et justifie les invraisemblances de l’épistole. Mais, en même temps, en mettant à distance de lui-même cette dactylographie retrouvée, Valéry interdit la lecture trop autobiographique que feront néanmoins certains proches – et particulièrement Catherine Pozzi – qui verront dans cette lettre l’évocation simplement transposée du regard que la très pieuse épouse de Valéry porte sur lui – un regard à vrai dire si admiratif que la modestie affichée par la non moins pieuse Émilie fait étrangement contraste avec le brio de son style. Il n’empêche, Valéry met en scène ici un abbé Mosson visiblement proche du très réel abbé Bosson qui, au début du siècle, fréquenta chez lui à l’invitation de son épouse, et d’autre part il situe la promenade quotidienne de ses deux personnages dans les allées montpelliéraines de son cher Jardin botanique19.
Mais cette « Note » signifie également autre chose : c’est que si Valéry, je l’ai dit, visiblement s’amuse, un certain humour traverse discrètement ces pages elles-mêmes, comme le montre par exemple la distance marquée de manière fort excessive par Mme Teste entre le génial époux qu’elle observe avec une dévotion confite, et la réalité de sa propre vie, qui est « nulle et utile20 ». C’est le même effacement, sans doute, qu’attestait déjà le narrateur de la Soirée – mais ce narrateur, quant à lui, se trouvait dès le prologue doté d’une vraie personnalité intellectuelle. Et ce n’est pas non plus sans malice que Valéry, bon latiniste, met dans la bouche de Teste une formule – « Transiit classificando21 » – qui est purement macaronique. Quant au prénom de la dame, on ne peut manquer de se rappeler que l’écrivain avait eu jadis le projet de préfacer Les Liaisons dangereuses qu’il admire : s’est-il ainsi souvenu que c’est sur les fesses d’Émilie que Valmont écrit lui aussi une lettre qui, au lieu d’être, comme c’est le cas ici, celle d’une femme pieuse, est tout à l’inverse destinée à sa « belle dévote », la présidente de Tourvel ? Lui qui se distrait, ici ou là, à orner ses papiers de nus féminins, rien n’interdit de penser qu’il ait mis quelque jeu à ce rapprochement assez leste.
Les extraits du « Log-book de M. Teste » qui suivent cette lettre et ont été publiés dans le numéro de l’hiver 1925 (VI) de la revue Commerce ne sont ensuite rien d’autre que des notes tirées des Cahiers de Valéry lui-même qui, dans ses jeunes années, avait ainsi intitulé l’un des tout premiers, et de manière assez surprenante, il y intègre aussi quelques fragments qui relèvent du poème en prose que lui-même, justement, pratique dans ses Cahiers22. Ce qui, du coup, se trouve souligné, c’est à quel point Teste demeure une manière d’alter ego, ainsi que Valéry le confie à Jean Prévost en 1925 : « Sur Teste, la vérité est simple : j’ai cherché longuement des connaissances ou plutôt des opérations d’un certain genre – et j’ai attribué à M. Teste l’état de celui qui les aurait découvertes. Hélas ou heureusement, – je ne fus et ne suis que l’interlocuteur23. » Signe que l’ensemble des quatre textes de ce volume de 1926 ne dessine aucune suite, Valéry en modifie l’ordre dans le volume des Œuvres en 1931 : après la Soirée, il place la « Lettre » de Mme Teste et non plus celle d’un ami, et s’il maintient le « Log-book » en troisième place, il rejette, on l’a vu, la « Lettre d’un ami » en tête des « Quelques épîtres » sur lesquelles se referme le volume ainsi gonflé, il faut l’avouer, de manière un peu artificielle. En 1946, c’est cet ordre de 1931 que suivra, de manière tout à fait légitime, l’édition posthume.
Les cinq textes qui suivent cette « Lettre d’un ami » – le lecteur doit l’avoir constamment présent à l’esprit – n’apparaissent que dans le volume posthume de 1946, et ont été choisis et ordonnés par la famille de l’écrivain, sans doute aidée de son ancien secrétaire Julien-Pierre Monod qui avait acquis une réelle influence, et une note précise, juste avant ces nouveaux textes : « Paul Valéry avait, avant sa mort, réuni un ensemble de notes et d’esquisses avec l’intention de les utiliser pour une nouvelle édition de M. Teste. / Les fragments qui suivent et qui appartiennent à des époques très différentes, ont été choisis parmi cet ensemble24. » Telle qu’elle est ici formulée, cette note n’est pas parfaitement exacte : Valéry n’avait pas, avant sa mort, réuni un ensemble de notes, mais il avait, au long de sa vie, d’une part accumulé des notes et, d’autre part, sans les achever, rédigé des textes complémentaires. Eût-il vécu encore quelques années, peut-être eût-il d’ailleurs continué de rattacher au héros de 1896 d’autres pages puisque, pendant la Seconde Guerre, lorsqu’il rédige le bref « Journal d’Emma » des Histoires brisées, on le voit préciser que l’auteur est la nièce de Monsieur Teste25.
À vrai dire, rien ici ne vient vraiment fonder le rapprochement entre Teste et Emma, mais en revanche, un ultime projet se dessine : il apparaît dans une note du 3 septembre 194226 et s’intitule Apocalypte Teste. Le livre aurait fait sans doute une place assez large au théâtre, mais l’essentiel est que ce titre étrange doit être entendu au plus près de l’étymologie qui ne renvoie pas à une apocalypse, mais à une sorte de révélation à soi-même. Tout le prix de ce projet dont il ne subsiste que quelques feuillets27 est donc qu’il entre en parfaite résonance avec le désir que ressent Valéry, depuis le début de la guerre, de dresser le bilan d’une vie, et surtout de parvenir à ce qu’une note des Cahiers désigne comme son mythe : « Me posséder pour me détruire – Je veux dire pour être une fois pour toutes28. » L’idée, déjà, était au cœur de « Mon Faust », et elle sous-tend aussi ce projet d’Apocalypte où se lit le désir d’un ultime face-à-face où la conscience s’illumine, se révèle à elle-même au-dessus de toute contingence biographique, se saisit, se comprend – dans la double acception du mot –, et puis disparaît. Ce n’est pour l’instant qu’une ébauche, mais qui lui tient à cœur, ainsi que l’attestent plusieurs notes des Cahiers où s’esquissent des fragments. Il y resonge souvent et, un jour de septembre 1944, il confie à Edmée de La Rochefoucauld : « Il n’y a là que l’Apocalypte qui m’amuserait si j’avais le loisir d’y accumuler toutes les horreurs, obscurités, blasphèmes glacés et vérités toutes crues qu’il faudrait29. »
L’idée d’un possible Cycle, on le voit, ne s’est pas effacée, et l’on peut ainsi supposer à nouveau que l’édition de 1926 eût été un jour enrichie par l’auteur lui-même. C’est d’ailleurs ce que montre la fin de « Début du portrait » où Valéry note pour lui-même deux titres possibles de nouveaux fragments : « Souvenirs de M. Teste. – Journal de l’ami de Teste30 ». Parmi ces textes posthumes, la « Promenade » et le « Nouveau fragment » dialogué ont un statut particulier : parce que ces pages sont les moins inachevées, et que, ébauchées deux ou trois ans après la Soirée, ce sont celles qui consonent le plus avec le récit de 1896. Mais en même temps, on comprend aisément que Valéry, en 1919, ait renoncé à les ajouter à la Soirée ainsi que le lui proposait Gallimard, car ces deux textes sont finalement composés sur le même patron que celui de 1896. Le « Nouveau fragment » offre une sorte de prologue, puis un souvenir qui ouvre au dialogue – « Un soir, il me répondit » – souvenir qui fait directement écho à une phrase très proche de la Soirée : « Ce soir, il y a précisément deux ans et trois mois que j’étais avec lui au théâtre, dans une loge prêtée31. » De telle sorte que ce dialogue est moins une suite qu’une variation sur le récit qu’avait autrefois publié Le Centaure. De la même manière, la « Promenade » module la rencontre de 1896 : « Je le rencontre, l’été, le matin, près d’onze heures32 », etc.
Les deux fragments suivants, « Début du portrait » et « Quelques pensées de Monsieur Teste », reconduisent – surtout le second – le modèle du « Log-book », et ces « Quelques pensées » ont été pour une part, sans doute, la réécriture de notes des Cahiers. Parmi les textes posthumes, ce sont en tout cas ceux qui doivent le plus aux éditeurs de 1946 puisqu’ils ont opéré un montage de notes diverses dans un ordre qui ne pouvait être qu’arbitraire dès lors que ces notes figuraient sur un ensemble de feuillets non classés et où aucune suite n’était véritablement repérable. Mais quel usage Valéry eût-il fait de ces pages ? On peut formuler l’hypothèse qu’il les aurait utilisées comme matrice de textes à venir car la publication de l’ensemble tel quel – à laquelle les éditeurs de 1946 ont été contraints de se résoudre – produit tout naturellement un effet de redondance par rapport au « Log-book ».
« Début du portrait » est, à certains égards, le texte plus intéressant. C’est l’ensemble le plus tardif puisqu’un fragment date de 1934 et qu’un feuillet est le verso d’un programme de radio du 12 avril 1937, mais pour le reste, visiblement, Valéry s’est souvenu de L’Idée fixe où il évoquait un possible article dans la revue médicale L’Encéphale : « Je vois cela : Edmond T… 50 ans. Pas d’antécédents connus. Instruction moyenne. Âge mental ? Combien me donnez-vous33 ? » Or justement, dans ce « portrait », il s’agit bien d’examiner, à la manière des psychologues, si ce n’est des psychiatres, le « cas de M. Teste34 ». Et, de manière fort intéressante, dans la marge du premier feuillet qui est le seul à être dactylographié35, il a noté à la main : « Les Documents / Lettre de Mlle X / Examen du Dr W / Récit de / Mss [Manuscrit] trouvé dans une cervelle. » Songe-t-il alors à recourir à l’ancienne Agathe – premier titre du « Manuscrit trouvé dans une cervelle » – comme à un document clinique qui montrerait le fonctionnement psychique de Teste ? C’est fort probable, mais du coup ce « Portrait » eût ouvert à une sorte de regard pluriel puisque les divers témoignages eussent eux-mêmes construit des portraits, à quoi Agathe eût ajouté, si l’on veut, une manière d’autoportrait. Mais le projet tourne court et, après ce début dactylographié, les éditeurs de 1946 ont ajouté, dans un ordre, je le disais, qui ne pouvait être qu’arbitraire, une série de notes dont le manuscrit, pour la plupart, est aujourd’hui perdu.
L’ensemble se referme sur la courte « Fin de Monsieur Teste » qui rapporte en particulier les ultima verba de cette pure intelligence qui, au moment de disparaître, se confie à un personnage qui nous rappelle le narrateur de la Soirée. Or ce qui est naturellement ici frappant, c’est que, comme c’était déjà le cas des « Souvenirs de M. Teste » ou bien du « Journal de l’ami de Teste » que Valéry, je le disais, avait envisagé d’écrire, ces textes posthumes prennent à rebours toute narration romanesque. Dès la Soirée, j’y ai insisté, c’est un portrait plus qu’un récit que nous offrait Valéry puisque le héros est un homme sans biographie dont le narrateur ne connaît que certaines habitudes : prendre de loin en loin un repas fin rue Vivienne, fréquenter parfois les bordels, etc. Teste n’a pas non plus, à proprement dire, de caractère, et nous ne découvrons chez lui que le fonctionnement d’un esprit parfaitement singulier. Continuer de le mettre en scène après la Soirée obligeait donc Valéry à recourir à des formes qui continuaient peu ou prou à relever du portrait ou du témoignage. C’est naturellement le cas de « Début du portrait », mais la remarque vaut aussi pour la « Lettre » d’Émilie, pour le « Nouveau fragment » dialogué ou – il est vrai, à un degré moindre – pour la « Promenade ». Quant au reste, si l’on excepte la « Lettre d’un ami » dont l’inclusion dans le recueil demeure, comme on l’a vu, passablement artificielle, force est de constater que Valéry ne s’est guère soucié de vraisemblance non plus que de cohérence. Le lecteur ne se laisse point trop convaincre que le bougon un peu farouche de la Soirée, amateur au surplus de prostituées, accompagne paisiblement, chaque soir, son épouse pour une promenade au Jardin botanique, et l’on peut aussi bien s’étonner que le héros qui, en 1896, avait brûlé tous ses papiers puisse se montrer relaps au point de tenir un « Log-book » et d’y consigner ses pensées.
Mais peu importe en vérité, car l’essentiel est certainement ailleurs, dans la structure même du recueil où les divers textes sont autant de fragments, si l’on veut, d’un cercle dont M. Teste est le centre rayonnant. Valéry a beau dire que son personnage est « le témoin36 », ce sont surtout les autres qui témoignent sur lui. Il n’existe que par la fascination qu’il exerce sur eux, et ils n’écrivent, finalement, que pour chercher à percer son mystère et donner à comprendre leur M. Teste – ce qui le rapproche de l’Acem des Histoires brisées dont le narrateur confie : « Je n’ai jamais trouvé tant d’énigmes dans un homme37. » Cette variation, Valéry en est plus qu’un autre conscient lorsqu’il note qu’« il n’y a pas d’image certaine de M. Teste38 », et c’est précisément l’incertitude de son image qui fait de ce recueil un portrait éclaté du héros. Mais, en même temps, c’est bien sûr elle qui fonde l’importance accordée au regard.
Dès 1896, le narrateur observe Teste et dit : « Je détournais vivement mon regard du sien, pour surprendre le sien me suivre39. » Et de son côté, Émilie observe tout autant, sinon plus, son époux dont le regard, symboliquement, est insaisissable : « Cher Monsieur, depuis que je suis mariée avec votre ami, jamais je n’ai pu m’assurer de ses regards40. » Or, à lire cette série de textes, ce qui finalement s’impose, c’est que nous découvrons une suite de points de vue, et l’on ne peut que songer une nouvelle fois à la série de portraits d’Alfred Bruyas qui avait tant marqué le jeune Valéry au Musée de Montpellier41 : Teste vu par le narrateur de la Soirée, par un ami, par Émilie, par lui-même, ce sont bien là autant de portraits qu’autorise à chaque fois un regard différent, – un regard finalement tournant : système que le « Début du portrait » n’eût fait que conforter si Valéry avait mené à bien le projet d’y proposer des études quasi cliniques de son héros.
Après quoi, c’est de regard encore qu’il s’agit dans la « Fin de Monsieur Teste » qui fait écho aux dernières lignes de la Soirée. En 1896, il affirmait : « Je suis étant, et me voyant ; me voyant me voir, et ainsi de suite… », comme si sa propre identité se fût clivée dans un infini jeu de miroirs où son moi se disperse tout au long d’une ligne de fuite intérieure. Or, à l’inverse, à l’instant de mourir, il confie devant le narrateur son vœu de se rassembler lorsqu’il affirme : « […] peut-être me tiendrai-je tout entier dans un coup d’œil terrible42. » Formule qui, certes, évoque la vision panoptique des mourants, mais congédie surtout toute dispersion au profit de la suprême concentration d’un moi qui, à l’ultime instant, se domine tout entier – et l’on ne peut ici que songer au futur projet de l’Apocalypte.
Quant à l’accueil fait au volume de 1926, il demeure très confidentiel en raison de la nature même de l’édition : quatre cents exemplaires seulement sont imprimés Pour la Société des médecins bibliophiles, même si le recueil se trouve repris chez Gallimard l’année suivante à plus de trois milles exemplaires. C’est aussi que ni les deux « Lettres » ni le « Log-book » ne sont tout à fait inédits puisqu’ils ont paru dans Commerce, et surtout que la pièce maîtresse du recueil, la Soirée, s’est silencieusement imposée depuis fort longtemps, grâce à la réédition de 1906 dans la revue de Paul Fort, Vers et prose, de telle sorte que la réimpression de 1919 ne trouve elle-même que de faibles échos, même si, le 15 septembre, dans le numéro 7 de Littérature, la revue qu’il vient de fonder avec Breton et Soupault, Aragon consacre un petit article, non au livre, mais à son héros qui « pénètre en soi-même et ne s’étonne pas de ce qu’il y rencontre ». Souday lui-même, si attentif pourtant à Valéry, se contente de quelques phrases vagues et allusives dans le tardif article qu’il consacre, en même temps qu’à la Soirée, à Eupalinos et à L’Âme et la Danse. Après quoi la première analyse véritable sera celle du tout jeune Jean Prévost – vingt-cinq ans – qui, dans une petite plaquette imprimée à Nîmes en 1926, La Pensée de Paul Valéry, consacre au récit du Centaure de belles et fortes pages où il note en particulier de manière très perspicace que « M. Teste est le cas limite de l’originalité » – idée que l’auteur lui-même formule dans le « Début du portrait » en évoquant l’étude possible du « cas de M. Teste » – avant de conclure que « c’est une réussite littéraire peut-être sans exemple43 ».
N. B. Le texte des fragments parus de manière posthume a été établi à partir des manuscrits de la BNF (Naf 19025 et 19026). Plusieurs remarques doivent être faites. Alors que les éditeurs de 1946 avaient opéré quelques suppressions – par exemple celle de « Teste » en tête de certains fragments – pour donner l’impression d’un texte plus achevé, j’ai suivi le manuscrit lorsqu’il n’est pas perdu. Je suis revenu aux titres de Valéry lui-même et ai remplacé « La promenade avec Monsieur Teste » par « Promenade », « Dialogue. Un nouveau fragment relatif à Monsieur Teste » par « Nouveau fragment relatif à Monsieur Teste », et « Pour un portrait de Monsieur Teste » par ce « Début du portrait ». La version que je donne de chacun d’eux est un peu plus longue, les éditeurs de 1946 ayant omis, à chaque fois, peut-être par simple inadvertance, le dernier feuillet. Il ne subsiste du « Début du portrait » qu’un petit dossier lacunaire, mais j’ai ajouté le passage qui commence par « ⇒ Observateur du Temps44 » et qui avait été omis par les éditeurs de 1946 quoiqu’il figure sur la première moitié d’une feuille pliée en deux dont la seconde porte les lignes qui suivent ce passage ajouté. Le dossier de « Quelques pensées de Monsieur Teste » est perdu. Le manuscrit conservé pour « Fin de Monsieur Teste » ne comprend qu’un feuillet45. Il porte ce titre et commence à « M. Teste me dit : ». Les lignes qui précèdent cette phrase ont visiblement été tirées d’autres notes et ajoutées là par les éditeurs de 1946. Cette « Fin de Monsieur Teste » est écrite au verso d’un papier à lettres de deuil et il est très probable que ce soit à la fin du printemps ou à l’été de 1927, juste après la mort de sa mère disparue le 17 mai, que Valéry l’ait rédigée. Comme les éditeurs de 1946, je maintiens ce texte à la fin pour préserver la chronologie, si l’on veut, du héros, mais il est antérieur au « Début du portrait », qui date des années trente.
Quant à la « Promenade » et au « Nouveau fragment », ils ont été, on l’a vu, ébauchés dès la fin du XIXe siècle, puis repris sans doute en 1912 et en 1919 : ils sont en tout cas d’une facture très différente de celle des deux « Lettres » des années vingt, mais au contraire proches de l’écriture, abstraite, tout ensemble, et métaphorique, d’« Agathe », elle aussi retravaillée en 1912, et un certain nombre de notes du dossier manuscrit sont indifféremment destinées au développement de Teste ou d’Agathe. Selon l’habitude du jeune Valéry, le manuscrit du « Fragment » est d’ailleurs signé de son prénom et de son nom. Comme la dactylographie d’Agathe, ce manuscrit et celui de la « Promenade » sont corrigés au crayon, et, comme elle, ce sont des exemplaires de travail, non des mises au net. À l’inverse, la « Fin de Monsieur Teste » présente un ajout porté juste après la rédaction, mais pas de corrections. Comme pour Agathe, je maintiens en le signalant les passages barrés et, par souci de cohérence, les mots biffés ; ceux qui sont ajoutés entre les lignes sont placés entre barres obliques.
Ce personnage de fantaisie dont je devins l’auteur au temps d’une jeunesse à demi littéraire, à demi sauvage ou… intérieure, a vécu, semble-t-il, depuis cette époque effacée, d’une certaine vie, – que ses réticences plus que ses aveux ont induit quelques lecteurs à lui prêter*1.
Teste fut engendré, – dans une chambre où Auguste Comte a passé ses premières années46, – pendant une ère d’ivresse de ma volonté et parmi d’étranges excès de conscience de soi.
J’étais affecté du mal aigu de la précision. Je tendais à l’extrême du désir insensé de comprendre, et je cherchais en moi les points critiques de ma faculté d’attention.
Je faisais donc ce que je pouvais pour augmenter un peu les durées de quelques pensées. Tout ce qui m’était facile m’était indifférent et presque ennemi. La sensation de l’effort me semblait devoir être recherchée, et je ne prisais pas les heureux résultats qui ne sont que les fruits naturels de nos vertus natives. C’est dire que les résultats en général, – et par conséquence, les œuvres, – m’importaient beaucoup moins que l’énergie de l’ouvrier, – substance des choses qu’il espère47. Ceci prouve que la théologie se retrouve un peu partout.
Je suspectais la littérature, et jusqu’aux travaux assez précis de la poésie. L’acte d’écrire demande toujours un certain « sacrifice de l’intellect »48. On sait bien, par exemple, que les conditions de la lecture littéraire sont incompatibles avec une précision excessive du langage. L’intellect volontiers exigerait du langage commun des perfections et des puretés qui ne sont pas en sa puissance. Mais rares sont les lecteurs qui ne prennent leur plaisir que l’esprit tendu. Nous ne gagnons les attentions qu’à la faveur de quelque amusement ; et cette espèce d’attention est passive.
Il me semblait indigne, d’ailleurs, de partir49 mon ambition entre le souci d’un effet à produire sur les autres, et la passion de me connaître et reconnaître tel que j’étais, sans omissions, sans simulations, ni complaisances.
Je rejetais non seulement les Lettres, mais encore la Philosophie presque tout entière, parmi les Choses Vagues50 et les Choses Impures auxquelles je me refusais de tout mon cœur. Les objets traditionnels de la spéculation m’excitaient si malaisément que je m’étonnais des philosophes ou de moi-même. Je n’avais pas compris que les problèmes les plus relevés ne s’imposent guère, et qu’ils empruntent beaucoup de leur prestige et de leurs attraits à certaines conventions qu’il faut connaître et recevoir pour entrer chez les philosophes. La jeunesse est un temps pendant lequel les conventions sont, et doivent être, mal comprises : ou aveuglément combattues, ou aveuglément obéies. On ne peut pas concevoir, dans les commencements de la vie réfléchie, que seules les décisions arbitraires permettent à l’homme de fonder quoi que ce soit : langage, sociétés, connaissances, œuvres de l’art. Quant à moi, je le concevais si mal que je m’étais fait une règle de tenir secrètement pour nulles ou méprisables toutes les opinions et coutumes d’esprit qui naissent de la vie en commun et de nos relations extérieures avec les autres hommes, et qui s’évanouissent dans la solitude volontaire51. Et même je ne pouvais songer qu’avec dégoût à toutes les idées et à tous les sentiments qui ne sont engendrés ou remués dans l’homme que par ses maux et par ses craintes, ses espoirs et ses terreurs ; et non librement par ses pures observations sur les choses et en soi-même.
J’essayais donc de me réduire à mes propriétés réelles. J’avais peu de confiance dans mes moyens, et je trouvais en moi sans nulle peine tout ce qu’il fallait pour me haïr ; mais j’étais fort de mon désir infini de netteté, de mon mépris des convictions et des idoles, de mon dégoût de la facilité et de mon sentiment de mes limites. Je m’étais fait une île intérieure que je perdais mon temps à reconnaître et à fortifier52…
M. Teste est né quelque jour d’un souvenir récent de ces états.
C’est en quoi il me ressemble d’aussi près qu’un enfant semé par quelqu’un dans un moment de profonde altération de son être, ressemble à ce père hors de soi-même.
Il arrive, peut-être, que l’on abandonne de temps à autre à la vie la créature exceptionnelle d’un moment exceptionnel. Il n’est pas impossible, après tout, que la singularité de certains hommes, leurs valeurs d’écart, bonnes ou mauvaises, soient dues quelquefois à l’état instantané de leurs générateurs. Il se peut que l’instable ainsi se transmette et se donne quelque carrière. N’est-ce point là, d’ailleurs, dans l’ordre de l’esprit, la fonction de nos œuvres, l’acte du talent, l’objet même du travail, et en somme, l’essence du bizarre instinct de faire survivre à soi ce que l’on obtint de plus rare53 ?
Revenant à M. Teste, et observant que l’existence d’un type de cette espèce ne pourrait se prolonger dans le réel pendant plus de quelques quarts d’heure, je dis que le problème de cette existence et de sa durée suffit à lui donner une sorte de vie. Ce problème est un germe. Un germe vit ; mais il en est qui ne sauraient se développer. Ceux-ci essayent de vivre, forment des monstres, et les monstres meurent. En vérité, nous ne les connaissons qu’à cette propriété remarquable de ne pouvoir durer. Anormaux sont les êtres qui ont un peu moins d’avenir que les normaux. Ils sont semblables à bien des pensées qui contiennent des contradictions cachées. Elles se produisent à l’esprit, paraissent justes et fécondes, mais leurs conséquences les ruinent, et leur présence bientôt leur est funeste.
– Qui sait si la plupart de ces pensées prodigieuses sur lesquelles tant de grands hommes, et une infinité de petits, ont pâli depuis des siècles, ne sont point des monstres psychologiques, – des Idées Monstres, – enfantés par l’exercice naïf de nos facultés interrogeantes que nous appliquons un peu partout, – sans nous aviser que nous ne devons raisonnablement questionner que ce qui peut véritablement nous répondre ?
Mais les monstres de chair rapidement périssent. Toutefois ils ont existé quelque peu. Rien de plus instructif que de méditer sur leur destin.
Pourquoi M. Teste est-il impossible ? – C’est son âme que cette question. Elle vous change en M. Teste. Car il n’est point autre que le démon même de la possibilité. Le souci de l’ensemble de ce qu’il peut le domine. Il s’observe, il manœuvre, il ne veut pas se laisser manœuvrer. Il ne connaît que deux valeurs, deux catégories, qui sont celles de la conscience réduite à ses actes : le possible et l’impossible. Dans cette étrange cervelle, où la philosophie a peu de crédit, où le langage est toujours en accusation, il n’est guère de pensée qui ne s’accompagne du sentiment qu’elle est provisoire ; il ne subsiste guère que l’attente et l’exécution d’opérations définies. Sa vie intense et brève se dépense à surveiller le mécanisme par lequel les relations du connu et de l’inconnu sont instituées et organisées. Même, elle applique ses puissances obscures et transcendantes à feindre obstinément les propriétés d’un système isolé où l’infini ne figure point.
Donner quelque idée d’un tel monstre, en peindre les dehors et les mœurs ; esquisser du moins un Hippogriffe, une Chimère de la mythologie intellectuelle, exige, – et donc excuse, – l’emploi, sinon la création, d’un langage forcé, parfois énergiquement abstrait. Il y faut également de la familiarité et jusqu’à quelques traces de cette vulgarité ou trivialité que nous nous permettons avec nous-mêmes. Nous ne gardons pas de ménagements avec celui qui est en nous.
Le texte assujetti à ces conditions très particulières n’est certainement pas d’une lecture trop aisée dans l’original. Davantage doit-il présenter à qui veut le transporter dans une langue étrangère des difficultés presque insurmontables…
simplicissima54…
La bêtise n’est pas mon fort55. J’ai vu beaucoup d’individus ; j’ai visité quelques nations ; j’ai pris ma part d’entreprises diverses sans les aimer ; j’ai mangé presque tous les jours ; j’ai touché à des femmes56. Je revois maintenant quelques centaines de visages, deux ou trois grands spectacles, et peut-être la substance de vingt livres57. Je n’ai pas retenu le meilleur ni le pire de ces choses : est resté ce qui l’a pu.
Cette arithmétique m’épargne de m’étonner de vieillir. Je pourrais aussi faire le compte des moments victorieux de mon esprit, et les imaginer unis et soudés, composant une vie heureuse… Mais je crois m’être toujours bien jugé. Je me suis rarement perdu de vue ; je me suis détesté, je me suis adoré ; – puis, nous avons vieilli ensemble.
Souvent, j’ai supposé que tout était fini pour moi, et je me terminais de toutes mes forces, anxieux d’épuiser58, d’éclairer quelque situation douloureuse. Cela m’a fait connaître que nous apprécions notre propre pensée beaucoup trop d’après l’expression de celle des autres ! Dès lors, les milliards de mots qui ont bourdonné à mes oreilles, m’ont rarement ébranlé par ce qu’on voulait leur faire dire ; et tous ceux que j’ai moi-même prononcés à autrui, je les ai sentis se distinguer toujours de ma pensée, – car ils devenaient invariables.
Si j’avais décidé comme la plupart des hommes, non seulement je me serais cru leur supérieur, mais je l’aurais paru. Je me suis préféré. Ce qu’ils nomment un être supérieur est un être qui s’est trompé. Pour s’étonner de lui, il faut le voir, – et pour être vu il faut qu’il se montre. Et il me montre que la niaise manie de son nom le possède. Ainsi, chaque grand homme est taché d’une erreur. Chaque esprit qu’on trouve puissant, commence par la faute qui le fait connaître. En échange du pourboire public, il donne le temps qu’il faut pour se rendre perceptible, l’énergie dissipée à se transmettre et à préparer la satisfaction étrangère. Il va jusqu’à comparer les jeux informes de la gloire, à la joie de se sentir unique – grande volupté particulière.
J’ai rêvé alors que les têtes les plus fortes, les inventeurs les plus sagaces, les connaisseurs le plus exactement de la pensée devaient être des inconnus, des avares, des hommes qui meurent sans avouer. Leur existence m’était révélée par celle même des individus éclatants, un peu moins solides.
L’induction était si facile que j’en voyais la formation à chaque instant. Il suffisait d’imaginer les grands hommes ordinaires, purs de leur première erreur, ou de s’appuyer sur cette erreur même pour concevoir un degré de conscience plus élevé, un sentiment de la liberté d’esprit moins grossier. Une opération aussi simple me livrait des étendues curieuses, comme si j’étais descendu dans la mer. Perdus dans l’éclat des découvertes publiées, mais à côté des inventions méconnues que le commerce, la peur, l’ennui, la misère commettent chaque jour, je croyais distinguer des chefs-d’œuvre intérieurs. Je m’amusais à éteindre l’histoire connue sous les annales de l’anonymat.
C’étaient, invisibles dans leurs vies limpides, des solitaires qui savaient avant tout le monde. Ils me semblaient doubler, tripler, multiplier dans l’obscurité chaque personne célèbre, – eux, avec le dédain de livrer leurs chances et leurs résultats particuliers. Ils auraient refusé, à mon sentiment, de se considérer comme autre chose que des choses…
Ces idées me venaient pendant l’octobre de 9359, dans les instants de loisir où la pensée se joue seulement à exister.
Je commençais de n’y plus songer, quand je fis la connaissance de M. Teste. (Je pense maintenant aux traces qu’un homme laisse dans le petit espace où il se meut chaque jour.) Avant de me lier avec M. Teste, j’étais attiré par ses allures particulières. J’ai étudié ses yeux, ses vêtements, ses moindres paroles sourdes au garçon du café où je le voyais. Je me demandais s’il se sentait observé. Je détournais vivement mon regard du sien, pour surprendre le sien me suivre. Je prenais les journaux qu’il venait de lire, je recommençais mentalement les sobres gestes qui lui échappaient60 ; je notais que personne ne faisait attention à lui.
Je n’avais plus rien de ce genre à apprendre, lorsque nous entrâmes en relation. Je ne l’ai jamais vu que la nuit. Une fois dans une sorte de b… ; souvent au théâtre. On m’a dit qu’il vivait de médiocres opérations hebdomadaires à la Bourse. Il prenait ses repas dans un petit restaurant de la rue Vivienne. Là, il mangeait comme on se purge, avec le même entrain. Parfois, il s’accordait ailleurs un repas lent et fin.
M. Teste avait peut-être quarante ans. Sa parole était extraordinairement rapide, et sa voix sourde. Tout s’effaçait en lui, les yeux, les mains. Il avait pourtant les épaules militaires, et le pas d’une régularité qui étonnait. Quand il parlait, il ne levait jamais un bras ni un doigt : il avait tué la marionnette. Il ne souriait pas, ne disait ni bonjour ni bonsoir ; il semblait ne pas entendre le « Comment allez-vous ? »
Sa mémoire me donna beaucoup à penser. Les traits par lesquels j’en pouvais juger, me firent imaginer une gymnastique intellectuelle sans exemple. Ce n’était pas chez lui une faculté excessive, – c’était une faculté éduquée ou transformée. Voici ses propres paroles : « Il y a vingt ans que je n’ai plus de livres. J’ai brûlé mes papiers aussi. Je rature le vif… Je retiens ce que je veux. Mais le difficile n’est pas là. Il est de retenir ce dont je voudrai demain !… J’ai cherché un crible machinal… »
À force d’y penser, j’ai fini par croire que M. Teste était arrivé à découvrir des lois de l’esprit que nous ignorons. Sûrement, il avait dû consacrer des années à cette recherche : plus sûrement, des années encore, et beaucoup d’autres années avaient été disposées pour mûrir ses inventions et pour en faire ses instincts. Trouver n’est rien. Le difficile est de s’ajouter ce qu’on trouve.
L’art délicat de la durée, le temps, sa distribution et son régime, – sa dépense à des choses bien choisies, pour les nourrir spécialement, – était une des grandes recherches de M. Teste. Il veillait à la répétition de certaines idées ; il les arrosait de nombre. Ceci lui servait à rendre finalement machinale l’application de ses études conscientes. Il cherchait même à résumer ce travail. Il disait souvent : « Maturare61 !… »
Certainement sa mémoire singulière devait presque uniquement lui retenir cette partie de nos impressions que notre imagination toute seule est impuissante à construire. Si nous imaginons un voyage en ballon, nous pouvons avec sagacité, avec puissance, produire beaucoup de sensations probables d’un aéronaute ; mais il restera toujours quelque chose d’individuel à l’ascension réelle, dont la différence avec notre rêverie exprime la valeur des méthodes d’un Edmond Teste.
Cet homme avait connu de bonne heure l’importance de ce qu’on pourrait nommer la plasticité humaine. Il en avait cherché les limites et le mécanisme. Combien il avait dû rêver à sa propre malléabilité !
J’entrevoyais des sentiments qui me faisaient frémir, une terrible obstination dans des expériences enivrantes. Il était l’être absorbé dans sa variation, celui qui devient son système, celui qui se livre tout entier à la discipline effrayante de l’esprit libre, et qui fait tuer ses joies par ses joies, la plus faible par la plus forte, – la plus douce, la temporelle, celle de l’instant et de l’heure commencée, par la fondamentale – par l’espoir de la fondamentale.
Et je sentais qu’il était le maître de sa pensée : j’écris là cette absurdité. L’expression d’un sentiment est toujours absurde.
M. Teste n’avait pas d’opinions. Je crois qu’il se passionnait à son gré, et pour atteindre un but62 défini. Qu’avait-il fait de sa personnalité ? Comment se voyait-il ?… Jamais il ne riait, jamais un air de malheur sur son visage. Il haïssait la mélancolie.
Il parlait, et on se sentait dans son idée, confondu avec les choses : on se sentait reculé, mêlé aux maisons, aux grandeurs de l’espace, au coloris remué de la rue, aux coins… Et les paroles le plus adroitement touchantes, – celles même qui font leur auteur plus près de nous qu’aucun autre homme, celles qui font croire que le mur éternel entre les esprits tombe, – pouvaient venir à lui… Il savait admirablement qu’elles auraient ému tout autre. Il parlait, et sans pouvoir préciser les motifs ni l’étendue de la proscription, on constatait qu’un grand nombre de mots étaient bannis de son discours. Ceux dont il se servait, étaient parfois si curieusement tenus par sa voix ou éclairés par sa phrase que leur poids était altéré, leur valeur nouvelle. Parfois, ils perdaient tout leur sens, ils paraissaient remplir uniquement une place vide dont le terme destinataire était douteux encore ou imprévu par la langue. Je l’ai entendu désigner un objet matériel par un groupe de mots abstraits et de noms propres.
À ce qu’il disait, il n’y avait rien à répondre. Il tuait l’assentiment poli. On prolongeait les conversations par des bonds qui ne l’étonnaient pas.
Si cet homme avait changé l’objet de ses méditations fermées, s’il eût tourné contre le monde la puissance régulière de son esprit, rien ne lui eût résisté. Je regrette d’en parler comme on parle de ceux dont on fait les statues. Je sens bien qu’entre le « génie » et lui, il y a une quantité de faiblesse. Lui, si véritable ! si neuf ! si pur de toute duperie et de toutes merveilles, si dur ! Mon propre enthousiasme me le gâte…
Comment ne pas en ressentir pour celui qui ne disait jamais rien de vague ? pour celui qui déclarait avec calme : « Je n’apprécie en toute chose que la facilité ou la difficulté de les connaître, de les accomplir. Je mets un soin extrême à mesurer ces degrés, et à ne pas m’attacher… Et que m’importe ce que je sais fort bien63 ? »
Comment ne pas s’abandonner à un être dont l’esprit paraissait transformer pour soi seul tout ce qui est, et qui opérait tout ce qui lui était proposé ? Je devinais cet esprit maniant et mêlant, faisant varier, mettant en communication, et dans l’étendue du champ de sa connaissance, pouvant couper et dévier, éclairer, glacer ceci, chauffer cela, noyer, exhausser, nommer ce qui manque de nom, oublier ce qu’il voulait64, endormir ou colorer ceci et cela…
Je simplifie grossièrement des propriétés impénétrables. Je n’ose pas dire tout ce que mon objet me dit. La logique m’arrête. Mais, en moi-même, toutes les fois que se pose le problème de Teste, apparaissent de curieuses formations.
Il y a des jours où je le retrouve très nettement. Il se représente à mon souvenir, à côté de moi. Je respire la fumée de nos cigares, je l’entends, je me méfie. Parfois, la lecture d’un journal me fait me heurter à sa pensée, quand un événement maintenant la justifie. Et je tente encore quelques-unes65 de ces expériences illusoires qui me délectaient à l’époque de nos soirées. C’est-à-dire que je me le figure faisant ce que je ne lui ai pas vu faire. Que devient M. Teste souffrant ? – Amoureux, comment raisonne-t-il ? – Peut-il être triste ? – De quoi aurait-il peur ? – Qu’est-ce qui le ferait trembler ? – … Je cherchais. Je maintenais entière l’image de l’homme rigoureux, je tâchais de la faire répondre à mes questions… Elle s’altérait.
Il aime, il souffre, il s’ennuie. Tout le monde s’imite. Mais, au soupir, au gémissement élémentaire, je veux qu’il mêle les règles et les figures de tout son esprit.
Ce soir, il y a précisément deux ans et trois mois que j’étais avec lui au théâtre, dans une loge prêtée. J’y ai songé tout aujourd’hui.
Je le revois debout avec la colonne d’or de l’Opéra ; ensemble.
Il ne regardait que la salle. Il aspirait la grande bouffée brûlante, au bord du trou. Il était rouge.
Une immense fille de cuivre nous séparait d’un groupe murmurant au delà de l’éblouissement. Au fond de la vapeur, brillait un morceau nu de femme, doux comme un caillou. Beaucoup d’éventails indépendants vivaient sur le monde sombre et clair, écumant jusqu’aux feux du haut. Mon regard épelait mille petites figures, tombait sur une tête triste, courait sur des bras, sur les gens, et enfin se brûlait.
Chacun était à sa place, libre d’un petit mouvement. Je goûtais le système de classification, la simplicité presque théorique de l’assemblée, l’ordre social. J’avais la sensation délicieuse que tout ce qui respirait dans ce cube, allait suivre ses lois, flamber de rires par grands cercles, s’émouvoir par plaques, ressentir par masses des choses intimes, – uniques, – des remuements secrets, s’élever à l’inavouable ! J’errais sur ces étages d’hommes, de ligne en ligne, par orbites, avec la fantaisie de joindre idéalement entre eux tous ceux ayant la même maladie, ou la même théorie, ou le même vice… Une musique nous touchait tous, abondait, puis devenait toute petite.
Elle disparut. M. Teste murmurait : « On n’est beau, on n’est extraordinaire que pour les autres ! Ils sont mangés par les autres ! »
Le dernier mot sortit du silence que faisait l’orchestre. Teste respira.
Sa face enflammée où soufflaient la chaleur et la couleur, ses larges épaules, son être noir mordoré par les lumières, la forme de tout son bloc vêtu, étayé par la grosse colonne, me reprirent. Il ne perdait pas un atome de tout ce qui devenait sensible, à chaque instant, dans cette grandeur rouge et or.
Je regardai ce crâne qui faisait connaissance avec les angles du chapiteau, cette main droite qui se rafraîchissait aux dorures ; et, dans l’ombre de pourpre, les grands pieds. Des lointains de la salle, ses yeux vinrent vers moi ; sa bouche dit : « La discipline n’est pas mauvaise… C’est un petit commencement… »
Je ne savais répondre. Il dit, de sa voix basse et vite : « Qu’ils jouissent et obéissent ! »
Il fixa longuement un jeune homme placé en face de nous, puis une dame, puis tout un groupe dans les galeries supérieures, – qui débordait du balcon par cinq ou six visages brûlants, – et puis tout le monde, tout le théâtre, plein comme les cieux, ardent, fasciné par la scène que nous ne voyions pas. La stupidité de tous les autres nous révélait qu’il se passait n’importe quoi de sublime. Nous regardions se mourir le jour que faisaient toutes les figures dans la salle. Et quand il fut très bas, quand la lumière ne rayonna plus, il ne resta que la vaste phosphorescence de ces mille figures. J’éprouvais que ce crépuscule faisait tous ces êtres passifs. Leur attention et l’obscurité croissantes formaient un équilibre continu. J’étais moi-même attentif forcément, – à toute cette attention.
M. Teste dit : « Le suprême les simplifie. Je parie qu’ils pensent tous, de plus en plus, vers la même chose. Ils seront égaux devant la crise ou limite commune. Du reste, la loi n’est pas si simple… puisqu’elle me néglige, – et – je suis ici. »
Il ajouta : « L’éclairage les tient. »
Je dis en riant : « Vous aussi ? »
Il répondit : « Vous aussi. »
– « Quel dramaturge vous feriez ! lui dis-je, vous semblez surveiller quelque expérience créée aux confins de toutes les sciences ! Je voudrais voir un théâtre inspiré de vos méditations… »
Il dit : « Personne ne médite66. »
L’applaudissement et la lumière complète nous chassèrent. Nous circulâmes, nous descendîmes. Les passants semblaient en liberté. M. Teste se plaignit légèrement de la fraîcheur de minuit. Il fit allusion à d’anciennes douleurs.
Nous marchions, et il lui échappait des phrases presque incohérentes. Malgré mes efforts, je ne suivais ses paroles qu’à grand’peine, me bornant enfin à les retenir. L’incohérence d’un discours dépend de celui qui l’écoute. L’esprit me paraît ainsi fait qu’il ne peut être incohérent pour soi-même67. Aussi me suis-je gardé de classer Teste parmi les fous. D’ailleurs, j’apercevais vaguement le lien de ses idées, je n’y remarquais aucune contradiction ; – et puis, j’aurais redouté une solution trop simple.
Nous allions dans les rues adoucies par la nuit, nous tournions à des angles, dans le vide, trouvant d’instinct notre voie, – plus large, plus étroite, plus large. Son pas militaire se soumettait le mien…
– « Pourtant, répondis-je, comment se soustraire à une musique si puissante ! Et pourquoi ? J’y trouve une ivresse particulière, dois-je la dédaigner ? J’y trouve l’illusion d’un travail immense, qui, tout à coup me deviendrait possible… Elle me donne des sensations abstraites, des figures délicieuses de tout ce que j’aime, – du changement, du mouvement, du mélange, du flux, de la transformation… Nierez-vous qu’il y ait des choses anesthésiques ? Des arbres qui saoulent, des hommes qui donnent de la force, des filles qui paralysent, des ciels qui coupent la parole68 ? »
M. Teste reprit assez haut :
– « Eh ! Monsieur ! que m’importe le “talent” de vos arbres69 – et des autres !… Je suis chez MOI, je parle ma langue, je hais les choses extraordinaires. C’est le besoin des esprits faibles. Croyez-moi à la lettre : le génie est facile, la fortune est facile, la divinité est facile70… Je veux dire simplement – que je sais comment cela se conçoit. C’est facile.
« Autrefois, – il y a bien vingt ans, – toute chose au-dessus de l’ordinaire accomplie par un autre homme m’était une défaite personnelle71. Dans le passé, je ne voyais qu’idées volées à moi ! Quelle bêtise !… Dire que notre propre image ne nous est pas indifférente ! Dans les combats imaginaires, nous la traitons trop bien ou trop mal !… »
Il toussa. Il se dit : « Que peut un homme ?… Que peut un homme !… » Il me dit : « Vous connaissez un homme sachant qu’il ne sait ce qu’il dit ! »
Nous étions à sa porte. Il me pria de venir fumer un cigare chez lui.
Au haut de la maison, nous entrâmes dans un très petit appartement « garni ». Je ne vis pas un livre. Rien n’indiquait le travail traditionnel devant une table, sous une lampe, au milieu de papiers et de plumes. Dans la chambre verdâtre qui sentait la menthe, il n’y avait autour de la bougie que le morne mobilier abstrait, – le lit, la pendule, l’armoire à glace, deux fauteuils – comme des êtres de raison. Sur la cheminée, quelques journaux, une douzaine de cartes de visite couvertes de chiffres, et un flacon pharmaceutique. Je n’ai jamais eu plus fortement l’impression du quelconque. C’était le logis quelconque, analogue au point quelconque des théorèmes, – et peut-être aussi utile. Mon hôte existait dans l’intérieur le plus général. Je songeai aux heures qu’il faisait dans ce fauteuil. J’eus peur de l’infinie tristesse possible dans ce lieu pur et banal. J’ai vécu dans de telles chambres, je n’ai jamais pu les croire définitives, sans horreur72.
M. Teste parla de l’argent. Je ne sais pas reproduire son éloquence spéciale : elle me semblait moins précise que d’ordinaire. La fatigue, le silence qui se fortifiait avec l’heure, les cigares amers, l’abandon nocturne semblaient l’atteindre. J’entends sa voix baissée et ralentie qui faisait danser la flamme de l’unique bougie brûlant entre nous, à mesure qu’il citait de très grands nombres, avec lassitude. Huit cent dix millions soixante quinze mille cinq cent cinquante… J’écoutais cette musique inouïe sans suivre le calcul. Il me communiquait le tremblement de la Bourse, et les longues suites de noms de nombres me prenaient comme une poésie. Il rapprochait les événements, les phénomènes industriels, le goût public et les passions, les chiffres encore, les uns des autres. Il disait : « L’or est comme l’esprit de la société. »
Tout à coup, il se tut. Il souffrit73.
J’examinai de nouveau la chambre froide, la nullité du meuble, pour ne pas le regarder. Il prit sa fiole et but. Je me levai pour partir.
— « Restez encore, dit-il, vous ne vous ennuyez pas. Je vais me mettre au lit. Dans peu d’instants, je dormirai. Vous prendrez la bougie pour descendre. »
Il se dévêtit tranquillement. Son corps sec se baigna dans les draps et fit le mort. Ensuite il se tourna, et s’enfonça davantage dans le lit trop court.
Il me dit en souriant : « Je fais la planche. Je flotte !… Je sens un roulis imperceptible dessous, – un mouvement immense ? Je dors une heure ou deux tout au plus, moi qui adore la navigation de la nuit74. Souvent je ne distingue plus ma pensée d’avant75 le sommeil. Je ne sais pas si j’ai dormi. Autrefois, en m’assoupissant, je pensais à tous ceux qui m’avaient fait plaisir, figures, choses, minutes76. Je les faisais venir pour que la pensée fût aussi douce que possible, facile comme le lit… Je suis vieux. Je puis vous montrer que je me sens vieux… Rappelez-vous ! – Quand on est enfant on se découvre, on découvre lentement l’espace de son corps, on exprime la particularité de son corps par une série d’efforts, je suppose ? On se tord et on se trouve ou on se retrouve, et on s’étonne ! on touche son talon, on saisit son pied droit avec sa main gauche, on obtient le pied froid dans la paume chaude !… Maintenant, je me sais par cœur77. Le cœur aussi. Bah ! toute la terre est marquée, tous les pavillons couvrent tous les territoires… Reste mon lit. J’aime ce courant de sommeil et de linge : ce linge qui se tend et se plisse, ou se froisse, – qui descend sur moi comme du sable, quand je fais le mort, – qui se caille autour de moi dans le sommeil… C’est de la mécanique bien complexe. Dans le sens de la trame ou de la chaîne, une déformation très petite… Ah ! »
Il souffrit.
« Mais qu’avez-vous ? lui dis-je, je puis…
« J’ai, dit-il, … pas grand’chose. J’ai… un dixième de seconde qui se montre… Attendez… Il y a des78 instants où mon corps s’illumine… C’est très curieux. J’y vois tout à coup en moi… je distingue les profondeurs des couches de ma chair ; et je sens des zones de douleur, des anneaux, des pôles, des aigrettes de douleur. Voyez-vous ces figures vives ? cette géométrie de ma souffrance ? Il y a de ces éclairs qui ressemblent tout à fait à des idées. Ils font comprendre, – d’ici, jusque-là… Et pourtant ils me laissent incertain. Incertain n’est pas le mot… Quand cela va venir, je trouve en moi quelque chose de confus ou de diffus. Il se fait dans mon être des endroits… brumeux, il y a des étendues qui font leur apparition. Alors, je prends dans ma mémoire une question, un problème quelconque… Je m’y enfonce. Je compte des grains de sable… et, tant que je les vois… – Ma douleur grossissante me force à l’observer. J’y pense ! – Je n’attends que mon cri, … et dès que je l’ai entendu – l’objet, le terrible objet, devenant plus petit, et encore plus petit, se dérobe à ma vue intérieure…
« Que peut un homme ? Je combats tout, – hors la souffrance de mon corps, au delà d’une certaine grandeur. C’est là, pourtant, que je devrais commencer. Car, souffrir, c’est donner à quelque chose une attention suprême, et je suis un peu l’homme de l’attention… Sachez que j’avais prévu la maladie future. J’avais songé avec précision à ce dont tout le monde est sûr. Je crois que cette vue sur une portion évidente de l’avenir, devrait faire partie de l’éducation. Oui, j’avais prévu ce qui commence maintenant. C’était, alors, une idée comme les autres. Ainsi, j’ai pu la suivre. »
Il devint calme.
Il se plia sur le côté, baissa les yeux ; et, au bout d’une minute, parlait de nouveau. Il commençait à se perdre. Sa voix n’était qu’un murmure dans l’oreiller. Sa main rougissante dormait déjà.
Il disait encore : « Je pense, et cela ne gêne rien. Je suis seul. Que la solitude est confortable ! Rien de doux ne me pèse… La même rêverie ici, que dans la cabine du navire, la même au café Lambert79… Les bras d’une Berthe, s’ils prennent de l’importance, je suis volé, – comme par la douleur… Celui qui me parle, s’il ne prouve pas, – c’est un ennemi80. J’aime mieux l’éclat du moindre fait qui se produit. Je suis étant, et me voyant ; me voyant me voir, et ainsi de suite81… Pensons de tout près82. Bah ! on s’endort sur n’importe quel sujet83… Le sommeil continue n’importe quelle idée… »
Il ronflait doucement. Un peu plus doucement, je pris la bougie, je sortis à pas de loup84.
[Note de la direction
L’un de nous s’est trouvé en relations, il y a plus de trente ans, avec un personnage véritablement singulier dont il fit un petit portrait qui a été publié en 1896, dans le « Centaure », sous le titre : La Soirée avec Monsieur Teste85. Il avait perdu de vue l’original en question, et ne s’attendait guère à s’occuper de lui derechef, quand lui fut communiquée, voici quelques jours, une lettre assez surprenante qui s’y rapportait.
Cette lettre (dont on ne lui a remis qu’une copie dactylographiée), émane en apparence de la propre compagne de M. Teste. Elle implique que le solitaire d’antan s’est marié, et elle nous apprend qu’il vit en province.
Après quelques hésitations, nous nous sommes résolus à la publier, malgré les grands doutes que son texte nous inspire. Tout est suspect dans la substance comme dans la provenance du document. Ce n’est guère le langage d’une femme qu’on y trouve, et moins encore par le style inégal et bizarre que par une certaine absence de retenue et de modestie dans l’expression. Nous soupçonnons fortement cette missive d’être une fabrication éhontée, et notre sentiment n’est pas favorable à l’existence réelle de Mme Teste. Même, nous nous sommes demandé si cette lettre n’aurait pas été forgée par M. Teste en personne, dans un dessein qui ne s’explique pas ?
Quoi qu’il en soit, nous livrons au public, à titre purement documentaire, et sans garantie aucune d’authenticité, ces quelques pages, dont plusieurs nous ont paru intéressantes, malgré l’invraisemblance générale du récit.]
Je vous rends grâces de votre envoi et de la lettre que vous avez écrite à Monsieur Teste. Je crois bien que l’ananas et les confitures n’ont pas déplu ; je suis sûre que les cigarettes ont fait plaisir. Quant à la lettre, je mentirais si je vous en disais la moindre chose. Je l’ai lue à mon mari, et je ne l’ai guère comprise. Cependant, je vous avoue que j’y ai pris une certaine délectation. Les choses abstraites ou trop élevées pour moi ne m’ennuient pas à entendre ; j’y trouve un enchantement presque musical. Il y a une belle partie de l’âme qui peut jouir sans comprendre, et qui est grande chez moi.
J’ai donc fait lecture de votre lettre à M. Teste. Il l’a écouté lire sans montrer ce qu’il en pensait, ni qu’il y pensât. Vous savez qu’il ne lit presque rien de ses yeux, dont il fait un usage étrange, et comme intérieur. Je me trompe, je veux dire : un usage particulier. Mais ce n’est pas cela du tout. Je ne sais comment m’exprimer ; mettons à la fois intérieur, particulier…, et universel ! ! ! Ils sont fort beaux, ses yeux ; je les aime d’être un peu plus grands que tout ce qu’il y a de visible. On ne sait jamais s’il leur échappe quoi que ce soit, ou bien, si, au contraire, le monde entier ne leur est pas un simple détail de tout ce qu’ils voient, une mouche volante qui vous peut obséder, mais qui n’existe pas. Cher Monsieur, depuis que je suis mariée avec votre ami, jamais je n’ai pu m’assurer de ses regards. L’objet même qu’ils fixent est peut-être l’objet même que son esprit veut réduire à néant86.
Notre vie est toujours celle que vous connaissez : la mienne, nulle et utile ; la sienne, toute en habitudes et en absence. Ce n’est pas qu’il ne se réveille, et ne reparaisse, quand il veut, terriblement vivant. Je l’aime bien ainsi. Il est grand et redoutable tout à coup. La machine de ses actes monotones éclate ; son visage étincelle ; il dit des choses que bien souvent je n’entends qu’à demi, mais qui ne s’effacent plus de ma mémoire. Mais je ne veux rien vous cacher, ou presque rien : Il lui arrive d’être très dur. Je ne pense pas que personne puisse l’être comme lui. Il vous brise l’esprit d’un mot, et je me vois comme un vase manqué que le potier jette aux débris. Il est dur comme un ange, Monsieur. Il ne se rend pas compte de sa force : il a des paroles inattendues qui sont trop vraies, qui vous anéantissent les gens, les réveillent en pleine sottise, face à eux-mêmes, tout attrapés d’être ce qu’ils sont, et de vivre si naturellement de niaiseries. Nous vivons bien à l’aise, chacun dans son absurdité, comme poissons dans l’eau, et nous ne percevons jamais que par un accident tout ce que contient de stupidités l’existence d’une personne raisonnable. Nous ne pensons jamais que ce que nous pensons nous cache ce que nous sommes. J’espère bien, Monsieur, que nous valons mieux que toutes nos pensées, et que notre plus grand mérite devant Dieu sera d’avoir essayé de nous arrêter sur quelque chose plus solide que les babillages, même admirables, de notre esprit avec soi-même.
D’ailleurs, M. Teste n’a pas besoin de parler pour rendre à l’humilité et à une simplicité presque animale les personnes qui l’entourent. Son existence semble infirmer toutes les autres, et même ses manies font réfléchir.
Mais n’imaginez pas qu’il soit toujours difficile ni accablant. Si vous saviez, Monsieur, comme il peut être tout autre !… Certes, il est dur, parfois ; mais en d’autres heures, c’est d’une exquise et surprenante douceur qu’il se pare, qui semble descendre des cieux. C’est un présent mystérieux et irrésistible que son sourire, et sa rare tendresse est une rose d’hiver. Toutefois, il est impossible de prévoir ni sa facilité ni ses violences. C’est une chose vaine d’en attendre la rigueur ou la faveur ; il déjoue par sa profonde distraction et par l’ordre impénétrable de ses pensées, tous les calculs ordinaires que font les humains du caractère de leurs semblables. Mes prévenances, mes complaisances, mes étourderies, mes petits manquements, je ne sais jamais ce qu’ils tireront de M. Teste. Mais je vous avoue que rien ne m’attache plus à lui que cette incertitude de son humeur. Après tout, je suis bien heureuse de ne point trop le comprendre, de ne point deviner chaque jour, chaque nuit, chaque moment prochain de mon passage sur la terre. Mon âme a plus de soif d’être étonnée que de tout autre chose. L’attente, le risque, un peu de doute, l’exaltent et la vivifient bien plus que ne le fait la possession du certain. Je crois que cela n’est pas bien ; mais je suis ainsi, malgré les reproches que je m’en fais. Je me suis confessée plus d’une fois d’avoir pensé que je préférais croire en Dieu que de le voir dans toute sa gloire, et j’ai été blâmée. Mon confesseur m’a dit que c’était une bêtise plutôt qu’un péché.
Pardonnez-moi de vous écrire sur mon pauvre être quand vous ne souhaitez que d’apprendre quelques nouvelles de celui qui vous intéresse si vivement. Mais je suis un peu plus que le témoin de sa vie87 ; j’en suis une pièce et comme un organe, quoique non essentiel. Mari et femme que nous sommes, nos actions sont composées par le mariage, et nos nécessités temporelles assez bien ajustées, en dépit de la différence immense et indéfinissable de nos esprits. Je suis donc obligée de vous parler incidemment de celle qui vous parle de lui. Peut-être que vous concevez assez mal quelle est ma condition auprès de M. Teste, et comment je m’arrange de passer mes jours dans l’intimité d’un homme si original, de m’en trouver si proche et si éloignée ?
Les dames de mon âge, mes amies véritables ou apparentes, sont fort étonnées de me voir, qui semble si bien faite pour une existence comme la leur, et femme assez agréable, point indigne d’un sort compréhensible et simple, accepter une position qu’elles ne peuvent se figurer le moins du monde dans la vie d’un tel homme dont la réputation de bizarreries les choque et les scandalise. Elles ne savent pas que le moindre adoucissement de mon cher époux est mille fois plus précieux que toutes les caresses des leurs. Qu’est-ce que leur amour qui se ressemble et se répète, qui a perdu depuis longtemps tout ce qui tient de la surprise, de l’inconnu, de l’impossible, tout ce qui fait que les moindres effleurements sont chargés de sens, de risques et de puissance, que la substance d’une voix est l’unique aliment de notre âme, et qu’enfin, toutes les choses sont plus belles, plus significatives, – plus lumineuses ou plus sinistres, – plus remarquables ou plus vaines, – selon le seul pressentiment de ce qui se passe dans une personne changeante qui nous est devenue mystérieusement essentielle ?
Voyez-vous, Monsieur, il faut ne pas se connaître aux délices pour les désirer séparer de l’anxiété. Si naïve que je sois, je me doute bien de ce que perdent les voluptés d’être apprivoisées et accommodées aux habitudes domestiques. Un abandon, une possession qui se répondent, gagnent infiniment, je pense, à se préparer par l’ignorance même de leur approche. Cette suprême certitude doit jaillir d’une suprême incertitude, et se déclarer comme la catastrophe d’un certain drame dont nous serions bien en peine de retracer la marche et la conduite depuis le calme jusqu’à l’extrême menace de l’événement…
Heureusement, – ou non, – je ne suis jamais sûre, quant à moi, des sentiments de M. Teste ; et il m’importe moins de l’être que vous ne croiriez. Tout étrangement mariée que je suis, je le suis en connaissance de cause. Je savais bien que les grandes âmes ne se mettent en ménage que par accident ; ou bien, c’est pour se faire une chambre tiède où ce qu’il peut entrer de femme dans leur système de vie soit toujours saisissable et toujours enfermé. Le doux éclat d’une épaule assez pure n’est pas détestable à voir poindre entre deux pensées !… Les messieurs sont ainsi, même profonds.
Je ne dis point ceci pour M. Teste. Il est si étrange ! En vérité, on ne peut rien dire de lui qui ne soit inexact dans l’instant même !… Je crois qu’il a trop de suite dans les idées. Il vous égare à tout coup dans une trame qu’il est seul à savoir tisser, à rompre, à reprendre. Il prolonge en soi-même de si fragiles fils qu’ils ne résistent à leur finesse que par le secours et le concert de toute sa puissance vitale. Il les étire sur je ne sais quels gouffres personnels, et il s’aventure sans doute, assez loin du temps ordinaire, dans quelque abîme de difficultés. Je me demande ce qu’il y devient ? Il est clair qu’on n’est plus soi-même dans ces contraintes. Notre humanité ne peut nous suivre vers des lumières si écartées. Son âme, sans doute, se fait une plante singulière dont la racine, et non le feuillage, pousserait, contre nature, vers la clarté !
N’est-ce point là se tendre hors du monde ? – Trouvera-t-il la vie ou la mort, à l’extrémité de ses volontés attentives ? – Sera-ce Dieu, ou quelque épouvantable sensation de ne rencontrer, au plus profond de la pensée, que le pâle rayonnement de sa propre et misérable matière88 ?
Il faut l’avoir vu dans ces excès d’absence ! Alors sa physionomie s’altère, – s’efface !… Un peu plus de cette absorption, et je suis sûre qu’il se rendrait invisible !…
Mais, Monsieur, quand il me revient de la profondeur ! Il a l’air de me découvrir comme une terre nouvelle ! Je lui apparais inconnue, neuve, nécessaire. Il me saisit aveuglément dans ses bras, comme si j’étais un rocher de vie et de présence réelle, où ce grand génie incommunicable se heurterait, toucherait, tout à coup s’accrocherait, après tant d’inhumains silences monstrueux ! Il retombe sur moi comme si j’étais la terre même. Il se réveille en moi, il se retrouve en moi, quel bonheur !
Sa tête est lourde sur ma face, et de toute la force de ses nerfs je suis la proie. Il a une vigueur et une présence effrayante dans les mains. Je me sens dans les prises d’un statuaire, d’un médecin, d’un assassin, sous leurs actions brutales et précises ; et je me crois avec terreur tombée entre les serres d’un aigle intellectuel. Vous dirai-je toute ma pensée ? J’imagine qu’il ne sait pas exactement ce qu’il fait, ce qu’il pétrit.
Tout son être qui était concentré sur un certain lieu des frontières de la conscience, vient de perdre son objet idéal, cet objet qui existe et qui n’existe pas, car il ne tient qu’à un peu plus ou moins89 de contention. Ce n’était pas trop de toute l’énergie de tout un grand corps pour soutenir devant l’esprit l’instant de diamant qui est à la fois l’idée, la Chose, et le seuil et la fin. Eh bien, Monsieur, quand cet époux extraordinaire me capture et me maîtrise en quelque sorte, et m’imprime ses forces, j’ai l’impression que je suis substituée à cet objet de sa volonté qu’il vient de perdre. Je suis comme le jouet d’une connaissance musculeuse. Je vous le dis comme je puis. La vérité qu’il attendait a pris ma force et ma résistance vivante ; et par une transposition toute ineffable, ses volontés intérieures passent, se déchargent dans ses mains dures et déterminées. Ce sont des moments bien difficiles. Alors, que faire90 ! Je me réfugie dans mon cœur, où je l’aime comme je veux.
Quant à ses sentiments à mon égard, quant à l’opinion qu’il peut avoir de moi-même, ce sont choses que j’ignore, comme j’ignore de lui tout ce qui ne se voit ni ne s’entend. Je vous ai dit tout à l’heure mes suppositions ; mais je ne sais véritablement en quelles pensées ou combinaisons il passe tant d’heures. Moi, je me tiens à la surface de la vie ; je m’abandonne au fil des jours. Je me dis que je suis la servante de l’instant incompréhensible où mon mariage s’est décidé comme de soi-même. Instant peut-être adorable, peut-être surnaturel ?
Je ne puis pas dire que je sois aimée. Sachez que ce mot d’amour si incertain dans son sens ordinaire et qui hésite entre bien des images différentes, ne vaut plus rien du tout s’il s’agit des rapports du cœur de mon époux avec ma personne. C’est un trésor scellé que sa tête, et je ne sais s’il a un cœur. Sais-je jamais s’il me distingue ; s’il m’aime ou s’il m’étudie ? Ou s’il s’étudie au moyen de moi ? Vous comprendrez que je n’insiste pas sur ceci. En résumé, je me sens être dans ses mains, entre ses pensées, comme un objet qui tantôt lui est le plus familier91, tantôt le plus étrange du monde, selon le genre de son regard variable qui s’y adapte.
Si j’osais vous communiquer ma fréquente impression, telle que je me la dis à moi-même, et que je l’ai souvent confiée à M. l’Abbé Mosson92, je vous dirais au figuré que je me sens vivre et me mouvoir dans la cage où l’esprit supérieur m’enferme, – par sa seule existence. Son esprit contient le mien, comme l’esprit de l’homme fait celui de l’enfant ou celui du chien. Entendez-moi, Monsieur. Parfois je circule dans notre maison ; je vais, je viens ; une idée de chanter me prend et s’élève ; je vole, en dansant de gaieté improvisée et de jeunesse inachevée, d’une chambre à l’autre. Mais si vive que je bondisse, je ne laisse jamais de ressentir l’empire de ce puissant absent, qui est là dans quelque fauteuil, et songe, et fume, et considère sa main, dont il fait jouer lentement toutes les articulations. Jamais je ne me sens l’âme sans bornes. Mais environnée, mais enclose. Mon Dieu ! Que c’est difficile à expliquer ! Je ne veux point dire captive. Je suis libre, mais je suis classée.
Ce que nous avons de plus nôtre, de plus précieux est obscur à nous-mêmes, vous le savez bien. Il me semble que je perdrais l’être, si je me connaissais tout entière. Eh bien, je suis transparente pour quelqu’un, je suis vue et prévue, telle quelle, sans mystère, sans ombres, sans recours possible à mon propre inconnu, – à ma propre ignorance de moi-même !
Je suis une mouche qui s’agite et vivote dans l’univers d’un regard inébranlable ; et tantôt vue, tantôt non vue, mais jamais hors de vue. Je sais à toute minute que j’existe dans une attention toujours plus vaste et plus générale que toute ma vigilance, toujours plus prompte que mes soudaines et plus promptes idées. Mes plus grands mouvements de l’âme lui sont de petits événements insignifiants. Et cependant j’ai mon infini… que je sens. Je ne puis pas ne pas reconnaître qu’il est contenu dans le sien, et je ne puis pas consentir qu’il le soit93. C’est une chose inexprimable, Monsieur, que je puisse penser et agir absolument comme je veux, sans jamais, jamais, pouvoir rien penser ni vouloir qui soit imprévu, qui soit important, qui soit inédit pour M. Teste !… Je vous assure qu’une sensation si constante et si étrange donne des idées bien profondes… Je puis dire que ma vie me présente à toute heure un modèle sensible de l’existence de l’homme dans la divine pensée. J’ai l’expérience personnelle d’être dans la sphère d’un être comme toutes âmes sont dans l’Être.
Mais hélas ! cette même sensation d’une présence à laquelle on ne peut se soustraire et d’une si intime divination, n’est pas sans m’induire quelquefois en de viles pensées. Je suis tentée. Je me dis que cet homme est peut-être réprouvé, que je m’expose grandement dans son voisinage, et que je vis sous les feuilles d’un mauvais arbre… Mais je m’aperçois presque aussitôt que ces réflexions spécieuses dissimulent elles-mêmes le péril contre quoi elles me conseillent de me mettre en garde. Je devine dans leurs replis une suggestion bien habile de rêver à une autre vie plus délicieuse, à d’autres hommes… Et je me fais horreur. Je reviens sur mon sort ; je sens qu’il est ce qu’il doit être ; je me dis que je veux mon sort, que je le choisis de nouveau à chaque instant ; j’entends intérieurement la voix si nette et si profonde de M. Teste qui m’appelle… Mais si vous saviez de quels noms !
Il n’y a pas de femme au monde nommée comme moi. Vous savez quels noms ridicules échangent les amants : quelles appellations de chiens et de perruches sont les fruits naturels des intimités charnelles. Les paroles du cœur sont enfantines. Les voix de la chair sont élémentaires. M. Teste, d’ailleurs, pense que l’amour consiste à pouvoir être bêtes ensemble94, – toute licence de niaiserie et de bestialité. Aussi m’appelle-t-il à sa façon. Il me désigne presque toujours selon ce qu’il veut de moi. À soi seul, le nom qu’il me donne me fait entendre d’un mot ce à quoi je m’attende, ou ce qu’il faut que je fasse. Quand ce n’est rien de particulier qu’il désire, il me dit : Être, ou Chose95. Et parfois il m’appelle Oasis, ce qui me plaît.
Mais il ne me dit jamais que je suis bête, – ce qui me touche bien profondément.
M. l’Abbé qui a une grande et charitable curiosité de mon mari, et une sorte de pitoyable sympathie pour un esprit si séparé, me dit franchement que M. Teste lui inspire des sentiments bien difficiles à accorder entre eux. Il me disait l’autre jour : Les visages de Monsieur votre mari sont innombrables96 !
Il le trouve « un monstre d’isolement et de connaissance singulière », et il l’explique, quoique à regret, par un orgueil de ces orgueils qui vous retranchent des vivants, et non seulement des actuels vivants, mais des vivants éternels ; – un orgueil qui serait tout abominable et quasi satanique, si cet orgueil n’était, dans cette âme trop exercée, tellement âprement tourné contre soi-même, et ne se connaissait si exactement, que le mal, peut-être, en était comme énervé dans son principe.
« Il s’abstrait affreusement du bien, me dit l’abbé, mais il s’abstrait heureusement du mal… Il y a en lui je ne sais quelle effrayante pureté, quel détachement, quelle force et quelle lumière incontestables. Je n’ai jamais observé une telle absence de troubles et de doutes dans une intelligence très profondément travaillée. Il est terriblement tranquille ! On ne peut lui attribuer aucun malaise de l’âme, aucunes ombres intérieures, – et rien, d’ailleurs, qui dérive des instincts de crainte ou de convoitise… Mais rien qui s’oriente vers la Charité. »
« C’est une île déserte que son cœur… Toute l’étendue, toute l’énergie de son esprit l’environnent et le défendent ; ses profondeurs l’isolent et le gardent contre la vérité. Il se flatte qu’il y est bien seul… Patience, chère dame. Peut-être, certain jour, trouvera-t-il quelque empreinte sur le sable97… Quelle heureuse et sainte terreur, quelle épouvante salutaire, quand il connaîtra, à ce pur vestige de la grâce, que son île est mystérieusement habitée !… »
Alors j’ai dit à M. l’abbé que mon mari me faisait penser bien souvent à un mystique sans Dieu98…
— « Quelle lueur ! a dit l’abbé, – quelles lueurs, les femmes quelquefois tirent des simplicités de leurs impressions et des incertitudes de leur langage !… »
Mais aussitôt, et à soi-même, il répliqua :
— « Mystique sans Dieu !… Lumineux non-sens !… Voilà qui est bientôt dit !… Fausse clarté… Un mystique sans Dieu, Madame, mais il n’est point de mouvement concevable qui n’ait sa direction et son sens, et qui n’aille enfin quelque part !… Mystique sans Dieu !… Pourquoi pas un Hippogriffe, un Centaure !
— Pourquoi pas un Sphinx, Monsieur l’abbé ? »
Il est d’ailleurs chrétiennement reconnaissant à M. Teste de la liberté qui m’est laissée de suivre ma foi et de me livrer à mes dévotions. J’ai toute licence d’aimer Dieu et de le servir, et je me puis partager très heureusement entre mon Seigneur et mon cher époux. M. Teste quelquefois me demande de lui parler de mon oraison, de lui expliquer aussi exactement que je le puisse, comment je m’y mets, comment je m’y applique et m’y soutiens ; et il désire de savoir si je m’y abîme aussi véritablement que je le crois. Mais à peine j’ai commencé de chercher mes mots dans mon souvenir, il me devance, il s’interroge soi-même, et se mettant prodigieusement à ma place, il me dit sur ma propre prière de telles choses, il m’en donne de telles précisions qu’elles l’éclairent, la rejoignent en quelque sorte dans son altitude secrète, – et qu’il m’en communique la disposition et le désir !… Il y a dans son langage je ne sais quelle puissance de faire voir et entendre ce que l’on a de plus caché… Et cependant, ce sont des propos humains que les siens, rien qu’humains ; ce ne sont que les formes très intimes de la foi reconstituées par artifice, et articulées à merveille par un esprit incomparable d’audace et de profondeur ! On dirait qu’il a froidement exploré l’âme fervente… Mais il manque affreusement à cette recomposition de mon cœur brûlant et de sa foi, son essence qui est espérance99… Il n’y a pas un grain d’espérance dans toute la substance de M. Teste ; et c’est pourquoi je trouve un certain malaise dans cet exercice de son pouvoir.
Je n’ai plus grand’chose à vous dire aujourd’hui. Je ne m’excuse pas d’avoir écrit si longuement, puisque vous me l’avez demandé et que vous vous dites d’une avidité insatiable de tous les faits et gestes de votre ami. Il faut en finir cependant. Voici l’heure de la promenade quotidienne. Je vais mettre mon chapeau. Nous irons doucement par les ruelles fort pierreuses et tortueuses de cette vieille ville que vous connaissez un peu100. Nous allons, à la fin, où vous aimeriez d’aller si vous étiez ici, à cet antique jardin où tous les gens à pensées, à soucis et à monologues descendent vers le soir, comme l’eau va à la rivière, et se retrouvent nécessairement. Ce sont des savants, des amants, des vieillards, des désabusés et des prêtres ; tous les absents possibles, et de tous les genres. On dirait qu’ils recherchent leurs éloignements mutuels. Ils doivent aimer de se voir sans se connaître, et leurs amertumes séparées sont accoutumées à se rencontrer. L’un traîne sa maladie, l’autre est pressé par son angoisse ; ce sont des ombres qui se fuient ; mais il n’y a pas d’autre lieu pour y fuir les autres que celui-ci, où la même idée de la solitude attire invinciblement chacun de tous ces êtres absorbés. Nous serons tout à l’heure dans cet endroit digne des morts. C’est une ruine botanique. Nous y serons un peu avant le crépuscule. Voyez-nous, marchant à petits pas, livrés au soleil, aux cyprès, aux cris d’oiseau. Le vent est froid au soleil, le ciel trop beau parfois me serre le cœur. La cathédrale cachée sonne. Il y a, par-ci, par-là, des bassins ronds et surhaussés qui me viennent à la ceinture. Ils sont pleins jusqu’à la margelle d’une eau noire et impénétrable, sur laquelle sont appliquées les énormes feuilles du Nymphea Nelumbo ; et les gouttes qui s’aventurent sur ces feuilles roulent et brillent comme du mercure. M. Teste se laisse distraire par ces grosses gouttes vivantes, ou bien il se déplace lentement entre les « planches » à étiquettes vertes, où les spécimens du règne végétal sont plus ou moins cultivés. Il jouit de cet ordre assez ridicule et se complaît à épeler les noms baroques :
Antirrhinum Siculum
Solanum Warscewiezii ! ! !
Et ce Sisymbriifolium, quel patois !… Et les Vulgare, et les Asper, et les Palustris, et les Sinuata, et les Flexuosum, et les Prœaltum ! ! !
— C’est un jardin d’épithètes, dit-il l’autre jour, jardin dictionnaire et cimetière…
Et après un temps, il se dit : « Doctement mourir… Transiit classificando101. »
Recevez, Monsieur et Ami, tous nos remerciements, et nos bons souvenirs.
ÉMILIE TESTE
Extraits du Log-book102 de Monsieur Teste
UNE PRIÈRE DE M. TESTE : Seigneur, j’étais dans le néant, infiniment nul et tranquille. J’ai été dérangé de cet état pour être jeté dans le carnaval étrange103… et fus par vos soins doué de tout ce qu’il faut pour pâtir, jouir, comprendre et me tromper ; mais ces dons inégaux.
Je vous considère comme le maître de ce noir que je regarde quand je pense, et sur lequel s’inscrira la dernière pensée104.
Donnez, ô Noir, – donnez la suprême pensée…
Mais toute pensée généralement quelconque peut être « suprême pensée ».
S’il en était autrement, s’il en fût une suprême en soi et par soi, nous pourrions la trouver par réflexion ou par hasard ; et étant trouvée, devrions mourir. Ce serait pouvoir mourir d’une certaine pensée, seulement parce qu’elle n’a point de suivante.
Je confesse que j’ai fait une idole de mon esprit, mais je n’en ai pas trouvé d’autre. Je l’ai traitée par des offrandes, par des injures. Non comme chose mienne. Mais…
Analogie du mot de de Maistre sur la conscience d’un honnête homme105 ! Je ne sais pas ce qu’est la conscience d’un sot, mais celle d’un homme d’esprit est pleine de sottises.
Je ne sais pas telle chose ; je ne puis pas saisir telle chose, mais je sais Portius qui la possède. Je possède mon Portius, que je manœuvre en tant qu’homme et qui contient ce que je ne sais pas.
Il y a des personnages qui sentent que leurs sens les séparent du réel, de l’être. Ce sens en eux infecte leurs autres sens.
Ce que je vois m’aveugle. Ce que j’entends m’assourdit. Ce en quoi je sais, cela me rend ignorant. J’ignore en tant et pour autant que je sais. Cette illumination devant moi est un bandeau et recouvre ou une nuit ou une lumière plus… Plus quoi ? Ici le cercle se ferme, de cet étrange renversement : la connaissance, comme un nuage sur l’être ; le monde brillant, comme taie et opacité.
Ôtez toute chose que j’y voie.
Cher Monsieur, vous êtes parfaitement « dénué d’intérêt ». – Mais pas votre squelette – ni votre foie, ni lui-même votre cerveau. – Et ni votre air bête et ni ces yeux tard venus – et toutes vos idées. – Que ne puis-je seulement connaître le mécanisme d’un sot106 !
Je ne suis pas fait107 pour les romans ni pour les drames. Leurs grandes scènes, colères, passions, moments tragiques, loin de m’exalter me parviennent comme de misérables éclats, des états rudimentaires où toutes les bêtises se lâchent, où l’être se simplifie jusqu’à la sottise ; et il se noie au lieu de nager dans les circonstances de l’eau.
Je ne lis pas dans le journal ce drame sonore, cet événement qui fait palpiter tout cœur. Où me conduiraient-ils, sinon rien qu’au seuil même de ces problèmes abstraits où je suis déjà tout entier situé ?
Je suis rapide ou rien. – Inquiet, explorateur effréné. Parfois je me reconnais à une vue particulièrement personnelle et capable de généralisation.
Ces vues tuent les autres vues qui ne peuvent être portées au général – soit défaut de puissance chez le voyant, soit par autre cause ?
Il en résulte un individu ordonné selon les puissances de ses pensées.
Homme toujours debout sur le cap Pensée, à s’écarquiller les yeux sur les limites ou des choses, ou de la vue…
Il est impossible de recevoir la « vérité » de soi-même. Quand on la sent se former (c’est une impression), on forme du même coup un autre soi inaccoutumé… dont on est fier, – dont on est jaloux… (C’est un comble de politique interne).
Entre Moi clair et Moi trouble ; entre Moi juste et Moi coupable, il y a de vieilles haines et de vieux arrangements, de vieux renoncements et de vieilles supplications.
SORTE DE PRIÈRE PARTICULIÈRE :
« Je remercie cette injustice, cet affront qui m’a réveillé et dont la vive sensation m’a jeté loin de sa cause ridicule, me donnant ainsi la force et le goût de ma pensée tellement qu’enfin mes travaux ont eu le bénéfice de ma colère ; la recherche de mes lois a profité de l’incident. »
Pourquoi j’aime ce que j’aime ? Pourquoi je hais ce que je hais ?
Qui n’aurait le désir de renverser la table de ses désirs et de ses dégoûts ? De changer le sens de ses mouvements instinctifs ?
Comment se peut-il que je sois à la fois comme une aiguille aimantée et comme un corps indifférent ?…
Je contiens un être moindre auquel il me faut obéir sous une peine inconnue, qui est mort.
Aimer, haïr sont au-dessous.
Aimer, haïr – paraissent à moi des hasards.
C’est ce que je porte d’inconnu à moi-même qui me fait moi.
C’est ce que j’ai d’inhabile, d’incertain qui est bien moi-même.
Ma faiblesse, ma fragilité…
Les lacunes sont ma base de départ. Mon impuissance est mon origine.
Ma force sort de vous. Mon mouvement va de ma faiblesse à ma force.
Mon dénuement réel engendre une richesse imaginaire ; et je suis cette symétrie ; je suis l’acte qui annule mes désirs.
Il y a en moi quelque faculté plus ou moins exercée, de considérer, – et même de devoir considérer – mes goûts et mes dégoûts comme purement accidentels.
Si j’en savais plus, peut-être verrais-je une nécessité – au lieu de ce hasard. – Mais voir cette nécessité, cela est encore distinct… Ce qui me contraint n’est pas moi.
Soumets-toi tout entier à ton meilleur moment, à ton plus grand souvenir.
C’est lui qu’il faut reconnaître comme roi du temps,
Le plus grand souvenir,
L’état où doit te conduire toute discipline.
Lui qui te donne de te mépriser, ainsi que de te préférer justement.
Tout par rapport à Lui, qui installe dans ton développement une mesure, des degrés.
Et s’il est dû à quelque autre que toi – nie-le et sache-le.
Centre de ressort, de mépris, de pureté.
Je m’immole intérieurement à ce que je voudrais être !
L’idée, le principe, l’éclair, le premier moment du premier état, le saut, le bond hors de la suite… À d’autres, préparations et exécutions. Jette là le filet. Voici le lieu de la mer où vous trouverez. Adieu.
… Vieux désir (te revoilà périodique souffleur) de tout reconstruire en matériaux purs : rien que d’éléments définis108, rien que de contacts et de contours dessinés, rien que de formes conquises, et pas de vague.
Méditations sur son ascendance, sa descendance.
Étrangeté de ces échos de l’UN.
Quoi, ce bloc MOI trouve des parties hors de lui !…
… Cette manière de regarder qui me contient tout entier109, qui présage, prépare dans un certain sourire toute mon explicite pensée, – cette tenue de la Chose entre le pli du coin gauche de ma bouche et les pressions des paupières et les torsions des moteurs de l’œil – cet acte essentiel de moi, cette définition, cette condition singulière – existe sur cet autre visage, sur ce visage de quelque mort, sur celui-ci déjà, encore sur cet autre – en divers âges, époques – Eh ! je le sais bien – ces exemplaires n’ont pas éprouvé les mêmes choses ; bien diverses leurs expériences et leurs sciences… mais – n’importe ! – Ils ne se trompent pas entre eux – Ils se devinent.
Admirable parenté mathématique des hommes – Que dire de cette forêt de relations et de correspondance ? (Nous n’avons pas la même moitié des mots que les Romains avaient pour en parler). Quels mélanges et quelles diffusions !
Je sens infiniment le pouvoir, le vouloir, parce que je sens infiniment l’informe et le hasard qui les baigne, les tolère, et tend à reprendre sa fatale liberté, sa figure indifférente, son niveau d’égale chance110.
Autrui, ma caricature, mon modèle, les deux.
Autrui que j’immole justement dans le silence ; que je brûle sous le nez de mon – âme !
Et Moi ! que je déchire, et que je nourris de sa propre substance toujours re-mâ-chée, seul aliment pour qu’il s’accroisse !
Autrui que j’aime faible ; que fort, j’adore et bois ; – je te préfère intelligent et passif… à moins que, rareté, et jusqu’à ce que, peut-être – un autre Même paraisse – une réponse précise…
En attendant, qu’importe le reste !
En quoi cet après-midi, cette fausse lumière, cet aujourd’hui, ces incidents connus, ces papiers, ce tout quelconque se distingue-t-il d’un autre tout, d’un avant-hier ? Les sens ne sont pas assez subtils pour voir que des changements ont eu lieu. Je sais bien que ce n’est le même jour, mais je ne fais que le savoir.
Pas assez subtils, mes sens, pour défaire cette œuvre si fine ou si profonde qui est le passé ; pas assez subtils pour que je distingue que ce lieu ou ce mur ne sont pas identiques, peut-être, à ce qu’ils étaient l’autre jour111.
SI LE MOI POUVAIT PARLER
Quelle injure qu’un compliment112 ! – On ose me louer ! Ne suis-je pas au-delà113 de toute qualification ? Voilà ce que dirait un Moi, si lui-même osait ! –
Et si le Moi pouvait parler (Refrain).
(traduit du langage Self114)
Ô mon Esprit !
Mais je m’avise
Que je vous aimais tant, déjà !
J’allais peut-être vous aimer,
Ô mon Esprit !
Mais je m’avise, ô mon Esprit,
Que je t’aimais déjà d’une tout autre sorte !
Tu te fais souvenir non d’autres, mais de toi,
Et tu deviens toujours plus semblable à nul autre,
Plus autrement le même, et plus même que moi.
Ô Mien – mais qui n’es pas encor tout à fait Moi !
LE RICHE D’ESPRIT115
Cet homme avait en lui de telles possessions, de telles perspectives ; il était fait de tant d’années de lectures, de réfutations, de méditations, de combinaisons internes, d’observations ; de telles ramifications, que ses réponses étaient difficiles à prévoir ; qu’il ignorait lui-même à quoi il aboutirait, quel aspect le frapperait enfin, quel sentiment prévaudrait en lui, quels crochets et quelle simplification inattendue se feraient, quel désir naîtrait, quelle riposte, quels éclairages !…
Peut-être était-il parvenu à cet étrange état de ne pouvoir regarder sa propre décision ou réponse intérieure, que sous l’aspect d’un expédient, sachant bien que le développement de son attention serait infini et que l’idée d’en finir n’a plus aucun sens, dans un esprit qui se connaît assez. Il était au degré de civilisation intérieure où la conscience ne souffre plus d’opinions qu’elle ne les accompagne de leur cortège de modalités, et qu’elle ne se repose, (si c’est là se reposer), que dans le sentiment de ses prodiges, de ses exercices, de ses substitutions, de ses précisions innombrables.
… Dans sa tête où derrière les yeux fermés se passaient des rotations curieuses, – des changements si variés, si libres et pourtant si limités, – des lumières comme celles que ferait une lampe portée par quelqu’un qui visiterait une maison dont on verrait les fenêtres dans la nuit, comme des fêtes éloignées, des foires de nuit ; mais qui pourraient se changer en gares et en sauvageries si l’on pouvait en approcher – ou en effrayants malheurs, – ou en vérités et révélations…
C’était comme le sanctuaire et le lupanar des possibilités.
L’habitude de méditation faisait vivre cet esprit au milieu – au moyen – d’états rares ; dans une supposition perpétuelle d’expériences purement idéales ; dans l’usage continuel des conditions-limites et des phases critiques de la pensée…
Comme si les raréfactions extrêmes, les vides inconnus, les températures hypothétiques, les pressions et les charges monstrueuses avaient été ses ressources naturelles – et que rien ne pût être pensé en lui qu’il ne le soumît par cela seul au traitement le plus énergique et ne recherchât tout le domaine de son existence.
Ce goût, et parfois ce talent de la transcendance, – j’entends par là une incohérence réelle, plus vraie que toute cohérence proposée, avec le sentiment d’être ce qui passe immédiatement d’une chose à l’autre, de traverser en quelque manière les plus divers ordres – ordres de grandeur… points de vue, accommodations étrangères… Et ces brusques retours à soi, coupant quoi que ce soit ; et ces vues bifides, ces attentions tripodes, ces contacts dans un autre monde de choses séparées dans le leur… C’est moi.
Méprise tes pensées, comme d’elles-mêmes elles passent. – Et repassent !…
LE JEU PERSONNEL.
Règle du jeu.
La partie est gagnée si l’on se trouve digne de son approbation.
Si la partie gagnée l’a été par calcul, avec volonté, suite et lucidité, – le gain est le plus grand possible.
L’HOMME DE VERRE116
« Si droite est ma vision, si pure ma sensation, si maladroitement complète ma connaissance, et si déliée, si nette ma représentation, et ma science si achevée que je me pénètre depuis l’extrémité du monde jusqu’à ma parole silencieuse ; et de l’informe chose qu’on désire se levant, le long de fibres connues et de centres ordonnés, je me suis, je me réponds, je me reflète et me répercute, je frémis à l’infini des miroirs – je suis de verre. »
Ma solitude – qui n’est que le manque depuis beaucoup d’années, d’amis longuement, profondément vus117 ; de conversations étroites, dialogues sans préambules, sans finesses que les plus rares, elle me coûte cher. – Ce n’est pas vivre que vivre sans objections, sans cette résistance vivante, cette proie, cette autre personne, adversaire, reste individué du monde, obstacle et ombre du moi – autre moi – intelligence rivale, irrépressible – ennemi le meilleur ami, hostilité divine, fatale, – intime.
Divine, car supposé un dieu qui vous imprègne, pénètre, infiniment domine, infiniment devine – sa joie d’être combattu par sa créature qui essaie imperceptiblement d’être, se sépare… La dévorer et qu’elle renaisse ; et une joie commune et un agrandissement.
Si nous savions, nous ne parlerions pas – nous ne penserions pas, nous ne nous parlerions pas.
La connaissance est comme étrangère à l’être même. – Lui s’ignore, s’interroge, se fait répondre…
De quoi j’ai souffert le plus ? Peut-être de l’habitude de développer toute ma pensée – d’aller jusqu’au bout en moi.
Je méprise vos idées pour les considérer en toute clarté et presque comme l’ornement futile des miennes ; et je les vois comme on voit en pleine eau pure, dans un vase de verre, trois ou quatre poissons rouges faire, en circulant, des découvertes toujours naïves et toujours les mêmes.
Je ne suis pas bête parce que toutes les fois que je me trouve bête, je me nie – je me tue.
Dégoûté d’avoir raison, de faire ce qui réussit, de l’efficacité des procédés, essayer autre chose.