Variété II

En 1929, cinq ans après Variété, Valéry décide, selon le même principe, de regrouper en un second volume les études qui lui ont été commandées et dont un tiers, environ, sont des préfaces à de grands chefs-d’œuvre du passé : le volume est en librairie en décembre. Les hasards qui ont présidé à la naissance de ces divers textes font que s’y trouvent évoqués cinq des écrivains qui ont le plus marqué sa jeunesse : trois poètes – Verlaine, Baudelaire et Mallarmé – à qui s’ajoutent Stendhal, et puis Huysmans, beaucoup plus brièvement évoqué. Si l’on excepte le début du recueil, qui s’ouvre sur deux articles assez courts consacrés à Descartes, et sa fin, qui reprend les « Études » sur le rêve qui avaient paru dans La NRF de décembre 1909, l’unité – fortement littéraire – de ce second volume est bien plus affirmée que celle du premier. L’ordre continue d’y échapper à la chronologie de l’écriture, et c’est comme une petite histoire littéraire que Valéry choisit de proposer en épousant la chronologie des œuvres qu’il commente et en faisant se succéder le XVIIe siècle d’abord – Bossuet et La Fontaine –, puis le XVIIIe avec Montesquieu, et enfin le siècle suivant, depuis Stendhal jusqu’à Mallarmé et Huysmans. Le cœur du livre est ainsi dévolu aux poètes : Baudelaire, Verlaine, Mallarmé.

Tous les trois ont été découverts de manière à peu près concomitante1, et ils continuent d’occuper une place différente. La réserve de Valéry à l’égard de l’auteur des Fleurs du Mal se maintient et, dans « Situation de Baudelaire », une certaine distance se découvre à travers une sorte de stratégie d’évitement : d’assez nombreuses pages se trouvent consacrées à Hugo, puis à Poe, et c’est à l’intelligence critique de Baudelaire que la conférence rend hommage, plus qu’à son génie poétique. Ce génie, d’une certaine manière, Valéry ne le nie pas, mais il choisit d’en voir la preuve, non tant dans l’œuvre elle-même que dans l’empreinte dont elle marque les poètes ultérieurs. Quant à Verlaine, il a cohabité un moment avec Baudelaire dans l’admiration du jeune Valéry qui l’a beaucoup plus lu qu’on ne l’a dit, mais, même si la virtuosité de son chant reste inimitable, l’auteur des Romances sans paroles offre un travail du vers qui ne correspond pas à ce désir d’intellectualité qui allait être celui du jeune Valéry. Et puis autre chose a compté. À l’automne de 1891, descendu dans un hôtel du Quartier latin – c’est son premier séjour à Paris, durant lequel il rencontre Mallarmé et Huysmans –, il aperçoit l’auteur des Romances sans paroles qui regagne son logis de la rue Descartes toute proche, et à un grand ami de Montpellier, Charles Auzillion, il donne une description glaçante du poète clochardisé : « Effroyable, fardé des vieux alcools qui se révoltent, mâchant la pipe blanche, grimé d’antiques sourcils d’un Baalzeboud2 ivrogne, Verlaine. Il se couronne d’un vieux pot de paille pourrie et gesticule derrière l’absinthe de minuit. Les yeux louchent, ses narines éclatent, il est extraordinaire3. » Et quand, à compter du printemps de 1894, il résidera de nouveau rue Gay-Lussac, mais cette fois pour plusieurs années, et que de plus régulières occasions de le croiser s’offriront à lui – d’où le titre de « Passage de Verlaine » qu’il donne à son étude –, Valéry, à la différence de certains amis, Pierre Louÿs par exemple, ne tentera jamais de rencontrer le poète. Le 10 janvier 1896, cependant, il accompagnera Mallarmé à l’église Saint-Étienne-du-Mont où sont célébrées ses obsèques, suivies de l’enterrement au cimetière des Batignolles.

À cette date, Mallarmé, en effet, est devenu, et pour toujours, la suprême référence poétique. Mais à partir de l’installation définitive de Valéry à Paris les relations entre les deux hommes prennent un tour bien plus profond, et peut-être dû pour une part, chez l’aîné, à la figure filiale que devient le cadet, né en 1871 comme son fils Anatole disparu tout enfant. Si Valéry reste fidèle aux mardis de la rue de Rome, il retrouve parfois Mallarmé pour un repas en tête à tête au restaurant, l’accompagne volontiers aux concerts4 ou aux expositions, mais est aussi invité à Valvins, dans la petite maison que le maître habite l’été près de Fontainebleau, sur les bords de la Seine. Des confidences s’échangent – littéraires en tout cas – ainsi qu’on le verra par exemple à propos du « Coup de dés »5. Puis la disparition subite de Mallarmé, le 9 septembre 1898, bouleverse, au-delà de tout, Valéry – et de cette profonde affection que doublait une totale admiration pour l’œuvre, les études qu’il lui consacrera garderont une empreinte particulière : non seulement il s’attachera à leur donner, comme en hommage, le sceau de la perfection formelle, mais il s’y interdira toujours de formuler, si minimes qu’elles eussent pu être, les moindres réserves sur l’œuvre. Ces études, du coup, se trouvent marquées d’un je ne sais quoi fort bien perçu par Jean Prévost qui écrit, dans un beau compte rendu de Variété II, que « les morceaux sur Mallarmé, tout baignés d’une tendresse réfléchie, semblent plus personnels dans leur enthousiasme abstrait6 ».

Enthousiasme abstrait, en effet, pour une large part. Car au-delà, peut-être, de l’admiration immense que Valéry porte à son œuvre, ce qui le fascine en Mallarmé, c’est bien encore ce « démon de la lucidité7 » qui l’avait tant séduit chez Poe, et qu’il évoque dans « Situation de Baudelaire ». Ce qui le requiert en effet, en aval de l’œuvre, c’est un art de la construction verbale et du travail de la création poétique à ce point dominé qu’on le voit un jour confier au maître qu’il lui semble être « de la nature d’un grand savant8 » : manière de dire exemplairement que ce « sacrifice de l’intellect9 » dont il voit si souvent s’accompagner l’écriture littéraire, Mallarmé justement l’inverse en suprême exigence de ce même intellect. Et cette conscience toujours mieux dominée de ses propres moyens, il l’évoquera surtout dans une étude de 1931 qui sera reprise dans Variété III : « Je disais quelquefois à Stéphane Mallarmé »10. Quant à l’obscurité que cette conscience peut entraîner – antienne des ennemis de Mallarmé comme elle le sera des siens –, il considérera toujours que, loin d’être préméditée, elle résulte nécessairement du travail savamment prolongé de l’œuvre.

Mais s’il est moins soucieux d’achèvement que de renforcement de ses propres pouvoirs, Valéry justement n’en observe pas moins ceux de Mallarmé, tout ensemble, et la manière dont il en use. Ce qui le retient, c’est le fonctionnement de l’esprit créateur et, d’une certaine manière, c’est ce qu’il cherche aussi à percer à jour chez Stendhal, autre admiration de sa jeunesse. Il a lu très tôt, en effet, Le Rouge et le Noir et La Chartreuse de Parme, et puis la Vie de Henry Brulard en 1895. L’année suivante, il a eu l’occasion de rencontrer Casimir Stryenski (1853-1912), un professeur d’anglais d’origine suisse, qui venait de retrouver à Grenoble les manuscrits de Stendhal et d’éditer coup sur coup – outre Brulard – le Journal et Lamiel, mais aussi les Souvenirs d’égotisme. En 1897, il découvre également Lucien Leuwen dont la première édition vient d’être procurée en 1894 par Jean de Mitty (1868-1911), un étudiant de Grenoble d’origine roumaine dont le vrai nom est Demetrius Golfineano et qui est devenu le collaborateur de Stryenski : Valéry le fréquente avec plaisir, et l’évoque chaleureusement dans l’étude qu’on va lire.

Parce que ces pages ne se privent pas d’évoquer la part de comédie qu’on peut trouver chez Beyle, il est arrivé qu’on les juge sévères ; mais c’est faire bon marché d’une connivence constamment affichée, et parfois amusée. Ce que représente Stendhal dans l’espace littéraire, c’est avant tout pour Valéry un ton, un allant, un Je, et la présence délibérée de ce Je : ce n’est pas à sa narration que l’on croit, c’est à lui, et parce qu’il est là et parce qu’il nous parle : « Il agite en personne ses fantoches […]11. » Pour Valéry qui se défie du roman et de la crédulité naïve qu’il exige, il en va ici de la fiction comme du péché : avouée, elle se trouve déjà à demi pardonnée. Stendhal, certes, se plie à la comédie du roman, mais en disant toujours : je suis derrière mes comédiens, c’est moi qui anime mes fantoches. Si l’auteur se fait acteur, c’est en ceci qu’il fait bien de son histoire un acte – une parole adressée au lecteur – et que son écriture n’est que la transcription de cette parole. Engagement essentiel qui marque également l’éloge que Valéry fait de Descartes : « […] l’on jurerait qu’il est vivant, qu’il nous parle en personne, qu’il n’y a point trois cents ans entre nous, mais un commerce possible avec lui, mais à peine l’intervalle d’un esprit à un esprit, sinon d’un esprit à soi-même12. » L’authenticité, ici, est bien celle de la voix de quelqu’un, celle d’une parole adressée à quelqu’un.

Autre chose importe également dans ces pages sur Stendhal, et c’est l’idée qu’« en littérature, le vrai n’est pas concevable13 ». Non seulement parce que le réalisme est illusoire et qu’aux yeux de Valéry les mots ne disent jamais les choses, mais parce que l’acte même d’écrire, fait de moments successifs et distincts, de hasards et de repentirs, fait aussi de ratures qui brident le premier mouvement spontané et le transforment en autre chose, conduit à une œuvre dont on peut dire qu’elle a été faite par plusieurs Moi plutôt que par la personne unifiée de ce qu’on nomme abusivement, et par facilité, l’auteur. Devant Frédéric Lefèvre, Valéry déclare plus rudement encore : « Une œuvre est toujours un faux14 », et en février, puis en mars 1928, dans deux articles de La NRF où l’expression se trouve reprise, « Si la littérature est un faux », Jean Paulhan, de manière subtile, retorse, mais également sévère, reprendra ces diverses analyses de Valéry pour brosser, peu ou prou, un portrait de l’écrivain en faussaire.

Ces analyses, choisissons bien plutôt d’y voir l’idée que le travail de l’écriture fait voler en éclats l’unité prétendue de l’auteur. Idée majeure et qui lui tient suffisamment à cœur pour que, quelques mois après cette étude sur Stendhal, Valéry y revienne le 28 janvier 1928 devant la Société française de philosophie lors d’une conférence, « Réflexions sur l’art »15. Ce jour-là, il propose de distinguer radicalement l’auteur, l’œuvre et le lecteur, de telle sorte qu’il prend à rebours, tout à la fois, l’idée que l’on puisse remonter de l’œuvre à celui qui l’a faite, et l’idée que le lecteur puisse trouver dans l’œuvre ce que l’auteur a voulu dire, alors qu’il s’attachait d’abord à faire16 : analyse d’une radicale nouveauté en cet entre-deux-guerres, et à laquelle la théorie littéraire des années 1960-1970 donnera, tardivement, toute sa place.

 

N. B. Un mois après l’édition de Variété II achevée d’imprimer aux Éditions de La NRF le 29 novembre 1929, Valéry donne en décembre une seconde édition, publiée par la même maison qui s’appelle désormais Librairie Gallimard. Pour cette réimpression, il déplace les pages sur Huysmans qui figuraient avant les textes sur Mallarmé et les place après ; à la fin du livre, les « Études sur le rêve » redeviennent « Études », comme en 1909.

Fragment d’un Descartes

Lorsqu’en 1924, l’éditeur René Helleu, qui avait déjà demandé à Valéry, l’année précédente, de préfacer l’Eurêka de Poe17, le sollicite une nouvelle fois pour une introduction au Discours de la méthode, il hésite à donner son accord : quelle autorité se sent-il pour commenter un ouvrage aussi canonique ? Il consulte Bergson et Léon Brunschvicg, le grand spécialiste de Pascal qu’il vient de rencontrer à Londres – et tous deux le poussent à accepter : il se met donc à l’œuvre, mais sans parvenir à donner à son texte l’ampleur et la profondeur qu’il s’était d’abord assignées et auxquelles, au fond de lui-même, les encouragements de ses deux amis l’obligeaient. Contre son habitude, on le voit ainsi faire une place importante à la biographie du philosophe, dont il puise les informations dans le vieux livre d’Adrien Baillet, cette Vie de Monsieur Descartes parue en 1691 qui, depuis si longtemps, le séduit tant ; puis la préface tourne court, et il décide de lui donner un titre plus modeste et qui prenne acte de cet inachèvement. Aussi, lorsque ces pages, le 1er mai 1925, paraissent dans La NRF en même temps que chez Helleu et Sergent, une note précise-t-elle honnêtement qu’il s’agit du « fragment d’une étude, qui n’a pu être menée à son terme ». Elles sont reprises en 1927 dans Maîtres et amis, puis dans Variété II en 1929, et enfin au tome VII des Œuvres en 1937.

 

On trouvait encore, il y a quinze ans, dans une rue toute proche de la place Royale18, une caserne de gendarmes où les hommes des réserves venaient faire apostiller et timbrer leurs papiers militaires.

L’homme entrait et s’orientait dans une cour noble et familière. Les bureaux qu’il cherchait s’ouvraient à sa gauche sous quelques arcades en anse de panier, qui étaient ce qui subsistait d’un cloître assez antique. Cette majesté ruinée s’accommodait à la douce vie, à demi officielle, à demi intime, qui était venue dès le Premier Empire s’y établir19. Il y avait un planton, esprit absent ; des cages de canaris accrochées aux piliers ; des képis et des pots de fleurs dans les fenêtres ; quelques pantalons blancs séchaient çà et là sur des ficelles. Bon an, mal an, une centaine de milliers de mobilisables traversait nécessairement cette cour. Je ne sais si l’un d’eux s’est jamais douté qu’on lui faisait faire un pèlerinage. L’autorité elle-même qui l’ordonnait, toute supérieure qu’elle était, n’en connaissait point l’objet véritable. Elle imaginait ne mouvoir les matricules qu’à ses fins ; elle nous contraignait, sans le savoir, à visiter l’un des monuments les plus respectables de l’histoire de la pensée.

Cette caserne était substituée à un couvent, et les gendarmes aux Minimes. Là vécut et mourut le Père Mersenne, homme très utile et assez considérable dans la société des esprits20 au commencement du XVIIe siècle ; religieux facile et plein de curiosités, qui proposait des problèmes, des énigmes parfois, à toute une Europe intellectuelle assez différente de la nôtre ; agent de fermentation scientifique et de liaison entre les savants de différente religion ; ami d’enfance21, ami constant et excessif de Descartes, propagateur de ses doctrines, et l’un des plus aimables de ces êtres secondaires dont le rôle est peut-être essentiel dans le développement des grands hommes et dans le déchaînement des grandes choses. Ce serait une étude assez neuve, et que j’imagine assez fructueuse, que la recherche systématique dans l’histoire, de ces auxiliaires, de ces officieux, de ces confidents ou intermédiaires, qui se rencontrent toujours dans le voisinage du génie et parmi les petites causes vivantes des gros événements.

Quand Descartes venait à Paris, on l’allait visiter le matin aux Minimes de la place Royale, chez ce Père très précieux. Il y reçut M. Mélian, le onze de juillet 164422. En juin 1647, arrivant de La Haye, il descend chez l’abbé Picot, rue Geoffroy-Lasnier, et y rédige la préface des Principes23. Il s’en va en Bretagne où quelque affaire l’appelait, revient par le Poitou et la Touraine, et trouve à son retour à Paris, au commencement du mois de septembre, la bonne nouvelle d’une pension de trois mille livres de rente que le Roi lui vient d’accorder sur la proposition du Cardinal Ministre24. Les nouvelles de cette espèce se sont faites rares.

C’est alors que « M. Pascal le jeune25, se trouvant à Paris, fut touché du désir de le voir, et il eut la satisfaction de l’entretenir aux Minimes, où il avait eu avis qu’il pourrait le joindre. M. Descartes eut du plaisir à l’entendre sur les expériences du Vuide qu’il avait faites à Rouen et dont il faisait actuellement imprimer le récit, dont il lui envoya un exemplaire en Hollande, quelque temps après son retour. M. Descartes fut ravi de l’entretien de M. Pascal26. »

Je suis trop attaché à la gloire de celui-ci pour transcrire la suite27.

Un jour que je passais par là, j’ai vu avec ennui, à la place de la vieille demeure des Minimes, une bâtisse cubique, d’une craie toute neuve et trop pure, sommée de bombes panachées de flammes en pierre tendre. On a remis les gendarmes dans ce bloc. Je les aimais mieux dans l’ancien couvent, car la gendarmerie est une sorte d’ordre militaire, mais qui ne semble pas répugner le moins du monde au mariage de ses membres.

 

Il y a peu de nations en Europe où une maison consacrée par une si grande présence, et qui aurait entendu un tel entretien, eût pu s’évanouir aussi discrètement que chez nous. Il n’y avait point de plaque sur le mur des Minimes, qui fît parler ce mur de ce qu’il avait vu28. Personne n’a paru connaître ce que je viens de rapporter et que j’avais trouvé dans Baillet, puisque pas une âme ne s’est plainte, ni ne s’est opposée au renversement de ces pierres. Tout a disparu dans le nuage de poudre des entreprises de démolition.

Descartes, ici, n’a point de chance. Nulle statue à Paris de cet homme admirable, ce à quoi je consens qu’on ne remédie. On lui a donné seulement une rue assez mauvaise, quoique animée par les éclats de Polytechnique et quelque peu hantée par l’ombre de Verlaine qui y est mort. Enfin, nous avons égaré ses os du côté de Saint-Germain-des-Prés, et je ne sache pas qu’on les recherche pour les cryptes du Panthéon29.

Mais, homme prudent qu’il était, et artiste incomparable dans le travail des matières les plus dures, il s’est bâti de ses mains un certain tombeau, de ces tombeaux qui font envie. Il y a mis la statue de son esprit, et si nette, et si vraie à considérer, que l’on jurerait qu’il est vivant, qu’il nous parle en personne, qu’il n’y a point trois cents ans entre nous, mais un commerce possible avec lui, mais à peine l’intervalle d’un esprit à un esprit, sinon d’un esprit à soi-même30. Son monument est ce Discours qui est à peu près incorruptible, comme tout ce qui est écrit exactement31. Un langage fier et familier, où l’orgueil ni la modestie ne manquent, nous rend si sensibles et si remarquables les volontés essentielles et les attitudes qui sont communes à tous les hommes de réflexion, qu’il en résulte moins un chef-d’œuvre de ressemblance ou de vraisemblance qu’une présence réelle, et même qui s’alimente de la nôtre.

Point de difficultés, peu d’images, pas d’apparences scolastiques, rien dans ce texte qui ne soit du ton intérieur le plus simple et le plus humain, à peine un peu plus précis que la nature. L’auteur, que l’on croit entendre, semble s’être borné à épurer, à retracer de près, parfois à articuler très nettement la voix immédiate qu’il tenait de ses souvenirs et de ses espérances. Il a pris cette voix qui nous enseigne premièrement à nous-mêmes toutes nos pensées, et qui se détache en silence de notre attente dirigée.

Une parole intime, où il n’y a point d’effets ni de stratagèmes, étant notre propriété la plus proche et la plus certaine, quoiqu’elle nous appartienne si étroitement, ne peut pas ne pas être universelle.

Il était du dessein de Descartes de nous faire entendre soi-même, c’est-à-dire de nous inspirer son monologue nécessaire, et de nous faire prononcer ses propres vœux. Il s’agissait que nous trouvions en nous ce qu’il trouvait en soi.

C’est ici l’intention originale. Tout fondateur dans l’ordre spirituel doit se préoccuper de se rendre irrésistible. Les uns nous enveloppent de leurs charmes ; les autres nous réduisent par la rigueur ; Descartes nous communique sa vie, afin que la suite de ses impressions et de ses actes nous introduise dans ses pensées par le même chemin naturel d’événements et de rêveries qu’il avait pris depuis la jeunesse, et qui ressemble à bien d’autres chemins, quoiqu’il nous mène à de tout autres points de vue.

Nous faisant donc semblables à lui au moyen de ses commencements, et facilement intéressés dans sa carrière, il nous séduit sans peine aux rébellions de son adolescence, car il nous parle de la nôtre et de nos résistances et de nos superbes jugements. Ses études achevées, déprisées, reconnues presque vaines, (et, en effet, les études sont quasi vaines pour celui qui ne sait se servir de ce qu’il n’eût pas inventé32), il roule çà et là par l’Europe, se lavant l’esprit dans les voyages, dans les mouvements d’une guerre de ce temps-là33, dont il semble se mêler à sa fantaisie. Il se garde assez bien des livres, qui sont embarrassants aux armées. Il s’exerce aux mathématiques ; c’est un art qui ne demande qu’une plume, qui se développe n’importe où, à toute heure, et aussi longtemps qu’il y a de durée dans notre tête.

Quel luxe de liberté, quel mode élégant et voluptueux d’être soi-même, quand l’homme peut ainsi se dissiper dans les choses, sans laisser de se confirmer dans ses idées !…

L’accidentel, le superficiel et leurs vives variations excitent, illuminent ce qu’il y a de plus profond et de constant dans une personne véritablement faite pour les hautes destinées spirituelles. On jouit, dans l’indépendance de l’âme, du plaisir d’exister pour y voir clair. Tout profite à la conscience organisée. Tout la détache, tout la ramène ; elle ne se refuse rien. Plus elle absorbe ou subit de relations, plus elle se combine à elle-même, et plus elle se dégage et se délie. Un esprit entièrement relié serait bien, vers cette limite, un esprit infiniment libre, puisque la liberté n’est en somme que l’usage du possible, et que l’essence de l’esprit est un désir de coïncider avec son tout.

Descartes s’enferme avec le tout de son attention ; et il use du possible qui est en lui jusqu’à se mettre à douter de son existence au milieu même du récit de sa vie !… Le même qui courait le monde et guerroyait en amateur, tout à coup se retourne dans le cadre de sa présence et de sa chair, et il rend relatif tout le système de ses références et de nos communes certitudes ; il se fait autre, comme le dormeur de qui le brusque mouvement issu de son rêve, altère, transcende ce rêve, et le transforme en rêve qualifié comme tel. Il oppose l’être à l’homme.

Mais de ressentir l’être dans l’homme, et de les distinguer si nettement, de rechercher une certitude du degré supérieur par une sorte de procédure extraordinaire, ce sont les premiers signes d’une philosophie

 

Peut-être me devrais-je arrêter sur ce mot, sur le point même de ne plus savoir de quoi je parle. Il est encore temps de ne pas m’exposer à des difficultés qui ne sont pas de celles que j’eusse choisies, et dont les plus redoutables sont celles qui me sont invisibles. Je ne suis pas à mon aise dans la philosophie. Il est entendu qu’on ne saurait l’éviter, et que l’on ne peut ouvrir la bouche sans lui payer quelque tribut. Comment s’en pourrait-on garder quand elle-même ne peut pas nous assurer de ce qu’elle est ? Il est presque privé de sens de dire, comme on le dit souvent, que chacun fait de la philosophie sans le savoir, puisque l’homme même qui s’y livre sciemment ne sait expliquer exactement ce qu’il fait.

Mais moi, je me trouve dans la philosophie comme un barbare dans une Athènes où il sait bien que des objets très précieux l’environnent, et que tout ce qu’il voit est respectable ; mais au sein de laquelle il se trouble, il éprouve de l’ennui, de la gêne et une vague vénération, mêlée d’une crainte superstitieuse, traversée de quelques envies brutales de tout rompre ou de mettre le feu à tant de merveilles mystérieuses dont il ne se sent point le modèle dans l’âme. Comment supporter qu’il en existe, et de si fameuses, dont l’idée même ne vous fût point venue ? Je me compare aussi à ces infortunés de qui les oreilles sont saines et qui perçoivent tous les sons ; mais les enchaînements, les mélanges des sons, leurs figures, leurs créatures, mais leurs nœuds délicats et leurs infinis, leur musique enfin, leur échappe. La musique des philosophes m’est presque insensible.

Si donc je m’aventure à parler de Descartes, c’est sans doute que je le sépare de ceux-ci…

Le retour de Hollande

Ces pages ont été écrites à l’issue d’un séjour qui a conduit Valéry et son épouse, du 7 au 19 décembre 1925, à Rotterdam, Leyde, Amsterdam, et enfin Haarlem et Nimègue. L’écrivain y était venu faire des conférences – et visiter quelques musées –, mais c’est à peine une relation de voyage, genre que Valéry n’a jamais pratiqué, si l’on excepte quelques lettres ou notes des Cahiers : quand, de retour d’Algérie et de Tunisie, il fera paraître un petit texte en 1937, il l’intitulera justement « Feuilles de mon carnet »34. Mais ce séjour en Hollande est aussi l’occasion de rencontrer, à La Haye, un typographe de vingt-cinq ans, Alexandre Stols, qui vient de fonder une petite maison d’édition. Après une première parution dans La Revue de France du 1er mars 1926, Valéry donne son texte à Stols qui le publie en plaquette sous un titre plus long : Le Retour de Hollande / Descartes & / Rembrandt. Ces pages sont reprises en 1927 dans Maîtres et amis, puis dans Variété II en 1929 et enfin au tome VII des Œuvres en 1937.

 

Un voyage est une opération qui fait correspondre des villes à des heures. Mais le plus beau du voyage et le plus philosophique est pour moi dans les intervalles de ces pauses.

Je ne sais s’il existe de sincères amateurs du chemin de fer, des partisans du train pour le train, et ne vois guère que les enfants qui sachent jouir comme il convient du vacarme et de la puissance, de l’éternité et des surprises de la route. Les enfants sont de grands maîtres en fait de plaisir absolu. Quant à moi, je me berce toujours, dès que le bloc des wagons s’ébranle, d’une métaphysique naïve et mêlée de mythes.

 

Je quitte la Hollande… Tout à coup, il me semble que le Temps commence ; le Temps se met en train ; le train se fait modèle du Temps, dont il prend la rigueur et assume les pouvoirs. Il dévore toutes choses visibles, agite toutes choses mentales, attaque brutalement de sa masse la figure de ce monde, envoie au diable buissons, maisons, provinces ; couche les arbres, perce les arches, expédie les poteaux, rabat rudement après soi toutes les lignes qu’il traverse, canaux, sillons, chemins ; il change les ponts en tonnerres, les vaches en projectiles et la structure caillouteuse de sa voie en un tapis de trajectoires…

 

Même les idées, toujours surprises, traînées et comme étirées par le torrent des visions, se modifient à la manière d’un son dont l’origine vole et s’éloigne.

Il m’arrive aisément que je ne me sente plus nulle part, et sois comme réduit à l’être abstrait qui peut se dire en tous lieux qu’il pense, qu’il raisonne, qu’il dispose, fonctionne et ordonne identiquement ; qu’il vit, et que rien d’essentiel n’est altéré ; qu’il ne change donc point de place. Ne faudrait-il à ce pur logicien qui nous habite, pour qu’il eût le sentiment du mouvement, qu’il observât des modifications bien extraordinaires, des désordres inconcevables, et sans doute incompatibles avec la raison ou la vie ?

C’est un grand miracle qu’il y ait en nous tant de mécanismes délicats assez insensibles au transport.

 

Mais, au contraire, l’être total, l’âme réelle du voyageur de qui l’absence va finir, quand chaque tour des roues le rapproche de sa maison, et qu’une boucle de sa vie va se fermer, est la proie d’étranges effets de sa transition. Ce qu’elle quitte, ce qu’elle éprouve dans l’instant, ce qu’elle prévoit et se prédit, se la disputent, se proposent et s’échangent en elle-même. Elle oscille entre ses époques que la précision du départ bien marqué, l’exactitude probable de l’arrivée séparent si nettement ; elle heurte au hasard le regret, l’espérance, les craintes ; et les perd et les retrouve dans ses sensations. Son passé, son présent, son futur prochain sonnent en elle comme trois cloches bien distinctes, dont toutes les combinaisons se réalisent, se répondent, se brouillent et se composent curieusement. Jouant et reprenant sans fin tous les thèmes de l’existence, un carillon d’événements – accomplis, – attendus, – actuels, – accompagne le corps voyageur, habite une tête qui s’abandonne, l’amuse, l’inquiète, emprunte les rythmes de la route, orchestre des rêves, égare, endort, réveille son homme…

 

La nuit tombe. Il naît et meurt des feux terrestres, postes soudains, signaux aigus, éclats subits de vies inconnues effleurées… Entre deux lueurs, mes yeux, incertains dans la buée qui brouille les glaces, peu à peu cessent de voir une campagne déjà morte et simplifiée par le soir, qui s’écoule indéfiniment vers les lieux et les jours passés.

Il me semblait à la fin de ne plus apercevoir que tous les états de l’eau, – l’eau neige, – l’eau glace, – l’eau vive, – l’eau flaque mirant l’eau nuée, – l’eau vapeur dont les volutes libérées se détordent, se disloquent, s’attardent et se dissipent après nous. L’eau multiforme compose, presque à soi seule, la substance d’un pays trouble et variable dont la suprême clarté du crépuscule interprète encore les blancheurs et pâleurs précipitées.

Que les lampes s’allument, et sur la vitre tout à coup se vient peindre un fragment de visage. Un certain masque s’interpose, portrait d’homme qui demeure lumineux et constant à la surface de cette fuite de plages sombres et neigeuses.

Je m’apparais immobile et chaudement coloré sous le verre ; et si je m’approche un peu de ce moi morcelé d’ombres qui me regarde, je l’éclipse, je m’abolis, je deviens le chaos nocturne.

 

Les philosophes de tout temps ont goûté ces minimes expériences. Un prestige fortuit, quelque effet simple et remarquable de dioptrique ou d’acoustique, un incident singulier de leurs perceptions les induisent en rêveries qu’ils organisent à loisir en méditation théorique. De l’éclairage d’une grotte, et des silhouettes qu’il engendre, Platon tira sans trop de peine des conséquences admirables, et peut-être funestes35. Sa chambre noire naturelle nous a valu l’une des plus célèbres transmutations de valeurs36.

Mais moi, non philosophe, je n’ai pas su développer à l’excès, – car il y faut de l’excès, – toutes les pensées que risquait de me suggérer cette station de ma face éclairée sur une nuit mouvante et rompue de brusques fantômes.

 

Je viens pourtant d’Amsterdam, où Descartes et Rembrandt ont coexisté37. On y voit leurs maisons*1. On ne peut s’empêcher d’essayer de leurs songes. On se place naïvement dans leur personnage, au bord des canaux, sur les passerelles de l’Amstel, ou sur quelque point animé de ce labyrinthe d’eaux tout encombré de barques, de pontons, de gabares surchargées, de sabots vernis aux panses enflées, aux poupes joufflues, qui tiennent de la jonque, du meuble et du tonneau… Les heures sont fredonnées assez tristement dans l’air du ciel pâle. Les hommes s’échangent entre les rives, sur les ponts minces. L’observateur regarde vivre, et vit.

Descartes avait une grande prédilection pour cette ville « où n’y ayant aucun homme, excepté lui, qui n’exerçât la marchandise, il y pouvait demeurer toute sa vie sans être jamais vu de personne et se promener tous les jours parmi la confusion d’un grand peuple38 ».

Je ne sais s’il entendait leur langage. J’espère bien que non39. Quoi de plus favorable au pensif recul en soi-même, à la délimitation bien nette d’un monde extérieur exactement terminé et séparé de l’autre, quoi de plus isolant que l’ignorance des conventions qui règnent et coordonnent le spectacle de la vie autour de nous ? Dans le métier de philosophe, il est essentiel de ne pas comprendre. Il leur faut tomber de quelque astre, se faire d’éternels étrangers. Ils doivent s’exercer à s’ébahir des choses les plus communes. Pénétrez dans le temple d’une religion inconnue, considérez un texte étrusque, asseyez-vous auprès de joueurs dont le jeu ne vous fut appris, et jouissez de vos hypothèses. Le philosophe est de même un peu partout.

 

Mais ne point posséder la clé, n’être point instruit des règles, des signes, des correspondances, ne pouvoir deviner le sens de ce que l’on voit, – n’est-ce point réduire ce qui se voit à ce qui se voit, à la figure et au mouvement40 ? – Rien de plus cartésien, je pense ? Davantage, cette incompréhension n’est-elle pas une grande chance de ne rien négliger, de ne rien omettre41, puisqu’on ne sait même pas que négliger, que retenir, et que tout se vaut dans ce qu’on observe ; qu’il faut donc tout noter ou tout rejeter ?

 

Tel, au milieu du trafic et des Hollandais en action, Descartes isolé et non insensible contemplait leur commerce et leur vie comme il eût fait quelque machine tout inconnue. Descartes absent et présent, Descartes abstrait de leur discours, de leurs intérêts, de leurs goûts, de leurs passions et de leurs mœurs, fort de n’y rien mêler de soi-même, se trouvait placé dans la masse vivante de leur nation étrangère comme un instrument de mesure que l’on plonge dans un milieu et que l’on en retire à volonté pour y lire ce qu’il marque. Âme bien divisée, génie même de la distinction et de l’ordre, la suite de ses pensées se rendait aisément indépendante de l’agitation des vivants autour de lui. Il disait que tout leur tracas ne lui était que le bruit d’un ruisseau. Il n’était point l’Homme des Foules42

 

L’homme des foules est poète, conteur, ou quelque ivrogne de l’esprit.

Il se noie dans la quantité des âmes ambulantes ; il s’enivre d’absorber un nombre inépuisable de visages et de regards43, et de ressentir au fil de la rue fluide le vertige du passage de l’infinité des individus… Il subit et confond des milliers de pas et de rythmes de marche ; ses yeux trouvent et perdent des milliers d’yeux, dont il remonte le fleuve de visions, de directions, de volontés séparées.

À certaines heures, le mouvement des villes énormes engendre le merveilleux malaise de la multiplication des seuls. On constate naïvement, avec une sorte d’horreur et de sentiment panique, que les singuliers sont innombrables. Tant de personnes particulières ; chacune capitale pour soi, nulle ou négligeable au regard de presque toutes les autres, et toutes ensemble donnant vaguement à chacune l’impression d’un cimetière en marche, ou d’un défilé de fantômes, car le flux des physionomies, la sensation moyenne du bruit des propos et des bottes, l’écoulement égal des dissemblances mêmes nous imposent l’idée de la somme indistincte de tant de distinctes destinées, nous inspirent le même détachement, parfois morne, joyeux parfois, qui nous saisit au milieu d’un peuple de tombes.

Rien n’enlève à la vie son air de vie, mais rien n’ôte à la mort son prestige de mort, comme le sentiment puissant de la quantité des vivants ou des morts. Le nombre et la répétition ont pour effet de nous faire sentir la loi et la machine, et presque leur ridicule ; et tantôt écrasent l’esprit, tantôt lui font inventer pour sa défense ce qu’il lui faut pour se croire unique et maître de soi.

On pourrait dire enfin que, dans l’homme des foules, la pensée se compose avec le mouvement, la multitude des images entraîne, en quelque sorte, la faculté même qui les perçoit.

Tout autre est un Descartes.

 

Tout en rêvant mille choses de lui, je m’amusais là-bas à voir de ma fenêtre les passants trotter dans la neige toute fraîche, les mariniers emmitouflés manœuvrer sur l’eau blanche et noire, à demi prise, à demi rompue, déplacer avec une adresse incroyable leurs péniches lourdes et longues, si pressées et engagées quelquefois les unes entre les autres qu’il faut s’y prendre comme au jeu de dames, opérer par substitutions réfléchies, créer devant soi le lieu où l’on va se mettre, en trouver un pour la coque que l’on déloge, attendre, pousser, gouverner, gagner enfin l’entrée de quelque tunnel étroit et sombre où l’on disparaît au bruit sourd du moteur, l’homme à la barre ployant la tête au moment juste qu’elle va heurter le sommet de la voûte. Les mouettes innombrables dissipaient mon attention, la ravissaient et renouvelaient dans l’espace. Leurs corps lisses et purs, bien placés contre le vent, glissaient, filaient sur d’invisibles pentes, effleuraient le balcon, viraient, rompaient le vol et s’abattaient sur les gros glaçons, où les blanches bêtes posées se disputaient entre elles les ordures tremblantes et les débris affreux de poisson rejetés à l’eau.

 

Entre deux oiseaux instantanés, je revenais à ma première pensée. Reprenant distraitement une rêverie quasi cartésienne, j’imaginais à ma façon les sensations de ce grand homme. J’accordais, j’arrangeais à ma guise ce que je voyais avec une vague idée de sa philosophie… Que l’Ombre illustre n’en soit pas irritée ! Je ne sais aimer quelque personne sans me la rendre si présente à l’esprit qu’elle en devient fort différente de soi-même.

Je compte aussi que la pensée du vivant Descartes n’était point toute pareille à celle qu’il a mise dans ses livres. Les livres nous trompent toujours en plus et en moins. Ce qu’ils taisent de l’écrivain, ce qu’ils y ajoutent, laisse bien de la liberté à qui veut imaginer leur auteur comme il se peut qu’il fût.

 

Mon Descartes dans Amsterdam considérant ce qu’il me plaisait qu’il considérât, parmi tant d’objets et de choses sur quoi son regard pût se fixer avec quelque vraisemblance, je n’en voyais pas de plus propre à le replacer sans délai dans son système ordinaire de pensées que tout l’attirail du commerce qui encombrait les berges et les quais de ses barriques, de ses caisses, de ses amas, de ses engins.

Treuils, poulies, machines simples, et toutes ces manœuvres de manutention qui, de la rive dans les cales, de la cale sur la rive transposent la matière des échanges ; ce sont de charmants objets de contemplation pour un tel amateur de méchanique et de choses quantitatives. Il était, sur ces bords industrieux, tout environné d’occasions mathématiques, et sollicité à chaque instant d’une foule de petits problèmes qui, dans une tête si bien faite, risquaient fort de devenir grands. Peu de chose suffit, – un tonneau qui s’ébranle, un tas de grains qui s’accumule, un câble rompu qui revient cingler son attache, et même une pomme qui tombe, – pour jeter un homme d’esprit dans la dynamique universelle44. L’homme s’arrête ; et l’esprit file sur sa route singulière vers je ne sais quel point d’où il faut revenir à soi par syllogismes…

 

Point de site plus favorable, point de milieu plus nourrissant pour la méditation du grand dessein de notre Richelieu intellectuel que ce théâtre du négoce où règne en souveraine la mesure. Tout dans un port est manifestement, ouvertement, brutalement métrique. Presque toute l’activité qui s’y observe se dépense à compter, peser, ranger, arrimer ; le nombre et l’ordre y commandent visiblement tous les actes, et rien ne s’y passe qui ne s’évalue en tonnes, livres, boisseaux et en jauges diverses…

La Méthode, après tout, n’est-elle point la Charte d’un Empire du Nombre dont nous voyons à présent toutes les ambitions, si nous n’en voyons encore toute la puissance ? Le mesurable a conquis presque toute la science et en a discrédité toutes les parties où il n’a pas pu s’introduire. La pratique presque tout entière lui est soumise. La vie, déjà à demi asservie, circonscrite ou alignée ou assujettie, se défend difficilement contre les horaires, les statistiques, les mensurations et les précisions quantitatives, dont le développement en réduit de plus en plus la diversité, en diminue l’incertitude, en améliore le fonctionnement d’ensemble, en rend le cours plus sûr, plus long, plus machinal.

 

J’ai demandé là-bas si l’on savait dans quelles circonstances Hals et Descartes se sont rencontrés. Mais il paraît qu’il n’y a point de documents de cette rencontre si précieuse. On aimerait bien de savoir qui a conduit le peintre au philosophe ou le philosophe au peintre ; combien de séances et de combien de temps ; si Descartes posait bien et quels propos se sont échangés, et même si le modèle était d’avis que la peinture est vanité45 ?… J’ignore d’ailleurs si les deux hommes pouvaient s’entendre l’un l’autre sans truchement.

Il y avait en ce temps-là à Amsterdam un peintre de petits philosophes dont nous avons au Louvre deux ou trois admirables. Ils font songer à Spinoza plus qu’à Descartes. Ils ne sont point à muser et à flâner sur l’Amstel ou sur le Dam46, l’esprit tantôt intus, tantôt extra47, passant d’un monde dans l’autre, et d’un système de l’univers à un incident de la rue ou du canal.

Ces petits philosophes de Rembrandt sont des philosophes enfermés. Ils mûrissent encore dans le poêle48. Un rayon de soleil enfermé avec eux éclaire leur chambre de pierre, ou, plus exactement, crée une conque de clarté dans la grandeur obscure d’une chambre. L’hélice d’un escalier en vis qui descend des ténèbres, la perspective d’une galerie déserte introduisent ou accroissent insensiblement l’impression de considérer l’intérieur d’un étrange coquillage qu’habite le petit animal intellectuel qui en a sécrété la substance lumineuse. L’idée de reploiement en soi-même, celle de profondeur, celle de la formation par l’être même de sa sphère de connaissance, sont suggérées par cette disposition qui engendre vaguement, mais invinciblement, des analogies spirituelles. L’inégalité de la distribution de la lumière, la forme de la région éclairée, le domaine borné de ce soleil captif d’une cellule où il définit et situe quelques objets et en laisse d’autres confusément mystérieux, font pressentir que l’attention et l’attente de l’idée sont le sujet véritable de la composition. La figure même du petit être pensant est remarquablement située par rapport à la figure de la lumière.

J’ai longuement rêvé autrefois à cet art subtil de disposer d’un élément assez arbitraire afin d’agir insidieusement sur le spectateur, tandis que son regard est attiré et fixé par des objets nets et reconnaissables49. Tandis que la conscience retrouve et nomme les choses bien définies, les données significatives du tableau, – nous recevons toutefois l’action sourde, et comme latérale, des taches et des zones du clair-obscur. Cette géographie de l’ombre et de la lumière est insignifiante pour l’intellect ; elle est informe pour lui, comme lui sont informes les images des continents et des mers sur la carte ; mais l’œil perçoit ce que l’esprit ne sait définir ; et l’artiste, qui est dans le secret de cette perception incomplète, peut spéculer sur elle, donner à l’ensemble des lumières et des ombres quelque figure qui serve quelque dessein, et en somme une fonction cachée, dans l’effet de l’œuvre. Le même tableau porterait ainsi deux compositions simultanées, l’une des corps et des objets représentés, l’autre des lieux de la lumière. Quand j’admirais jadis, dans certains Rembrandts, des modèles de cette action indirecte, (que ses recherches d’aquafortiste ont dû, à mon avis, lui faire saisir et analyser), je ne manquais pas de songer aux effets latéraux que peuvent produire les harmonies divisées d’un orchestre… Wagner, comme Rembrandt, savait attacher l’âme du patient à quelque partie éclatante et principale ; et cependant qu’il l’enchaînait et l’entraînait à ce développement tout-puissant, il faisait naître dans l’ombre de l’ouïe, dans les régions distraites et sans défense de l’âme sensitive, des événements lointains et préparatoires, des pressentiments, des attentes, des questions, des énigmes, des commencements indéfinissables…

C’est là construire un art à plusieurs dimensions, ou organiser, en quelque sorte, les environs et les profondeurs des choses explicitement dites.

Il me souvient d’un temps fort éloigné où je m’inquiétais si des effets analogues à ceux-ci pourraient se rechercher raisonnablement en littérature. Je n’exerçais pas50… Je pouvais me permettre bien des hypothèses. Ce n’est pas le moment d’expliquer dans quelle voie et par l’usage de quels moyens je pensais que l’expérience devait être tentée. Je dirai seulement sa condition essentielle : l’artifice doit échapper au lecteur non prévenu, et l’effet ne pas révéler sa cause.

Je m’assurais, peut-être trop facilement, (mais, à tout dire, je m’en assure encore), que l’art d’écrire contient de grandes ressources virtuelles, des richesses de combinaisons et de composition à peine soupçonnées, si ce n’est inconnues… Elles nous sont cachées par la notion que nous avons encore du mécanisme littéraire, notion curieusement vague et grossière au milieu de la précision généralisée. Descartes n’a point passé par là. Les anciens ont été plus subtils et plus scientifiques que nous ne le sommes en ces matières. Nous en sommes à la mythologie.

On s’explique d’ailleurs assez bien qu’un art dont le moyen, la parole, est toujours sur nos lèvres, et nous sert continuellement à communiquer avec nous-même comme avec les autres, se confonde si aisément et si intimement avec la vie même qu’il lui soit difficile, sinon impossible, d’atteindre au développement formel de ses puissances. J’ajoute qu’il m’est apparu, à l’âge délicieux où ces problèmes imaginaires me venaient visiter l’esprit, que de telles tentatives demanderaient un travail immense d’analyse préalable, un cruel effort de coordination dans l’exécution. On a vu, dans le temps où le temps ne comptait pas, de simples sonnets exiger de leurs auteurs plusieurs années de soins, de maturation, (avec des ferveurs, des désespoirs, des reprises, et presque des réconciliations), qui faisaient des rapports du poète et de ses quatorze vers, une longue et dramatique histoire d’amour. Je crois que ces temps-là sont révolus et que nous sommes à l’âge d’or. Jamais tant de fruits, et je ne sais combien de moissons chaque année.

Je doute, en somme, que la littérature obtienne quelque jour son Nicolas Rameau51 et son Sébastien Bach… S’ils paraissent jamais, ne soyons pas jaloux de leur destin. Ils auront la vie dure.

 

Le train freine et s’arrête aux abords de Paris. Il reprend doucement pour le finale… Le trajet est une œuvre assez semblable à quelque symphonie. L’analogie se poursuit jusque dans l’impatience des gens qui se couvrent, s’apprêtent, se lèvent, gagnent les couloirs.

Sur Bossuet

À l’occasion du tricentenaire de la naissance de Bossuet, Le Bien public, journal de Dijon, sa ville natale, ouvre une enquête dont Henri Villemot est chargé, et Valéry accède d’autant plus volontiers à sa demande qu’il place très haut le prédicateur dont il a beaucoup lu les œuvres à son patron Édouard Lebey au tout début du siècle. Sa réponse paraît le 18 septembre 1927, en même temps que celles de Claudel, Souday ou encore Thibaudet qui remarquera dans L’Europe nouvelle du 29 octobre que « Valéry est peut-être le seul à avoir admiré Bossuet pour de pures raisons de forme, et à avoir déclaré que ces raisons en valaient bien d’autres, valaient mieux que d’autres ». Réaction empreinte d’une courtoisie qui n’est guère partagée car le congé qui se trouve donné par Valéry aux pensées de Bossuet, « aujourd’hui peu capables d’exciter vivement nos esprits », en heurte plus d’un, et Henri Massis ne manque pas de le lui faire savoir sévèrement dans La Revue universelle52. L’ensemble des réponses, Bossuet et notre temps, est publié l’année suivante à la Librairie Venot de Dijon. De son côté, Valéry, dès 1927, donne ces courtes pages dans le numéro d’automne de Commerce (XIII), où il les intitule « Sur Bossuet », et les reprend l’année suivante, dans le petit recueil de Réponses, sous le titre de « Lettre au directeur du Bien public, à Dijon ». Après avoir été intégrées à Variété II, elles reparaîtront une dernière fois en 1937 au tome VII des Œuvres.

 

Dans l’ordre des écrivains, je ne vois personne au-dessus de Bossuet ; nul plus sûr de ses mots, plus fort de ses verbes, plus énergique et plus délié dans tous les actes du discours, plus hardi et plus heureux dans la syntaxe, et, en somme, plus maître du langage, c’est-à-dire de soi-même. Cette pleine et singulière possession qui s’étend de la familiarité à la suprême magnificence, et depuis la parfaite netteté articulée jusqu’aux effets les plus puissants et retentissants de l’art, implique une conscience ou une présence extraordinaire de l’esprit en regard de tous les moyens et de toutes les fonctions de la parole.

Bossuet dit ce qu’il veut. Il est essentiellement volontaire, comme le sont tous ceux que l’on nomme classiques53. Il procède par constructions, tandis que nous procédons par accidents ; il spécule sur l’attente qu’il crée tandis que les modernes spéculent sur la surprise54. Il part puissamment du silence, anime peu à peu, enfle, élève, organise sa phrase, qui parfois s’édifie en voûte, se soutient de propositions latérales distribuées à merveille autour de l’instant, se déclare et repousse ses incidentes qu’elle surmonte pour toucher enfin à sa clé, et redescendre, après des prodiges de subordination et d’équilibre, jusqu’au terme certain et à la résolution complète de ses forces.

Quant aux pensées qui se trouvent dans Bossuet, il faut bien convenir qu’elles paraissent aujourd’hui peu capables d’exciter vivement nos esprits. C’est nous-mêmes, au contraire, qui leur devons prêter un peu de vie par un effort sensible et moyennant quelque érudition. Trois siècles de changements très profonds et de révolutions dans tous les genres, un nombre énorme d’événements et d’idées intervenus rendent nécessairement naïve, ou étrange, et quelquefois inconcevable à la postérité que nous sommes, la substance des ouvrages d’un temps si différent du nôtre. Mais autre chose se conserve. La plupart des lecteurs attribuent à ce qu’ils appellent le fond une importance supérieure, et même infiniment supérieure, à celle de ce qu’ils nomment la forme. Quelques-uns, toutefois, sont d’un sentiment tout contraire à celui-ci qu’ils regardent comme une pure superstition. Ils estiment audacieusement que la structure de l’expression a une sorte de réalité, tandis que le sens ou l’idée n’est qu’une ombre. La valeur de l’idée est indéterminée ; elle varie avec les personnes et les époques. Ce que l’un juge profond est pour l’autre d’une évidence insipide ou d’une absurdité insupportable. Enfin, il suffit de regarder autour de soi pour observer que ce qui peut intéresser encore les modernes aux lettres anciennes n’est pas de l’ordre des connaissances, mais de l’ordre des exemples et des modèles.

Pour ces amants de la forme, une forme, quoique toujours provoquée ou exigée par quelque pensée, a plus de prix, et même de sens, que toute pensée. Ils considèrent dans les formes la vigueur et l’élégance des actes ; et ils ne trouvent dans les pensées que l’instabilité des événements.

Bossuet leur est un trésor de figures, de combinaisons et d’opérations coordonnées. Ils peuvent admirer passionnément ces compositions du plus grand style, comme ils admirent l’architecture de temples dont le sanctuaire est désert et dont les sentiments et les causes qui les firent édifier se sont dès longtemps affaiblis. L’arche demeure.

Oraison funèbre d’une fable

Ces courtes pages sont nées de la commande d’un imprimeur bruxellois devenu éditeur à Paris, Xavier Havermans, qui souhaite rééditer Daphnis et Alcimadure, une des Fables de La Fontaine (XII, 24), dans un volume de grand format illustré de quatorze eaux-fortes d’André-Édouard Marty, et demande à Valéry une préface qui paraît en juin 1926. En décembre, le même éditeur donne la seule préface en plaquette, et elle paraît en même temps dans le numéro d’hiver (X) de la revue Commerce. Valéry la reprend en 1928 dans Poësie. Essais sur la poëtique et le poëte, puis, après avoir été intégrée à Variété II, elle reparaît encore en 1937 au tome VII des Œuvres.

 

Daphnis aime Alcimadure ; Alcimadure n’aime Daphnis ni l’Amour.

Daphnis meurt assez vite de sa grande amour refusée, léguant tous ses biens à l’insensible dont on ne dit point si elle accepte l’héritage, pour ne rien dire d’inutile.

Le soir même du jour que l’amoureux est mort, Alcimadure, délivrée d’un fâcheux et tout égayée d’avoir fait fortune, donne à danser à ses jeunes amies. Ces demoiselles, qui semblent n’être heureuses qu’entre soi, ne manquent pas d’aller bondir et tournoyer, avec peu de jupes sans doute, autour de la statue du Dieu essentiellement aveugle55 dont on n’a jamais su s’il fallait désirer ses faveurs ou les craindre.

L’idole pure tombe, accable, écrase la belle sous son poids. Alcimadure, abîmée aux Enfers, y forme une Ombre gracieuse et misérable ; et cette Ombre toute nouvelle vole aussitôt vers l’Ombre de Daphnis. Mais à présent les rôles sont changés, les désirs du berger se sont faits dédains et les dédains d’antan remordent ici-bas l’âme d’Alcimadure, qui fut si dédaigneuse sur la terre. On dirait que la mort a transporté de l’un dans l’autre les sentiments de ces deux êtres. Sur chacun d’eux la promptitude de son trépas agit comme l’eût fait une longue durée de réflexions, et le changement de la vie en mort leur change le cœur à ce point que celui de Daphnis regrette d’être mort d’amour, comme celui d’Alcimadure ne se console pas d’avoir ignoré la tendresse. Ce n’est point le lieu de chercher à approfondir une métaphysique du regret. L’espoir ni le regret n’ont fait dire grand’chose de clair ni de substantiel aux philosophes d’aucun temps.

Comment expliquer que nous vivions presque toujours avant et après l’instant même ? Rien ne m’est plus, disait une princesse veuve. Je ne vis jamais que dans deux ans, écrit l’indomptable empereur56

Nous ne sommes presque jamais ; mais nous fûmes et nous serons. Notre corps lui-même ne subsiste et ne se soutient, il ne se défend de périr, que pour être un peu plus qu’un événement.

Quoi qu’il en soit, Daphnis et Alcimadure aux Enfers, le vain fantôme du garçon fuit les retours et les vagues excuses du vain fantôme de la fille.

 

Œuvre pâle et parfaite, pièce noble et sans force, enfant très délicate d’entre les dernières enfants de La Fontaine, cette fable elle-même n’est-elle point une Ombre littéraire, une apparence de poème, errante et presque invisible au regard d’une postérité qui la refuse sans le savoir ? Vainement on l’imprime encore, on la réimprime, trouve-t-elle de quoi revivre dans aucune âme ? Nulle n’a besoin d’elle et nulle n’en a cure.

Aussi morte qu’Alcimadure, que Madame de la Mésangère57, que le roi Louis XIV, et que tous les souhaits, tous les goûts, tout l’idéal d’un siècle dont bien des œuvres, même admirables, se font peu à peu d’une insipidité merveilleuse, elle est bien dans la condition indéfinissable des tristes peuples des Enfers. Ils sont et ne sont pas.

Le sort fatal de la plupart de nos ouvrages est de se faire imperceptibles ou étranges. Les vivants successifs les ressentent de moins en moins, ou les considèrent de plus en plus comme les produits ingénus, ou inconcevables, ou bizarres, d’une autre espèce d’hommes. Entre la plénitude de la vie et la mort définitive des œuvres matériellement conservées, s’écoule un temps qui en assure la dégradation insensible, qui les altère par degrés. Elles s’affaiblissent sans remède, et non point d’abord dans leur substance même, car elle est faite d’un langage qui demeure intelligible encore et encore usité. Mais, comme il sied dans l’ordre de l’esprit, elles voient s’évanouir l’une après l’autre toutes leurs chances de plaire et choir tous les supports de leur existence. Peu à peu ceux qui les aimaient, ceux qui les goûtaient, ceux qui les pouvaient entendre, disparaissent. Ceux qui les abhorraient, ceux qui les déchiraient, ceux qui les persiflaient sont morts aussi. Les passions qu’elles excitaient se refroidissent. D’autres humains désirent ou repoussent d’autres livres. Bientôt un instrument de plaisir ou d’émoi se fait accessoire d’école ; ce qui fut vrai, ce qui fut beau se change dans un moyen de contrainte, ou dans un objet de curiosité, mais d’une curiosité qui se force d’être curieuse. L’amateur malgré soi, qui, mû par ses devoirs et ses volontés non voluptueuses, les visite dans leurs tombes de cuir ou de parchemin, sent trop qu’il les y trouble et les tourmente, bien plus qu’il ne les ranime, et qu’il leur donne sans espoir, et comme à regret, un sens et une valeur vains et factices. Parfois la mode, qui cherche toujours et de toutes parts de quoi nourrir son lendemain, rencontre quelques nouveautés dans les sépulcres. Pour un peu de temps, elle les entr’ouvre, y puise et passe. Mais ce désir trompeur n’a fait que défigurer un peu plus le triste objet de son inquiétude. À peine en dérange-t-elle l’absence. Ce n’est jamais qu’une méprise qu’elle peut offrir aux défuntes beautés en échange de son caprice.

Enfin la matière même des ouvrages de l’esprit, matière non proprement corruptible, matière singulière et faite des relations les plus immatérielles qui se puissent concevoir, cette matière de parole est transformée sans se transformer. Elle perd ses rapports avec l’homme. Le mot vieillit, devient très rare, devient opaque, change de forme ou de rôle. La syntaxe et les tours prennent de l’âge, étonnent et finissent par rebuter. Tout s’achève en Sorbonne.

Préface aux Lettres persanes

Quoique Valéry n’ait jamais été grand lecteur de Montesquieu, il accepte d’honorer la demande de préface que l’éditeur Jean Terquem lui adresse. Intitulé « Au sujet des Lettres persanes », son texte paraît au mois d’avril 1926, suivi du roman de Montesquieu, puis au mois de juin en plaquette chez le même éditeur et en même temps dans le numéro d’été (VIII) de la revue Commerce, tandis que le début58, intitulé « Sur l’ordre », est publié la même année, à la demande de Philippe Soupault, dans l’Anthologie de la nouvelle prose française des Éditions Kra. Valéry reprend sa préface en 1927 dans Maîtres et amis. Après la republication dans Variété II, ces pages figurent de nouveau dans les Morceaux choisis de 1930, puis au tome IV des Œuvres en 1934, et enfin en 1939, chez Gallimard, sous le titre de « Montesquieu », dans le Tableau de la littérature française où Malraux a demandé à des écrivains présents d’écrire sur des écrivains passés59.

 

[À Henri de Régnier60]

 

Le recueil délicieux des LETTRES PERSANES jette moins dans les songes que dans les pensées. Il est peut-être permis à des réflexions qui ont eu Montesquieu pour prétexte, qu’elles s’étendent un peu loin, et recherchent le fond de sa fantaisie. Je vais divaguer sérieusement.

 

Une société s’élève de la brutalité jusqu’à l’ordre. Comme la barbarie est l’ère du fait, il est donc nécessaire que l’ère de l’ordre soit l’empire des fictions, – car il n’y a point de puissance capable de fonder l’ordre sur la seule contrainte des corps par les corps. Il y faut des forces fictives.

 

L’ordre exige donc l’action de présence de choses absentes, et résulte de l’équilibre des instincts par les idéaux.

Un système fiduciaire ou conventionnel se développe, qui introduit entre les hommes des liaisons et des obstacles imaginaires dont les effets sont bien réels. Ils sont essentiels à la société.

Peu à peu le sacré, le juste, le légal, le décent, le louable et leurs contraires se dessinent dans les esprits et se cristallisent. Le Temple, le Trône, le Tribunal, la Tribune, le Théâtre, monuments de la coordination, et comme les signaux géodésiques de l’ordre, émergent tour à tour. Le Temps lui-même s’orne : les sacrifices, les audiences, les spectacles fixent des heures et des dates collectives. Les rites, les formes, les coutumes, accomplissent le dressage des animaux humains, répriment ou mesurent leurs mouvements immédiats. Les reprises de leurs instincts farouches ou irréductibles se font peu à peu singulières et négligeables. Mais le tout ne subsiste que par la puissance des images et des mots. Il est indispensable à l’ordre qu’un homme se sente sur le point même d’être pendu quand il est sur le point de mériter de l’être. S’il n’accorde un grand crédit à cette image, bientôt tout s’écroule.

 

Le règne de l’ordre, qui est celui des symboles et des signes, en arrive toujours à un désarmement presque général, qui commence par l’abandon des armes visibles, et gagne peu à peu les volontés. Les épées s’amenuisent et disparaissent, les caractères s’arrondissent. L’on s’éloigne insensiblement de l’âge où le fait dominait. Sous les noms de prévision et de tradition, l’avenir et le passé, qui sont des perspectives imaginaires, dominent et restreignent le présent.

Le monde social nous semble alors aussi naturel que la nature, qui ne tient que par magie. N’est-ce pas, en vérité, un édifice d’enchantements, que ce système qui repose sur des écritures, sur des paroles obéies, des promesses tenues, des images efficaces, des habitudes et des conventions observées, – fictions pures ?

 

Ce monde de rapports nous paraît par l’accoutumance aussi stable, aussi spontané que le monde physique ; et quoique l’œuvre des hommes, étant leur œuvre indivise et immémoriale, il ne semble pas moins complexe et moins mystérieux que celui-ci. J’ôte mon chapeau, je prête serment, je fais mille étrangetés dont l’origine est aussi cachée que celle de la matière. Si l’on veut naître, mourir, faire l’amour, il s’y mêle une quantité de choses abstraites et impénétrables.

Il arrive à la longue que le mécanisme d’une société s’embarrasse de ressorts si indirects, de souvenirs si confus et de relais si nombreux que l’on se perd dans une trame de prescriptions et de relations inextricables. La vie du peuple organisé est tissue de liens multipliés dont la plupart passent dans l’histoire et ne se nouent que dans les temps les plus antiques par des circonstances qui ne se reverront jamais. Personne n’en sait plus les parcours et n’en peut suivre les commandes.

 

L’ordre enfin bien assis, – c’est-à-dire la réalité assez déguisée et la bête assez affaiblie, – la liberté de l’esprit devient possible.

Dans l’ordre peu à peu les têtes s’enhardissent. À la faveur des sûretés établies, et grâce à l’évanouissement des raisons de ce qui se fait, les esprits qui se relèvent et qui s’ébrouent ne perçoivent que les gênes ou la bizarrerie des façons de la société. L’oubli des conditions et des prémisses de l’ordre social est accompli ; et cet effacement est presque toujours le plus rapide dans les mêmes que cet ordre a le plus servis ou favorisés.

 

L’esprit, d’autant plus délié des exigences profondes de l’ordre qu’elles furent mieux appliquées à le dispenser d’y songer, s’enivre de ses aises relatives, se joue dans ses lumières propres et dans ses pures combinaisons.

Il ose spéculer sans égard au système infiniment complexe qui le fait si indépendant des choses et si détaché des nécessités primitives. L’évidence lui cache le fond. Alors les raisonnements se déchaînent ; l’homme se croit esprit. De toutes parts naissent les questions, les railleries et les théories ; les unes et les autres, usages du possible et exercices illimités de la parole séparée des actes. Partout étincelle et agit la critique des idéaux qui ont fait à l’intelligence le loisir et les occasions de les critiquer.

Cependant, les instincts de conservation et de perpétuation s’exténuent ou se pervertissent.

 

C’est ainsi, par le détour des idées et dans le tourbillon de leur mouvement, que le désordre et l’état de fait doivent reparaître et renaître aux dépens de l’ordre.

Ce retour à l’état de fait peut s’opérer quelquefois par une voie que l’on n’eût point prévue, et l’homme redevenir un barbare de nouvelle espèce par conséquence inattendue de ses plus fortes pensées.

Certains trouvent aujourd’hui que la conquête des choses par la science positive nous va conduisant ou reconduisant à une barbarie, quoique de forme laborieuse et rigoureuse ; mais qui n’est que plus redoutable que les anciennes barbaries pour être plus exacte, plus uniforme et infiniment plus puissante. Nous reviendrions à l’ère du fait, – mais du fait scientifique.

Or les sociétés reposent au contraire sur les Choses Vagues61 ; du moins se sont-elles reposées jusqu’ici sur des notions et des entités assez mystérieuses pour que l’âme rebelle ne soit jamais bien assurée de s’en être défaite, et hésite à ne redouter que ce qu’elle voit. Un tyran d’Athènes, qui fut homme profond, disait que les dieux ont été inventés pour punir les crimes secrets62.

Une société qui aurait éliminé tout ce qui est vague ou irrationnel pour s’en remettre au mesurable et au vérifiable, pourrait-elle subsister ? – Le problème existe et nous presse. Toute l’ère moderne montre un accroissement continu de la précision. Tout ce qui n’est pas sensible ne peut pas devenir précis, et retarde en quelque sorte sur le reste. On le considérera nécessairement de plus en plus comme vain et insignifiant par contraste.

 

L’ordre pèse toujours à l’individu. Le désordre lui fait désirer la police ou la mort. Ce sont deux circonstances extrêmes où la nature humaine n’est pas à l’aise. L’individu recherche une époque tout agréable, où il soit le plus libre et le plus aidé. Il la trouve vers le commencement de la fin d’un système social.

Alors, entre l’ordre et le désordre, règne un moment délicieux63. Tout le bien possible que procure l’arrangement des pouvoirs et des devoirs étant acquis, c’est maintenant que l’on peut jouir des premiers relâchements de ce système. Les institutions tiennent encore. Elles sont grandes et imposantes. Mais sans que rien de visible soit altéré en elles, elles n’ont guère plus que cette belle présence ; leurs vertus se sont toutes produites ; leur avenir est secrètement épuisé ; leur caractère n’est plus sacré, ou bien il n’est plus que sacré ; la critique et le mépris les exténuent et les vident de toute valeur prochaine. Le corps social perd doucement son lendemain. C’est l’heure de la jouissance et de la consommation générale.

 

La fin presque toujours somptueuse et voluptueuse d’un édifice politique se célèbre par une illumination où se dépense tout ce qu’on avait craint de consumer jusque-là.

Les secrets de l’État, les pudeurs particulières, les pensées inavouées, les songes longtemps réprimés, tout le fond des êtres surexcités et joyeusement désespérants sont produits et jetés à l’esprit public.

Une flamme encore féerique, qui se développera en incendie, s’élève et court sur la face du monde. Elle éclaire bizarrement la danse des principes et des ressources. Les mœurs, les patrimoines fondent. Les mystères et les trésors se font vapeurs. Le respect se dissipe et toutes les chaînes s’amollissent dans cette ardeur de vie et de mort qui va croître jusqu’au délire.

 

Que si les Parques eussent donné à quelque homme libre de choisir entre tous les siècles connus celui de ses préférences, pour y faire son temps de vie, je m’assure que cet heureux homme eût nommé le temps même de Montesquieu. Je ne suis pas sans faiblesses ; je ferais comme lui64. L’Europe était alors le meilleur des mondes possibles ; l’autorité, les facilités s’y composaient ; la vérité gardait quelque mesure ; la matière et l’énergie ne gouvernaient pas directement ; elles ne régnaient pas encore. La science était déjà assez belle, et les arts très délicats ; il restait de la religion. Il y avait assez de caprice et suffisamment de rigueur. Les Tartuffes, les stupides Orgons, les sinistres « Messieurs »65, les Alcestes absurdes étaient heureusement enterrés ; les Émile, les René, les ignobles Rolla étaient encore à naître66. On avait des manières même dans la rue. Les marchands savaient former une phrase. Jusqu’aux traitants67, aux filles, aux espions et aux mouches qui s’exprimaient comme personne aujourd’hui. Le fisc exigeait avec grâce.

La terre n’était pas encore tout explorée ; les peuples tenaient à l’aise dans le monde dont la carte n’était pas sans vides immenses et montrait encore sur l’Afrique, sur l’Amérique et dans l’Océanie, des parties claires qui faisaient rêver. Ni même les journées n’étaient point pleines et pressées, mais lentes et libres ; les horaires ne hachaient point les pensées et ne faisaient point des individus des esclaves du temps moyen et les uns des autres68.

On criait contre le gouvernement ; on croyait encore qu’il y avait mieux à faire. Mais les soucis n’étaient point démesurés.

Il y avait une quantité d’hommes vifs et sensuels dont l’intelligence agitait l’Europe et tourmentait étourdiment toutes choses, divines et autres. Les dames s’inquiétaient des différentielles naissantes69, des animalcules presque essentiels à l’amour qui frétillent sous l’œil dans le microscope ; elles se penchaient comme des fées sur le berceau de verre et de cuivre de la jeune Électricité.

La poésie elle-même essayait d’être nette et sans sottises ; mais c’est une impossibilité : elle ne parvint qu’à s’amaigrir.

 

Il apparut alors un esprit si svelte et si pur que tous les libertinages de toutes espèces lui semblaient les exercices sans conséquences d’une créature subtile qui ne se laisse prendre à rien, pas même au pire. Même l’obscène ne l’engluait pas. On était si spirituels, si incrédules, si amoureux de lumières que l’on se sentait ne pouvoir être souillés, ni dégradés, ni affaiblis par les idées, par les propos les plus hardis, ni par les expériences les plus chaudes. Ils allèrent jusqu’au suprême artifice, qui est d’inventer la nature et de prétendre à la simplicité. Ce genre de fantaisie marque toujours la fin du spectacle et le dernier moment du goût.

 

Telle quelle, cette société se connaissait soi-même aussi bien, et peut-être mieux, que jamais société ne s’est connue.

Les miroirs ne lui manquaient pas. Elle s’y regardait aussi souvent, aussi tendrement et cruellement que toute personne périssable. Les Montesquieu, les Diderot, les Voltaire et une infinité de moindres témoins lui représentaient son visage et ses attitudes. Elle s’y voyait encore plus libre, plus hardie, plus inquiète, plus sensuelle que sans doute elle n’était ; et parfois, bien plus malheureuse.

Mais malheureuse même, et même moribonde, une société ne peut se regarder sans rire. Comment supporter de se voir ?

 

 Comment peut-on être Persan ?

La réponse est une question nouvelle : Comment peut-on être ce que l’on est ?

À peine celle-ci venue à l’esprit, elle nous fait sortir de nous-mêmes ; et nous nous voyons sur le moment à l’état d’impossibilités. L’étonnement d’être quelqu’un, le ridicule de toute figure et existence particulière, l’effet critique du doublement de nos actes, de nos croyances, de nos personnes se reproduisent aussitôt ; tout ce qui est social devient carnavalesque ; tout ce qui est humain devient trop humain, devient singularité, démence, mécanisme, niaiserie.

Le système de conventions dont je parlais tout à l’heure se fait comique, sinistre, insupportable à considérer, presque incroyable ! Les lois, la religion, la coutume, les accoutrements, la perruque, l’épée, les croyances, – tout semble curiosités, mascarade, – choses de foire ou de musée…

Mais pour obtenir cet écart et ce puissant émerveillement, et le rire, et puis le sourire, qui viennent aux lèvres du modèle devant son image, il existe un artifice très simple, presque infaillible, presque toujours heureux. La plupart des auteurs qui ont réfléchi les images de leur époque vers elle-même, et vers nous autres, en ont usé. Rien de plus ingénieux, de plus aisé à concevoir, quoique délicat dans l’exécution.

Prendre dans un monde, et plonger tout à coup dans un autre, quelque être bien choisi, qui ressente fortement tout l’absurde qui nous est imperceptible, l’étrangeté des coutumes, la bizarrerie des lois, la particularité des mœurs, des sentiments, des croyances dont s’accommodent tous ces hommes parmi lesquels le dieu tout-puissant qui tient la plume l’envoie brusquement vivre et ne cesser de s’étonner, – voilà le moyen littéraire.

L’on créa donc assez souvent, pour instrument de la satire, un Turc, un Persan, quelquefois un Polynésien70 ; et quelquefois encore, pour changer le jeu et prendre sa référence jusqu’à mi-chemin de l’infini, – un habitant de Saturne ou de Sirius, un Micromégas ; parfois un ange. Et tantôt c’était la seule ignorance ou la seule étrangeté de ce visiteur inventé qui formait le ressort de ses étonnements et le rendait ultra-sensible à ce que l’habitude nous dérobe ; et d’autres fois, on le douait d’une sagacité, d’une science ou d’une pénétration surhumaines que ce fantoche faisait peu à peu paraître par des questions et des remarques d’une simplicité écrasante et narquoise.

Entrer chez les gens pour déconcerter leurs idées, leur faire la surprise d’être surpris de ce qu’ils font, de ce qu’ils pensent, et qu’ils n’ont jamais conçu différent, c’est, au moyen de l’ingénuité feinte ou réelle, donner à ressentir toute la relativité d’une civilisation, d’une confiance habituelle dans l’Ordre établi… C’est aussi prophétiser le retour à quelque désordre ; et même faire un peu plus que de le prédire.

 

Je n’ai pas jusqu’ici parlé nommément des Lettres Persanes ; je n’ai fait que supposer leur époque et comme elles se placent dans leur temps. Elles parlent d’ailleurs assez bien d’elles-mêmes. Rien de plus élégant ne fut écrit. Le changement du goût, l’invention de moyens violents n’ont pas de prise sur ce livre parfait, qui a cependant tout à craindre d’un certain retour à l’état barbare dont il se voit beaucoup d’indices, même littéraires. L’état de fait, qu’on sent revenir, ramène doucement les hommes à ne plus même savoir lire ; j’entends lire en profondeur71. Il commence à se trouver bien des personnes à qui de demander le plus petit effort de leur esprit on inflige une sorte d’offense. Voilà le fruit dans l’ordre des Lettres de ce développement de la facilité dans tous les genres qui est la grande affaire de ce monde depuis je ne sais quand. La nature de la clarté que l’on met dans un ouvrage est dans une relation inévitable et presque involontaire avec l’idée que l’on se fait du lecteur que l’on entrevoit. Montesquieu n’a pas entrevu les lecteurs que nous sommes. Il n’écrit pas pour nous, qu’il ne prévoyait pas si primitifs. Il aime l’ellipse, et, dans nombre de ses maximes, il calcule sa phrase, la renoue finement à elle-même, il prévoit des esprits un peu plus déliés que les nôtres ; il leur offre les plaisirs de l’intelligence élégante et leur prête ce qu’il leur faut pour en jouir.

 

Ce livre est incroyable de hardiesse. On admire que l’auteur pour tout ennui n’ait eu que la crainte passagère de manquer son fauteuil à l’Académie72 ; et ce ne fut qu’un léger nuage. Il eut la gloire, le fauteuil et une vente prodigieuse. La liberté de l’esprit était si grande, en ce temps-là, que ces lettres si frivoles et si célèbres ne gênèrent pas le moins du monde la carrière du président73 et du philosophe. L’hypocrisie est une nécessité des époques où il faut de la simplicité dans les apparences, où la complexité humaine n’est pas admise, où la jalousie du pouvoir ou bien la stupidité de l’opinion impose un modèle aux personnes. Le modèle est promptement pris pour masque.

Il n’y a d’hypocrisie que dans les moments où l’état des choses exige fortement que tous les citoyens soient conformes à un type simple et facile à définir, donc à manier.

Vers 1720, cette nécessité se reposait un peu, entre deux grands siècles.

 

Entre un Orient de fantaisie et un Paris réduit à ses facettes, instituer un commerce de lettres par quoi le sérail, les salons, les intrigues des sultanes et les caprices des danseuses, les Guèbres74, le Pape, les muftis, les propos de café, les rêves du harem, les constitutions imaginaires, les observations politiques s’entre-croisent, c’était donner le spectacle d’un esprit dans sa pleine vivacité, quand il n’a d’autre loi que d’étinceler, de rompre ce qu’il vient d’être, de se montrer à soi-même sa justesse, sa vitesse et son ressort. C’est un conte, c’est une comédie, c’est presque un drame, et le sang coule ; mais il coule fort loin, et même les fureurs et les exécutions secrètes sont ici autant littéraires qu’il est souhaitable.

 

Je termine par une remarque d’importance. Dans presque toutes les œuvres de ce style vif et un peu diabolique qui s’écrivirent au dix-huitième siècle, paraissent très régulièrement, et comme de par une loi du genre, les représentants de deux espèces humaines à la vérité fort dissemblables : les jésuites et les eunuques. Les jésuites s’expliquent assez. Ils avaient fort bien élevé la plupart des bons auteurs, qui rendaient en pointes et en caricatures à leurs maîtres ce qu’ils avaient reçu en férules et en exercices spirituels et rhétoriques.

Mais qui m’expliquera tous ces eunuques ? Je ne doute pas qu’il n’y ait une secrète et profonde raison de la présence presque obligée de ces personnages si cruellement séparés de bien des choses, et en quelque sorte d’eux-mêmes.