Petit discours aux peintres graveurs
Ce petit discours est prononcé le 29 novembre 1933, à la fin du dîner annuel de la Société des peintres graveurs auquel Valéry a été convié par Jacques Beltrand (1874-1977), graveur sur bois qu’il a connu en 1911 dans le cadre d’une association intitulée « Les amis des cathédrales » et qui s’était fixé pour but d’y faire jouer de la musique sacrée : Maurice Denis en faisait également partie. En 1927, Beltrand a illustré de seize gravures sur bois en couleurs un petit recueil de Valéry, Maîtres et amis. Ces quelques pages ont d’abord été éditées en plaquette en 1934, avant d’être reprises, la même année, dans la seconde édition de Pièces sur l’art.
Messieurs, je voudrais bien pouvoir vous dire : chers Confrères, mais les quelques rapports que j’ai eus avec la gravure furent de ces rapports que l’on n’ose avouer ; ils se réduisirent bien vite à ce qu’il fallut pour que je comprenne très nettement que je n’étais pas né pour graver108.
Donc, Messieurs, mon indignité avouée, je cherche un remerciement qui la rachète… Comment vous manifester mon sentiment si ce n’est en essayant de vous exprimer à ma façon tout le cas que je fais de votre noble métier et la signification particulière que j’y attache ?
Je vous ferai d’abord cette confidence que bien souvent je vous regarde avec envie et que je me sens le désir (sans l’espoir) d’échanger mon porte-plume contre une pointe ; je n’ose dire : contre un burin.
Puis, je rapproche en esprit nos deux arts ; je découvre, dans la gravure, comme dans l’écriture littéraire, une manière d’intimité étroite entre l’ouvrage qui se forme et l’artiste qui s’y applique. La planche (ou bien la pierre) est assez comparable à la page qui se travaille : l’une et l’autre nous font trembler ; l’une et l’autre sont devant nous à la distance de la vision nette ; nous embrassons l’ensemble et le détail dans un même regard ; l’esprit, l’œil et la main concentrent leur attente sur cette petite surface où nous jouons notre destin… N’est-ce pas là le comble de l’intimité créatrice que connaissent identiquement le graveur et l’écrivain, chacun attaché à sa table, où il fait comparaître tout ce qu’il sait et tout ce qu’il vaut ?
Mais, pensant un peu plus avant, il arrive que je trouve entre nous une parenté plus profonde, une similitude assez recherchée, qu’une certaine réflexion fait entrevoir et qu’un certain tour de pensée rend presque acceptable par l’esprit.
Vous me pardonnerez le peu de métaphysique (c’est-à-dire de fantaisie) qu’il faut pour l’expliquer.
La Nature, comme on dit, – c’est un nom commode et consacré par l’usage –, la Nature fait bien des choses, dont quelques-unes de fort belles. Non toutes. Elle est un créateur assez inégal, qui est incomparable dans ses bons jours. Elle nous présente alors quelques animaux heureusement construits ; elle expose, aux Salons des saisons successives, des arbres remarquables, des fleurs charmantes, et nous compose, de temps à autre, des décors somptueux ou sublimes pour théâtres de nos actions ou pour merveilleuses sphères de nos pensées.
Mais, si féconde, et même si prodigue qu’elle soit, cette Nature génératrice n’a pas tout inventé. Elle nous a laissé quelque domaine, quelque occasion de créations ; et nous avons produit au jour, de notre côté, certaines œuvres qu’elle ignore ; et même, qu’elle est radicalement impuissante à produire. C’est là le point qui m’intéresse.
Nous ressentons certains désirs que la Nature ne sait point satisfaire, et nous avons certains pouvoirs qu’elle n’a pas.
Sans doute, l’homme et son univers eussent pu s’accorder exactement l’un à l’autre. On peut imaginer un Éden, un Paradis terrestre, où nos regards et nos impulsions trouveraient tout ce qu’ils désirent, et ne pussent désirer que ce qu’ils y trouveraient ; un Jardin où nous ne pourrions rêver à rien qui ne fût moindre que ce qui serait.
Il n’en est pas ainsi. Cet Univers de délectation n’est pas le nôtre, et je prétends qu’il faut, en somme, s’en réjouir.
Les enfants eux-mêmes ne goûtent pas longtemps ces pays de chocolat et de pralines, arrosés de sirop, que leur proposent certains contes. Ils préfèrent quelque aventure et ses merveilleuses difficultés.
C’est qu’il y a en nous, Messieurs, autre chose encore qu’un attrait pour la volupté pure et simple, et même pour l’impure et la compliquée… Il y a une soif toute singulière que la jouissance des perfections, ni la possession très heureuse n’abolissent ni ne tarissent. Le délice de se reposer dans la certitude d’un bien ne nous suffit pas. Le bonheur passif nous fatigue et nous écœure ; il nous faut aussi le plaisir de faire. Plaisir étrange, plaisir complexe, plaisir traversé de tourments, mêlé de peines, et plaisir dans la poursuite duquel ne manquent ni les obstacles, ni les amertumes, ni les doutes, ni même le désespoir…
Vous le connaissez, Messieurs, nous le connaissons assez bien, ce plaisir laborieux, ce plaisir de faire, qui nous est une seconde nature, opposée à la nature première et immédiate dont je vous parlais.
Celle-ci, dans ses créations, procède en étroite liaison avec elle-même ; elle poursuit, par exemple, le modelé de ses formes par une action de leur matière même, de laquelle elle ne divise jamais ses forces et ne peut pas se distinguer. Si la nature pousse une plante, elle l’élève insensiblement, la déplie et l’étale, comme par une suite d’états d’équilibre, de sorte qu’à chaque instant l’âge de la plante, sa masse, sa surface de feuillage découpé, et les conditions physiques de son milieu soient dans une relation indivisible, dont la figure de cette plante est comme l’expression mystérieusement rigoureuse109.
Mais tout autre est l’œuvre de l’homme : l’homme agit ; il exerce ses forces sur une matière étrangère, il distingue ses actes de leur support matériel, il en a conscience distincte ; il peut donc les concevoir et les combiner avant qu’il les exécute, il peut leur donner les applications les plus variées, les ajuster à des substances bien diverses, et c’est ce pouvoir de composer ses entreprises ou de décomposer ses desseins en actes distincts, qu’il nomme son intelligence. Il n’est pas confondu à la matière de son ouvrage, mais il va et revient de cette matière à son idée, de son esprit à son modèle, et il échange à chaque instant ce qu’il veut contre ce qu’il peut, et ce qu’il peut contre ce qu’il obtient.
Opérant ainsi sur les êtres et sur les objets, sur les événements et sur les motifs que le monde et la nature lui offrent, il en abstrait enfin ces symboles de son action dans lesquels son pouvoir de compréhension et son pouvoir constructeur se combinent, et qui se nomment : la Ligne, la Surface, le Nombre, l’Ordre, la Forme, le Rythme… et le reste.
Mais il s’oppose donc bien nettement à la Nature par cette puissance d’abstraction et de composition, car la Nature n’abstrait ni ne compose ; elle ne s’arrête point ni ne se réfléchit ; elle se développe sans retour. Nous voyons à présent combien l’esprit de l’homme est en contraste avec elle, et c’est ici, Messieurs, que je voulais en venir.
Je voulais aboutir à cette proposition qui nous concerne : que si l’art tient de l’esprit, de cet esprit dont la durée est tissue d’actes sans matière, l’art le plus proche de l’esprit est donc celui qui nous restitue le maximum de nos impressions ou de nos intentions par le minimum de moyens sensibles. Ne vous suffit-il pas de quelques traits, de quelques tailles, pour qu’un visage, une campagne, nous soient non seulement donnés dans leur ressemblance, mais suggérés au point que la couleur absente et même la plus riche lumière n’y fassent point défaut ?
Et ne suffit-il pas à l’écrivain qui n’ignore point son métier, de quelques mots, d’un seul vers, pour éveiller dans l’âme toutes les qualités des choses, et jusqu’à tous les harmoniques et les résonances du souvenir d’un moment singulier de la vie ?
Voilà qui nous rapproche, Messieurs. Nous communions dans le Blanc et le Noir, dont la Nature ne sait rien faire. Elle ne sait rien faire avec un peu d’encre. Elle a besoin d’un matériel littéralement infini. Mais nous, fort peu de chose, et, s’il se peut, beaucoup d’esprit.
C’est pourquoi j’aime le graveur. Je vous aime, graveurs, et partage votre émotion quand vous élevez à la lumière, tout humide encore, et délicatement pincé du bout des doigts, un petit rectangle de papier à peine issu des langes de la presse. Cette épreuve, ce nouveau-né, cet enfant de votre patiente impatience (car l’être de l’artiste ne se peut définir que par des contradictions) porte ce minimum de l’univers, ce rien, mais essentiel, qui suppose le tout de l’intelligence.
Intelligenti pauca110, dit-on en latin. N’est-ce point la commune et orgueilleuse devise de tous ceux réunis pour la plus grande gloire du Blanc et du Noir ?
Sous le titre « Tante Berthe », ce texte a servi de préface au catalogue de l’exposition de Berthe Morisot qui s’est tenue du 31 mai au 25 juin 1926 à la galerie Dru, 11, rue Montaigne. Il a été repris la même année en plaquette chez Stols et dans le Petit recueil de paroles de circonstance, puis dans Maîtres et amis en 1927. Dans Pièces sur l’art, où il figure dès la première édition de 1931, la dédicace à Édouard Vuillard disparaît : Valéry le connaît depuis le début du siècle et siège avec lui au jury de la Fondation pour l’art français de Florence Blumenthal, qui décerne divers prix, et cette suppression tient peut-être à un simple souci d’harmonie puisque aucune dédicace n’apparaît dans le recueil. Quant au titre « Tante Berthe », il a dû finalement sembler trop familier à Valéry, mais c’est bien ainsi que l’appelait son épouse dont la mère était sœur du peintre. C’est d’ailleurs Berthe Morisot et son mari Eugène Manet (le frère d’Édouard) qui ont fait construire à la fin du siècle, près de l’Étoile, l’immeuble du 40, rue de Villejust – aujourd’hui rue Paul-Valéry – dont l’écrivain et sa famille habitent le troisième étage, où plusieurs tableaux de « Tante Berthe » ornent le salon. Valéry n’a fait qu’apercevoir le peintre le 19 mars 1894, un an avant sa mort, à la vente de la collection Théodore Duret, mais il a entendu parler d’elle très tôt par Mallarmé qui lui était très lié : une aquarelle de Berthe Morisot se trouvait rue de Rome, et c’est d’ailleurs Mallarmé qui, en mars 1896, avait préfacé le catalogue de l’exposition qui s’était tenue à la galerie Durand-Ruel111.
Au sujet de Berthe Morisot – Tante Berthe, comme je l’entends si souvent nommer autour de moi – je ne me risquerai dans la critique d’art dont je n’ai nulle expérience, ni ne redirai sur elle ce qui est déjà si connu de tous ceux qui le doivent connaître. Ils sont instruits, séduits aux grâces de son œuvre, et ils n’ignorent point les attributs discrets de son existence, qui furent d’être simple, – pure, – intimement, passionnément laborieuse – plutôt retirée, mais retirée dans l’élégance. Ils savent bien qu’elle eut pour ancêtre de son goût et de sa vision les peintres lumineux qui expirent devant David ; pour amis et pour assidus, Mallarmé, Degas, Renoir, Claude Monet, et fort peu d’autres112 ; qu’elle poursuivit sans relâche les nobles fins de l’art le plus fier et le plus exquis, celui qui se consume à rejoindre au moyen d’essais dont le nombre ne compte pas, que l’on produit et que l’on abîme sans pitié, l’apparence de merveille d’une création sur le néant et tout heureuse du premier coup.
Quant à sa personne même, il est assez répandu qu’elle fut des plus rares et réservées ; distincte par essence ; aisément, dangereusement silencieuse ; et qu’elle imposait sans le savoir à tous les autres qui l’approchaient, quand ils n’étaient point les premiers artistes de son temps, une distance inexplicable113.
Je tenterai par quelques idées de m’éclairer un peu la nature profonde de ce peintre singulièrement peintre, qui naguère a vécu sous figure d’une dame toujours délicatement mise, aux traits remarquablement nets, au visage clair et volontaire, d’expression quasi tragique, où se formait parfois des lèvres seules tel sourire qui était la part des indifférents et leur offrait ce qu’ils devaient craindre.
Tout respirait le choix dans son habitude et dans ses regards…
C’est à quoi j’en voulais venir, à ses yeux. Ils étaient presque trop vastes, et si puissamment obscurs que Manet dans plusieurs portraits qu’il fit d’elle, pour en fixer toute la force ténébreuse et magnétique, les a peints noirs au lieu de verdâtres qu’ils étaient. Ces pupilles s’effaçaient devant les rétines.
Est-il absurde de penser que si l’on devait quelque jour s’y prendre à une analyse très exacte des conditions de la peinture, sans doute faudrait-il d’assez près étudier la vision et les yeux des peintres ? Ce ne serait que commencer par le commencement.
L’homme vit et se meut dans ce qu’il voit ; mais il ne voit que ce qu’il songe. Au milieu d’une campagne, essayez divers personnages. Un philosophe vaguement n’apercevra que phénomènes ; un géologue, des époques cristallisées, mêlées, ruinées, pulvérisées ; un homme de guerre, des occasions et des obstacles ; et ce ne seront pour un paysan que des hectares, des sueurs et des profits… Mais tous, ils auront de commun de ne rien voir qui soit purement vue. Ils ne reçoivent de leurs sensations que l’ébranlement qu’il faut pour passer à tout autres choses, à ce qui les hante. Tous, ils subissent un certain système de couleurs ; mais chacun d’eux sur-le-champ les transforme en signes, qui leur parlent à l’esprit comme feraient les teintes conventionnelles d’une carte. Ces jaunes, ces bleus, ces gris assemblés si bizarrement s’évanouissent dans l’instant même ; le souvenir chasse le présent ; l’utile chasse le réel ; la signification des corps chasse leur forme. Nous ne voyons aussitôt que des espoirs ou des regrets, des propriétés et des vertus potentielles, des promesses de vendange, des symptômes de maturité, des catégories minérales ; nous ne voyons que du futur ou du passé, mais point les taches de l’instant pur. Quoi que ce soit de non-coloré se substitue sans retour à la présence chromatique, comme si la substance du non-artiste absorbait la sensation et ne la rendait jamais plus, l’ayant fuie vers ses conséquences.
À l’opposite de cette abstraction est l’abstraction de l’artiste. La couleur lui parle couleur, et il répond à la couleur par la couleur. Il vit dans son objet, au milieu même de ce qu’il cherche à saisir, et dans une tentation, un défi, des exemples, des problèmes, une analyse, une ivresse perpétuels. Il ne peut qu’il ne voie ce à quoi il songe, et songe ce qu’il voit.
Ses moyens mêmes font partie de l’espace de son art. Point de chose plus vivante aux regards qu’une boîte de couleurs ou une palette chargée. Même un clavier excite moins les vagues désirs de « produire », car il n’est que silence et attente, tandis que l’état délicieux des laques, des terres, des oxydes et des alumines114 chante déjà de tous ses tons les préludes du possible et me ravit. Je ne trouve à lui comparer que le chaos fourmillant de sons purs et lumineux qui s’élève de l’orchestre quand il s’apprête, et semble rêver avant le commencement ; chacun cherchant son la, esquissant sa partie pour soi seul dans la forêt de tous les autres timbres, dans un désordre plein de promesses et plus général que toute musique, qui irrite avec délices toute l’âme sensitive, toutes les racines du plaisir.
Berthe Morisot vivait dans ses grands yeux dont l’attention extraordinaire à leur fonction, à leur acte continuel lui donnait cet air étranger, séparé, qui séparait d’elle. Étranger, c’est-à-dire étrange ; mais singulièrement étranger, – étranger, éloigné par présence excessive. Rien ne donne cet air absent et distinct du monde comme de voir le présent tout pur. Rien, peut-être, de plus abstrait que ce qui est.
Digression. – C’est une opinion commune et hors d’âge qu’il existe une « vie intérieure » de laquelle les choses sensibles sont exclues, à laquelle elles sont nuisibles, pour laquelle les parfums, les couleurs, les images, et peut-être les idées, sont des gênes et des troubles de sa perfection ; et l’on veut par conséquence que les êtres qui s’y consument dans le désir, la jouissance, ou le commerce secret de leurs perceptions incommunicables les ressentent d’autant plus vives et en retirent des fruits plus réels qu’ils sont plus avancés dans leur profondeur et dans leur dédain, plus détachés du dehors, ou de ce que l’on croit être le dehors.
À la vie qui use des sens définis et qui se contente de leurs phantasmes, on oppose aisément une certaine « vie du cœur », ou de l’âme, ou bien une vie de l’intellect pur ; l’une et l’autre soustraites à cette agitation superficielle qui compose ce qui se touche et ce qui se voit. On trouve dans bien des sages l’avis formel de tenir les sens pour complices de l’Adversaire, et de traiter des organes essentiels en proxénètes. « Odoratus impedit cogitationem115 », dit saint Bernard entre autres choses. Je ne suis pas si sûr que la méditation scellée et l’écart intérieur soient toujours innocents, ni que l’isolé en soi-même s’approfondisse toujours en pureté. Si quelque appétit par mégarde se trouve enfermé avec l’âme dans les retraites mentales, il arrive qu’il s’y développe comme en serre chaude, dans un luxe et une rage incomparables.
Mais pour être généralement reçue, et appuyée sur de très grands hommes, cette doctrine hostile aux sens n’est pas toutefois si solide que l’on ne puisse par moments se complaire et s’entretenir dans une tout opposée. Pourquoi veut-on que le fond, le prétendu fond de nous-mêmes, l’apparence de fond que nous trouvons en nous, par d’étranges accidents, ou par une attente indéfinie, soit plus important à observer – si d’ailleurs nous ne le créons en le cherchant – que la figure de ce monde ? Ce que nous percevons si seuls, si incertains, avec tant de peines et comme par chance ou par fraude, serait-il nécessairement plus précieux à connaître, plus élevé en dignité, plus proche de notre secret essentiel que ce que nous voyons distinctement ? Cet abîme où s’aventure le plus inconstant, le plus crédule de nos sens, ne serait-il pas au contraire le lieu et le produit de nos impressions les plus vaines, les plus brutes, les plus grossières, étant celles dont les appareils sont confus et le plus éloignés de la précision et de la coordination qui se trouvent dans les autres, desquels ce que nous appelons le Monde Extérieur est le chef-d’œuvre ? Nous dédaignons ce monde sensible pour être comblés de ses perfections. Il est le domaine des coïncidences, des distinctions, des références et des recoupements, en quoi la diversité de nos sens et la multitude de nos éléments de durée se composent et s’unifient. Faisons, pour le mieux concevoir, une supposition assez facile. Imaginons que la vision des choses qui nous entourent ne nous soit pas habituelle, qu’elle ne nous soit concédée que par exception, que nous n’obtenions que comme d’un miracle la connaissance du jour, celle des êtres, des cieux, du soleil, des visages. Que dirions-nous de ces révélations, et en quels termes parlerions-nous de cet infini de données merveilleusement ajustées ? Que dirions-nous du monde net, complet et solide, si ce monde ne venait que par instants exceptionnels traverser, éblouir, écraser le monde instable et incohérent de l’âme seule ?
Le mysticisme consiste peut-être à retrouver une sensation élémentaire, et en quelque sorte, primitive, la sensation de vivre, par une voie incertaine, qui se fait et se fraye à travers la vie déjà faite et comme arrivée.
Je me suis fort éloigné de mon sujet – si le domaine d’un sujet n’est pas l’infinité des pensées qui le déterminent. – Je voulais faire concevoir qu’une vie vouée aux couleurs et aux formes n’est pas a priori moins profonde, ni moins admirable qu’une vie passée dans les ombres « intérieures », et dont la matière mystérieuse n’est peut-être que l’obscure conscience des vicissitudes de la vie végétative, la résonance des incidents de l’existence viscérale.
Avant de devenir, intitulé « De Corot et du paysage », la préface à un ouvrage publié par les soins de la Bibliothèque nationale en 1932 et qui reproduit des estampes, eaux-fortes et lithographies de l’artiste conservées rue de Richelieu, ce texte a d’abord été, dans une version plus improvisée et plus brève, celui d’une conférence, « L’art de Corot et du paysage », prononcée le 31 janvier 1931 à l’occasion de l’exposition de la Bibliothèque nationale. Et prononcée sans enthousiasme, puisque Valéry note dans ses Cahiers116 qu’il est inquiet d’avoir « à parler une heure d’un sujet qui ne [lui] parle pas ». Mais c’est finalement un succès, et ces pages sont reprises en 1934 dans la seconde édition de Pièces sur l’art.
On doit toujours s’excuser de parler peinture.
Mais il y a de grandes raisons de ne pas s’en taire. Tous les arts vivent de paroles. Toute œuvre exige qu’on lui réponde, et une « littérature », écrite ou non, immédiate ou méditée, est indivisible de ce qui pousse l’homme à produire, et des productions qui sont les effets de ce bizarre instinct.
La cause première d’un ouvrage n’est-elle pas un désir qu’il en soit parlé, ne fût-ce qu’entre un esprit et soi-même ? – Un musée n’est-il pas un lieu de monologues, – ce qui n’exclut ni les colloques, ni les conférences mouvantes qui s’y donnent ? – Ôtez aux tableaux la chance d’un discours intérieur ou autre, aussitôt les plus belles toiles du monde perdent leur sens et leur fin.
La « critique d’art » est le genre littéraire qui condense ou amplifie, aiguise, ou ordonne, ou essaye d’harmoniser tous ces propos qui viennent à l’esprit devant les phénomènes artistiques. Son domaine va de la métaphysique aux invectives.
Mais l’artiste souvent récuse, ou croit pouvoir récuser, le jugement littéraire. Degas, quoiqu’il fût dans le fond un « parfait homme de lettres »117, professait je ne sais quelle horreur sacrée118 à l’égard de notre espèce, pour autant qu’elle se mêlait de son métier. Il citait volontiers Proudhon bafouant la « gent de lettres119 ». Je m’amusais à le taquiner, c’est-à-dire à prévoir ; je lui demandais de définir le dessin. « Vous n’y entendez rien », finissait-il toujours par me dire. Et il arrivait infailliblement à cet apologue : que les Muses font leur besogne chacune pour soi et à l’écart des autres, qu’elles ne se parlent jamais de leurs affaires. La journée finie, point de disputes, point de comparaisons de leurs industries respectives. « Elles dansent », criait-il.
Mais moi, je savais bien que les silences des peintres à leur chevalet sont spécieux et vains. Ils se tiennent, en vérité, devant leur mirage de toile, des discours infinis, mêlés de lyrisme et de crudités, – toute une littérature réfractée, refoulée, parfois recuite, qui, vers le soir, fait explosion en « mots » remarquablement justes, – dont les plus justes ne sont pas du tout les moins injustes120.
Mais encore, la littérature joue quelquefois, dans les coulisses de la création, un rôle assez remarquable.
Un peintre qui aspire à la grandeur, à la liberté, à la sûreté ; qui exige de soi la sensation puissante et délicieuse d’avancer, de se hausser à de plus purs degrés, de se surprendre par de nouveaux développements de ses visées, des combinaisons plus ambitieuses de vouloir, savoir et pouvoir, – est conduit à se résumer son expérience, à se confirmer en pleine conscience dans ses propres « vérités », et aussi à se définir les ouvrages plus vastes ou plus complexes qu’il songe d’entreprendre.
Ils écrivent alors. Léonard se décrit minutieusement batailles et déluges, Delacroix pense et compose, la plume à la main ; il note des recettes et des procédés121. Corot, dans ses carnets précieux, se redit ses préceptes mêmes. Tout simples qu’ils sont, il a besoin de les voir, solidifiés par l’écriture ; et par ce relais, il entend augmenter sa foi.
Mais, chez lui, entre la vie, la vue et la peinture, peu ou point d’intermédiaire « intellectuel ».
Ingres a des doctrines, qu’il formule en termes étranges. Il énonce souvent par images des oracles brefs et impérieux.
Delacroix volontiers donne dans la théorie.
Corot n’offre que le conseil de contemplation et de travail.
J’observe ici que les artistes qui ont cherché à obtenir de leurs moyens l’action la plus énergique sur les sens, qui ont usé de l’intensité, des contrastes, des résonances, des timbres presque jusqu’à l’abus, combiné les excitations les plus aiguës, spéculé sur la sensibilité profonde et sa toute-puissance, sur les connexions irrationnelles des centres supérieurs avec le « vague » et le « sympathique », – qui sont nos maîtres absolus, – furent aussi les plus « intellectuels », les plus raisonneurs, les plus entêtés d’esthétique.
Delacroix, Wagner, Baudelaire, – tous grands théoriciens, tous préoccupés de domination des âmes par voie sensorielle. Ils ne rêvent que d’effets irrésistibles : il s’agit d’enivrer ou d’écraser. Ils demandent à l’analyse de leur montrer dans l’homme le clavier sur quoi jouer avec certitude, et ils recherchent dans une méditation abstraite les recettes qui leur permettront d’agir à coup sûr l’être nerveux et psychique, – leur sujet.
Rien de plus éloigné de Corot que le souci de ces esprits violents et tourmentés, si anxieux d’atteindre, et comme de posséder (au sens diabolique du terme) ce point faible et caché de l’être qui le livre et le commande tout entier par le détour de la profondeur organique et des entrailles. Ils veulent asservir ; Corot, séduire à ce qu’il sent. Ce n’est point un esclave qu’il songe s’assujettir. Mais il espère de nous se faire des amis, des compagnons de son regard heureux d’une belle journée, et de l’aube jusqu’à la nuit.
Corot ne consulte guère. Il ne hante que peu le Musée, où Delacroix va souffrir, être très noblement jaloux, soupçonner des secrets qu’il tente de surprendre comme on fait les secrets militaires ou politiques. Il y vole pour y chercher la solution d’un problème que son travail vient de lui proposer. De la rue de Furstenberg122, tout à coup, toute affaire cessante, il lui faut courir au Louvre, sommer Rubens de répondre, interpeller fiévreusement le Tintoret, découvrir dans un coin de toile un indice de préparation, un peu du dessous qui n’a pas été couvert, et qui explique bien des choses.
Corot vénère les Maîtres. Mais il semble qu’il pense que leur « faire » n’est que pour eux. Il estime, peut-être, que les moyens d’autrui le gêneraient plus qu’ils ne le serviraient. Il n’est pas de ces hommes dont la jalousie infinie s’étend à tout ce qui fut avant eux, et dont l’ambition est d’absorber toute grandeur passée, – d’être à eux seuls tous les plus grands Autres, – et Soi-Mêmes…
Il croit tout bonnement à la « Nature » et au « travail ».
En mai 1864, il écrit à Mademoiselle Berthe Morisot : Travaillons ferme et avec constance ; ne pensons pas trop au papa Corot ; la nature est encore meilleure à consulter123.
Voilà une expression fort simple. Il y a en lui un esprit de simplicité. Mais la simplicité n’est pas le moins du monde une méthode. Elle est, au contraire, un but, une limite idéale, qui suppose la complexité des choses et la quantité des regards possibles et des essais, réduites, épuisées, – substituées enfin par une forme ou une formule d’acte qui soit essentielle pour quelqu’un. Chacun a son point de simplicité, situé assez tard dans sa carrière.
La volonté de simplicité dans l’art est mortelle toutes les fois qu’elle se prend pour suffisante, et qu’elle nous séduit à nous dispenser de quelque peine. Mais Corot peine, et peine avec joie toute sa vie.
On rapproche souvent le « simple » du « classique » ; ce qui peut être démontré aussi faux qu’on le voudra ; mais qui cependant est permis par le vague de l’un et l’autre terme. Voici une très petite histoire qui illustre assez bien cette question.
Un des premiers hommes de cheval qui fut jamais étant devenu vieux et pauvre, reçut du Second Empire une place d’écuyer à Saumur. Là, vint le visiter un jour son élève favori, jeune chef d’escadron et brillant cavalier. Baucher lui dit : « Je vais monter un peu pour vous. » On le met à cheval ; il traverse au pas le manège ; revient. … L’autre, ébloui, regarde s’avancer un Centaure parfait. « Voilà, lui dit le maître. Je ne fais pas d’esbroufe. Je suis au sommet de mon art : Marcher sans une faute124. »
Quant à la « Nature », ce mythe…
Dans le drame des Arts, la Nature est un personnage qui paraît sous mille masques. Elle est tout et n’importe quoi. Toute simplicité, toute complexité ; se dérobant à la vue d’ensemble comme elle nous défie dans le détail ; ressource et obstacle, maîtresse, servante, idole, ennemie et complice, – soit qu’on la copie, soit qu’on l’interprète, soit qu’on la violente, qu’on la compose et la réordonne, qu’on la prenne pour matière ou pour idéal. Elle est, à chaque instant, auprès, autour de l’artiste, avec lui, contre lui, – et dans son propre sein opposée à soi-même…
La Nature, – dictionnaire pour Delacroix ; pour Corot, le modèle.
Cette différence, dans l’un et l’autre peintre, des fonctions de ce qui se voit est à méditer.
Chaque artiste a ses relations particulières avec le visible. Les uns s’attachent à restituer aussi fidèlement qu’ils le peuvent ce qu’ils perçoivent. Ce sont ceux qui croient qu’il n’existe qu’une seule et universelle vision du monde. Ils le prennent pour perçu par tous comme il l’est par eux, et fermes dans ce dogme, ils mettent tout leur cœur à éliminer tout sentiment de leurs ouvrages, toute inégalité d’origine personnelle. Ils espèrent trouver leur gloire dans une réflexion qui s’étonne de tant d’exactitude et finisse par songer à l’homme qui s’est effacé dans une telle création de ressemblance.
Les autres, pareils à Corot, quoiqu’ils commencent comme les premiers, et gardent en général, jusqu’à leur fin, un souci de l’étude étroite des objets à laquelle ils retournent de temps en temps pour y mesurer leur patience et leur vertu d’acceptation, désirent cependant nous faire sentir ce qu’ils sentent devant la Nature, et se peindre en la peignant. Ils s’inquiètent bien moins de reproduire un modèle que de produire en nous l’impression qu’il leur cause, – ce qui exige et entraîne je ne sais quelle combinaison subtile de la vérité optique et de la présence réelle du sentiment125. Ils procèdent par accentuation ou par sacrifices ; ils approfondissent ou ils allègent leur travail ; tantôt enrichissent les données, tantôt poussent leur désir jusqu’à l’abstraction, et n’épargnent même les formes.
D’autres enfin, – les « Delacroix » – pour qui la Nature est dictionnaire126, puisent dans ce recueil des éléments de compositions. La Nature est pour eux, sur toute chose, un ensemble des ressources de leur mémoire127 et des matériaux de leur imagination, documents toujours présents ou naissants, mais incomplets ou incertains, qu’ils confirment ou corrigent ensuite par l’observation directe, une fois le spectacle mental fixé par l’esquisse, et quand la construction des êtres succède à la représentation vive d’un certain moment.
La Nature, modèle pour Corot ; mais modèle à plusieurs titres.
Elle lui représente tout d’abord l’extrême de la précision selon la lumière. Quand il en viendra à peindre des sites voilés de brumes, des arbres chevelus de vapeurs, les formes évanescentes impliqueront toujours les formes nettes, obnubilées. La structure gît sous le voile : non absente, mais différée.
Il est d’ailleurs l’un des peintres qui ont le plus observé la figure même de la terre. Le roc, le sable, le pli du terrain, la marche modelée d’un chemin à travers la campagne, la fuite de cet accident continu que présente le sol naturel lui sont des objets de première importance. L’arbre, chez lui, pousse et ne peut vivre qu’en son lieu ; et tel arbre, en tel point. Et cet arbre si bien enraciné n’est point seulement un spécimen de telle essence ; mais il est individué ; il eut son histoire qui n’a point de pareille. Il est, chez Corot, Quelqu’un.
Davantage : la Nature, pour Corot, est, dans ses bons endroits, un modèle ou un exemple de la valeur poétique singulière de certains arrangements des choses visibles. « Beauté » est l’un des noms de cette valeur universelle, et pourtant accidentelle, d’un point de vue.
La plupart des visages du monde où nous vivons et nous mouvons nous sont indifférents ou bien d’importance définie : nous les négligeons entièrement dans le premier cas ; nous leur répondons, dans le second, par quelque acte bien déterminé qui épuise ou annule l’effet de notre perception. Mais il arrive que certains autres aspects du jour nous touchent au delà de toute détermination ou classification, et que, n’existant aucun acte qui y réponde exactement, ni aucune fonction vitale qui soit profondément influencée par eux, les effets de cette « émotion » singulière, nous soient donc indéfinissables, et nous donnent l’idée d’un certain « monde » dont ils seraient la révélation toujours imparfaite, obtenue d’un caprice ou d’une coïncidence très heureuse. Ainsi un événement favorable nous fait-il songer de toute une vie rien que délicieuse.
Le domaine de l’ouïe nous offre le plus clair et le plus simple exemple de ceci. Tandis que les bruits qui nous parviennent nous sont ou indifférents, ou signes de quelque autre chose présente ou imminente, qui doit être classée et peut nous commander une action, – le son, à peine entendu, institue en nous, non la vision ou notion d’une circonstance extérieure qu’il faut juger et expédier dans l’espace des actes, mais un état de pressentiment et de création attendue. Nous savons aussitôt qu’il existe en nous-mêmes un « univers » de relations possibles, dans lequel la Musique nous permet et nous contraint de nous soutenir quelque temps, – comme si la succession de sensations choisies et commensurables nous faisait vivre une vie de qualité supérieure et alimentait d’énergie pure notre durée…
Or, il y a pareillement des aspects, des formes, des moments du monde visible qui chantent128. Rares sont ceux qui les premiers distinguent ce chant. Il est des lieux de la terre que nous avons vu commencer à admirer. Corot en a désigné quelques-uns. Bientôt tout le monde s’y rue : le peintre y pullule ; l’hôtelier, le marchand de voyages et d’impressions l’avilissent.
Est-ce que le secret de cet enchantement d’un site gît dans un certain accord de figures et de lumière dont l’empire sur nous serait aussi puissant et aussi inintelligible que celui d’un parfum, d’un regard, d’un timbre de voix peut l’être ? Ou tient-il à je ne sais quel écho d’émotions d’hommes très anciens, – ceux qui divinisaient çà et là les objets les plus remarquables de la nature, – sources, roches, cimes, grands arbres, – et qui en faisaient sans le savoir, par l’acte même de les isoler, de leur donner des noms, et par l’espèce de vie qu’ils leur communiquaient, de véritables créations de l’art, – le plus antique des arts, qui est simplement de ressentir une expression naître d’une impression, et un instant singulier devenir un monument de la mémoire, – faveur insigne d’une aurore ou d’un couchant prodigieux, horreur sacrée129 d’un bois, exaltation sur les hauteurs d’où se découvrent les royaumes de la terre ?
Mais si nous ne savons clairement raisonner des émotions de cette sorte, toutefois il est remarquable que nous soyons moins inhabiles à les reproduire.
Nous avons dit que Corot veut d’abord servir sous la Nature, lui obéir très fidèlement. Mais ensuite, il entend la solliciter. Comme l’instrument sollicité par le virtuose, lui livre peu à peu des vibrations plus exquises et comme toujours plus proches de l’âme de son âme, ainsi voit-on Corot tirer de l’Étendue transparente, de la Terre ondulée et doucement successive ou nettement accidentée, de l’Arbre, du Bosquet, des Fabriques et de toutes les heures de la Lumière, des « charmes » de plus en plus comparables à ceux de la musique même.
Certains, parmi ces croquis, telle de ces blondes épreuves sur papier salé, d’une douceur et d’une transparence incomparables, où le trait bistre ou violacé se nuance parfois de précieux reflets de vieil or – comme parle avec tant d’amour M. Jean Laran130, – se réfèrent si directement, si promptement à la Musique – et même à ce qu’elle peut illuminer, choisir en nous de plus délicat – qu’une correspondance invincible et subite se déclare parfois dans l’âme entre quelqu’un de ces paysages et tel dessin divin de la voix ou des cordes, et qu’un souvenir précis de thèmes ou de timbres se dégage au moment même que l’œil s’attache et s’abandonne aux prodiges du travail de la pointe ou du crayon.
Quelle surprise de reconnaître (comme il m’arriva) en interrogeant d’un regard enchanté une planche de Corot, – un passage délicieux de « Parsifal ».
À l’aurore, après une nuit infinie de tourment et de désespoir, le Roi Amfortas que torture une plaie équivoque, mystérieusement infligée par la volupté à son âme, à sa chair, indivisément punies, fait porter sa litière dans la campagne. L’Impur vient respirer la fraîcheur du matin131.
Ce ne sont que quelques mesures, mais incomparables. Peut-être, cette essence d’aurore, toute de brise et de feuilles frissonnantes, obtenue, saisie à miracle par Richard Wagner, merveille sans retour insinuée par lui dans une œuvre énorme toute fondée sur la redite éternelle de thèmes hiératiques, implique-t-elle encore plus d’expérience et de science, et plus assimilée, – une plus profonde transformation d’un homme en maître de son art, que la vaste somme de l’ouvrage ?
Je prétends que l’artiste finisse par le naturel ; mais le naturel d’un nouvel homme. Le spontané est le fruit d’une conquête. Il n’appartient qu’à ceux qui ont acquis la certitude de pouvoir conduire un travail à l’extrême de l’exécution, d’en conserver l’unité de l’ensemble en réalisant les parties et sans perdre en chemin l’esprit ni la nature. – Il n’arrive qu’à eux, quelque jour, dans quelque occasion, le bonheur de surprendre, définir, en quelques notes, en quelques traits, l’être d’une impression. Ils montrent, à la fois, dans ce peu de substance sonore ou graphique, l’émotion d’un instant et la profondeur d’une science qui a coûté toute une vie. Ils jouissent enfin de s’être faits instruments de leurs suprêmes découvertes, et ils peuvent à présent improviser en pleine possession de leur puissance. Ils se sont ajouté ce qu’ils ont trouvé, et ils se découvrent de nouveaux désirs. Ils peuvent considérer orgueilleusement toute leur carrière comme accomplie entre deux états de facilité heureuse : une facilité toute première, – éveil de l’instinct naïf de produire qui se dégage des rêveries d’une adolescence vive et sensible ; (mais bientôt se révèle au jeune créateur l’insuffisance de l’ingénuité et le grand devoir de n’être jamais content de soi). L’autre facilité est le sentiment d’une liberté et d’une simplicité conquises, qui permettent le plus grand jeu de l’esprit entre les sens et les idées. Il en résulte la merveille d’une improvisation de degré supérieur. Entre les intentions et les moyens, entre les conceptions de fond et les actions qui engendrent la forme, il n’y a plus de contraste. Entre la pensée de l’artiste et la matière de son art, s’est instituée une intime correspondance, remarquable par une réciprocité dont ceux qui ne l’ont pas éprouvée ne peuvent imaginer l’existence. Tout ceci est défini en deux vers par Michel-Ange quand il écrit la formule de son ambition souveraine :
Non ha l’ottimo Artista alcun concetto
Ch’un marmo solo in se non circonscriva132.
Le clair et l’obscur suffisent à bien des expressions visuelles ; Leibniz, montrant que l’on peut écrire tous les nombres en n’usant que du signe Zéro, et du chiffre Un, en déduisait, dit-on, toute une métaphysique133 : ainsi le blanc et le noir, au service d’un maître.
Mais comment le blanc et le noir vont parfois plus avant dans l’âme que la peinture, et comment, ne prenant au jour que ses différences de clarté, un ouvrage réduit à la lumière et aux ombres nous touche, nous rend pensifs, plus profondément que ne fait tout le registre de couleurs, je ne sais trop me l’expliquer.
Circonstance remarquable : parmi les peintres qui ont le mieux aimé, le mieux joué le jeu de se passer de la couleur, ce sont les plus « coloristes » qui l’emportent, – Rembrandt, Claude, Goya, Corot.
Mais encore, tous ces peintres-là sont essentiellement poètes.
Le nom de « Poésie » désigne un art de certains effets du langage, et il s’est étendu peu à peu à l’état d’invention par l’émotion, que cet art suppose et veut communiquer.
On dit d’un site, d’une circonstance, et même d’une personne, qu’ils sont poétiques.
Cet état est de résonance. Je veux dire – mais comment dire ? – que tout le système de notre vie sensitive et spirituelle s’en trouvant saisi, il se produit une sorte de liaison harmonique et réciproque entre nos impressions, nos idées, nos impulsions, nos moyens d’expression, – comme si toutes nos facultés devenaient tout à coup commensurables entre elles. Ceci se marque dans les œuvres par une correspondance mystérieusement exacte entre les causes sensibles, qui constituent la forme et les effets intelligibles, qui sont le fond.
Dans cet état, l’invention est aussi naturelle que l’agitation, la danse et la mimique, et leur est, en quelque sorte, équivalente. Un primitif danse et chante devant le spectacle qui le ravit ou l’exalte, et se délivre ainsi à mesure qu’il s’émerveille, – cependant que le civilisé, en échange d’une beauté ou d’une étrangeté trop ressenties, ne peut guère plus tirer de soi que des épithètes.
Mais le peintre aussitôt se sent une fureur de peindre.
Tous les peintres, pourtant, – j’entends tous les meilleurs, – ne sont pas également poètes.
On voit quantité d’admirables tableaux qui s’imposant par leurs perfections, toutefois ne « chantent » pas.
Même, il arrive que le poète naisse tard dans un peintre qui, jusque-là, n’était qu’un grand artiste. Tel Rembrandt, qui du premier ordre qu’il est dès ses premiers ouvrages, s’élève ensuite au-dessus de tous les ordres.
Le poète, chez Corot, paraît de fort bonne heure. Peut-être, vers le crépuscule du soir, ce poète se montre-t-il volontairement un peu plus qu’il ne faudrait. On a trop parlé de Virgile et de La Fontaine autour de l’artiste. Il finit par céder au désir d’être délibérément celui auquel ces rapprochements littéraires s’appliqueraient sans aucun doute. Trop de nymphes naissent trop aisément de ses mains, et trop de vaporeux bosquets peuplent facilement nombre de toiles.
La peinture ne peut, sans quelque danger, prétendre à nous feindre le rêve. L’Embarquement pour Cythère ne me semble pas du meilleur Watteau. Les féeries de Turner parfois me désenchantent134.
Est-il rien de plus exclusif de l’état de rêve que l’acte de dessiner ? Je ne puis devant un tableau ne pas imaginer obscurément cet acte, qui exige la fixité et la constance d’un certain point de vue, l’enchaînement de mouvements, la coordination de la main, du regard, des images (l’une donnée ou voulue, l’autre naissante) et la volonté. Le contraste du sentiment de ces conditions énergiques du travail avec l’apparence de songe, s’il vise à la produire, n’est jamais tout à fait heureux.
— Et puis, il faut craindre toujours de se rendre à l’erreur moderne et commune de confondre le rêve avec la poésie.
Mais le blanc et le noir, le crayon, la litho, l’eau-forte, (mais point le burin), par l’apparente aisance du travail et les licences de construction et de fini qu’ils admettent, sont toutefois bien plus propices que les jeux de toutes couleurs à l’introduction du vague et des objets plus suggérés que formés, dans l’art plastique.
Le blanc et le noir sont en quelque manière plus près de l’esprit et des actes de l’écriture ; la peinture, plus près de la perception du réel, et toujours plus ou moins tentée de tromper l’œil.
Corot tire de ces moyens abstraits, la plume, la mine, la pointe, des merveilles d’espace et de lumière ; jamais arbres plus vifs, plus mouvantes nuées, ni de lointains plus larges, ni de terre plus sûre, ne furent faits de traits sur le papier.
On sent, à feuilleter ces pages étonnantes, que cet homme a vécu dans la vue des choses de nature comme vit un méditatif dans sa pensée. L’observation de l’artiste peut atteindre une profondeur presque mystique. Les objets éclairés perdent leurs noms : ombres et clartés forment des systèmes et des problèmes tout particuliers, qui ne relèvent d’aucune science, qui ne se rapportent à aucune pratique, mais qui reçoivent toute leur existence et leur valeur de certains accords singuliers entre l’âme, l’œil et la main de quelqu’un, né pour les surprendre en soi-même et se les produire.
Je tiens qu’il existe une sorte de mystique des sensations, c’est-à-dire une « Vie Extérieure » d’intensité et de profondeur au moins égales à celles que nous prêtons aux ténèbres intimes et aux secrètes illuminations des ascètes, des soufis, des personnes concentrées en Dieu, de toutes celles qui connaissent et pratiquent une politique de l’écart en soi-même, et se font toute une vie seconde à laquelle l’ordinaire existence n’apporte que des gênes, des interruptions, des occasions de perte ou des résistances, – et d’ailleurs, toutes les images et moyens d’expression sans lesquels l’ineffable lui-même ne se distinguerait du néant. Le monde sensible attaque l’autre et le munit.
C’est que la sensation, pour la plupart, quand elle n’est ni douleur ni volupté isolée, ne leur est qu’un événement de passage ou qu’un signe. Elle se réduit à un commencement que rien ne suit, ou à une « cause », de laquelle les conséquences sont aussi différentes que les objets éclairés le sont pour notre esprit de la lumière qui les éclaire.
Il semble que nous ne puissions, dans l’immense majorité des cas, ni demeurer dans la sensation, ni la développer dans son groupe même. Toutefois certains phénomènes, tenus pour anormaux (parce que nous ne pouvons les utiliser et qu’au contraire ils gênent souvent la perception utile) – nous font concevoir la sensation comme premier terme de développements harmoniques. L’œil produit en réponse à chaque couleur, une autre couleur, comme symétrique de la donnée. Quelque propriété analogue, mais bien plus subtile, me semble exister dans le domaine des formes. Je vais jusqu’à penser que l’ornement, dans son principe, est une réaction naturelle de nos sens en présence d’un espace nu, sur lequel ils tendent à mettre ce qui satisferait le mieux leur fonction de recevoir135. Ainsi l’homme qui meurt de soif se peint des boissons délicieuses, et le solitaire qui brûle peuple l’ombre de chair.
La sensation isolée et l’image d’une telle sensation sont parfois d’une singulière puissance. Elles excitent brusquement l’instinct de créer. Il me souvient d’un passage assez remarquable des « Kreisleriana » d’Hoffmann ; un homme, fou de musique, connaît que l’inspiration va venir, à ce signe : qu’il croit entendre un son d’une intensité et d’une pureté extraordinaires, qu’il appelle l’Euphon, et qui lui ouvre l’Univers infini et particulier de l’ouïe136.
Claude Monet, quelques semaines après l’opération de la cataracte qu’il dut subir, m’a parlé de l’instant où l’acier extirpant de son œil le cristallin obscurci, il eut, me dit-il, la révélation d’un bleu d’une beauté cruelle et incomparable137…
Certains mots tout à coup s’imposent au poète, semblent orienter vers eux, dans la masse implicite de l’être mental, tels souvenirs infus ; ils exigent, appellent, ou illuminent de proche en proche, ce qu’il leur faut d’images et de figures phonétiques pour justifier leur apparition et l’obsession de leur présence. Ils se font germes de poèmes.
Ainsi, dans l’ordre plastique : l’homme qui voit se fait, se sent tout à coup âme qui chante ; et son état chantant lui engendre une soif de produire qui tend à soutenir et à perpétuer le don de l’instant. Un transport naturel va de l’enthousiasme ou du ravissement à la volonté de possession et pousse l’artiste à recréer la chose aimée. La possession est aussi une connaissance, qui épuise, dans l’action de créer une forme, la fureur d’agir qu’engendre une forme…
Je ne sais si quelqu’un aujourd’hui refuserait à Corot la qualité de grand artiste. En Peinture, comme dans les Lettres, le « métier », discrédité par l’inanité intellectuelle de ceux qui le possédaient en dernier lieu, et accablé par l’audace de ceux qui ne le possédaient pas, s’est perdu dans la pratique aussi bien que dans l’opinion. Cette opinion, d’ailleurs, n’est plus ce qu’elle fut.
Je ne vois donc personne qui contesterait à Corot la science de son art. Mais nous savons par Baudelaire qu’on en jugeait tout autrement en 1845.
« Tous les demi-savants, après avoir consciencieusement admiré un tableau de Corot, et lui avoir loyalement payé leur tribut d’éloges, trouvent que cela pèche par l’exécution, et s’accordent en ceci, que définitivement M. Corot ne sait pas peindre138. »
(Si Baudelaire n’avait jamais eu d’autre style, on s’accorderait en ceci que définitivement il ne savait pas écrire.)
Baudelaire réfute l’opinion de ces « demi-savants » par des arguments parfaitement imprécis, où je regrette de ne voir guère que des jeux de mots.
Je n’ai effleuré cette question que pour faire songer le lecteur à ce qu’elle implique et l’engager à une réflexion assez profonde. Le reproche fait à Corot, la réplique du grand poète, le triomphe ultérieur de l’œuvre qu’il défendait, autant d’indices ou de vestiges de la crise, qui vers le milieu du XIXe siècle, commençait d’affecter l’art et le jugement des œuvres. L’idée niaise et funeste d’opposer la connaissance approfondie des moyens d’exécution, l’observance de préceptes éprouvés, le travail savamment soutenu, toujours mené par ordre139 à son terme (et ce terme de perfection soustrait à la fantaisie individuelle) – à l’acte impulsif de la sensibilité singulière, est un des traits les plus certains et les plus déplorables de la légèreté et de la faiblesse de caractère qui ont marqué l’âge romantique. Le souci de la durée des ouvrages déjà s’affaiblissait et le cédait, dans les esprits, au désir d’étonner : l’art se vit condamné à un régime de ruptures successives. Il naquit un automatisme de la hardiesse. Elle devint impérative comme la tradition l’avait été. Enfin, la Mode, qui est le changement à haute fréquence du goût d’une clientèle, substitua sa mobilité essentielle aux lentes formations des styles, des écoles, des grandes renommées. Mais dire que la Mode se charge du destin des Beaux-Arts, c’est assez dire que le commerce s’en mêle.
En dépit des critiques, Corot, d’année en année, voyait croître son nom et sa maîtrise reconnue.
Ce progrès n’était point celui de son art. L’objet principal de son choix, le Paysage, intéressait de plus en plus les amateurs et prenait, dans l’estime de la critique et dans la faveur du public, presque le même rang que les genres les plus relevés. Jusqu’alors, on le plaçait au-dessous de la peinture d’histoire, de l’anecdote et du portrait, tout à côté de la « nature morte ». Paysage et « nature morte », et même portraits, étaient légitimement regardés comme des détails et des accessoires, que l’on peut, à la vérité, distraire des ensembles où tous les problèmes de la peinture sont évoqués à la fois et coordonnés, mais qui doivent, quelque talent qui s’y emploie, demeurer subordonnés en dignité à ces ensembles.
Ce sentiment hiérarchique est devenu inconcevable, presque intolérable. Qui ne donnerait pour un Chardin, pour un Corot, des centaines de toiles surpeuplées de saints et de déesses ? Il faut avouer que nous n’admirons plus que par devoir ce qui nous oblige à estimer la complexité du problème, les conditions rigoureuses qu’un artiste s’est imposées. Mais nous avons raison d’aimer ce que nous aimons, – et nous aimons ce qui exige le moins de culture et qui agit sur nous à la manière des objets. Mais encore, – nous n’avons raison que dans chaque cas particulier. C’est une proposition qu’il faut expliquer quelque peu.
Le goût moderne, ne tenant plus compte que du bonheur immédiat de l’œil, de la manière de voir, de l’amusement de la sensibilité, – de toutes les qualités d’une peinture qui se peuvent exprimer par des comparaisons, – a fini par se satisfaire entièrement de recherches assez restreintes : trois pommes fortement peintes, des nus fermes comme des murs ou tendres comme des roses, des campagnes tirées au sort.
Mais puis-je m’empêcher de songer, – tout en admirant, moi aussi, ces bons morceaux, – que l’on savait jadis jeter vingt personnages sur la toile ou la chaux, et dans les postures les plus diverses ; et que ni les fruits, ni les fleurs, ni les arbres, ni l’architecture autour d’eux ne manquaient ; ni la vérité du dessin, ni la distribution des lumières, ni le grand souci de disposer cette variété complète et de résoudre dans le même ouvrage des problèmes de cinq ou six espèces toutes différentes, depuis la perspective jusqu’à la psychologie ? Ceux-là étaient des hommes. Ils avaient acquis par un travail immense et une réflexion continuelle, le droit à l’improvisation. Ils concevaient comme si les difficultés d’exécution, celles de mise en place, de clair-obscur, de couleur n’existaient pas pour eux ; ils pouvaient donc porter toute la puissance de leur esprit dans la composition, qui est la partie de l’art de peindre en quoi l’invention se manifeste.
Quoi de plus loin de nous que l’ambition déconcertante d’un Léonard, qui considérant la Peinture comme un suprême but ou une suprême démonstration de la connaissance, pensait qu’elle exigeât l’acquisition de l’omniscience et ne reculait pas devant une analyse générale dont la profondeur et la précision nous confondent ?
Le passage de l’ancienne grandeur de la Peinture à son état actuel est très sensible dans l’œuvre et dans les écrits d’Eugène Delacroix. L’inquiétude, le sentiment de l’impuissance déchirent ce moderne plein d’idées, qui trouve à chaque instant les limites de ses moyens dans les efforts qu’il fait pour égaler les maîtres du passé. Rien ne fait mieux paraître la diminution de je ne sais quelle force d’autrefois, et de quelle plénitude, que l’exemple de ce très noble artiste, divisé contre soi-même, et livrant nerveusement le dernier combat du grand style dans l’art.
Les Corot, les Th. Rousseau140, les peintres admirables qui ont imposé le paysage par leur grand talent, n’auraient-ils donc pas trop complètement triomphé ; trop accoutumé, trop séduit le public et les artistes à se passer des œuvres de « haute école » ?
Le paysage a ses périls. Les premiers paysagistes « purs » composaient. Corot compose encore. Un jour, dans la Forêt, quelqu’un, planté à le regarder peindre, lui demande anxieusement : Mais où donc, Monsieur, voyez-vous ce bel arbre que vous placez ici ? – Corot tire sa pipe de ses dents, et sans se retourner, désigne du tuyau un chêne derrière eux141…
Mais bientôt l’étude sur nature, qui n’était qu’un moyen, devient la fin même de l’art. La « Vérité » devient dogme ; puis, « l’Impression ». On ne compose plus. Pas plus que la nature, laquelle ne compose pas. La Vérité est informe. En toute matière, s’en tenir à la « vérité », fonder sur l’observation toute pure, a pour effet paradoxal de conduire à l’inconsistance totale. Il est clair, d’ailleurs, que si la composition – c’est-à-dire l’arbitraire raisonné142 – a été inventée et si longtemps exigée, ce fut pour répondre à quelque nécessité, – celle de substituer aux conventions inconscientes qu’entraîne l’imitation pure et simple de ce qu’on voit, une convention consciente laquelle (entre autres bienfaits) rappelle à l’artiste que ce n’est pas la même chose de voir ou concevoir le beau, et de le faire voir ou concevoir.
En somme, tout raisonnement désormais épargné à l’artiste, toute culture lui devenant désormais plus nuisible encore qu’inutile, toute exigence réduite à celle des réactions de la rétine, l’à peu près dans les formes, et toutes les difficultés de détail escamotées, – une ingéniosité incroyable dans les explications, et même l’apologie de ces défaites, – et tous ces maux s’étendant du paysage à la figure humaine, par une sorte de contagion de facilité ; enfin la négligence technique à laquelle l’habitude du travail immédiat dans la campagne est trop favorable, l’absence de préparations, l’emploi de procédés brutaux, – tels sont, me semble-t-il, les effets assez regrettables de fort beaux exemples et d’admirables productions.
Mais l’époque l’a voulu. La Peinture n’est pas seule à considérer sous ce jour assez funeste. Comme le paysage a pu corrompre la peinture, la description a modifié l’art d’écrire, à peu près de la même façon. Une œuvre purement descriptive (comme on en a tant fait) n’est en vérité qu’une partie d’œuvre. C’est dire que si grand soit le talent du descripteur, ce talent peut ne mettre en jeu qu’une partie de l’esprit : un esprit incomplet peut suffire à faire œuvre qui vaille, et œuvre excellente.
Davantage : toute description se réduit à l’énumération des parties ou des aspects d’une chose vue, et cet inventaire peut être dressé dans un ordre quelconque, ce qui introduit dans l’exécution une sorte de hasard143. On peut intervertir, en général, les propositions successives, et rien n’incite l’auteur à donner des formes nécessairement variées à ces éléments qui sont, en quelque sorte, parallèles. Le discours n’est plus qu’une suite de substitutions. D’ailleurs, une telle énumération peut être aussi brève ou aussi développée qu’on le voudra. On peut décrire un chapeau en vingt pages, une bataille en dix lignes.
Comme il s’est vu en peinture, le résultat de l’évolution qui a consisté à diminuer indéfiniment le rôle du travail intellectuel et à faire dépendre l’exécution de la seule « sensibilité », n’a pas été toujours heureux. Dans tous les arts, la souveraineté de l’esprit sur ses moments a dû le céder aux qualités de l’artiste qui exigent le moins de puissance de coordination, le moins de méditation, d’études préalables, de préparation technique, et en somme, – de caractère.
Tout ceci, je l’ai dit, ne fut possible que par l’exemple de quelques hommes du premier ordre. Ce ne sont jamais que ceux-là qui ouvrent les voies : il ne faut pas moins de valeur pour inaugurer une décadence que pour mener les choses à quelque apogée.
Valéry n’a, bien sûr, pas connu Manet, mort en 1883, mais la cousine de son épouse, Julie Rouart, fille de Berthe Morisot et d’Eugène Manet, le frère d’Édouard, a dû lui raconter suffisamment de souvenirs familiaux et d’anecdotes pour que le peintre, dont Mallarmé, déjà, lui avait certainement parlé, lui soit une plus proche figure. Ce n’est pourtant aucunement un portrait de Manet que dessinent ces pages qui servent de préface au catalogue de l’exposition qui s’ouvre au musée de l’Orangerie le 18 juin 1932 et célèbre le centenaire de la naissance du peintre – et, plutôt que de revenir encore à la peinture de cette fin du siècle qu’il a déjà eu l’occasion de commenter, Valéry choisit de voir le triomphe de Manet dans l’admiration concordante d’écrivains aussi différents que Baudelaire, Zola et Mallarmé. Non sans une pointe d’excès, il dira d’ailleurs dans Degas Danse Dessin : « La valeur ou l’estime accordée à une œuvre de peinture dépend, (pour un certain temps), du talent de l’écrivain qui l’exalte ou l’abîme144. » Et cependant, en s’attachant à la gloire bien plutôt qu’à l’œuvre du peintre, c’est un peu une stratégie d’évitement qu’il choisit – signe que ces commandes le lassent toujours davantage. Cette préface est reprise la même année par les Éditions des Musées nationaux, suivie de « Tante Berthe145 », avant de figurer dans la seconde édition de Pièces sur l’art en 1934.
« MANET ET MANEBIT146 »
Si la mode fût aux allégories, et qu’il plût à un peintre de composer un « Triomphe de Manet », l’idée peut-être lui viendrait d’entourer la figure de ce grand artiste du cortège des illustres confrères qui acclamèrent son talent, soutinrent son effort et entrèrent dans la gloire à sa suite, sans toutefois que leur ensemble puisse le moins du monde se comparer ni se réduire à une « École ».
Autour de Manet, paraîtraient les ressemblances de Degas, de Monet, de Bazille147, de Renoir, et l’élégante et singulière Morisot148 ; chacun bien différent des autres par la vision, le métier et le caractère ; tous différents de lui.
Monet, unique par la sensibilité de sa rétine, analyste extrême de la lumière, et comme maître du spectre ; Degas, dominé par l’intellect, poursuivant âprement la forme (et même la grâce) par la rigueur, la critique implacable de soi, qui n’excluait point celle des autres, et une méditation perpétuelle de l’essence et des moyens de son art ; Renoir, tout volupté et tout naturel, voué aux femmes et aux fruits ; ils n’eurent de commun que la foi en Manet et la passion de la peinture.
Rien de plus rare, rien de plus glorieux que de s’assujettir une telle diversité de tempéraments, de rallier à soi des hommes si indépendants, si séparés par les instincts comme par les idées et par leurs intimes certitudes, si jaloux de ce qu’ils trouvaient de préférable et de sans pareil en eux-mêmes ; et d’ailleurs si remarquables. Leur dissonance se résout magnifiquement en accord parfait sur un point : ils s’unissent jusqu’à leur fin sur le nom du peintre d’Olympia.
Mais, dans cette composition académique et triomphale, un tout autre groupe se placerait nécessairement, groupe d’autres hommes fameux, – plus divisés peut-être encore que ceux-ci, et non moins accordés dans l’amour de l’œuvre de Manet, dans un zèle et une passion égales de l’illustrer et de la défendre.
Ce groupe est d’écrivains. On y verrait sans doute Champfleury, Gautier, Duranty, Huysmans… Mais entre tous : Charles Baudelaire, Émile Zola, Stéphane Mallarmé149.
Baudelaire critique jamais ne s’est trompé. Je veux dire que depuis plus de soixante-dix ans, en dépit de dix variations de l’humeur esthétique, tous ceux qu’il a goûtés, notés de talent ou de génie, n’ont cessé de valoir et de grandir. Qu’il s’agisse de Poe, de Delacroix, de Daumier, de Corot, de Courbet, – peut-être même de Guys, – qu’il s’agisse de Wagner, qu’il s’agisse enfin de Manet, tous ceux qu’il admira demeurent admirés150.
L’espèce de sensualité raisonnée qui lui fut propre a pressenti, ou orienté, le goût prochain, le goût qui devait être celui des esprits les plus distingués, vers la fin du XIXe siècle. Il a ou deviné, ou institué, un système de valeurs, qui commence à peine à cesser d’être « moderne ». Une époque, peut-être, se sent « moderne » quand elle trouve en soi, également admises, coexistantes et agissantes dans les mêmes individus, quantité de doctrines, de tendances, de « vérités » fort différentes, sinon tout à fait contradictoires. Ces époques paraissent donc plus compréhensives, ou plus « éveillées » que celles où ne domine guère qu’un seul idéal, une seule foi, un seul style.
Dans la liste de noms que je viens d’écrire, et qui définit Baudelaire par le système de ses préférences, on voit le romantisme et le réalisme, le don logique et le sens mystique, la poésie de la « nature », celle de l’histoire ou des mythes, et celle de l’instant même, représentés par des hommes du premier ordre.
Baudelaire, dans Manet, a dû percevoir un certain partage entre le romantisme pittoresque qui déjà s’exténuait, et le réalisme qui s’en déduisait par contraste élémentaire, et s’imposait très facilement par le jeu le plus simple, et comme réflexe, de la fatigue des esprits.
Comme l’œil répond par le « Vert » à une affirmation trop longue ou trop intense du « Rouge », ainsi dans les arts une cure de « vérité » compense toujours une débauche de fantaisie. Il n’y a pas de quoi se jeter des injures à la tête ; ni se croire, les uns beaucoup plus hardis, ni les autres, infiniment plus sages…
Manet, encore séduit par le pittoresque étranger, sacrifiant encore au toréador, à la guitare et à la mantille, mais déjà à demi conquis par les objets les plus prochains, et les modèles de la rue, représentait assez exactement à Baudelaire le problème de Baudelaire même : c’est-à-dire, l’état critique d’un artiste en proie à plusieurs tentations rivales, et d’ailleurs capable de plusieurs manières admirables d’être soi.
Il suffit de feuilleter le mince recueil des Fleurs du Mal, d’observer la diversité significative, et comme concentrée, des sujets de ces poèmes, d’en rapprocher la diversité de motifs qui se relève dans le catalogue des œuvres de Manet, pour conclure assez aisément à une affinité réelle des inquiétudes du poète et du peintre.
Un homme qui écrit Bénédiction, les Tableaux Parisiens, les Bijoux, et le Vin des Chiffonniers, et un homme qui peint tour à tour le Christ aux Anges et l’Olympia, Lola et le Buveur d’Absinthe, ne sont pas sans quelque profonde correspondance.
Quelques remarques permettent de fortifier cette relation. L’un et l’autre, issus du même milieu de bourgeoisie parisienne, ils montrent tous les deux la même alliance très rare d’élégance raffinée dans les goûts et d’une singulière volonté de vigueur dans l’exécution.
Davantage : ils repoussent à l’égal les effets qui ne se déduisent pas de la conscience nette et de la possession des moyens de leurs métiers ; c’est en ceci que réside et consiste la pureté en matière de peinture comme de poésie. Ils n’entendent pas spéculer sur le « sentiment », ni introduire les « idées » sans avoir savamment et subtilement organisé la « sensation ». Ils poursuivent, en somme, et rejoignent l’objet suprême de l’art, le charme, terme que je prends ici dans toute sa force.
C’est à quoi je songe quand revient à ma mémoire le Vers délicieux – (équivoque aux yeux des pervers et dont s’émut le Palais) – le fameux « Bijou rose et noir », par Baudelaire offert à Lola de Valence151. Ce joyau mystérieux me paraît moins convenir à la ferme et robuste danseuse, qui, chargée d’une lourde et riche basquine152, mais sûre de la souplesse de ses muscles, attend superbement à l’abri d’un décor, le signal de l’élan, du rythme et du délire saccadé de ses actes, qu’à la nue et froide Olympia, monstre d’amour banal que complimente une négresse.
Olympia choque, dégage une horreur sacrée, s’impose et triomphe153. Elle est scandale, idole ; puissance et présence publique d’un misérable arcane de la Société. Sa tête est vide : un fil de velours noir l’isole de l’essentiel de son être. La pureté d’un trait parfait enferme l’Impure par excellence, celle de qui la fonction exige l’ignorance paisible et candide de toute pudeur. Vestale bestiale vouée au nu absolu, elle donne à rêver à tout ce qui se cache et se conserve de barbarie primitive et d’animalité rituelle dans les coutumes et les travaux de la prostitution des grandes villes.
C’est peut-être pourquoi le Réalisme s’attacha si ardemment à Manet. Les naturalistes visaient à représenter la vie et toutes choses humaines telles quelles, – propos et programme qui ne manquaient point d’ingénuité154 ; – mais leur mérite positif me semble être d’avoir trouvé de la poésie, (ou plutôt importé de la poésie), et parfois de la plus grande, dans certains objets ou sujets tenus jusqu’à eux pour ignobles ou insignifiants. Mais il n’est, dans l’ordre des arts, de thème ni de modèle, que l’exécution ne puisse ennoblir ou avilir, rendre cause de dégoût ou prétexte de ravissement. Boileau l’a dit155 !…
Émile Zola, avec une ferveur qui allait, selon sa manière, aisément à la violence, soutint donc un artiste bien différent de lui, de qui la vigueur, l’art d’apparence parfois brutale, l’audace dans la vision, émanaient cependant d’une nature tout éprise d’élégance, et toute pénétrée de l’esprit de liberté légère qui se respirait encore à Paris. En fait de doctrines et de théories, Manet, sceptique et Parisien fort délié, ne croyait qu’à la belle peinture.
La sienne lui soumettait identiquement des âmes incomparables. Qu’aux extrêmes des Lettres, Zola et Mallarmé aient été pris, et se fussent tant enamourés de son art, ce put être pour lui un grand sujet d’orgueil.
L’un croyait en toute naïveté aux choses mêmes : rien de trop solide, de trop pesant et puissant pour lui ; et, en littérature, rien de trop exprimé. Il était convaincu de l’efficace de la prose à rendre, – presque à recréer, – la terre et les humains, les cités et les organismes, les mœurs et les passions, la chair et les machines. Confiant dans l’effet de masse de la quantité des détails, du nombre des pages et des volumes, il était anxieux d’agir par le Roman sur la Société, sur les Lois, sur la foule ; et ce souci d’atteindre un tout autre objet que le divertissement d’un lecteur, mais d’émouvoir la multitude, le menait à transporter dans la critique le style de sarcasme, d’amertume et de menaces que commande, semble-t-il, l’action politique, ou qui se pense telle. En un mot, Zola était de ces artistes qui se remettent à l’opinion moyenne et sollicitent la statistique. Il demeure des fragments admirables de son énorme effort156.
L’autre, Stéphane Mallarmé, tout opposé à celui-ci : son essence était de choisir. Mais indéfiniment choisir ses termes et ses formes, c’est à la fin choisir excessivement ses lecteurs. Profondément inquiet de perfection, pur de toute espérance naïve dans la faveur du nombre, il n’écrivait qu’à peine ; et pour peu, ses pareils. Loin de vouloir reconstruire les êtres et les choses par l’opération littéraire et la description studieuse, il entendait que la poésie les épuisât, il rêvait qu’ils n’eussent d’autre destination, d’autre sens concevable que d’être consumés par elle. Il pensait que le monde était fait pour aboutir à un beau livre157, et qu’une poésie absolue était son accomplissement.
Je ne puis rapporter ici, à cause de la force des termes, une conversation d’il y a cinquante ans, qui se tint au Grenier de Goncourt, entre Zola et Mallarmé. Le contraste y parut en forme courtoise et crue158.
Le « Triomphe de Manet » se compose donc bien (et du vivant même du peintre) de l’extrême variété de génie, et même de l’antagonisme total des hommes qui l’ont aimé et imposé. Cependant que Zola, par exemple, voyait et admirait dans l’art de Manet la présence réelle des choses, la « vérité » vivement et fortement saisie, Mallarmé y goûtait au contraire la merveille d’une transposition sensuelle et spirituelle consommée sur la toile. D’ailleurs Manet lui-même le séduisait infiniment.
J’ajoute qu’il appréciait dans l’œuvre de Zola, (en critique d’une justice exquise qu’il était), ce qui s’y trouve de puissamment poétique, et comme d’enivrant par l’insistance. Quelques lignes délicieuses qu’il a écrites sur Nana, très charnelle créature du grand romancier, que le grand peintre à son tour voulut peindre, en témoignent159.
La gloire du nom de Manet fut ainsi assurée, bien avant la fin de sa vie assez courte, non par le nombre des têtes qui connaissaient ce nom et sa signification, mais plus sérieusement et solidement, par la qualité, et surtout par la différence, de ses admirateurs.
Ces amants si dissemblables de sa peinture affirmaient identiquement que sa place était marquée parmi les maîtres, qui sont les hommes dont l’art et les prestiges confèrent aux êtres de leur temps, aux fleurs d’un certain jour, aux robes éphémères, à la chair, aux regards d’une fois, une sorte de durée plus longue que plusieurs siècles, et une valeur de contemplation et d’interprétation comparable à celle d’un texte sacré. Ils proposent à bien des générations leur manière de considérer et de traiter le monde sensible, leur science personnelle d’opérer par l’œil et la main pour changer l’acte de voir en chose visible.
Je n’ai l’intention ni la pertinence de rechercher la substance de l’art de Manet, le secret de son influence, ni de définir ce qu’il renforce, ce qu’il sacrifie dans l’exécution (problème capital). L’esthétique n’est pas mon fort ; et puis, comment parler des couleurs ? Il est raisonnable que les aveugles seuls en disputent, comme nous disputons tous de métaphysique ; mais les voyants savent bien que la parole est incommensurable avec ce qu’ils voient.
Je vais essayer toutefois de fixer une de mes impressions.
Je ne mets rien, dans l’œuvre de Manet, au-dessus d’un certain portrait de Berthe Morisot, daté de 1872160.
Sur le fond neutre et clair d’un rideau gris, cette figure est peinte : un peu plus petite que nature.
Avant toute chose, le Noir, le noir absolu, le noir d’un chapeau de deuil et des brides de ce petit chapeau mêlées de mèches de cheveux châtains à reflets roses, le noir qui n’appartient qu’à Manet, m’a saisi.
Il s’y rattache un enrubannement large et noir, qui déborde l’oreille gauche, entoure et engonce le cou ; et le noir mantelet qui couvre les épaules, laisse paraître un peu de claire chair, dans l’échancrure d’un col de linge blanc.
Ces places éclatantes de noir intense encadrent et proposent un visage aux trop grands yeux noirs, d’expression distraite et comme lointaine. La peinture en est fluide, et venue facile, et obéissante à la souplesse de la brosse ; et les ombres de ce visage sont si transparentes, les lumières si délicates que je songe à la substance tendre et précieuse de cette tête de jeune femme par Vermeer, qui est au Musée de La Haye161.
Mais ici, l’exécution semble plus prompte, plus libre, plus immédiate. Le moderne va vite, et veut agir avant la mort de l’impression.
La toute-puissance de ces noirs, la froideur simple du fond, les clartés pâles ou rosées de la chair, la bizarre silhouette du chapeau qui fut « à la dernière mode » et « jeune » ; le désordre des mèches, des brides, du ruban, qui encombrent les abords du visage ; ce visage aux grands yeux, dont la fixité vague est d’une distraction profonde, et offre, en quelque sorte, une présence d’absence, – tout ceci se concerte et m’impose une sensation singulière… de Poésie, – mot qu’il faut aussitôt que je m’explique.
Mainte toile admirable ne se rapporte nécessairement à la poésie. Bien des maîtres firent des chefs-d’œuvre sans résonance.
Même, il arrive que le poète naisse tard dans un homme qui jusque-là n’était qu’un grand peintre162. Tel Rembrandt, qui, de la perfection atteinte dès ses premiers ouvrages, s’élève enfin au degré sublime, au point où l’art même s’oublie, se rend imperceptible, car son objet suprême étant saisi comme sans intermédiaire, ce ravissement absorbe, dérobe ou consume le sentiment de la merveille et des moyens. Ainsi se produit-il parfois que l’enchantement d’une musique fasse oublier l’existence même des sons.
Je puis dire à présent que le portrait dont je parle est poème. Par l’harmonie étrange des couleurs, par la dissonance de leurs forces ; par l’opposition du détail futile et éphémère d’une coiffure de jadis avec je ne sais quoi d’assez tragique dans l’expression de la figure, Manet fait résonner son œuvre, compose du mystère à la fermeté de son art. Il combine à la ressemblance physique du modèle, l’accord unique qui convient à une personne singulière, et fixe fortement le charme distinct et abstrait de Berthe Morisot.
Cette étude paraît pour la première fois dans le numéro 4 de Lumière et Radio le 10 décembre 1929. Reprise en 1931 dans la première édition des Pièces sur l’art, elle figure également dans les Regards sur le monde actuel parus trois mois plus tard. On se reportera à cette seconde version163, un peu plus longue, mais qui ne comporte que d’infimes variantes qui ont trait surtout à la ponctuation, aux blancs, et au découpage des paragraphes.
Ce petit texte a d’abord paru en 1930 dans un mince volume édité par la Librairie de Paris Firmin-Didot : Mer Marines Marins, par Paul Valéry, Documents commentés par Georges Dupuy, Capitaine au long cours, Lieutenant de réserve – ouvrage dont la seconde partie est occupée par une centaine d’illustrations commentées par Dupuy, tandis que la première accueille le texte de Valéry : occasion, pour lui, d’évoquer le spectacle de la mer et des ports qui l’enchante depuis son enfance sétoise164. Ces pages se trouvent ensuite reprises en 1934 dans la seconde édition des Pièces sur l’art.
Ciel et Mer sont les objets inséparables du plus vaste regard ; les plus simples, les plus libres en apparence, les plus changeants dans l’entière étendue de leur immense unité ; et toutefois les plus semblables à eux-mêmes, les plus visiblement astreints à reprendre les mêmes états de calme et de tourment, de trouble et de limpidité.
Oisif, au bord de la mer, si l’on tente de déchiffrer ce qui naît en nous devant elle ; quand, le sel sur les lèvres, et l’oreille flattée ou heurtée de la rumeur ou des éclats des eaux, on veut répondre à cette présence toute-puissante, on se trouve des pensées ébauchées, des lambeaux de poèmes, des fantômes d’actions, des espoirs, des menaces ; toute une confusion de velléités excitées et d’images agitées par cette grandeur qui s’offre, qui se défend ; qui appelle par sa surface et effraie par ses profondeurs, l’entreprise.
C’est pourquoi il n’est point de chose insensible qui ait été plus abondamment et plus naturellement personnifiée que la mer. On la dit bonne, mauvaise, perfide, capricieuse, triste, folle, ou furieuse ou clémente ; on lui donne les contradictions, les sursauts, les sommeils d’un être vivant. Il est presque impossible à l’esprit de ne pas animer naïvement ce grand corps liquide sur lequel les actions concurrentes de la terre, de la lune, du soleil et de l’air composent leurs effets. L’idée du caractère fantasque et violemment volontaire que les anciens prêtaient à leurs divinités, et nous-mêmes parfois attribuons aux femmes, s’impose assez à qui voisine avec la mer. Une tempête s’improvise en deux heures. Un banc de brume se condense ou se dissipe par magie.
Deux autres idées, trop simples, et comme toutes nues, naissent encore de l’onde et de l’esprit.
L’une, de fuir ; fuir pour fuir165, idée qu’engendre une étrange impulsion d’horizon, un élan virtuel vers le large, une sorte de passion ou d’instinct aveugle du départ. L’âcre odeur de la mer, le vent salé qui nous donne la sensation de respirer de l’étendue, la confusion colorée et mouvementée des ports communiquent une inquiétude merveilleuse. Les poètes modernes, de Keats à Mallarmé, de Baudelaire à Rimbaud, abondent en vers impatients qui pressent l’être et l’ébranlent, comme la brise fraîche à travers les gréements sollicite les navires au mouillage.
L’autre idée est peut-être cause profonde de la première. On ne peut vouloir fuir que ce qui recommence. La redite infinie, la répétition toute brute et obstinée, le choc monotone et la reprise identique des ondes de la houle qui sonnent sans répit contre les bornes de la mer, inspirent à l’âme fatiguée de prévoir leur invincible rythme, la notion tout absurde de l’Éternel Retour. Mais dans le monde des idées, l’absurdité ne gêne pas la puissance : la puissante et insupportable impression d’un éternel recommencement166 se change en désir furieux de rompre le cycle toujours futur, irrite une soif d’écume inconnue1671, de temps vierge et d’événements infiniment variés…
Pour moi je me résume tout cet enchantement de la mer en me disant qu’elle ne cesse de montrer le possible à mes yeux. Que d’heures j’ai consumées à la regarder sans la voir, ou à l’observer sans parole intérieure ! Tantôt, je n’en reçois qu’une image universelle ; chaque vague me semble toute une vie. Tantôt, je ne vois plus que ce que l’œil naïvement éprouve, et qui n’a point de nom. Comment se détacher de tels regards ? – Qui peut échapper aux prestiges de la vivante inertie de la masse des eaux ? Elle joue de la transparence et des reflets, du repos et du mouvement, de la paix et de la tourmente ; dispose et développe devant l’homme, en figures fluides, la loi et le hasard, le désordre et la période ; offre la voie ou barre le chemin.
Une rêverie à demi savante, à demi puérile, brouille, élucide, combine à propos de la mer quantité de souvenirs ou d’épaves spirituelles de divers ordres et de divers âges : lectures de l’enfance, souvenirs de voyages, éléments de navigation, fragments de connaissances exactes…
Nous savons quelquefois que cette immense mer agit comme un frein sur le globe, en ralentit la rotation. Elle est au géologue le gisement d’une roche liquide qui tient en suspension des atomes de tous les corps de la planète. Parfois l’esprit se risque dans la profondeur. Il en ressent la pression croissante ; il en invente l’épaisseur de plus en plus ténébreuse. Il y trouve des flux d’eau plus pure, ou plus tiède, ou plus froide ; des fleuves intestins qui circulent et se ferment sur eux-mêmes dans la masse ; qui se divisent et se renouent, effleurent les continents, transportent le chaud vers le froid, rapportent le froid vers le chaud, fondent les carènes de glace des blocs qui s’arrachent des banquises polaires, – introduisant une sorte d’échanges, analogues à ceux de la vie, dans la plénitude et la substance continue de l’eau inerte.
Ce grand calme, d’ailleurs, est ému assez fréquemment par les vibrations très rapides, plus promptes que le son, qu’y excitent les accidents sous-jacents, les brusques déformations du support de la mer. L’onde sourde se propageant d’une extrémité à l’autre d’un océan, se heurte tout à coup au socle monstrueux des terres émergées, assaille, écrase, dévaste les plates-formes populeuses, ruine les cultures, les demeures et toute vie.
Où est l’homme qui n’a pas exploré en esprit la nature abyssale ? Comme il est des sites célèbres qu’il faut que tout voyageur ait visités, il est des lieux de fantaisie et des états imaginables qui se forment dans toutes les têtes, et y répondent ingénument à une même et irrésistible curiosité.
Nous sommes tous poètes comme des enfants quand nous songeons au fond de la mer, et nous nous y perdons avec délice. Nous nous créons, à chaque pas imaginaire, l’aventure et le théâtre. Jules Verne est le Virgile qui guide les jeunes dans ces Enfers168.
Pentes, plaines, forêts, volcans, fosses désertes, églises de corail aux bras semi-vivants, peuplades lumineuses, buissons tentaculaires, créatures spirales et nuages écaillés, – tous ces paysages impénétrables et probables nous sont des paysages familiers. Nous circulons, scaphandres, dans ces ombres colorées que chargent des cieux liquides où passent par moments, comme les mauvais anges de la mer, les formes lourdes et promptes de squales en croisière.
Sur le roc ou dans la vase, sur un lit de coquilles ou de plantes, parfois vient doucement, mollement se poser, se coucher, au bout d’une lente descente, l’énorme coque d’un navire qui a bu. Là, sous deux mille mètres, un Titanic enferme un recueil très complet du matériel de notre civilisation : les engins, les bijoux, les modes de tel jour…
Mais il est dans les Océans des merveilles toutes réelles et presque sensibles, dont l’imagination est confondue. Je parlais des forêts sous-marines : que dire d’une forêt à l’état libre, sans racines, plus dense, plus enchevêtrée à elle-même, plus fourmillante de vie que la plus vierge des forêts terrestres ? Songez à cette région atlantique qu’enferme une boucle du Gulf-Stream, et où flotte la Sargasse, masse immense d’algue, sorte de nébuleuse de cellulose qui ne se nourrit que de l’eau même et s’enrichit de tous les corps que cette eau tient dissous. Nulles attaches ne fixent à des fonds dont l’altitude169 moyenne est d’une lieue, cette étrange flottaison, assemblée sur un espace aussi vaste que la Russie d’Europe, et fabuleusement peuplée de toutes espèces de poissons et de crustacés. Certains auteurs en évaluent l’énormité, disent qu’elle représente des centaines de millions de kilomètres cubes de matière végétale, dans laquelle des réserves incalculables de soude, de potasse, de chlore, de brome, d’iode, de fucose170 sont accumulées.
Cette prodigieuse production de la vie, cet amas de substance organique aide quelques esprits à comprendre la formation des gisements de pétrole. L’algue émergée par le soulèvement d’un fond de mer, peu à peu recouverte et traitée par les pluies, se décomposerait et se réduirait en hydrocarbures…
La Mer est mystérieusement liée à la vie. Si la vie est d’origine marine, comme tant de personnes aiment à le songer, on conçoit que dans son milieu premier, elle se montre infiniment plus puissante, plus diverse, plus abondante, plus prolifique qu’elle ne l’est sur terre. Certains lieux de la mer, zones intermédiaires entre la surface et les grandes profondeurs, certains chemins variables à travers l’eau informe, sont occupés ou parcourus par des quantités incroyables d’êtres, parfois plus pressés les uns contre les autres qu’on ne l’est dans une foule ou dans un carrefour de capitale. Rien ne donne plus à penser sur la vraie et naïve nature de la vie qu’un banc de poissons. Peut-être, pour exprimer mon sentiment, devrais-je écrire ce mot au singulier, – faisant de ces animaux une matière, matière composée, sans doute, d’unités individuelles organisées ; mais dont l’ensemble se comporte comme une substance soumise à des conditions et à des lois extérieures très simples.
Je me demande si tout le prix que nous attachons à l’existence, la valeur, la signification que nous lui attribuons, la passion métaphysique que nous mettons à vouloir qu’un individu soit un événement isolable, incomparable, produit une fois et pour toujours, n’est pas une sorte de conséquence de la rareté et de la fécondité médiocre des mammifères que nous sommes ? On voit dans la mer que la multiplication extravagante des bêtes qui y pullulent est heureusement compensée par la destruction qu’elles font les unes des autres. Il y existe une hiérarchie de dévorants ; et un équilibre statistique s’y rétablit sans cesse entre espèces mangeantes et espèces mangées.
La mort paraît alors une condition essentielle de la vie, et non plus un accident qui chaque fois nous est une affreuse merveille ; elle est pour la vie, et non plus contre elle. La vie doit pour vivre appeler à soi, aspirer tant d’êtres par jour, en expirer tant d’autres ; et une proportion assez constante doit exister entre ces nombres. La vie n’aime donc pas la survivance.
D’ailleurs, au degré de concentration d’individus qui s’observe dans les régions limitées où la vie est le plus intense, elle fait songer à quelque propriété de la couche liquide superficielle du globe, teneur de vivants indistincts en équilibre avec l’état, la composition, la température, les mouvements de telle zone favorable.
La plus heureuse gent de ce monde, je crois bien la trouver dans une petite troupe de marsouins. On les voit du haut du navire, et l’on croit voir des demi-dieux. Tantôt mêlés à l’écume, effleurant le monde de l’air, jouant avec le feu du soleil nu ; tantôt sur l’étrave même, luttant avec elle qui fend et divise la plénitude de l’eau, harcelant et coiffant la route, tout comme font les chiens devant le cheval, ils donnent l’idée de la fantaisie dans la puissance. Ils sont forts, ils sont vifs, ils ont peu de sujets de crainte ; ils se meuvent merveilleusement à même tout le volume de leur espace, déliés de la pesanteur, affranchis de tout support solide : c’est-à-dire qu’ils vivent dans un état que nous ne connaissons que par les rêves, et que nous essayons de rejoindre éveillés par le détour de poisons ou par l’usage de machines. La libre mobilité paraît à l’homme une condition suprême du « bonheur » ; il la poursuit de toute son industrie, il la simule par la danse et par la musique ; il l’attribue aux corps glorieux171 des élus. Ces marsouins bondissants et plongeants la lui offrent à voir et lui inspirent de l’envie. C’est pourquoi regarde-t-il aussi les navires, même les plus pesants et les plus laids, avec tout l’intérêt qui est dans son cœur pour les moyens du mouvement.
Il n’est de site délectable – d’Alpe ni de forêt, de lieu monumental, de jardins enchantés – qui vaille à mon regard ce que l’on voit d’une terrasse bien exposée au-dessus d’un port. L’œil possède la mer, la ville, leur contraste, et tout ce qu’enferme, admet, émet, à toute heure du jour, l’anneau brisé des jetées et des môles. Je respire fumée, vapeur, senteurs et brise avec délices. J’aime jusqu’à la poussière de paille et de charbon qui s’élève des quais ; jusqu’aux odeurs extraordinaires des docks et des hangars où les fruits, le pétrole, le bétail, les peaux vertes172, les planches de sapin, les soufres, les cafés composent leurs valeurs olfactives. Je laisserais passer les jours à regarder ce que Joseph Vernet appelait « les différents travaux d’un port de mer173 ». De l’horizon jusqu’à la ligne nette du rivage construit, et depuis les monts transparents de la côte éloignée jusqu’aux candides tours des sémaphores et des phares, l’œil embrasse à la fois l’humain et l’inhumain. N’est-ce point ici la frontière même où se rencontrent l’état éternellement sauvage, la nature physique brute, la présence toujours primitive et la réalité toute vierge, avec l’œuvre des mains de l’homme, avec la terre modifiée, les symétries imposées, les solides rangés et dressés, l’énergie déplacée et contrariée, et tout l’appareil d’un effort dont la loi évidente est finalité, économie, appropriation, prévision, espérance ?
Heureux les paresseux au soleil accoudés sur les parapets de cette pierre d’un blanc si pur dont les « Ponts et Chaussées » bâtissent leurs digues et brise-lames ! D’autres sont couchés à plat ventre sur les blocs avancés que le flot peu à peu ronge, fissure et désagrège. D’autres pêchent ; se piquent les doigts sous l’eau aux ambulacres des oursins, attaquent du couteau les coquilles collées aux roches. Il y a, tout autour des ports, une faune de tels oisifs, mi-philosophes, mi-mollusques. Point de compagnons plus agréables pour un poète. Ils sont les véritables amateurs du Théâtre Marin : rien de la vie du port qui leur échappe. Pour eux, comme pour moi, une entrée, une sortie sont des phénomènes toujours neufs. On discute sur les silhouettes découvertes au loin. Quelque singularité dans les formes ou dans le gréement engendre des hypothèses. On juge du caractère des capitaines à la manière dont le pilote qui se propose est accueilli… Mais je n’écoute plus ; ce que je vois m’éloigne de ce qu’ils disent. Un grand navire s’approche ; une voile de pêcheur se gonfle et se détache vers la mer. L’énormité fumante croise la petitesse ailée dans la passe, pousse un étrange hurlement, et mouille ; l’écubier174 vomissant tout à coup sa coulée de maillons, avec les bruits argentins, les tonnerres et les cris très aigus d’une chaîne de fonte violemment tirée de son puits. Parfois, comme le riche avec le pauvre se frôlent dans la rue, le Yacht très pur, très net, tout ordre et luxe, glisse le long d’ignobles caboteurs, barques et bricks sans âge chargés de briques ou de futailles, encombrés de choses rouillées, de pompes malades, dont les voiles sont des haillons ; les peintures, des accidents horribles ; les passagers, des poules et un chien de race incertaine. Mais il arrive que la vénérable coque qui porte toutes ces misères soit d’une ligne encore belle. Presque toutes les véritables beautés d’un navire sont sous l’eau ; le reste est œuvre morte. Allez sur les cales ou dans les bassins de radoub, considérez les grâces et les forces des carènes, leurs volumes, les modulations très délicates et minutieusement calculées de leurs formes qui doivent satisfaire à tant de conditions simultanées. L’art intervient ici ; il n’est point d’architecture plus sensible que celle qui fonde sur le mobile un édifice mouvant et moteur.
Avant d’être repris dans la seconde édition de Pièces sur l’art en 1934, ce petit texte a paru quelques semaines plus tôt dans la revue Art et médecine du mois de février. Les guillemets s’expliquent ici par l’emploi du terme « infini » qui fait partie de ces mots que Valéry n’aime guère et qu’il désigne comme des mots imaginaires175 en ceci qu’aucune image mentale ne leur correspond, et qu’il faut donc imaginer ce qu’ils dénotent. La notion cependant importe et renvoie à ce désir de continuité que Valéry recherche dans la poésie et apprécie dans la musique où, une fois l’œuvre achevée, le lecteur ou l’auditeur éprouvent le besoin de revenir au commencement du texte lu ou de la musique entendue. Valéry évoquera et citera « “L’infini esthétique” » dans sa conférence du 2 mars 1935, « Réflexions sur l’art »176.
La plupart de nos perceptions excitent en nous, quand elles excitent quelque chose, ce qu’il faut pour les annuler ou tenter de les annuler. Tantôt par un acte, réflexe ou non, – tantôt par une sorte d’indifférence, acquise ou non, nous les abolissons ou tentons de les abolir. Il existe en nous à leur égard une tendance constante à revenir au plus tôt à l’état où nous étions avant qu’elles se soient imposées ou proposées à nous : il semble que la grande affaire de notre vie soit de remettre au zéro je ne sais quel index de notre sensibilité, et de nous rendre par le plus court un certain maximum de liberté ou de disponibilité de notre sens.
Ces effets de nos modifications perceptibles qui tendent à en finir avec elles sont aussi divers qu’elles-mêmes sont diverses. On peut toutefois les assembler sous un nom commun, et dire : l’ensemble des effets à tendance finie constitue l’ordre des choses pratiques.
Mais il est d’autres effets de nos perceptions qui sont tout opposés à ceux-ci : ils excitent en nous le désir, le besoin, les changements d’état qui tendent à conserver, ou à retrouver, ou à reproduire les perceptions initiales.
Si un homme a faim, cette faim lui fera faire ce qu’il faut pour être au plus tôt annulée ; mais si l’aliment lui est délicieux, ce délice voudra en lui durer, se perpétuer ou renaître. La faim nous presse d’abréger une sensation ; le délice, d’en développer une autre ; et ces deux tendances se feront assez indépendantes pour que l’homme apprenne bientôt à raffiner sur sa nourriture et à manger sans avoir faim.
Ce que j’ai dit de la faim s’étend aisément au besoin de l’amour ; et d’ailleurs à toutes les espèces de sensation, à tous les modes de la sensibilité dans lesquels l’action consciente peut intervenir pour restituer, prolonger ou accroître ce que l’action réflexe toute seule semble faite pour abolir.
La vue, le toucher, l’odorat, l’ouïe, le mouvoir, le parler nous induisent de temps à autre à nous attarder dans les impressions qu’ils nous causent, à les conserver ou à les renouveler.
L’ensemble de ces effets à tendance infinie que je viens d’isoler, pourrait constituer l’ordre des choses esthétiques.
Pour justifier ce mot d’infini et lui donner un sens précis, il suffit de rappeler que, dans cet ordre, la satisfaction fait renaître le besoin, la réponse régénère la demande, la présence engendre l’absence, et la possession le désir.
Tandis que dans l’ordre que j’ai appelé pratique, le but atteint fait évanouir toutes les conditions sensibles de l’acte (dont la durée elle-même est comme résorbée, ou ne laisse guère qu’un souvenir abstrait et sans force), il en est tout contrairement dans l’ordre esthétique.
Dans cet « univers de sensibilité », la sensation et son attente sont en quelque manière réciproques, et se recherchent l’une l’autre indéfiniment, comme dans « l’univers des couleurs », des complémentaires se succèdent et s’échangent l’une contre l’autre, à partir d’une forte impression de la rétine.
Cette sorte d’oscillation ne cesse point d’elle-même : elle ne s’épuise ou n’est interrompue que par quelque circonstance étrangère – comme la fatigue – qui l’extermine, abolissant ou différant la reprise.
La fatigue (par exemple) s’accompagne d’une diminution de sensibilité à l’égard de la chose qui fut d’abord un délice ou un désir : il faut changer d’objet.
Le changement se fait souhaitable en soi : la variété se fait demander comme complémentaire de la durée de notre sensation et comme remède à une satiété qui résulte de l’épuisement des ressources finies de notre organisme, sollicité par une tendance infinie, locale, particulière ; nous serions donc un système d’intersection de fonctions – système dont les interruptions de chaque activité partielle seraient une condition.
Pour pouvoir désirer encore, il faut désirer autre chose ; et le besoin de changement s’introduit comme indice du désir de désir, ou désir de quoi que ce soit qui se fasse convoiter.
Mais si l’événement ne se produit pas, si le milieu où nous vivons ne nous offre pas assez promptement un objet digne d’un développement infini, notre sensibilité s’excite à produire soi-même des images de ce qu’elle souhaite, comme la soif engendre des idées de boissons merveilleusement fraîches…
Ces considérations très simples permettent de séparer ou de définir assez nettement ce domaine issu de nos perceptions et entièrement constitué par les relations internes et les variations propres de notre sensibilité que j’ai nommé l’ordre des choses esthétiques. Mais l’ordre des tendances finies, l’ordre pratique, qui est l’ordre de l’action, se combine de bien des manières avec celui-ci. En particulier, ce que nous appelons une « Œuvre d’art » est le résultat d’une action dont le but fini est de provoquer chez quelqu’un des développements infinis. D’où l’on peut déduire que l’artiste est un être double, car il compose les lois et les moyens du monde de l’action en vue d’un effet à produire l’univers de la résonance sensible. Quantité de tentatives ont été faites pour réduire les deux tendances à l’une d’entre elles : l’Esthétique n’a point d’autre objet. Mais le problème demeure entier.
Avant d’être intégrées, en 1936, à la troisième édition des Pièces sur l’art, ces quelques pages ont d’abord figuré dans le catalogue de l’Exposition d’art italien. De Cimabue à Tiepolo qui, l’année précédente, a été inaugurée le 16 mai au Petit Palais. Depuis que Mussolini, à la fin de juillet 1934, a vivement désavoué la tentative de coup d’État des nazis autrichiens au cours de laquelle a péri le chancelier Dollfuss, la France continue de s’attacher à l’isolement de l’Allemagne : tel a été le sens de la visite du ministre des Affaires étrangères Pierre Laval à Rome en janvier, aussi bien que de la rencontre à trois – avec les Anglais – qui vient de se tenir en avril à Stresa. C’est dans un contexte politique favorable que l’exposition est donc organisée, et Valéry, né de mère italienne, y est plus qu’un autre sensible. Mais l’amitié entre les deux pays ne va pas tarder à se lézarder, et cette présence de chefs-d’œuvre italiens à Paris en est le dernier signe.
Voici, dans un moment critique de toutes les choses humaines, cependant que les peuples s’arment et que le souci universel paralyse la vie et trouble ses échanges, qu’un trésor des plus rares beautés que l’art du peintre et celui du sculpteur aient jamais créées s’assemble, et nous propose un instant de pure jouissance alcyonienne et de contemplation délicieuse.
Plus de quatre cents ouvrages du premier ordre, la fleur du travail accompli au cours de cinq siècles par une nation prodigieusement douée, paraissent ici. La France l’a souhaité : la bonne grâce italienne a accueilli son désir ; la puissante volonté qui gouverne au delà des monts l’a comblé.
N’est-ce point une manière de défi à l’étrange bestialité de ce temps, un témoignage de dédain pour la niaiserie de ses plaisirs, et de blâme pour la futilité anxieuse qui règne, que cette solennelle concentration de chefs-d’œuvre ?
C’est donc avec les yeux de l’esprit qu’il faut d’abord considérer cet ensemble, et le premier objet à admirer dans ce Palais de la Ville de Paris n’est point une quantité de merveilles qui l’emplissent, tant que l’événement de valeur idéale que composent la noble requête de la France et la réponse véritablement magnifique de l’Italie.
Comme un fragment de divine figure se découvre tout à coup parmi les décombres ou dans l’amas de la terre informe, ainsi se dégage aujourd’hui cet acte d’amour du Beau.
Mais une pensée plus particulière naît à présent de ce premier regard. Les jours que nous vivons ne sont pas moins difficiles, les circonstances moins inquiétantes, l’avenir moins incertain, dans l’ordre des créations supérieures de l’esprit, qu’ils ne le sont dans le domaine politique et dans celui des nécessités matérielles. Pouvons-nous, devant cette assemblée éblouissante de peintures et de sculptures incomparables, ne pas songer assez amèrement à l’état actuel de nos arts ?
Toute la grâce, tout le style, toute la science, tout le sentiment qui se trouvent ici nous accablent. Nous avons beau nous dire que notre impression est injuste, que l’exemple exposé exprime un choix des plus exquis, qu’il représente cinq cents ans d’une immense production, que nous ne voyons pas les milliers d’œuvres sur lesquelles il s’est exercé de siècle en siècle, et qu’il ne faut donc point l’opposer au travail de ces quelques dernières années : nous n’en ressentons pas moins une certaine morsure. « Heureux, pensons-nous, ces artistes que rien n’empêchait de se consumer à devenir grands. »
Mais nous, nous observons autour de nous, dans les hommes et dans les œuvres, comme nous les éprouvons en nous-mêmes, les effets de confusion et de dissipation que nous inflige le mouvement désordonné du monde moderne. Les arts ne s’accommodent pas de la hâte. Nos idéaux durent dix ans ! L’absurde superstition du nouveau – qui a fâcheusement remplacé l’antique et excellente croyance au jugement de la postérité – assigne aux efforts le but le plus illusoire et les applique à créer ce qu’il y a de plus périssable, ce qui est périssable par essence : la sensation du neuf177 . Toutes les valeurs sont viciées par les artifices de la publicité, qui les soumettent à des fluctuations presque aussi vives que celles que la Bourse enregistre chaque jour. L’estimation des œuvres appartenait jadis à quelques centaines de personnes difficiles et passionnées, habitants de cités qui n’étaient point des villes énormes : Athènes, Florence ou Amsterdam. Ces milieux restreints et raisonneurs offraient à l’Art ce dont l’Art ne peut guère se passer : le plus vif intérêt, des engouements réels, des disputes sincères, et le sentiment immédiat de son importance. Les grands moments de l’art ne s’observent que dans ces microcosmes où la température du désir de belles choses pouvait prodigieusement s’élever. Le goût, l’enthousiasme, le sens critique s’y trouvaient en excitation perpétuelle. Je crois bien que les hommes doués pour concevoir, et nés pour créer ne manquent jamais ; mais il leur manque souvent, – il leur manque singulièrement aujourd’hui, – ces conditions vivantes, ces amateurs et connaisseurs incorruptibles, chez lesquels ni l’espoir de faire une bonne affaire, ni les prestiges de la plume, ni l’ambition de précéder ou de suivre la mode, ne troublaient la poursuite de leur volupté personnelle et l’exercice de leur intelligence originale178.
Il y eut de fort bonne heure de tels hommes en Italie. Pétrarque écrit ceci dans son testament :
« Je laisse à mon seigneur, le Seigneur de Padoue, (n’ayant autre chose à lui laisser qui soit digne de lui) mon tableau de l’Histoire de la Bienheureuse Vierge Marie, qui est de la main de l’excellent peintre Giotto, et qui me fut envoyé de Florence par mon ami Michel Vanni, à titre de cadeau. De la beauté de cet ouvrage, les ignorants n’ont aucune sensation, mais les maîtres de l’art en sont émerveillés jusqu’à la stupeur179. »
Bien d’autres causes de malaise et d’impuissance agissent sur l’artiste contemporain. Je ne saurais les énumérer et les mettre en quelque ordre, car l’image d’un désordre est un désordre. Peut-être les discernerait-on assez aisément par l’examen des conditions les plus évidentes de la production d’un ouvrage destiné à séduire indéfiniment l’âme des gens ? Le loisir, par exemple, c’est-à-dire la liberté du temps et le pouvoir de dépenser ce temps sans compter180. Mais nous vivons et peinons, au contraire, sous pression de l’heure, disputant à la hâte absurde du monde la délicatesse et la profondeur de nos travaux. Les besoins de l’existence et le système de la vie trop organisée extérieurement ne permettent plus les recherches infinies ni les études multipliées, et troublent la formation de ces lentes et capricieuses organisations intérieures d’où se dégagent les très belles œuvres. Peut-on concevoir à notre époque un Léonard (Lionardo, che tanto pensate181) se perdre en apparence loin de son art, développer ses curiosités illimitées, pour revenir tout à coup de son temps universel de méditation et d’analytiques rêveries, à la Peinture bien-aimée ?
La simplicité du but n’est pas moins nécessaire que le temps libre à l’heureuse élaboration des plus belles choses. C’est que tous les arts doivent satisfaire à des exigences simultanées et indépendantes, et que dans la tragédie de l’exécution, l’unité d’action est « physiologiquement » essentielle. La poésie compose de son mieux le son et le sens de la parole. La peinture joue d’un subtil accord entre la ressemblance des choses, le plaisir ou l’émotion propre de la vue et ses résonances mentales. Mais, comme dans une stratégie, même la plus savante, rien n’est plus important que de savoir avant toute chose ce que l’on veut et de se l’exprimer en peu de mots, une fois pour toutes, – de manière à poursuivre un seul objet nettement défini et à lui ordonner la diversité des moyens, – ainsi en est-il dans chaque ouvrage, et dans cet ouvrage des ouvrages, qui est la carrière et l’entier développement de l’artiste. Or, c’est bien là ce qui existait et qui n’existe guère plus. L’esprit de la plupart des artistes modernes est divisé contre lui-même. Ils se font des systèmes qui ne se soutiennent un peu de temps que par l’assistance de quelque littérature appropriée. Mais Titien, ni Véronèse, ni Robusti le Tintoret n’avaient besoin qu’on les « présentât ». Il leur suffisait de s’imposer. On leur dédiait des sonnets ; on ne les expliquait pas. Ils n’offraient point des intentions, mais des miracles, et ils ne s’embarrassaient point d’autre système que de faire ce qui leur donnait la plus vive sensation de leur pouvoir, qu’ils défiaient et développaient sans cesse.
Quoi de plus simple dans son but et de plus certain dans son effet qu’un portrait du pur Raphaël ?
Cependant, nous errons de théories en théories. Le triomphe, la prompte ruine des thèses les plus opposées qui se répondent comme des effets complémentaires les unes des autres, composent à la fin l’indifférence des esprits. L’opinion, de décade en décade, se balance entre des choses qui ne savent pas mourir et des choses qui ne peuvent pas vivre182 ; et les extrêmes la rassurent…
Enfin, comment ne pas observer autour de nous que la recherche de la perfection de l’exécution et de la précision dans les moyens, le soin exquis des préparations, la certitude et le délié dans les actes, le souci de ne rien laisser au hasard et à l’abandon, – toutes ces attentions qui distinguent l’artiste d’un homme qui s’amuse avec des pinceaux – sont non seulement négligées, mais regardées par plus d’un comme au-dessous de leur génie ? Et quel paradoxe qu’une époque dont la vie même est soumise à la détermination exacte de bien des nombres, dont la science et l’industrie exigent l’emploi d’appareils des plus délicats, l’observance de précautions minutieuses, souffre, dans la « technique » des arts, de tels relâchements, et semble se complaire aux jeux de l’insuffisance et aux hardiesses de la facilité !
Ce que l’on exige aujourd’hui d’un coureur, d’un joueur de tennis, d’un athlète qui veut se distinguer, – exercices raisonnés, discipline sévère, liberté acquise par longue contrainte, – contraste curieusement avec le peu qu’il faut pour faire figure d’artiste183.
Tel est le dur langage, et telles les plaintes, qui pourraient s’élever dans la conscience d’un moderne, en présence, et comme sous le choc, de cet insigne recueil de chefs-d’œuvre de l’ancienne Italie. Si nous manquons à entendre cette voix en nous-mêmes, le beau zèle et le grand travail qui se sont dépensés à rassembler tout ceci, n’auront eu pour leur récompense que le divertissement de beaucoup, l’enchantement de quelques-uns ; mais point les effets profonds que l’on devrait espérer.
Il ne s’agit du tout d’exciter à l’imitation de ces maîtres. Leurs manières de voir et de faire ne furent, peut-être, que trop reprises et reproduites. Mais ce sont les vertus que suppose et qu’exigea leur maîtrise qui doivent faire envie et donner à penser. Il n’en est aucun ici dont on ne sente qu’il dût être ou se faire homme complet184. Pas un d’eux n’a songé que la possession complète du métier de son art pût refroidir sa passion ; l’étude et la méditation précise l’empêcher de devenir soi-même : ceci arrive aux faibles, lesquels n’importent pas. Aucun d’eux n’a pu croire que chaque artiste se dût créer une « esthétique » propre et se faire de la nature une déformation qui lui appartînt exclusivement. Ils ne s’étudiaient point à se faire remarquer, mais à se faire longuement regarder, – ce qui est fort différent. Étonner dure peu ; choquer n’est pas un but à longue portée. Mais se faire redemander par la mémoire, instituer un grand désir d’être revu, c’est là viser, non l’instant de l’homme qui passe, mais la profondeur même de son être. Une œuvre qui rappelle les gens à elle est plus puissante que l’autre qui n’a fait que les provoquer. Ceci est vrai en tout : quant à moi, je classe les livres selon le besoin de les relire qu’ils m’ont plus ou moins inspiré.
Or, tout ce que l’on voit ici a été goûté, a séduit, a ravi, pendant des siècles, et toute cette gloire nous dit avec sérénité : JE NE SUIS RIEN DE NEUF. Le Temps peut bien gâter la matière que j’ai empruntée ; mais tant qu’il ne m’a point détruite, je ne puis l’être par l’indifférence ou le dédain de quelque homme digne de ce nom.
Et ce n’est point tout son discours.
Elle ajoute que si les tableaux et les objets qui forment ce trésor sont chacun l’œuvre de son artiste, toutefois leur ensemble doit se concevoir comme l’œuvre de tout un peuple chez lequel le sentiment des arts a toujours été familièrement uni à la vie. L’art ne lui fut point un superflu, un élément exceptionnel de l’existence, mais une condition naturelle et presque nécessaire, dont l’absence lui serait une privation sensible, – ce qui ne se rencontre pas en tous pays. L’artiste ne fut pas en Italie considéré en être assez inutile, dont on admet qu’il vive, mais par une sorte de convention qu’il ne faut pas trop examiner. On y voit, au contraire, dès le moyen âge, de grands égards réservés à ceux qui font profession de créer le Beau. Dans le même temps, les noms de nos admirables architectes et sculpteurs de cathédrales demeurent fort obscurs : il n’y a point de gloire pour eux, et leur réputation n’est, sans doute, que celle de spécialistes distingués.
Dans cette Italie, de Cimabue à Tiepolo, s’élabore toute la tradition de l’art plastique européen. Il y a de grands artistes en d’autres lieux ; mais c’est en Italie que s’opère le grand œuvre : la jonction avec l’antique, et cette extraordinaire alliance de la culture la plus étendue avec l’art et sa pratique, que réalisent quelques hommes incomparables. Ceci demandait un milieu et des circonstances inouïes. Il y eut en Italie, au moment qu’il fallut, une fermentation de vie et d’idées, dans laquelle se mêlaient la toute-puissance avec l’anarchie, la richesse et la dévotion, le goût de l’éternel et la sensualité, le raffinement et la violence, la plus grande simplicité et l’ambition intellectuelle la plus audacieuse, – enfin presque tous les extrêmes de l’énergie vitale et mentale réunis… Rivaliser avec les anciens ; organiser la combinaison de mysticisme, de philosophisme et de science expérimentale naissante ; donner place dans une seule vie à toutes les curiosités et à toutes les formes de l’action, voilà ce qui fut accompli en quelques générations, par quelques centaines d’hommes, dans une trentaine de cités, au milieu des discordes, avec l’aide, et selon les exigences, de papes, de prieurs, de banquiers, de podestats, de seigneurs ou de marchands ; mais avec le soutien de l’instinct populaire et de l’intérêt passionné de ces amateurs et connaisseurs dont j’ai dit tout le prix de leur zèle et de leur critique.
On voit, par le dialogue de Michel-Ange avec Francisco da Olanda185, à quel point le sentiment de la supériorité de l’Italie dans les arts était fort dans ces hommes. Il ruine, avec une étrange sévérité, la peinture des Flamands. Mais les raisons qu’il donne de son rude jugement sont bien remarquables. Il reproche aux Flamands de peindre « pour tromper la vue extérieure ». Il trouve qu’ils veulent « rendre avec perfection trop de choses, dont une seule suffirait par son importance », et il ajoute : « La bonne peinture est une musique, une mélodie, et il n’y a qu’une intelligence très vive qui puisse en sentir la grande difficulté186. »
« Une intelligence très vive… » L’Italie avait compris que ni l’imitation du réel, ni l’affirmation d’une sensibilité ne contentent tout l’être, et que ces deux conditions de l’art plastique, qui sont indépendantes l’une de l’autre, puisque l’on peut y satisfaire séparément, ne s’unissent dans une œuvre que moyennant toute cette subtilité et toute cette rigueur savante qui en ordonnent le travail selon la hiérarchie même de l’esprit. Dante n’a pas conçu autrement l’art du poète.