Variations sur la céramique illustrée

Avant de figurer dans la troisième édition de Pièces sur l’art en 1936, ces pages ont d’abord servi de préface en 1934 au catalogue de l’exposition qui s’est tenue au Musée national de Sèvres, La Vie française illustrée par la céramique.

 

Tous les Arts dont les ouvrages servent à quelque chose et introduisent dans notre vie un ambigu de l’utile et du beau, trouvent dans les exigences de leur fonction certains thèmes inévitables, nécessairement imposés par la nature des services ou de la matière, et sur lesquels l’invention, le goût, le style, la mode ou quelque caprice, développent, avec plus ou moins de bonheur, les variations de l’apparence.

Dans l’Architecture, par exemple, la nécessité d’ouvertures pour la lumière ou pour les êtres, ou bien celle de passages praticables par degrés d’un niveau à un autre, engendre les thèmes abstraits de la Porte, de la Fenêtre, ou des Escaliers, autant d’idées qui sont autant d’occasions d’ajustements de lignes délicats ou magnifiques, et de modulations de formes assemblées.

Et dans l’Art du Meuble, le Lit, le Siège, le Bureau sont autant de types, assez bien définis par nos attitudes sédentaires, qui proposent à l’artiste de composer les aises d’une personne virtuelle, assise ou couchée, avec le contentement d’un spectateur qu’enchante la façon du bâti qui la supporte. Parmi ces thèmes obligés du mobilier, je ne vais pas omettre celui de la Table sur laquelle on mange.

Quoi de plus important que l’acte du repas ? L’homme du monde le moins observateur ne voit-il pas dans l’installation et le progrès rituel d’un repas, une ordonnance toute liturgique ? Toute la civilisation ne paraît-elle point dans ces apprêts et dans ces soins qui consacrent une conquête de l’esprit sur l’impulsion dévorante directe ?

Sur le plan de la Table, la Nappe se dispose. Elle attend les objets essentiels, les vaisseaux et les vases dans lesquels les substances, dont le meilleur doit se changer enfin en nous-mêmes, seront offertes et distribuées.

Dire que cette nourriture se changera en nous-mêmes, c’est-à-dire que rien n’est plus sérieux (ni ne peut l’être) pour chacun, que l’acte de manger. On le voit bien dans l’œil de l’animal qui mange : il peint l’étrange absence d’un être possédé par la toute-puissance de la volonté de vie.

Mais les humains sont les plus légers des animaux ; leurs regards, leurs pensées s’égarent et s’amusent, jusqu’au milieu des occupations les plus dignes d’absorber toute leur présence.

 

« Cette soupière est ravissante » dit l’un d’eux négligeant sa soupe. L’autre, au moment des petits pois, s’exclame ; il trouve Bonaparte dans son assiette. Une dame brandit le Temple de l’Être Suprême. Chacun fait sa découverte sur le plat qu’il a devant soi. L’Histoire, les Mœurs, les Monuments et les Inventions, les Métiers et les Jeux, les Plaisirs et les Modes, tous les aspects de la vie passée, disputent le regard, dans le creux des assiettes, aux sauces et aux morceaux qui alimentent le présent.

Depuis les hors-d’œuvre et l’entrée jusqu’aux fromages et aux fruits, il n’est de phase du repas qui n’apporte de figures, de scènes, de rébus, ou d’allégories, et n’introduise un divertissement des yeux dans l’action, – j’allais dire : dans le drame physiologique, – qui procédant de l’appétit vers la satiété, se joue en chacun entre les regards, les narines, les papilles et les sucs, déployant les profondeurs, les veloutés, les puissances expansives des saveurs et des goûts.

La variété des sujets et des décors peints sous l’émail de la couverte187 s’appareille à la diversité des propos des convives ; et les paroles échangées ne sont pas toujours d’une naïveté incomparable avec celle des charmants décors de la faïence ou de la porcelaine illustrée.

 

Il arrive que la Littérature elle-même se manifeste sur la vaisselle, et qu’une sentence, une épigramme, une devise, un vœu politique, bachique, et quelquefois érotique, donne une voix à quelque objet ustensile qui figure sur la table. La place est mesurée ; il faut ici que les auteurs visent au laconisme. Si les Histoires littéraires n’étaient point ce qu’elles sont, des œuvres de fantaisie, où rien ne se trouve qui nous renseigne sur le véritable travail des esprits, quel chapitre y trouverait-on sur le genre bref !… Quel chapitre serait à écrire sur l’importante et immense production de maximes, de devises, d’épitaphes et d’inscriptions, de proverbes et d’apophtegmes, dans lesquels les hommes à toute époque, se sont efforcés d’enfermer quelque essence !… Il existe plus d’un chef-d’œuvre du génie compendieux. Je dois avouer qu’on n’en inscrit guère sur les ouvrages du potier. Quoique j’aie dit tout à l’heure à quel point un repas est chose sérieuse, je concède que la coutume n’est point d’associer la contemplation d’une belle pensée avec les actes et les sensations de l’homme qui mange. Pascal et La Rochefoucauld sont ignorés de la Céramique. Mais supposé qu’il existât un « service » où Forain eût écrit une douzaine de ses « mots », serait-il pas d’un excitant usage188 ? Une certaine Poésie pourrait aussi se vouer à se faire lire au fond des plats. Il me souvient d’assiettes dont chacune parlait en petits vers, adressant au convive un quatrain sans grande malice : À une demoiselle un peu mûre, son assiette disait :

Je suis ronde, frêle et claire,

Avec peut-être une ride

Si fine que je sais plaire

Encore à quelqu’un d’avide.

À une autre, cette méchante énigme :

Laissons ce poète badin, et voyons plus profondément nos faïences.

 

Cagliostro, dit-on, au travers d’une carafe d’eau claire, montrait l’avenir à qui s’en souciait189. Mais à Sèvres, la Céramique exposée nous ranime tout un passé. Ceux qui firent et décorèrent ces faïences et ces porcelaines y fixaient l’image des choses qui amusaient ou émerveillaient leur temps. Le souci de plaire et de vendre les faisaient, sans effort et sans intention, des historiens scrupuleux des sentiments de leur époque. Ce qu’achète le public le définit exactement. C’est ici un enseignement qui peut servir en toute époque. En voici un autre de caractère universel ; je n’ose dire : philosophique…

J’écrivais tout à l’heure que cette montre de Céramique nous ranimait tout un passé. Davantage : elle nous manifeste avec précision la nature même de tout passé. Le passé n’est point ce qu’on croit. Le passé n’est point ce qui fut ; il n’est que ce qui subsiste de ce qui fut. Vestiges et souvenirs. Le reste n’a nulle existence.

Regardez bien tous ces objets dans le Musée, et songez à présent aux étonnantes quantités de pareils objets qui furent nécessairement en usage ; songez aux millions d’assiettes, de plats et de tasses qui durent être faits et utilisés pendant la période ici représentée ; songez alors à l’action, sur ce nombre immense de pièces, de toutes les causes imaginables de destruction, aux tonnes de tessons, aux montagnes de débris qui sont le complément de ce qui subsiste ; songez à la mortalité des choses fragiles, à la durée probable d’une soucoupe ou d’un saladier…

Je n’en tirerai pas une réflexion facile, et d’ailleurs insipide et vaine, quant à la vie des hommes ; je vous invite seulement à une remarque particulière.

Rien ne ressemble plus à notre capital actuel de connaissances, à notre Avoir en matière d’histoire, que cette collection d’objets accidentellement préservés. Tout notre savoir est, comme elle, un résidu. Nos documents sont des épaves qu’une époque abandonne à une autre, au hasard et en désordre.

Mais de savantes et de pieuses mains recueillent çà et là ce qui peut rester de ces restes, les ordonnent de leur mieux, construisent de leur mieux un ensemble qui donne à penser et prend quelque figure. Quand nous disons : Époque de la Révolution ou bien style Louis XV, nous ne désignons en réalité, qu’une de ces dispositions de reliques et de redites, avec l’arbitraire qu’il y faut…

Que de lacunes, sans doute !… Mais pensez un peu plus, et vous trouverez aussitôt que si nous avions le tout, nous n’en pourrions absolument rien faire. Notre esprit n’aurait point d’emploi.

Il faut donc nous réjouir d’avoir seulement quelque chose, et de trouver ici, en bel ordre, en bonne lumière, tant de charmantes créations de la vie et de la fantaisie conjuguées, auxquelles l’heureux assemblage qu’on vient d’en faire, donne un sens, dont il permet de grouper la diversité et de soumettre, en somme, aux catégories de la Raison, ce qui fut jadis inventé pour les agréments de la Table.

Mon buste

Dès le mois d’août 1896, à la suite d’une commande, Valéry a donné à une publication anglaise, The Art Journal, deux articles consacrés, pour le premier, au sculpteur Paul Dubois – avec lequel, pour l’occasion, il est allé s’entretenir – et, pour le second, aux bustes de Houdon qui venaient d’être retrouvés au château de Versailles, articles non repris dans cette édition car la version française en est perdue. Il fut, par la suite, assez lié avec Maillol, et connut également Bourdelle, avec qui les relations furent plus difficiles en raison de ce qu’il avait dit de l’architecture dans Eupalinos, et que le sculpteur contestait vivement. Dans le cadre de la Fondation Blumenthal pour l’art français qui distribuait des prix, il eut aussi l’occasion de rencontrer par exemple Jean Dampt, ou Paul Landowski avec lequel il entretint des relations amicales. Mais, si l’on excepte les articles de 1896, le texte qu’on va lire est le seul de son œuvre qui concerne la sculpture : accompagnées de quelques illustrations et suivies d’une table qui donne le détail des œuvres présentées au public, ces quelques pages constituent à elles seules la plaquette qui sert de catalogue à l’exposition « Renée Vautier. Sculpture de 1923 à 1935 » qui se tient en mars 1935 à la galerie Charpentier, 76, faubourg Saint-Honoré ; elles sont reprises en 1936 dans la troisième édition des Pièces sur l’art.

Derrière ces lisses propos se cache pourtant tout autre chose. Valéry a rencontré Renée Vautier (1898-1991) dès 1925 et, au début de l’année suivante, a posé pour un buste dont on ne sait s’il fut achevé ; puis il l’a perdue de vue. Lorsqu’il la retrouve au début de 1931, elle lui propose de poser à nouveau pour elle, et durant les heures passées dans son atelier naît en lui une passion non partagée et qui va demeurer platonique, mais bouleverser, et ravager parfois, sa vie intime jusqu’en ce printemps 1935 où, précisément, se tient l’exposition de la galerie Charpentier : Renée Vautier n’est plus désormais qu’une amie. On peut voir aujourd’hui le buste au musée Paul-Valéry de Sète et dans l’ancien bureau de Valéry au Centre universitaire méditerranéen de Nice dont il fut l’administrateur190.

 

J’avais vu beaucoup de sculpture ; admiré nombre de statues que tout le monde admire, ou croit admirer, ou veut admirer ; et dont tout le monde parle, et même fort bien.

J’étais donc, comme tout le monde, assez assuré que je pouvais avoir quelque idée juste et personnelle en cette matière, et fort éloigné de conclure, de cette assurance même, que je n’y entendais à peu près rien. Je n’avais pas encore appris à me craindre sur ce sujet, à refuser mes jugements, et tous ces mots qui viennent si vite à l’esprit devant les œuvres. On ne se demande jamais de quoi sont faites nos impressions et nos expressions en présence de ces productions de l’art : on y trouverait fort peu de soi-même ; mais bien des restes de lectures. Quant à nos propres observations, notre regard naïf ne sait pas explorer les objets : nos perceptions sont de hasard, puisqu’il arrive que l’on puisse toujours nous désigner dans un ouvrage, des aspects, des beautés, des défauts, que nous n’avions pas remarqués, et nous suggérer des questions légitimes que nous ne nous étions pas proposées.

 

J’ignorais donc ; et j’ignorais que j’ignorais, – ce qui est beaucoup plus grave – quand Mme Renée Vautier m’ayant pris pour modèle, il fallut bien que le spectacle de son immense travail, duquel je devenais partie, me fît enfin concevoir que la sculpture m’était prodigieusement inconnue. J’appris d’abord que je ne savais même point la regarder : ainsi en est-il de la poésie dont jugent tant de gens qui n’ont pas le moindre soupçon de la vertu musicale du langage et qui ne savent pas lire…

Je dois à la circonstance de mon buste, non seulement ce buste assez beau ; mais encore, la conscience très précieuse des peines et des problèmes étonnamment subtils dans lesquels la pratique approfondie d’un art dont la donnée est la plus simple du monde, engage celui qui mérite et qui s’inflige ces nobles tourments.

 

Par peines et par problèmes, je n’entends pas seulement ces difficultés évidentes, premières, et comme naturelles, que tout accomplissement, toute fabrication, nous font aisément et vaguement imaginer. Ce sont là des difficultés finies, presque énumérables, que l’on parvient à résoudre, une fois pour toutes, et dont les moyens de les résoudre peuvent se transmettre assez bien, d’une tête à l’autre, à l’école ou à l’atelier. Mais je songe à ces difficultés tout autres, problèmes d’ordre supérieur, incompréhensibles à la plupart des gens (et même à plus d’un du métier) que le véritable artiste invente et s’impose. Comme on invente une forme, une idée, ou une expérience, ainsi invente-t-il des conditions et des restrictions cachées, d’invisibles obstacles, qui relèvent son dessein, s’opposent à ses talents acquis, retardent son contentement, et tirent enfin de lui ce qu’il cherchait, – c’est-à-dire – ce qu’il ignorait qu’il possédât… Je dis que cette invention imperceptible de désirs et de scrupules est une œuvre peut-être plus profonde et plus importante en lui, que l’œuvre visible à laquelle tend son effort ; et je dis que cet effort secret contre soi-même façonne et modifie celui qui l’exerce, plus encore que ses mains ne modifient la matière même à laquelle elles s’en prennent.

 

J’ai vu Renée Vautier se créer ces difficultés secondes ; et, femme jeune et prompte qu’elle est, s’absorber toutefois dans sa recherche, acquérir, sous mes yeux, de séance en séance, le sens d’une rigueur toujours plus exigeante ; refuser de plus en plus sa facilité, et craindre toujours plus cet à peu près dont tant se satisfont de nos jours, qui ont même le front de le proposer en doctrine.

Elle se faisait progressivement une idée de plus en plus sévère et exquise de son art. Peut-être, le but le plus profond de tout art se réduit-il à reconnaître enfin en quoi il consiste exactement, à le distinguer de ce qui n’est pas lui, et qui s’y mêle dans chaque personne, dans la mesure où chaque personne est une combinaison de hasards ?… Mais ce souci, quand il devient toujours présent et tout-puissant dans un artiste, le conduit dans les voies de la perfection, l’enchaîne à un désir qui engendre une patience infinie, lui suggère le sacrifice de ce qu’il peut à ce qu’il veut, et le dispose à ressentir indéfiniment que son ouvrage est encore inachevé.

Le travail devient alors son propre but.

 

J’étais assez bien préparé à observer tout ceci, et donc, à souffrir presque en silence le supplice d’être modèle. Je me résignais à la pénitence d’être pétrifié longuement, et me divertissais dans mon esprit d’une immobilité (qui, de temps à autre, me paraissait éternelle) par l’imagination des questions, des variations, des doutes, des repentirs et des décisions qui devaient se produire dans l’intime de mon sculpteur.

Son visage net et charmant passait et repassait de l’expression d’une dureté impérieuse à celle d’une joie enfantine, et tout le groupe des émotions d’un combat avec l’idéal y paraissait en quelques instants. Le visage de celui qui crée travaille singulièrement.

 

J’ai dit que j’étais assez bien préparé à m’apprivoiser avec la sculpture par l’observation de l’opération d’un sculpteur. C’est que les œuvres de l’art me touchent un peu moins, – ou moins profondément – par le plaisir direct qu’elles prétendent me donner que par l’idée qu’elles m’inspirent de l’action de celui qui les a faites. Il y a chez moi une tendance originelle, invincible, – peut-être détestable, – à considérer l’œuvre terminée, l’objet fini, comme déchet, rebut, chose morte ; parfois sans doute, aussi belle et pure que la conque dont la vie d’un être a formé la nacre et la spire, mais que la vie a quittée, l’abandonnant inerte à la foule des flots.

 

Devant ces objets, dès qu’ils me retiennent, je ne puis que je ne m’essaie à me restituer par l’esprit le poème perdu de leur génération. Je pense à la matière de ces œuvres, à la fois ennemie et propice, esclave ou maîtresse, contrainte ou obéie ; et je la vois passant du désordre à l’ordre, de l’informe à la forme, de l’impur au pur. J’imagine l’artiste, prenant tour à tour tant de figures et d’attitudes : inventeur et poète, praticien, lutteur et joueur qui tente la chance ; et tantôt improvisateur, tantôt minutieux observateur, tantôt calculateur. Je n’oublie point le grand rôle du hasard, affronté, combattu, parfois sollicité, parfois favorable… Voilà ce dont j’aime qu’une œuvre me parle. Rien ne m’excite plus que l’idée de ce drame de transformations que l’on peut rêver mimé, dansé, figuré devant soi…

 

J’ai donc, témoin et patient, assisté et pris ma part à l’action, – à cette relation dramatique entre la lumière, la matière, le modèle, les forces, le but et l’esprit. Le nœud de l’action, son élément pathétique, réside dans l’effet que produit à chaque reprise sur l’artiste le nouvel état qu’il vient d’imprimer à son œuvre. Recul : calcul. Il s’approuve ; il se renie ; il revient de la critique à l’action ; reprend force et courage.

Je suppose que ces brusques sautes de l’espoir à l’ennui, du dégoût d’être soi au délice de l’être, sont plus promptes et plus fréquentes chez le sculpteur que dans les autres espèces d’artistes.

J’ai dit tout à l’heure que la sculpture était l’art dont la donnée initiale était la plus simple du monde. Il s’agit, en effet, de reproduire la forme d’un instant des êtres vivants par la figure que l’on impose à un solide. Tandis que la peinture ment sur le mur qu’elle nie, ouvre sur un monde fictif dont elle simule non seulement les objets qu’elle y place, mais encore un espace et une lumière, la sculpture s’installe dans le même milieu que celui qui la contemple ; elle en accepte la lumière, et ses clartés comme ses ombres sont réelles. Mais le spectateur qui est immobile par rapport à un tableau, peut se déplacer par rapport à la statue, et l’ouvrage peut donc être observé à partir d’une infinité de points. Mais encore, la lumière incidente peut aussi changer de direction, ce qui entraîne d’incalculables modifications de la lumière réfléchie. L’ouvrage doit donc être prévu de manière à satisfaire le regard dans une infinité de situations possibles, à chacune desquelles une infinité d’orientations de la lumière peut correspondre191. Chaque pas de l’observateur, chaque heure du jour, chaque lampe qui s’allume, engendre à une sculpture une certaine apparence, toute différente des autres. Il suffit donc que l’artiste se meuve le moins du monde pour que l’acte d’exécution qu’il vient d’accomplir puisse lui apparaître immédiatement regrettable. Un acte heureux par rapport à un point donné se change en faute lourde moyennant un petit mouvement. Il en est de même du moindre changement de position de la source lumineuse.

 

Tout ceci fait de la sculpture un art plein de surprises. Chaque instant du sculpteur est menacé par une infinité d’infinité d’éventualités. Il risque à chaque instant de perdre sur un point qu’il ne voit pas, ce qu’il gagne sur le point qu’il voit. Son travail l’engage donc dans une sorte de mouvement d’enveloppement de son œuvre, comparable à une modulation incessante, par laquelle procédant d’un aspect à l’autre, et d’un acte de ses mains à un autre, il s’efforce d’enchaîner ces moments successifs de l’exécution par un sentiment très subtil de la forme, qui défie toute analyse.

Regardez-le agir : ce ne sont que révolutions de l’artiste et rotations du modèle. Le modèle et la masse (d’argile ou de plâtre) font vaguement songer aux deux foyers d’une ellipse : le sculpteur autour d’eux est toujours en action. La séance tient du mouvement des planètes et de la danse.

Rêvant pendant mes poses, j’en viens à imaginer les actes de sculpture comme une combinaison de mimique et de danse, succession de figures et de mouvements, – Danse : mais danse, qui, différant de la danse ordinaire, eût un but, – un ouvrage achevé qu’elle laisserait après soi.

Je continue à rêver sur ce thème : j’entrevois le dessein de noter la musique de cette danse. À une sculpture donnée, on pourrait ainsi faire correspondre un certain morceau de musique, construit sur les rythmes des actes du sculpteur.

Je choie ces idées absurdes. Je les développe dans mon esprit sans nulle gêne… Et pourquoi ne pas concevoir comme une œuvre d’art l’exécution d’une œuvre d’art192 ?

 

Pendant que je dépense ainsi, sur un siège élevé, mais d’assiette étroite et de stabilité précaire, mon temps de pose, Renée Vautier agit.

Je suis le « modèle vivant », auprès de mon bloc en évolution lente, l’un et l’autre environnés et obsédés par des centaines d’attitudes et de transports de l’artiste, tantôt laborieuse et fermée, occupée au détail ; tantôt vivement déchaînée ; volant, d’un bond, du faire au voir, et du voir au reprendre. Elle s’arrête tout à coup, se rapproche, s’éloigne, se fixe ; sans souffle, le front durement froncé. Je veux parler… On m’impose silence. On me regarde comme une chose. On sourit ; mais ce n’est pas à moi que l’on sourit. C’est à mon nez, dans lequel on vient enfin de discerner certain petit « plan », en quoi réside, paraît-il, le secret de la particularité ou personnalité de cette saillie. Mais le regard très noir s’appuie, durcit encore ; devient pareil à celui du tireur à l’épée dont l’œil aigu distingue le défaut de la garde de l’adversaire. L’adversaire, c’est moi. Je suis la Difficulté. La mobilité, la complexité de mes traits exigent tant de recherches, une analyse si minutieuse, mais si attentive au style, une synthèse si prudente !

Davantage : mon buste est sensiblement plus grand que nature. Ce parti pris, assez favorable à l’interprétation du détail d’une face fort accidentée, exige plus impérieusement de l’artiste une conscience constante de l’ensemble. Il faut un grand courage pour se risquer dans la poursuite de la ressemblance à cette échelle.

 

Mais la ressemblance elle-même est un piège où se prennent et périssent bien des artistes. Il y a une ressemblance superficielle que l’on peut atteindre en fort peu de temps, et une expression suffisamment parlante de la physionomie, qu’un homme habile saisira aussi promptement que certains caricaturistes. Mais un travail ainsi légèrement mené ne résiste pas à l’examen. On ne peut approfondir ces œuvres, par la contemplation, plus avant que leurs auteurs ne l’ont fait par l’étude et la « construction ». Plus on les regarde, plus elles s’altèrent et se décomposent sous le regard. Il ne faut pas s’arrêter à la ressemblance première. Je dis plus : il ne faut pas vouloir la ressemblance avant toute chose : elle doit, au contraire, résulter d’une convergence d’observations et d’actions qui accumulent dans la forme de l’ensemble une quantité toujours croissante de relations observées entre les parties. Le bon travail est tel que l’on peut toujours le pousser plus avant vers la précision, sans avoir à changer de parti ni de points de référence.

 

Je ne puis dire à quel point la précision et l’étonnante patience de mon sculpteur m’ont émerveillé et m’ont instruit. Peu d’hommes dans les arts, m’ont paru capables d’une telle énergie, d’une attention si soutenue et si lucide.

Nous nous sommes parfois assez vivement disputés. Je prétendais qu’elle se trompait sur tel point. Je courais au miroir, qu’elle récusait. Je me palpais et tâtais le visage, et je cherchais sur celui du buste si je trouvais par le toucher la correspondance des formes.

Mais la grande querelle de l’artiste avec son modèle s’est engagée sur la grave et difficile question des yeux. Barbare que j’étais, je lui enjoignais, je l’adjurais, de creuser dans leurs globes de petites cavités figurant au naturel les trous noirs des pupilles, et de ne négliger ni le point lumineux ni les fibrilles des iris. J’invoquais Houdon, qui sut nous conserver les regards de tant de modèles193. Rien n’y fit. L’opiniâtre Vautier demeura inflexible, et mes yeux sans prunelles.

C’est qu’elle ne considérait, comme il le faut, la ressemblance que dans sa relation avec le principe et l’objet plus général de l’art. L’art du portrait exige la réunion de deux valeurs. La ressemblance n’est qu’une condition temporaire que l’artiste s’impose : le modèle disparu, elle n’a plus de refuge que dans ceux qui l’ont connu, et elle perd enfin toute existence avec la leur. Reste l’œuvre. Ressemblance déduite, cette œuvre est œuvre d’art, si quelques-uns, dont le regard distraitement l’effleure, s’arrêtent ; et si ce regard même se transforme, s’appuie sur son objet, s’y attarde, interroge l’ouvrage et rêve le travail. C’est alors que l’esprit de cet observateur saisi, et comme créé dans un passant indifférent, par l’objet vu, en reçoit la jouissance complexe dans laquelle se composent le sentiment de la présence humaine figurée, avec celui des actes assemblés qui ont façonné la matière informe pour lui empreindre l’apparence de la vie. Entre l’œuvre et l’observateur, s’institue un échange essentiel : l’œuvre répond autant qu’elle demande. Ses ressources s’accroissent d’autant plus qu’elles se font plus solliciter. Plus on la regarde, plus augmente la curiosité qu’elle excite.

 

Mais la production d’un tel effet exige de l’artiste un rare équilibre de facultés : la maîtrise de soi autant que la possession des moyens techniques ; l’art de se poser, en cours d’ouvrage, les questions qu’il faut ; la conduite simultanée d’une action qui vise à l’exactitude et d’une autre qui tend à provoquer la contemplation, – l’une qui se réfère à un modèle présent, l’autre qui consulte une certitude cachée. Il faut maintenir une liaison toujours très délicate entre ces poursuites indépendantes par elles-mêmes.

J’ai trouvé ces qualités dans mon sculpteur et les ai vues se développer. J’ai parlé de danse, tantôt, à propos de l’exécution des œuvres. Je soupçonne que la danse et la rythmique ne sont pas ignorées de Renée Vautier. Je sais qu’elle pratique aussi la manœuvre des appareils volants, dans laquelle le sang-froid et la justesse des réactions sont des exigences vitales. Ces exercices ne sont pas sans rapport avec son travail de sculpteur, et son art montre la vertu de l’entraînement méthodique et d’une discipline savante. L’être et l’œuvre, qui est acte, se répondent ainsi toujours plus nettement. C’est là la véritable voie.

J’ai observé mon sculpteur, instruite peu à peu par la difficulté pure, se dépouiller progressivement l’esprit de ces idées invérifiables par l’art, de ces considérations imposantes, tout étrangères à la pratique de l’art, que les facilités du langage permettent à trop d’écrivains de fournir à trop d’artistes mal défendus par leur culture et chatouillés dans leur vanité. Plus d’un statuaire, en particulier, et d’illustres, ont égaré leurs esprits dans de vaines ou absurdes théories. Il en est qui crurent se grandir en parlant de ce qu’ils savaient en termes qu’ils ne comprenaient pas ! Mais c’est par le « métier » lui-même, et selon lui-même, que l’artiste doit développer son désir et sa pensée. La relation d’un homme avec son art contient implicitement tout ce qu’il faut pour accroître l’homme et l’art. Tout le reste est perdition.

Fontaines de mémoire

Ces pages reprennent le titre du recueil de poèmes qu’Yvonne Ferrand-Weyher (1873-1963) fait paraître au Divan en 1935, et auquel elles servent de préface, ou plus précisément d’« Avertissement », sans qu’on sache rien de précis sur l’auteur, dont plusieurs livres parurent durant l’entre-deux-guerres, ni sur ses relations avec Valéry qui multipliait, comme on sait, volontiers les préfaces, sans nécessairement être séduit par ce qu’il préfaçait, quoi qu’il en dît – ou n’en dît pas. Le texte est repris en 1936 dans la troisième édition des Pièces sur l’art.

 

La Poésie n’a pas besoin d’être annoncée. Elle est un fait, qui est ou n’est pas. Elle doit se produire sans promesses, et s’introduire telle quelle, par soi seule, dans le monde d’un esprit, comme le son pur tout à coup devient. Le son pur tout à coup s’impose et se dilate, il abolit le bizarre babil des paroles humaines, il chasse devant soi le désordre aérien des bruits d’une salle vivante, les grincements de portes et de chaises et la rumeur de tous les remuements accidentels de personnes et de choses par quoi se cherche, comme à tâtons, le silence.

Placer, marmonner un peu de prose à l’entrée d’un livre de vers me semble donc, en général, une faute. J’ai commis cette faute, et plus d’une fois ; mais toujours à regret. Rien ne trouble et n’ennuie la conscience comme le sentiment de commettre un péché que l’on n’aime pas.

Mais il peut arriver qu’une circonstance singulière, sinon tout exceptionnelle, dont il convienne d’avertir le lecteur afin de le disposer à une attention spéciale, se produise, qui justifie assez un avertissement de quelques mots avant les poèmes, à effacer à peine lu.

 

Il ne manque point de poètes, ni même de poètes de grand style parmi les femmes. Cependant qu’il est remarquable, très mystérieux, mais très certain, que rien d’essentiel ne fut jusqu’ici accompli par la femme dans l’ordre de la composition musicale, on connaît, au contraire, dans la Poésie, nombre d’excellentes œuvres féminines, dont quelques-unes d’éclatantes194.

Mais il y a poète et poète, et plus d’un type de poésie. Si, au lieu de considérer la production poétique dans son ensemble, on distingue entre les poètes ceux dont les ouvrages se développent comme d’eux-mêmes, à l’appel d’une émotion sans retour, de ceux qui réservent leur premier élan d’expression, ne veulent pas confondre la force avec la forme, et songent qu’il ne suffit pas de sentir pour faire sentir, ni de faire sentir une fois, et comme par surprise, pour faire indéfiniment sentir, et toujours plus entièrement, alors il apparaît assez que presque toutes les femmes dont le talent s’est imposé appartiennent à la première espèce. Celles-ci répugnent à opposer des résistances à leur génie, à se reprendre, à s’exercer contre leur spontanéité, à se soumettre à des contraintes impersonnelles dont la vertu profonde leur est voilée. Elles ne consentent pas que la durée et l’efficace des œuvres dépendent du travail au moins autant que de quelques instants merveilleux. Elles ne conçoivent pas que « l’inspiration » ne doit être qu’une « matière ».

 

J’ai pu observer chez quelqu’une d’entre elles, et des plus généreusement douées, une étonnante difficulté à revenir sur telle pièce dont les imperfections lui étant très manifestes et très sensibles, toutefois les beautés qui s’y trouvaient ne voulaient point qu’elle l’abandonnât195. Elle ne savait pas où appliquer ses efforts, ni traiter la figure verbale qui lui était premièrement venue à l’esprit, toute belle de fraîcheur et de facilité, avec l’espèce de sang-froid et de liberté qu’il faut pour ne pas demeurer l’esclave d’un détail. Une expression dont la spontanéité vous a ravi n’est jamais qu’un présage ou une promesse : le but est le tout du poème. Mais la personne dont je parle ne voulait pas entendre que le métier de poète ne consiste pas à recevoir des présents du dieu inconnu tant qu’à s’efforcer d’en faire soi-même, d’aussi divins qu’on le puisse, à des hommes tout inconnus. On doit faire ce qu’il faut pour communiquer à ceux-ci la sensation d’une certaine nécessité poétique, qui ne peut résider que dans la forme, laquelle exige la continuité du bonheur de l’expression.

Mais c’est ici que la volonté réfléchie et le désir d’aller plus avant dans la durée d’un enchantement que n’y pénètre l’éclair ou l’instant même du « génie », interviennent ; et ils doivent intervenir jusqu’au point d’effacer enfin toutes les traces de leur effort.

Voilà ce qui est rare dans les œuvres féminines de poésie ; et que je reconnais, avec une heureuse surprise, dans celle de Mme Yvonne Weyher.

 

Son livre s’ouvre, et l’œil d’abord y considère les HUIT POÈMES EN FORME DE CHANT ROYAL.

L’aspect carré, l’ordonnance en strophes massives, et comme solides, de ces poèmes, l’arrête.

Ceci ne s’est pas fait tout seul…

Je confesse qu’avant de lire, j’ai examiné quelque temps ce « contenant », et que je me suis intéressé pour mon plaisir particulier à la structure de ces éléments d’une plénitude singulière, dont les caractères formels feraient songer, si on les figurait, par une sorte de diagramme, à certaines pages d’algèbre ou de musique savamment et sévèrement construite.

Cinq strophes de Onze vers, complétées par une dernière strophe de Cinq vers, en manière d’envoi ; et ces Soixante vers assujettis à ne rimer que par Cinq syllabes, dont les sons se suivent ou se croisent selon une formule stricte, telle est la dure loi des odes de ce type. (Dans chaque strophe, quatre des cinq rimes sont employées par deux, la cinquième revenant trois fois. Ces rimes sont croisées pour former un premier quatrain ; plates dans le second, dont le dernier vers constitue, avec les trois qui le suivent, un nouveau quatrain à rimes croisées.)

Je ne vois pas de règle plus rigoureuse. Auprès du Chant Royal, le sonnet est un jeu d’enfant.

 

Depuis Marot, je ne sais combien peu de poètes se sont rompu l’esprit à observer les lois du Chant Royal. Il suffit de rappeler celles-ci pour exciter toutes les répugnances des modernes à l’égard de l’arbitraire voulu et réfléchi auquel ils opposent l’arbitraire irréfléchi…

On n’ignore pas quel prix j’attache à la discipline dans l’art quand l’artiste se l’impose non par imitation, et non par croyance à la vertu de formes éprouvées ; mais pour avoir soi-même, dans une méditation assez avancée de son grand désir, retrouvé, comme s’il l’eût inventée en quelques instants, l’idée de structures conventionnelles analogues à celles que nous tenons de très anciennes expériences. S’il y pense encore un peu plus, il peut juger inutile d’en créer de nouvelles. Je me suis étonné quelquefois (en ignorant que je suis de la musique) que l’on n’ait, depuis Bach, cherché d’autre formule que la fugue ; mais on me dit qu’elle suffit à proposer ce qu’il faut de difficulté systématique pour instruire la liberté naïve à poursuivre une liberté d’ordre supérieur.

Quant à cet arbitraire irréfléchi dont je parlais, et dont je n’ignore pas que tout commence par lui, et qu’il emporte avec soi d’inestimables beautés, je constate qu’il ne les offre qu’à titre d’accidents heureux196, et qu’on ne peut se flatter qu’il nous livre tout un poème, – de ceux dont on ne peut détacher un fragment qui abolit tout le reste, et qui ne se laissent pas réduire à quelques vers éblouissants.

Mais pour moi, la grande affaire dans la poésie, à présent que tant d’expériences et d’excitantes nouveautés ont enrichi presque à l’excès le trésor des expressions et des formes de vers possibles, serait de rechercher enfin de plus savantes compositions. Rien de plus rare dans notre art. Rien de plus difficile, si l’on entend par « composition » en poésie tout autre chose que ce qu’on désigne par ce mot, s’agissant d’œuvres en prose.

Ni la chronologie d’un récit, ni la pure succession de situations, ni le développement « logique » des « idées », ni même celui d’un « sentiment », ne suffisent à donner à un poème l’unité… substantielle, la continuité, l’indivisibilité qui en feraient le « corps glorieux et incorruptible197 » que l’on peut concevoir. Cette conception raffinée exclut la recherche trop sensible du « beau vers », grand ennemi du poème qu’il incite le lecteur à détruire pour en dérober les diamants198.

Il existe cependant un moyen de résoudre sans des peines infinies ce problème de la composition, si subtil et si difficile à énoncer que nombre de grands poètes semblent ne pas en avoir eu conscience : l’emploi de strophes, mais de strophes qui s’enchaînent et puissent donner l’impression d’une suite de magiques transformations de la même substance émotive.

Ce parti pris s’oppose nettement au développement libre dans lequel on se permet de tout introduire, et qui procure l’illusion de la richesse par l’abondance illimitée de ce qui ne coûte rien. Le joueur poétique peut choisir son jeu : les uns préfèrent la roulette, et les autres, l’échiquier.

 

Mme Yvonne Weyher n’a pas moins de mérite à avoir conçu et voulu ce qu’elle a fait, qu’à l’avoir exécuté. Mais c’est à l’exécution même qu’il faut regarder à présent.

Qu’on se représente nettement la difficulté de satisfaire aux règles rigoureuses, presque inhumaines, du Chant Royal, combinée avec le dessein d’émouvoir aussi délicatement et profondément l’âme des hommes que le tentent les poètes qui se donnent le plus de libertés. Chanter le plus sensible d’une vie sans laisser paraître le moins du monde que l’on est chargé de chaînes ; construire, en observant des lois tout abstraites, des formes qui imposent la Tendresse, la Tristesse, la noble amertume du Regret, la profondeur du Souvenir ; ne rien perdre des nuances de la rêverie cependant que l’on veille à l’exactitude de l’ordonnance et que l’on s’astreint à ne pas errer hors d’un programme des plus sévères, voilà l’extraordinaire accomplissement sur lequel j’ai voulu que l’attention du lecteur fût sollicitée de s’arrêter.

Ce n’est pas qu’il n’y ait dans le recueil de Mme Weyher d’autres pièces que celles en « Chant Royal » ; qu’on n’y trouve d’excellents poèmes de forme diverse ; mais leur grâce n’exige pas un avertissement particulier. Si j’ai cru devoir écrire celui-ci, c’est, il faut l’avouer, pour exprimer mon contentement de voir vérifier par une expérience des plus heureusement réussies une thèse qui m’est chère et familière. Je me suis souvent demandé pourquoi l’acceptation de conventions nettement énoncées serait plus choquante en Littérature qu’elle ne l’est en Musique ou en Architecture ? Il ne faut pas opposer ce qu’on nomme la « Vie » à cette volonté. La Vie ne procède que dans un réseau de conditions terriblement étroites, et ce ne sont que ses manifestations les plus superficielles qui semblent libres et capricieuses. Mais telle fleur est formée de tel nombre de pétales. Mais ma main porte cinq doigts, ce que je puis considérer comme une détermination arbitraire : c’est à moi de retrouver quelque liberté en exerçant cette main aux cinq doigts, et les actes les plus adroits ou les plus agiles que j’en obtiendrai, ne seront dus qu’à la conscience de cette limitation et aux efforts que je ferai pour suppléer par l’art et l’exercice au petit groupe de moyens donné. Songez à présent au langage…

1. On trouvera le détail de chaque édition dans la Bibliographie de Karaïskakis et Chapon.

2. Voir p. 108-152.

3. Voir p. 483-485, au t. 2 de cette édition, la Notice de Degas Danse Dessin.

4. Sculptées en cire, elles furent coulées en bronze et sont au musée Paul-Valéry de Sète.

5. Lettre inédite du 8 août 1926 (coll. part.).

6. Voir p. 1295-1300.

7. Voir p. 1351-1360.

8. Voir p. 483-485, au t. 2 de cette édition, la Notice.

11. Voir p. 953, au t. 3 de cette édition.

12. Voir p. 1329.

13. Degas Danse Dessin (voir p. 571, au t. 2 de cette édition).

14. Voir p. 1318.

15. « Discours sur l’esthétique » (voir p. 785, au t. 2 de cette édition ; et dans ce même t. 2, voir p. 355-402, « Léonard et les philosophes ».

16. C.XXIV.479.

17. Voir p. 500, au t. 2 de cette édition.

18. Voir p. 1329.

19. C.VIII.578.

20. Voir p. 1394, « Mon buste ».

21. Voir p. 553, au t. 2 de cette édition.

22. Voir p. 947, au t. 3 de cette édition.

23. Voir p. 1395.

24. Voir p. 571 sq., au t. 2 de cette édition.

25. Voir p. 565, au t. 2 de cette édition.

26. Frère du philosophe Xavier Léon, Paul Léon (1874-1962) fut plus tard le collègue de Valéry au Collège de France où il occupa à partir de 1933 une chaire d’Histoire de l’art monumental.

27. L’émail dont sont revêtues la faïence ou la porcelaine.

28. En 1897, le titre complet du poème de Mallarmé est Un coup de Dés jamais n’abolira le Hasard.

29. Voir ma biographie de Valéry, p. 445.

30. La bibliothèque Doucet conserve deux broderies inspirées de deux poèmes de Charmes, « La dormeuse » et « L’abeille ».

31. Valéry élargit ici à tous les arts une idée qui lui est très chère en littérature : la conviction que le contenu d’une œuvre, et surtout d’un roman, pourrait être tout autre à chaque instant, et que seule la forme peut racheter cet arbitraire en imposant l’idée de sa nécessité, c’est-à-dire avant tout de sa nature non modifiable.

32. L’imprimeur Giambattista Bodoni (1740-1813) a créé le caractère qui porte son nom et est l’auteur d’un Manuel typographique (posth., 1818). C’est dans Rome, Naples et Florence, à la date du 19 décembre 1816, que Stendhal raconte sa visite à Bodoni. Mais l’imprimeur était mort depuis trois ans, et rien n’atteste une rencontre antérieure : l’anecdote est certainement imaginaire et permet seulement à Stendhal d’illustrer ce revers des passions qu’est leur ridicule. (Je ne corrige pas la transcription de Stendhal, légèrement fautive, mais je restitue le « de » devant « majuscules » : c’est visiblement une coquille). Valéry reprit l’anecdote (ainsi que quelques idées déjà développées ici) le 15 janvier 1927 dans l’« Entretien sur le livre » qu’il donna à Frédéric Lefèvre pour Les Nouvelles littéraires (voir Très au-dessus d’une pensée secrète, p. 135).

33. Sans accent, l’orthographe que donne Littré est aujourd’hui vieillie.

34. C’est-à-dire de caractères d’imprimerie usés. C’est ce qu’il dit aussi à Frédéric Lefèvre en 1927 dans son « Entretien sur le livre » (Très au-dessus d’une pensée secrète, p. 131 sq.).

35. L’Imitation de Jésus-Christ que Corneille traduisit en vers (1651-1656).

36. De Bossuet (1651).

37. De Bossuet encore, l’Histoire des variations des Églises protestantes parut en 1688.

38. En 1669, à la mort du libraire et imprimeur Sébastien Cramoisy, son petit-fils Sébastien Mabre-Cramoisy prit la direction de l’entreprise, que sa veuve dut liquider deux ans après sa mort, en 1687.

39. Denis Thierry fut libraire de 1629 à sa mort en 1657. Son fils Denis II fut lui aussi libraire à partir de 1652, et mourut en 1712. Claude Barbin fut libraire de 1654 à sa mort en 1698. Sa veuve continua d’exploiter l’entreprise pour le compte de son fils jusqu’en 1707.

40. C’est-à-dire environ 10 ou 12 000 €.

41. François Ambroise Didot (1730-1804) est l’inventeur d’un caractère qui porte son nom. Avec celui de Bodoni (voir p. 1266, note 1), ce sont les caractères qui avaient la préférence de Valéry.

42. Voir p. 1266 sq.

43. Pierre Didot (1761-1853), fils aîné de François Ambroise à qui il succéda en 1789.

44. Voir p. 1279 sqq.

45. Recueil qui ne figure pas dans cette édition, car Valéry, à l’exception du « Préambule » (voir Souvenirs et réflexions, p. 149-154), en a repris les textes ailleurs.

46. Le début du discours, qui figure dans l’édition Chamontin, a été supprimé par Valéry.

47. Au début du siècle, Valéry envisagea de consacrer une tragédie à Tibère. Depuis 1922, il songe aussi à une autre pièce qu’il n’écrira pas davantage, Stratonice. Sur ces questions, voir « Mes théâtres » (t. 3 de cette édition, p. 1242-1247).

48. Valéry assista à la représentation de Bajazet par la « Petite Scène » plus d’un an plus tard, le 7 novembre 1927, et il nota : « Première fois que je vois et que j’entends une tragédie de Racine ! » (C.XII.462).

49. Valéry songe sans doute à la « Lettre à Madame C. ». Voir p. 1279 sqq.

50. Dans ses Cahiers, Valéry théorise volontiers ce lecteur idéal comme un double en effet de lui-même à qui il s’adresse au-dessus du lecteur réel qui viendra ensuite, et ne pourra donc que lentement accéder à une œuvre qui ne lui est pas adressée. Voir p. 876, au t. 2 de cette édition, « Réflexions sur l’art ».

51. Voir la « Lettre à Mme C. » et voir p. 1279, la Notice.

52. Un an et demi plus tard, Valéry développa ces idées dans « Propos sur la poésie » (voir p. 1724-1743).

53. Dans Rhumbs qui venait de paraître en mars, la même idée se trouvait exprimée dans une définition appelée à devenir célèbre : « Le poème – cette hésitation prolongée entre le son et le sens » (voir p. 485, au t. 3 de cette édition, Tel Quel II ).

54. Ce sont là les modèles auxquels Valéry, dans une note des Cahiers, dit avoir songé au moment de La Jeune Parque : le Songe d’Athalie, la Prière d’Esther, et Gluck dont les récitatifs l’enchantaient (C.VI.508 sq.).

55. Valéry est familier de cet etc., dont il use très volontiers, comme pour dire sa lassitude de poursuivre une analyse dont l’intérêt faiblit. Mais le mot s’explique ici par la coupure un peu abrupte des dernières pages du discours réellement prononcé.

57. Valéry, bien sûr, parodie la phrase de Pascal – « Console-toi, tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé » (éd. citée, p. 579) – de même qu’il parodiait un peu plus haut « La cigale et la fourmi ».

58. Cette graphie incorrecte est un clin d’œil de Valéry à Léon Clédat (1851-1930) qui avait, à la fin du siècle, prôné une simplification de l’orthographe qu’il mettait d’ailleurs lui-même en pratique de manière un peu cocasse.

59. Voir p. 418, le vers 465.

60. Tome XXXIX, 1er fascicule, 1927, p. 168.

61. Tome XL, 1er fascicule, 1928, p. 59-62.

62. Mots supprimés dans Pièces sur l’art.

63. Valéry gardait en effet à portée de la main le Dictionnaire étymologique de la langue française de Léon Clédat, dont il avait acheté la réédition de 1913, et le consultait souvent.

64. Au vers 20 de « La colère de Samson » (Les Destinées) : « Ses bras fins tout mouillés de ti-è-des sueurs ».

65. Acte I, 4.

66. En avril 1928, Valéry écrira à André Thérive, à propos de cette diérèse : « Je suis grand partisan des libertés voulues. (C’est le grand point.) Je les distingue fort de celles que l’on se permet pour escamoter une difficulté. Les premières donnent du travail ; les secondes dispensent d’en fournir » (Claude Launay, Paul Valéry, p. 295).

67. Voir p. 1724-1743, les « Propos sur la poésie ».

68. Francis Bacon, Novum Organum (1620), livre I, aphorisme 3 : « On ne commande à la nature qu’en lui obéissant. » Valéry a omis enim (de fait) après naturae. La phrase figure aussi dans le Cahier B 1910 (voir p. 296, au t. 3 de cette édition).

69. C’est aussi le cas de Montaigne ou de Montluc, écrivains eux aussi du Midi.

70. La formule figure au début du « Sermon pour la profession de Madame de La Vallière », maîtresse de Louis XIV qui avait décidé de quitter la Cour pour entrer au couvent. Valéry admirait beaucoup Bossuet dont il avait fait la lecture à son patron Édouard Lebey au début du siècle. Voir p. 1113, « Sur Bossuet ».

71. Phrase supprimée dans Pièces sur l’art.

72. Ou T’ao Yuan-Ming.

73. Ou Liang Zongdai.

74. Au moment où il écrit ces lignes, Valéry se trouve lié en effet à un autre Chinois, Cheng Tcheng, dont il vient de préfacer Ma mère en 1928 (voir p. 1687-1695).

75. Allusion au surréalisme. Entre 1913 et 1921, Valéry a reçu fréquemment Breton et, dans les lettres échangées, il est très vite apparu que ce qui les séparait, c’était le sens du métier et de la longue patience de l’œuvre que Valéry évoque précisément ici.

76. En particulier lorsque vont siéger les nombreux jurys de prix littéraires dont il fait partie.

77. La formule, qui a fait florès, est alors récente puisqu’elle a été utilisée pour la première fois par Édouard Herriot en 1924.

78. La topologie.

79. Frigus opacum (Virgile, Bucoliques, I, v. 52) peut se rendre par « la fraîcheur de l’ombre », ou bien « la fraîche obscurité », selon la traduction de Rivarol ; André Bellessort traduit tacitæ per amica silentia lunæ (Virgile, Énéide, II, v. 255) par « sous le silence ami de la lune voilée ».

80. « Jusqu’au sombre plaisir d’un cœur mélancolique » figure à la fin du livre II des Amours de Psyché et de Cupidon de La Fontaine, que Valéry a lu en 1918.

81. Le compositeur Albert Wolff (1884-1970) fut le chef d’orchestre des Concerts Lamoureux de 1928 à 1934.

82. C’est là l’idée qui mène à la poésie pure. Voir p. 689-691.

83. Qui, en fait, cessa de diriger dès 1897.

84. Jules Pasdeloup (1819-1887) créa son orchestre et inaugura les Concerts populaires en 1861.

85. « La grandiose Musique est l’écriture de l’homme complet », note Valéry dans le Cahier B 1910 (voir p. 289, au t. 3 de cette édition).

86. Valéry songe sans doute ici au 11 novembre 1918. Rentré de chez son « Patron » pour déjeuner alors que la nouvelle de l’armistice venait tout juste d’être connue, il se rendit à l’Arc de Triomphe tout proche avec sa femme qui, dans la foule, aperçut Gide, le regard voilé de larmes.

87. Il fut démoli en 1899.

88. Valéry projette sans doute ici sur Mallarmé, pour une part, le sentiment qu’il a souvent éprouvé, et en particulier dans sa jeunesse, de la désespérante supériorité des pouvoirs de la musique sur ceux de la poésie.

89. C’est la fameuse formule de la préface à Connaissance de la déesse : « Reprendre à la Musique, leur bien » (voir Variété, note 117).

90. C’est le thème central de « Triomphe de Manet », p. 1351-1360.

91. Voir p. 1674.

92. L’adverbe surprend un peu si l’on songe que l’évolution moderne des arts suscite en général chez Valéry plus d’inquiétude que d’émerveillement.

93. La formule exacte est : « Ô juste, subtil et puissant opium ! » C’est l’incipit de la deuxième partie des Paradis artificiels de Baudelaire, « Un mangeur d’opium ».

94. Il s’agit de Fatinitza, opérette de Franz von Suppé (1819-1895), créée à Vienne en 1876. Voir p. 969, « Earlier visits to England ».

95. Voir p. 97-98.

96. P. 1184-1187.

97. Peintre vénitien (1577-1621).

98. Francisco de Zurbarán (1598-1664) a peint le tableau vers la fin de sa vie. Peut-être parce que « Alexandrine » était le troisième prénom de sa mère, Valéry le substitua à celui de sainte Agathe à qui un préfet romain, éconduit, avait fait trancher les deux seins ; saint Pierre avait guéri ses plaies. « Agathe » devint le titre d’une sorte de poème en prose en 1898 (voir p. 350-365) et, en 1906, le prénom de sa fille.

99. Le texte paru dans Chimère en mars 1892 ne portait pas de date, mais il semble bien, en effet, que ces deux pages aient été écrites à la fin de 1891.

101. Idée centrale chez Valéry, et que l’on retrouve dans son approche de la littérature : la relation que l’on entretient avec une œuvre doit être toujours singulière, donc sans médiation, et ne doit faire acception d’aucun savoir extérieur ni adventice. Voir à ce sujet les « Réflexions sur l’art » (t. 2 de cette édition, p. 873 sq.).

102. L’adjectif n’est pas excessivement louangeur et, de fait, Valéry trouvait la peinture de Rubens ennuyeuse.

103. Valéry a peut-être eu l’occasion de voir quelques-unes de ces villas d’Andrea Palladio (1508-1580) lors du voyage qu’il fit avec sa mère et son frère Jules, du 25 septembre au 8 octobre 1895. Ils se rendirent à Modane, puis traversèrent tour à tour Turin, Milan, Pavie, Vérone, Padoue et Venise. Ils visitèrent ensuite Trieste, où était née la mère de l’écrivain, avant de gagner Gênes où résidait sa sœur. Mais Valéry ne devait jamais revenir à Venise.

104. Andrea Contucci, dit il Sansovino (1467-1529), fut sculpteur plus qu’architecte. En revanche, Iacopo Tatti (1486-1570), dit aussi il Sansovino car il fut adopté par lui, construisit de nombreux bâtiments à Venise.

105. Paysage avec Énée à Délos, Vue de Carthage avec Didon, Énée et leur suite, Paysage avec le débarquement d’Énée dans le Latium sont des tableaux peints entre 1672 et 1675.

106. Francesco Guardi (1712-1793) est surtout célèbre pour ses vues de Venise dont, comme Canaletto, il peignit également les fêtes.

107. Gaspard Dughet (1615-1675), beau-frère de Nicolas Poussin qui avait épousé sa sœur Anne-Marie, dit le Guaspre ou Gaspard Poussin fut un peintre de paysages.

108. En dépit de cette modestie affichée, Valéry pratiquait volontiers la gravure sur cuivre où il s’était perfectionné à Montmartre, dans l’atelier de Jean-Gabriel Daragnès (1886-1950). Certaines éditions de ses livres furent illustrées de gravures réalisées par ses soins.

109. La différence entre les objets naturels et ceux qui naissent de la main de l’homme est souvent un objet de réflexion pour Valéry. Voir au t. 2 de cette édition p. 878 sq. et p. 732 au t. 3, « Réflexions sur l’art » et « L’Homme et la coquille ».

110. « Peu de mots suffisent à qui sait comprendre. » Valéry aime bien cette formule (voir p. 109 et p. 410, au t. 3 de cette édition, « Colloques », in Mélange, et Mauvaises pensées, par exemple) qui apparaît plusieurs fois chez Stendhal, en particulier au chapitre XXV du Rouge et le Noir ou à la fin du chapitre XIV de La Chartreuse de Parme.

111. Voir p. 1194-1200, au t. 3 de cette édition, une autre préface de catalogue, « Au sujet de Berthe Morisot ».

112. Valéry a personnellement connu ces peintres : il a fréquenté Degas de 1896 jusqu’à sa mort (voir p. 483-589, au t. 2 de cette édition, Degas Danse Dessin), rencontré Renoir dès son mariage en 1900 grâce à son épouse, et Monet en 1908.

114. Oxyde ou hydroxyde d’aluminium.

115. « Une odeur empêche de penser » (saint Bernard de Clairvaux, Opera omnia, Paris, 1889, t. 2, p. 496). Valéry aimait bien citer cette formule qui figure, par exemple, dans un Cahier de 1916 (C.VI.14) et dans la « Première leçon du cours de poétique » ou encore dans Mélange (voir p. 967 et p. 50, au t. 3 de cette édition).

116. C.XIV.856.

117. Sur les sonnets que composait Degas, voir p. 550, au t. 2 de cette édition.

118. Sur ces mots de Hugo, voir Pièces sur l’art, note 100, dans « Le problème des musées ».

119. La formule est fréquente chez Proudhon qui évoque par exemple, dans « Ce que la Révolution doit à la littérature » (Le Représentant du peuple, no 57, 28 mai 1848), « cette espèce de parasites vulgairement appelés gens de lettres » (Mélanges, 1868, t. 1, p. 38), et ajoute : « Est-ce que le métier de gent de lettres n’est pas de tous celui qui exige le moins d’apprentissage ? » C’est d’ailleurs cette méfiance de Degas à l’égard des littérateurs qui l’avait conduit, en 1896, à refuser la dédicace de la Soirée (voir p. 167).

120. La même remarque figure dans Degas Danse Dessin auquel Valéry commence à travailler en cette année 1932 (voir p. 557, au t. 2 de cette édition), ainsi que la citation sur les Muses qui dansent (voir p. 500) ; il y reprend également le mot de Proudhon (voir p. 570) et le débat sur le dessin (voir p. 570 sq.).

121. Outre des articles publiés dans diverses revues, Delacroix est l’auteur de nombreuses notes et d’un Journal publié en 1893 par Paul Flat et René Piot.

123. En 1864, Berthe Morisot (voir p. 1323) avait vingt-trois ans et se rendait de temps en temps à Ville-d’Avray avec sa sœur Edma pour travailler auprès de Corot. Valéry cite une lettre qui appartenait alors à la cousine de son épouse, Julie Rouart, fille de Berthe Morisot.

124. Voir note 38, dans L’Âme et la Danse.

125. Affirmation très proche de cette note de 1922 qui concerne la littérature : « Une description doit être telle que la suite des phrases puisse être vécue. Elle suggérera quoique incohérente le personnage qui a vu et dont les mouvements naturels expliqueront les bonds de la perception » (C.IX.181).

126. Cf. Baudelaire : « Pour E. Delacroix, la nature est un vaste dictionnaire dont il roule et consulte les feuillets avec un œil sûr et profond » (Salon de 1846, « Eugène Delacroix ») ; dans le Salon de 1859 (« Le gouvernement de l’imagination »), il rappelle que le mot est du peintre lui-même : « “La nature n’est qu’un dictionnaire”, répétait-il fréquemment. »

127. Baudelaire encore : « Et cette peinture, qui procède surtout du souvenir, parle surtout au souvenir » (« Eugène Delacroix »).

128. Voir p. 492 sq., Eupalinos.

129. Sur cette expression fréquente sous la plume de Valéry, voir Pièces sur l’art, note 100.

130. Valéry cite ici les « Notes » (p. 20) que Jean Laran (1876-1948), conservateur adjoint au Cabinet des estampes a données dans le livre publié en 1932 par la Bibliothèque nationale et où figure sa préface. Jean Laran sera nommé administrateur de la bibliothèque à la Libération, après l’arrestation de Bernard Faÿ.

131. Amfortas dit alors : « Splendeur d’aube en forêt suit l’âpre torture de la nuit » (Parsifal, trad. M. Beaufils, Aubier, 1944, p. 67).

133. C’est dans un mémoire de 1703 que Leibniz exposa son système de numération binaire qui n’utilise que les chiffres 0 et 1. Valéry a peut-être eu connaissance de ces travaux de Leibniz grâce à Jean Baruzi qu’il connaissait bien, et qui avait fait paraître, en 1907, un livre intitulé Leibniz et l’organisation religieuse de la terre.

134. Lors de son voyage à Londres, au mois de juin 1894, Valéry avait déjà écrit à Henri de Régnier qu’il trouvait « quelques Turner très beaux, d’autres infâmes » (bibliothèque de l’Institut, MS 6294).

135. La question de l’ornement requiert Valéry depuis sa jeunesse, et le mot ne doit pas être pris en un sens, justement, trop ornemental. Il s’agit bien plutôt pour lui de « l’arrangement des formes et des couleurs », selon les mots d’Owen Jones (1809-1874) dont le jeune Valéry découvrit vers quinze ans la Grammaire de l’ornement (1856). Voir p. 141, l’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, et « Fragments des mémoires d’un poème » (voir p. 788, au t. 3 de cette édition).

136. Il s’agit du conte publié en 1809 et intitulé « Le chevalier Gluck », mais il ne fait pas partie des Kreisleriana.

137. C’est le 7 septembre 1925 que Valéry recueillit à Giverny ce témoignage de Monet qui, deux ans et demi plus tôt, s’était fait opérer l’œil gauche : « Au moment où on lui enlevait le cristallin un cercle bleu lui apparaît. Il ne voyait plus que du jaune. Ce bleu lui cause une impression délicieuse. Puis quand il a revu, il a retrouvé un tableau fait avant et qui est une cacophonie de tons. Il prenait le jaune pour du blanc » (C.XI.65).

138. Salon de 1845, « Paysages ».

139. C’est la formule de Descartes que Valéry aime bien reprendre (voir p. 720, au t. 2 de cette édition, « Rapport sur les prix de vertu ») : « Nous ne saurions nous empêcher de croire que cette conclusion : Je pense, donc je suis, ne soit vraie, et par conséquent la première et la plus certaine qui se présente à celui qui conduit sa pensée par ordre » (Principes de la philosophie, I, 7).

140. Théodore Rousseau (1812-1867), haute figure de l’école de Barbizon, reste aujourd’hui encore avec Corot le grand maître du paysage de son époque.

141. Valéry tenait sans doute l’anecdote de la cousine de sa femme, Julie Rouart, fille de Berthe Morisot qui avait été l’élève de Corot.

142. C’est toujours l’idée chère à Valéry que le contenu de l’œuvre d’art est arbitraire, et que c’est sa forme, inchangeable, qui impose l’évidence de sa nécessité.

143. C’est pour lutter contre cet arbitraire que Valéry, dans un Cahier de 1922, définissait cet impératif littéraire : « Une description doit être telle que la suite des phrases puisse être vécue. Elle suggérera quoiqu’incohérente le personnage qui a vu et dont les mouvements naturels expliqueront les bonds de la perception » (C.IX.181).

144. Voir p. 549, au t. 2 de cette édition.

145. Voir p. 1323.

147. Valéry a dû entendre parler très tôt de Frédéric Bazille puisque le peintre était né en 1841 à Montpellier, où il était voisin d’Alfred Bruyas dont la collection de tableaux figurait au musée Fabre. Monté à Paris, il y rencontra très tôt Monet et Renoir, puis Manet. Un de ses tableaux exposé au Salon de 1868 fut salué par Zola. Bazille fut tué au combat en 1870.

148. Voir p. 1323-1328, « Berthe Morisot », et au t. 3 de cette édition, voir p. 1194-1200, « Au sujet de Berthe Morisot ».

149. Jules Fleury Husson, dit Champfleury (1821-1889), auteur de nouvelles et de romans, fut aussi critique d’art. Disciple de Champfleury, Edmond Duranty (1833-1880) fut comme lui écrivain et critique d’art, ami de Manet et de Degas qui a peint son portrait. Baudelaire rencontra Manet vers la fin de 1858. Sans que son admiration débordât d’enthousiasme, il l’évoqua dans un article de 1862, « Peintres et aquafortistes », consacra un quatrain, « Lola de Valence », à un de ses tableaux, et lui dédia « La corde », un poème du Spleen de Paris. Zola rencontra Manet en 1866 et lui consacra, dès le 7 mai, un premier article, suivi d’autres textes dont « Édouard Manet, étude biographique et critique » (1867). Mallarmé fut très lié à Manet qu’il rencontra en 1873 et évoqua dans plusieurs textes en prose. Valéry avait vu, rue de Rome, le célèbre portrait du poète par le peintre.

150. Voire. Un contre-exemple immédiat est William Haussoullier (1815-1892) dont Baudelaire fait un vif éloge dans le Salon de 1845. Mais, de manière plus générale, la place importante accordée à Baudelaire dans cette étude surprend tant l’intérêt qu’il put porter à Manet, en dépit de sa réelle amitié, fut mince au regard de son admiration pour Delacroix. Et puis ne lui écrivit-il pas, le 11 mai 1865 : « Vous n’êtes que le premier dans la décrépitude de votre art » ?

152. Jupe portée par les femmes basques.

153. Valéry avait vu le tableau au musée du Luxembourg dès son premier voyage à Paris en 1891. Il revit l’Olympia avec sa femme le 8 février 1907, lorsque la toile entra au Louvre grâce aux démarches de Monet soutenu par Clemenceau, alors président du Conseil. Quant à « l’horreur sacrée », voir Pièces sur l’art, note 100.

154. Ingénuité, parce que la linguistique de Valéry le conduit à considérer que les mots ne désignent pas adéquatement les choses, et que le réel est le sensible.

155. Au début du chant III de L’Art poétique : « Il n’est point de Serpent, ni de Monstre odieux, / Qui par l’art imité ne puisse plaire aux yeux. / D’un pinceau délicat l’artifice agréable / Du plus affreux objet fait un objet aimable. »

156. Ces lignes mesurées rendent assez bien compte du jugement partagé que Valéry portait sur Zola : il trouvait son « travail grossier », mais voyait en lui « le seul “romancier” (que j’aie lu) qui a la composition musicale » (C.XV.807).

157. Voir Variété II, note 191

158. L’anecdote sera rapportée dans Degas Danse Dessin (voir p. 522, au t. 2 de cette édition) : « Un jour qu’ils discutaient dans le Grenier, Zola dit à Mallarmé qu’à ses yeux, la m…. valait le diamant. — “Oui, dit Mallarmé, mais le diamant, – c’est plus rare.” » À partir de 1885, Edmond de Goncourt recevait le dimanche au second étage de sa maison du 53 (aujourd’hui 67), boulevard de Montmorency.

159. C’est dans son entretien avec Jules Huret que Mallarmé évoque « la peau de Nana, dont nous avons tous caressé le grain » (Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2003, t. II, p. 702).

160. Le tableau, qui est aujourd’hui au musée d’Orsay, appartenait alors à Julie Rouart, fille de Berthe Morisot et cousine de Mme Valéry.

161. La Jeune Fille à la perle. Valéry a vu le tableau, qui se trouve au musée Mauritshuis, en décembre 1925.

162. La même idée se trouve déjà exprimée dans « Autour de Corot » (voir p. 1341).

163. Voir p. 1525-1531.

164. En particulier, voir p. 437-453, au t. 2 de cette édition, « Inspirations méditerranéennes ».

165. Voir Pièces sur l’art, note 167.

166. Cette détestation de la répétition qui jouera son rôle dans « Mon Faust » est très ancienne chez Valéry qui note en 1939 : « Je suis né, à vingt ans, exaspéré par la répétition, – c’est-à-dire contre la vie. Se lever, se rhabiller, manger, éliminer, se coucher – et toujours ces saisons, ces astres. Et l’histoire ! – su par cœur. Jusqu’à la folie… Cette table se répète à mes yeux depuis 39 ans ! C’est pourquoi je ne puis souffrir les campagnes, les travaux de la terre, les sillons, l’attente des moissons » (C.XXII.589).

168. Allusion à La Divine Comédie et au pèlerinage que Dante accomplit dans l’au-delà sous la conduite de Virgile (Enfer, chants Ier et suiv.).

169. C’est le sens latin d’altitudo, qui veut dire aussi « profondeur ».

170. Sucre présent dans les algues appelées « fucus ».

171. Corps ressuscités et dotés de qualités que le corps mortel n’avait pas. Selon saint Paul (Ire Épître aux Corinthiens), ils sont spirituels, incorruptibles, éclatants de gloire et remplis de vertu.

172. C’est-à-dire les peaux qui n’ont encore reçu aucune préparation pour devenir cuir.

173. Titre d’un tableau gravé par Jean Daullé (1750), que Valéry évoquera aussi dans les « Inspirations méditerranéennes » (voir p. 438, au t. 2 de cette édition) où l’on trouve des réflexions voisines.

174. « Chacune des ouvertures ménagées à l’avant d’un navire, de chaque côté de l’étrave, pour le passage des câbles ou des chaînes » (Robert).

175. C.XXII.419 sq.

176. Voir p. 880-882, au t. 2 de cette édition.

177. Cf. Mauvaises pensées (voir p. 325, au t. 3 de cette édition) : « Le souci naïf de la postérité avait ce grand effet de faire faire ce qu’on n’eût pas fait pour des hommes présents et trop connus et jugés ou jaugés. »

178. Voir p. 1584 l’éloge de ces amateurs disparus dans « La liberté de l’esprit ».

179. Le testament que Pétrarque rédigea en 1370 et où il léguait à Francesco il Vecchio de Carrare, seigneur de Padoue, une madone aujourd’hui perdue, figure dans de nombreux ouvrages, mais la traduction est probablement de Valéry qui écourte légèrement le texte.

180. Sur cette question que Valéry évoque assez souvent, voir « Le bilan de l’intelligence », également écrit en 1935 (p. 466, au t. 2 de cette édition).

182. Même formule dans le « Discours de Sète » (voir p. 751, au t. 2 de cette édition)

183. Cf. « Le moderne se contente de peu » (Cahier B 1910, voir p. 290, au t. 3 de cette édition).

184. Cf. Degas Danse Dessin : « Je crois, quant à moi, qu’il importe assez que l’œuvre d’art soit l’acte d’un homme complet » (voir p. 565, au t. 2 de cette édition).

186. Valéry cite (de manière un peu inexacte) la traduction que le comte Athanase Raczynski donne de ces dialogues dans Les Arts en Portugal, Paris, 1846, p. 14. Michel-Ange y dit aussi plus brutalement : « La bonne peinture est appelée italienne. »

187. Émail qui recouvre la faïence ou la porcelaine.

191. Baudelaire fait une remarque comparable, mais de conséquence plus sévère : « Le spectateur, qui tourne autour de la figure, peut choisir cent points de vue différents, excepté le bon, et il arrive souvent, ce qui est humiliant pour l’artiste, qu’un hasard de lumière, un effet de lampe, découvre une beauté qui n’est pas celle à laquelle il avait songé » (Salon de 1846, « Pourquoi la sculpture est ennuyeuse »).

192. Cf. la formule souvent citée d’un Cahier de 1922 : « Faire un poème est un poème » (C.VIII.578). Le 2 mars 1935, alors même que vient de s’ouvrir l’exposition de Renée Vautier, la question se trouve posée aussi dans « Réflexions sur l’art » (voir p. 891, au t. 2 de cette édition).

193. Le 18 septembre 1931, Valéry écrit à Renée Vautier : « J’ai vu, hier, au musée de Draguignan, un buste de Houdon… Et je vous prie de croire que je l’ai regardé de près. Il avait les yeux… Madame ! et vivait ! D’ailleurs les orbites étaient supérieurement traitées, ainsi que la bouche. J’aurais voulu que vous fussiez là, où d’ailleurs je vous sentais aussi présente que l’absence physique peut le permettre. Tenez, je reçois à l’instant même une carte de Venise qui porte le haut du corps du célèbre Colleone de Verrocchio. Eh bien, il a les yeux ! » (lettre inédite, BNF, Naf 19201).

194. Valéry semble forcer ici un peu son sentiment, car il ne loue nulle part aucune œuvre de poésie féminine. Il témoigna de l’intérêt pour Marceline Desbordes-Valmore, mais n’eut guère d’estime pour l’œuvre de Lucie Delarue-Mardrus, d’Anna de Noailles, de Gérard d’Houville (Marie de Régnier) ou de Natalie Barney qu’il connut toutes les quatre. Quant à Catherine Pozzi, il avait lu « Ave », paru en décembre 1929 dans La NRF, et elle avait pu lui montrer également « Vale », composé en 1926 ; mais les autres poèmes ne furent publiés que le 15 juillet 1935 dans la revue Mesures, après, donc, que cette préface avait été écrite.

195. Il est difficile de dire avec certitude de qui il s’agit. Valéry, qui connaissait bien Joseph Mardrus, médecin et traducteur des Mille et Une Nuits, donna divers conseils, en 1900, à son épouse, Lucie Delarue-Mardrus, pour son futur recueil, Ferveur, dont un poème, « Grandes orgues », lui est dédié. Plus tard, Natalie Barney lui soumit les pièces à paraître dans Poems et poèmes, autres alliances (1920). Mais il est également possible que Valéry évoque ici Anna de Noailles, avec qui il s’entretenait volontiers de poésie, bien que leurs goûts fussent très différents.

196. « Profiter de l’accident heureux », dit-il au sujet du travail de l’écrivain dans le Cahier B 1910 (voir p. 284, au t. 3 de cette édition).

197. Souvenir, sans doute, de saint Thomas qui écrit que « le corps glorieux sera incorruptible » (Somme théologique, quest. LXXXIII, art. VI). Sur les corps glorieux, voir note 190, « Regards sur la mer ».

198. Au moment même où il rédige cette préface qui paraît en mai, Valéry dit, le 2 mars 1935, au cours de la discussion qui suit ses « Réflexions sur l’art » : « Le beau vers, s’il est trop beau et le reste pas assez beau, devient une faute contre l’œuvre, qu’il déprécie. Au contraire, la recherche de la continuité me paraît de valeur supérieure » (Bulletin de la Société française de philosophie, Colin, 1935, p. 83).