Ce poème est ébauché en avril 1917, et il est resté inachevé quoique Valéry ait songé dès cette année-là à l’inclure dans le volume qui eût rassemblé La Jeune Parque, ses poèmes de jeunesse et des pièces plus récemment écrites, puis à le faire figurer en 1920 dans l’Album de vers anciens. Bien qu’il se trouve intitulé aussi « Le vieillard » et « Le vieillard au soleil », c’est sous ce titre du « Vieil homme » que Maria Teresa Giaveri en a édité l’essentiel – deux longs fragments dactylographiés que l’on trouvera ci-dessous1 –, et pour expliquer le ton si sombre de ces vers dont ne saurait rendre compte simplement un moment traversé de noirceur, elle les rapproche à juste titre d’un poème en prose écrit lui aussi en ce printemps de 1917, où l’écrivain, à la première personne, évoque sa mère, alors âgée de quatre-vingt-six ans et depuis longtemps aveugle2. Que Valéry, qui pour sa part n’a encore que quarante-six ans, se projette alors en pensée comme double de sa mère est d’autant plus clair qu’en ce même printemps encore il esquisse un poème en prose où on lit par exemple : « Je n’y vois plus », ou encore : « Aveugle j’étais soleil3 ».
Les miroirs me font peur. Mon ombre m’est cruelle,
Le souvenir m’est un poison,
Et ce pas lumineux d’une jeune saison
Me parle affreusement de nuit perpétuelle.
Pourtant, je traîne encor le mystère piteux
Et ma tête bourdonne au soleil capiteux.
Son ardeur pour mon âge est bien démesurée !
Mais enfin, l’habitude, ici, m’a fait un port :
Sur d’anciens remparts, tout le long d’un feuillage
Murmurant de mes maux le sombre enfantillage,
Je suce un peu de vie, et puise un peu de mort.
Ô chétif, transparent, tremblant de craintes, ivre
De la surprise de survivre
Comme le liège fait sur le tourment des eaux,
Qu’il me plaît tristement de voir tous ces oiseaux
Communiquer encore à ma tête vidée
Les mouvements de quelque idée !
Mon vieux dos change encor ces feuilles en frissons !
Et quelles ombres de chansons
De l’oubli dorant la bordure
Attendrissent l’oreille dure !…
Ce vent qui les apporte est-il pas un peu frais ?
Prends garde à des printemps dont tu ferais les frais
Fantôme différé qui traînes mes pantoufles !
Si fragile, humer au fil de l’air les souffles !
N’est-ce point faire les cent pas
Devant la porte du trépas
Que de risquer ici les brises assassines,
Et de prendre au soleil
Le goût des pissenlits croqués par les racines
Aliment du dernier sommeil ?
Vais-je donc pleurer sur ma joie ?
Quoi que je fasse je suis proie !
La vie a tant de hameçons,
La mort, tant de filets !… Ma sagesse en est blême.
J’ai de l’anxiété reçu tant de leçons4
Vu périr tant de sots plus sages que moi-même
Se détruire le fort, le faible succomber,
Le chêne et le roseau tomber
Que ma prudence est un blasphème !…
Tout s’étonne de moi, scandale des jardins.
– D’autres ombrages te réclament
Dit la rose agitant ses merveilleux dédains,
– Tu n’es plus de ces forts que mes parfums affament
Ce vent qui les apporte est peut-être un peu frais5…
Fantôme différé qui traînes mes pantoufles
Prends garde à ce printemps dont tu feras les frais !
Crains-tu pas de humer au fil de l’air, ces souffles ?
N’est-ce point faire les cent pas
Devant la porte du trépas
Que de risquer ici des brises assassines
N’est-ce prendre au soleil
Le goût des pissenlits croqués par les racines
Qui nourriront mon noir sommeil ?
Ô malheureuse connaissance,
La crainte me partage avec la jouissance
La vie a tant de hameçons
Mais sur l’étroit chemin de la vieillesse extrême
J’ai de l’anxiété reçu tant de leçons
Vu périr tant de sots plus sages que moi-même
Se détruire le fort, le faible succomber
Que ma présence est un blasphème !
Tout s’étonne de moi, scandale des jardins.
– D’autres ombrages te réclament, –
Dit la rose agitant ses merveilleux dédains,
– Tu n’es plus de ces forts que mes parfums affament –
Et de qui ta laideur troublant le jeune émoi,
Le dégoût de te voir les détourne de moi !
Vieille bête, va-t-en ! Cours enterrer ta souche,
Tu fais de l’ombre sur ma bouche ! –
Assurément par toi nos plaisirs sont meurtris ! –
Ce disant, elle tombe en pétales flétris.
Hélas ! Pauvre de jours, riche de tant d’années,
Je ne le sais que trop que mes mains sont tannées !
Que ma face ressemble à la réalité,
Et que mon immortalité
Grelotte, et que je suis la faiblesse gélive6
Et que je m’apparente, orné d’une salive
À la sombre fileuse à qui je fais songer !
Est-il une fontaine où je doive plonger ?
Une eau mystérieuse et seconde où puissè-je
Boire l’onde qui vous allège
Pour vieux que vous fussiez, sinistres et pesants
De l’invincible attrait vers la terre, des ans
Mais les jours, mais les nuits, les torches et les urnes
Les travaux et les temps, les fusions nocturnes,
L’aurore tout clairons, du soir les orgues d’or,
Midi vivant, criant la faim, sonnant du cor
Hurlant à l’esprit pur l’opulence des tables,
Et sur le noir versant des nuits inévitables,
Minuit, minuit fécond, absent, minuit futur
Parfois songes, parfois folie, et parfois pur
Comme la profondeur même de la journée…
Tout cela ne vaut pas la tête détournée
Ni qu’un regard s’arrache aux portes du tombeau
Et mon pouce le montre à qui le trouve beau !
Ambroise, au Jardin Botanique…
Valéry adresse ce poème à Gide le 23 octobre 1917 pour le remercier de la réédition des Nourritures terrestres aux Éditions de La NRF, et l’évocation de Montpellier fait tout naturellement écho aux lignes, qu’il a peut-être relues, où Gide – substituant au prénom usuel de son ami son premier prénom, Ambroise – évoquait leur visite au Jardin botanique, au mois de mai 1891, quelques mois après leur première rencontre : « Je me souviens qu’avec Ambroise, un soir, comme aux jardins d’Académus, nous nous assîmes sur une tombe ancienne qui est tout entourée de cyprès ; et nous causions lentement en mâchant des pétales de roses7. » Le petit sonnet « À Gênes » est recopié juste après, suivi de cette phrase : « Cy finissent les œuvres de Messer Pagolo [sic] Ambrogio Currente-Calamo8. » Il s’agit en effet d’un poème rapidement écrit le 2 octobre, mais Valéry y tient assez pour le remanier cet automne-là et en écrire, en janvier 1919, une dernière version qu’il songe peut-être un moment à inclure dans Charmes.
Ambroise, au Jardin Botanique
Avec toi-même a devisé…
Alas ! quel broyeur mécanique
A nos moments pulvérisé !
Sur cette tombe inoffensive
(Il n’y avait personne dedans) (1)9
Nous rîmes ! – La rose gencive
Éclatait encore de dents !
Mais les Terrestres Nourritures,
Le citron, les choses à l’ail,
Les purges et les confitures
Ont eu raison du bel émail.
Finissons par la chose triste :
Il me faut demain mercredi
Ouvrir largement au dentiste
Ma bouche qui l’avait prédit.
Le Temps est fait d’un tas de choses,
C’est un Océan qu’on a bu !
De mille merdes et de roses
Monte dans l’âme le rebut !
Odoriférantes10
Sentes où l’on sent
Tant d’herbes et cent
Drogues différentes,
Où, narine errante,
Tu fends les encens
Que cède aux passants
L’ombre incohérente…
Connais-tu ce coin ?
— Je n’ai pas besoin
De pupille glauque !
Ne valent la rauque
Friture en chaleur.
Ces deux poèmes proposent deux états différents d’« Abeille spirituelle », pièce que Valéry a composée durant l’automne de 1918, puis un moment envisagé d’inclure dans Charmes, et qui a été publiée par Octave Nadal en 195911. « Ambroisie » a été publié par le même Nadal dans les Cahiers du Sud d’avril 1957, et « Ambroise » (second prénom de Valéry) la même année dans la Correspondance Valéry-Fourment12.
Ô dieu démon démiurge ou destin
Mon appétit comme une abeille vive
Scintille et sonne environ le festin
Duquel ta grâce a permis que je vive
Ici dans l’or la muse a mis ce miel
Là dans le verre une clarté choisie
Tient froidement la lumière du ciel
Algèbre pure et glacée ambroisie
Le libre amour du bel entendement
Ô difficile et trop légère abeille
Du même fil se croise et se dément,
Heurte la coupe et manque la corbeille
Ce point sonore atome le très pur
Chargé de foudre et follement fertile
Va-t-il porter la vie unique sur
Le plus beau songe et le plus inutile ?
Où te poser bourdon de l’absolu
Instant toujours détaché de toi-même
Tout ce qu’il touche est sûrement élu
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
J’aime l’erreur qui n’est qu’un long chemin
Dans une nuit non avare de mondes
La veille y brille avec son lendemain
Au même sein des ténèbres fécondes.
Ô dieu démon démiurge ou destin
Mon appétit comme une abeille vive
Scintille et sonne environ le festin
Duquel ta grâce a voulu que je vive.
Ici dans l’or la muse a mis ce miel
Là dans le verre une clarté choisie
Tient froidement la lumière du ciel
Algèbre pure et glacée ambroisie.
Le libre amour du bel entendement
Ô difficile et trop légère abeille
Du même fil se croise et se dément
Heurte la coupe et manque la corbeille
Ce point sonore atome le très pur
Chargé de foudre et follement fertile
Va-t-il porter la vie unique sur
Le plus beau songe et le plus inutile ?
Où te poser bourdon de l’absolu
Instant toujours détaché de toi-même ?
Tout ce qu’il touche est sûrement élu :
L’ordure brille et l’absurde est poème.
Ce sonnet a été composé en juillet 1918, tandis que Valéry travaillait au dossier de Charmes, et Florence de Lussy en a publié le texte, reproduit d’après le fac-similé, signé d’un simple « V. », d’un catalogue de vente13.
J’ai raclé jusqu’au sang l’abominable ulcère ;
Mais enfin rejetant le radieux tesson –
Vers le ciel, je redresse, éclairé d’un frisson
Job noir, l’immonde Job qu’un linge sale serre.
Le dégoût monte en moi de mon mal nécessaire.
Ma bouche a trop mâché la menteuse chanson
Mon cœur se lève, las d’une antique leçon :
Ils vont enfin vomir une rancœur sincère !
Peut-être effarouchés par ce vrai mouvement,
Les maux mystérieux d’une âme qui se ment,
La pourpre épouvantable et la lèpre candide,
Vont-ils s’évanouir devant ma vérité ?
Puisqu’à nier l’horreur de mon destin sordide
Je n’ai connu qu’injure et que sévérité !
Ce petit texte est écrit à l’initiative du mathématicien Émile Borel, dont Valéry vient de faire connaissance au début des années vingt en même temps que du physicien Jean Perrin. Borel s’occupe d’une revue publiée chez Crès, Vient de paraître, qui, chaque mois, illustre sa couverture d’un portrait de savant en même temps que d’un portrait d’écrivain. Pour le numéro d’octobre 1923, il a donc songé à la double effigie de Perrin et de Valéry, et suggéré au second de consacrer quelques pages au premier. Dans ces « Images de Jean Perrin », Valéry choisit d’évoquer les quelques cours de la Sorbonne qu’il avait suivis en 1906, et le savant en est touché : l’admiration que lui porte l’écrivain est en train de se doubler d’une profonde estime personnelle, et ses visites dans le laboratoire vont se faire désormais plus fréquentes. Lorsqu’il reprend ces pages en 1926 dans son Petit recueil de paroles de circonstance, Valéry les intitule simplement « Jean Perrin ». Le texte figurera ensuite dans Vues (1948).
Il fut un temps où je faisais mes délices de tout ce qui ne me regardait pas. Un jour de ce temps-là, mon vice me conduisit à la Sorbonne, où commençait de se produire une nouvelle manière d’envisager la philosophie naturelle.
Je m’assis dans l’amphithéâtre. Le professeur entra. Sa chevelure dressée en flamme sur son front lui donnait je ne sais quel air enthousiaste. Il avait l’œil lumineux, le regard étonnamment variable, passant avec une promptitude prodigieuse de la vision diffuse des choses à la concentration des pensées ; le geste bref ; la parole, tantôt hésitante, et cherchant le dessin exact de quelque idée, tantôt précipitée, volant vers la conclusion qui l’attirait. Ses traits, qu’avait tourmentés tout à l’heure la complexité du sujet, s’apaisaient aussitôt dans un sourire charmant.
Jean Perrin développait alors cette belle théorie des phases, où l’on voit la notion généralisée d’équilibre, l’hypothèse du potentiel chimique, les variations de l’énergie et de l’entropie, implicitement composées dans une loi qui est une simple remarque d’algèbre combinatoire. Je me sentis bientôt passionnément intéressé. La jeune Chimie Physique, si ardemment exposée, éveillait en moi une infinité de lueurs qui interféraient comme elles pouvaient avec les émissions de Perrin. Quoi de plus excitant pour l’amateur que j’étais, que d’entendre donner des lois à des « systèmes hétérogènes » ? – Les systèmes réels sont nécessairement hétérogènes. La Chimie Physique semble donc un peu plus près du réel que la Chimie et la Physique séparées ne le sont. Les sciences de la nature inorganique étaient demeurées trop longtemps à l’état de chapitres non communicants. La pesanteur ignorait l’optique. La chaleur ne frayait qu’à peine avec le son. La chimie restait chez elle. Si l’on jetait dans l’eau un peu de sel, on demeurait dans la physique ; si on le précipitait dans un acide, il tombait instantanément dans la chimie. Les solutions et les réactions se boudaient.
On savait bien que la nature embrouille tout, et qu’elle se moque des catégories comme elle n’a cure des « difficultés analytiques » ; et, sans doute, l’on connaissait déjà des relations assez nombreuses entre les divers domaines que nos sens et nos moyens d’action découpent dans ce qui est ; mais l’unité de la science paraissait située à l’infini. Des méthodes bien différentes, dont chacune présentait ses beautés et ses avantages, se disputaient les esprits. L’atomistique, qui veut imaginer l’invisible, et qui ramènerait volontiers le savoir à l’agrandissement et au ralentissement de ce qui se passe en deçà de l’ordre de grandeur qui nous est sensible, était loin de sa puissance et de sa précision actuelles. L’énergétique, qui est une sorte d’économie abstraite, ou de comptabilité des transactions de la nature, se développait en antagonisme avec les conceptions figurées.
Mais le cours de Chimie Physique, tel que Perrin l’instituait vers 1900, utilisait largement l’une et l’autre doctrine. Images et calculs, intuitions et raisonnements statistiques, se succédaient, s’entr’aidaient, avec une liberté qui m’enchantait. On sentait que la variété des théories était vivante et disponible dans l’esprit du conférencier. Elles étaient devant sa pensée comme une collection d’instruments, qui, faits pour amenuiser ou pour accroître les pouvoirs de l’homme, ne doivent jamais l’asservir. Ils ne valent que par l’homme. On l’oublie trop souvent.
Malheureusement il ne me fut jamais loisible de suivre jusqu’au bout l’enseignement de Jean Perrin. Toujours quelque circonstance vint contrarier mon zèle. La condition d’amateur n’est pas facile de notre temps, où rien ne favorise excessivement la curiosité pure et générale.
J’ai retrouvé, du moins, dans les publications de l’éminent physicien, cet intérêt que j’avais pris à sa parole, et ce don de vie qu’il communique à la science. Cette animation, cette volonté de voir et de vaincre, qui m’avaient enchanté à la Sorbonne, et sans lesquelles la science est chose triste, vaine et amère, sont bien présentes dans le livre célèbre qu’il a écrit sur les Atomes14. Ce livre est passionnant comme une partie que jouerait l’esprit contre l’imperceptible. L’enjeu est la possession (scientifique) du monde que nous voyons ; mais la convention du jeu nous impose de deviner ce qui s’agite au-dessous de lui, et qui est comme la secrète pensée de l’adversaire. Le joueur est singulièrement habile, audacieux et heureux. Il gagne à tous les coups. Il amène infailliblement le « Nombre d’Avogadro15 ». Je veux dire que notre conviction finale est déterminée par un ensemble de résultats remarquablement concordants. Comme ils sont obtenus par les voies les plus diverses, elle est, en quelque sorte, le produit de tous ces facteurs entièrement indépendants les uns des autres…
Le même ouvrage, où l’on trouve tant de vues personnelles sur mainte question de physique, sur l’électrolyse, sur le sens profond des lois chimiques, etc., expose plus particulièrement les belles recherches qui ont été suggérées à l’auteur par la théorie des émulsions. Il y a quelque chose de génialement simple dans l’idée de relier le visible à l’invisible au moyen des particules en suspension dans les liquides, que leur grandeur permet d’observer au microscope, cependant que leur petitesse permet de les assimiler à des molécules. Ces particules sphériques de rayon mesurable nous servent de relais. L’œil peut suivre leur agitation, la plaque photographique peut enregistrer la distribution instantanée des grains et permet de les compter à loisir… On vérifie ainsi, par observation directe, les lois que l’analyse statistique avaient présagées. La théorie cinétique des gaz, le mouvement brownien16, le mécanisme de la diffusion, celui de la coagulation, se trouvent par là étroitement reliés, et concourent d’ailleurs à fortifier notre quasi-certitude de la réalité des molécules.
Au même ordre d’idées se rattachent les travaux de Perrin sur les colloïdes et sur l’électrisation de contact.
Mais depuis une dizaine d’années, son attention toujours en éveil s’est portée vers les phénomènes de fluorescence qui l’ont conduit à des considérations du plus haut intérêt sur le rôle de la lumière dans les réactions chimiques. Sans doute entrevoit-il de ce côté de surprenantes découvertes…
J’ai toutes les raisons du monde de ne pas aller plus avant. Je n’ai voulu qu’exprimer mon admiration pour une des intelligences les plus belles et les plus fécondes de ce temps, et je n’ai su le faire qu’en rappelant mes souvenirs d’auditeur très bénévole et mes impressions de lecteur. Il n’appartient qu’aux savants de donner au savant la véritable place et les louanges exactes qu’il mérite.
Le Montpellier de 1890
Impressions et souvenirs
À l’automne de 1923, la réputation de Valéry est déjà suffisamment forte pour que le directeur d’un hebdomadaire, La Vie montpelliéraine, lui demande d’évoquer – c’est le titre annoncé dans le numéro du 1er octobre – ses « impressions de Montpellier ». Des « souvenirs » s’y ajoutèrent quand l’article parut le 6, et qui touchaient pour l’essentiel à sa toute première rencontre, le 26 mai 1890, avec Pierre Louÿs qui fut longtemps, avec André Gide dont il allait faire la connaissance en décembre, son plus proche ami. Pages d’autant plus émouvantes qu’au moment de leur parution les deux hommes étaient brouillés depuis plus de trois ans17. Le texte est repris sous le titre « Impressions et souvenirs » dans Maîtres et amis en 1927, avant de devenir « Lettre au directeur de La Vie montpelliéraine » dans Réponses, l’année suivante. Ce dernier titre étant choisi par souci d’harmonie avec celui du volume lui-même, il a semblé préférable de revenir au titre initial, plus exact.
Cher Monsieur,
Vous me demandez de me souvenir de mes années de jeunesse que j’ai passées à Montpellier18, et d’en dire quelque chose à vos lecteurs. Le temps de les assembler, et même de les orner comme il conviendrait, me manque. La mémoire a besoin de l’art, quand elle n’a pas, dans ses collections, d’événements extraordinaires, ni de ces merveilles qu’il suffit de définir sans les colorer. Mais l’art a besoin de ce temps que je n’ai pas.
Je ne puis que vous écrire à la hâte quelques impressions de Montpellier.
Je vous dirai, avant toute chose, que je me trouve assez heureux d’avoir commencé de vivre par l’esprit dans une ville si favorable. Le loisir et la curiosité s’y composent aisément.
« Montpellier, dit Stendhal, n’a pas l’air stupide comme les autres grandes villes de l’intérieur de la France19… » C’est une sentence qu’il faudrait graver sur quelqu’un de nos édifices, et ne pas oublier toutes les fois que l’on se propose de toucher au visage de la cité. Stendhal s’était aperçu que tous les éléments dont une ville se constitue se rencontrent à Montpellier dans une proportion charmante. Il y a du calme et de la vie, une certaine activité qui se garde d’arriver à l’agitation, et une paix qui ne ressemble pas à la mort. Il y a la lumière la plus limpide, et toutefois la certitude de l’ombre et de la fraîcheur dans nos vieilles rues, si tortueuses qu’elles semblent ruser avec le soleil. Il y a ces galeries et ces bibliothèques très précieuses qui font peur à notre paresse, mais qui répandent je ne sais quelle docte influence, et quel parfum de connaissances surannées.
Et je n’oublie pas les jardins admirables qui semblent se diviser les moments d’une pensive journée. L’un rêve et considère. L’autre médite. Tous les deux sont dignes d’entendre les conversations les plus subtiles et les confidences les plus profondes20.
Je sentais quelquefois, quand je me dirigeais vers les terrasses du Peyrou, qu’un certain mode de penser m’y attendait. Je m’arrêtais. Je regardais ces belles terrasses, je déplorais naïvement que ceux qui les avaient plantées d’ormes et de platanes ne les eussent plutôt peuplées de cyprès, de qui les masses puissantes et sombres et les cimes infiniment délicates eussent fait de ce haut jardin une sorte de temple, ou une Île Bienheureuse élevée au-dessus de la cité.
En ce temps dont je parle, je me trouvais à l’âge où l’enfant insensiblement se change dans un homme.
Entre la simplicité de l’enfance et la netteté de l’âge mûr, se place une ère d’incertitude et d’énergie mêlée d’enthousiasmes et d’ennui, d’impatiences et de langueurs. Nous sommes comme embarrassés de plusieurs âmes qui se disputent l’avenir. L’enfant vit dans l’instant ; son jouet lui cache la suite. L’homme accompli vit dans un futur tout alourdi de son passé. Mais l’adolescent vit dans le possible ; le probable n’est pas son affaire.
Du moins, il n’était pas la mienne. Je vivais distraitement. Mon corps faisait son droit21 ; mon esprit se prenait à bien des choses qu’il effleurait et abandonnait à la moindre difficulté. J’avais adopté quelques livres que j’avais fini par considérer comme essentiels.
L’amitié jouait un grand rôle dans cette existence22. Nous étions deux ou trois compagnons singulièrement liés par nos différences, comme si quelque instinct de former un être complet nous eût réunis. Je dois tant à ces amis, et à divers autres, que je tenterai, un jour, de leur rendre grâces.
J’écrivais quelquefois des vers, que je leur montrais, mais l’idée de les publier, et, davantage, l’intention de me donner ce divertissement pour carrière était infiniment éloignée de ma pensée23. Je ne concevais pas que l’on se fît délibérément poète, ni même que les choses de l’esprit pur et tous les fruits exceptionnels de nos moments les plus rares pussent se proposer à nous comme les objets d’une profession. Ce sentiment n’a fait en moi que se fortifier.
Je ne savais pas où j’allais ; j’attendais je ne sais quoi. Il me semblait impossible qu’il n’advînt pas quelque circonstance qui fît de moi ce que je pouvais être et que j’ignorais. Je me sentais devant le mécanisme et la pratique de la vie comme un primitif devant la nature. Tout lui paraît capricieux. Mais qui m’eût dit que tout mon sort devait directement dépendre d’un événement qui s’est vu au XIIIe siècle m’eût cependant assez étonné.
J’avais interrompu mes études de droit, (si l’on peut dire : interrompre une apparence), pour aller m’instruire de la force. L’État gracieusement me logeait, avec bien d’autres, dans une bâtisse qui doit dater de Louis XV, et dont j’appréciais beaucoup les proportions. Il ne faut pas démolir cette caserne des Minimes, qui est d’un temps où l’ingénieur militaire le cédait parfois à l’artiste24.
Nous étions là une cinquantaine d’« engagés conditionnels25 », qui formions dans le régiment un petit peloton spécialement travaillé. Nous avons étudié, pendant tout l’hiver, le détail infini du pas de l’oie, car ceci se passait bien avant le Déluge. Il y avait alors à Montpellier un maréchal de France et d’Angleterre sous l’espèce d’un capitaine d’artillerie, détaché à l’État-Major de la division26.
Au moment que je suis entré au service, je venais de lire et de relire passionnément quelques volumes de Verlaine et cet À rebours d’Huysmans, qui eut tant d’influence sur les jeunes hommes lettrés de ce temps-là27. Je souffrais d’être violemment détaché de mes rêveries et de mes lectures. Peut-être faut-il voir une erreur dans l’éducation militaire d’alors, qui n’offrait pas à la portion instruite du contingent l’attrait et l’excitant de ce qu’il y a d’intellectuel dans le métier des armes. Pendant la paix, c’est l’ennui qui est l’ennemi.
J’attendais impatiemment le dimanche, jour de l’esprit. Dès le réveil, je m’envolais entre les bâillements du sergent de planton, les pans de la capote battant mes jambes déliées. Je gagnais légèrement le plateau de la Préfecture. Une faible lueur intérieure se mourait dans le cadran de l’horloge, dont l’or des heures et des aiguilles s’éveillait à la lumière du matin. Je redescendais en courant vers une antique maison de la rue Urbain V. Là, je trouvais mes idoles et moi-même. Au fond d’un vieux petit jardin à demi rôti, à demi moisi, était mon refuge et mon âme. Je passais presque tout le jour à faire et à refaire des vers.
Au mois de mai de cet an 90, intervint l’événement du XIIIe siècle, qui fut d’une grande conséquence pour ma destinée.
L’Université allait avoir six cents ans. Les personnes physiques ne se consolent pas de vieillir, mais il n’en va pas de même quant aux personnes morales. Celle-ci fit publier dans l’univers qu’on la félicitât d’être si âgée. Toutes ses sœurs lui envoyèrent leurs délégations chargées d’adresses.
La ville n’était qu’un pavois, et les simarres les plus étranges circulaient librement. Jamais tant de docteurs de toutes couleurs ne s’étaient si joyeusement confondus. On eût dit d’un carnaval des connaissances humaines : les ignorances regardaient.
Il me souvient de l’illustre Helmholtz sous les vêtements magnifiques de professeur de Berlin28. Son vaste chapeau de velours à créneaux couvrait une tête puissante. Le visage était dur, le poil roux. Le subtil analyste des tourbillons ne paraissait pas dans ce reître.
L’autorité militaire fit aux jeunes étudiants qui étaient sous les drapeaux la galanterie de leur donner congé de prendre part aux fêtes. Nous défilâmes en béret entre nos camarades sous les armes… Mais enfin vint le dernier jour. Tout s’achevait par un banquet à Palavas.
Sur le bord de la mer, avant l’heure de ce festin suprême, je me vois au milieu d’un groupe d’étudiants de Lausanne. C’étaient de charmants compagnons. J’avais écrit mon nom dans le fond de leurs casquettes, et reçu d’eux le ruban vert et rouge des « Bellettriens ». Une autre compagnie de jeunes Suisses survint, qui nous entraîna vers la terrasse d’un café.
Quelqu’un, qui n’était ni blond ni Suisse, s’assit auprès de moi. Le destin avait pris les traits de ce voisin délicieux. Nous échangeâmes quelques mots. Il venait de Paris. Un album que j’avais posé sur la table nous jeta dans les arts. Des noms sacrés et peu connus encore furent murmurés entre nous. Nous fûmes bientôt hors de nous-mêmes.
L’ami naissant se leva. Nous prenant par le bras, marchant comme dans un monde lyrique, nous composâmes à grands pas une intimité instantanée. Nous comparions à demi voix nos dieux, nos héros et nos rêves.
Les esprits n’ont besoin que de cinq à six minutes pour se transmettre tout entier. Elles étaient presque écoulées. Nos amis suisses nous rappelaient. Nous nous perdîmes tous dans les douze cents convives du banquet. Je rentrai avant l’aube à Montpellier pour revêtir ma tunique à collet jaune. En vidant mes poches, je trouvai une carte de visite qui portait le nom :
L’Y et son tréma n’y figuraient pas encore.
Je ne sais pas compter le nombre des circonstances qui furent nécessaires pour cette rencontre. Que de fois, dans des conversations infinies avec l’admirable auteur d’Aphrodite et de Bilitis29, nous sommes-nous émerveillés de ce triomphe de l’improbable !
Quand Pierre Louÿs disparaît le 4 juin 1925, les deux hommes ont cessé de se voir depuis cinq ans, après que Valéry eut refusé de prendre publiquement la défense de son ami qui s’attachait à démontrer que Corneille pût être le véritable auteur de certaines pièces de Molière. Mais rien n’entamera jamais la reconnaissance de Valéry pour celui qui, dès leur jeunesse, l’avait encouragé constamment à écrire et qui avait été, durant les années de genèse de La Jeune Parque, le premier lecteur inlassable dont le jugement, pertinemment critique, mais très souvent admiratif, avait été d’un grand prix pour l’auteur. En 1923, d’ailleurs, il avait évoqué leur première rencontre de la manière la plus chaleureuse30. La disparition de son ami le bouleverse et, quelques jours plus tard, il confie à André Doderet – écrivain et traducteur de D’Annunzio – qui a bien connu Louÿs : « Vous pouvez imaginer mes sentiments quand j’ai appris la mort de Pierre. Ce fut un sablier de 35 ans qui se renversait dans mon existence31. » Le dimanche 7, il est auprès de la dépouille de son ami à Notre-Dame-de-l’Assomption, puis au cimetière Montparnasse où, au nom du gouvernement, le ministre de l’Instruction publique, Anatole de Monzie, évoque le disparu avec élévation. Devant le cercueil, il est le seul à prendre la parole, mais Valéry rédige les pages qu’on va lire et que Les Nouvelles littéraires publient le 13 juin, accompagnées d’autres hommages. Elles reparaissent dès le mois d’octobre dans Le Tombeau de Pierre Louÿs, ouvrage collectif publié aux Éditions du Monde moderne, puis, l’année suivante, dans le Petit recueil de paroles de circonstance. Elles seront ensuite reprises dans Vues (1948).
Que voulez-vous que je dise sur Pierre Louÿs ? Ne pensez pas que j’aie le cœur de peindre un portrait maintenant. Faire un éloge, une étude, organiser ma mémoire surprise et toute bouleversée, discerner ce qui intéresse le public de ce qui m’accable – m’est-ce possible quand je suis dans cette confusion et dans cette peine ? Puis-je livrer ici le monologue absurde, le psaume insensé qui se prononce en nous de soi-même sur un mort qui vient de mourir ; mort si proche, si connu de moi, si volontaire, si sensible encore, pensant et parlant encore, mais dans un monde affreusement achevé ?…
Hier, sous le choc de quelques mots32, il m’a semblé qu’un énorme fragment d’existence tombât de moi, laissant à nu je ne sais quelle grande plaie vive et irritée, où mille souvenirs brusquement découverts et comme affolés par la lumière soudaine de la mort, paraissaient, s’inquiétaient dans un désordre indicible, comme pour réparer la perte subie par mon âme et reprendre désespérément le passé. À la place de l’événement inconcevable, s’agitaient tous ces souvenirs qui ne voulaient pas de cette mort.
C’est que l’amitié de Pierre Louÿs fut une circonstance capitale de ma vie. Un hasard d’entre les hasards me le fit connaître, et cette vie fut toute changée. Que de fois nous avons parlé de notre rencontre33 ! Sa conséquence fut pour moi d’être presque aussitôt contraint à écrire34. Mon nouvel ami exigeait que je me fisse un devoir, et comme une pratique vertueuse, de ce plaisir que j’avais pris quelquefois sans le pousser jusqu’à la peine. La plupart de mes premiers vers ne furent faits que pour être échangés contre les siens, ou bien pour nourrir la petite revue qu’il avait fondée et qui ne s’alimentait que de poèmes35. C’est lui qui soumettait à Heredia, à Henri de Régnier ces essais que je tentais loin de Paris. Et c’est lui qui m’a présenté quelque soir à Stéphane Mallarmé36.
Il était, en ce temps-là, le plus timide, le plus impérieux, le plus délicat et le plus entêté des jeunes hommes, d’une séduction et d’une élégance que je n’ai vues qu’à lui. Il se montrait d’abord plein de réserve, et même d’un mystère quasi diplomatique, exquis dans les manières, infiniment attentif à toutes les formes et aux nuances, balbutiant d’une voix très basse et très douce les paroles gracieuses qui nous gardent et qui ne mènent à rien les indiscrets. Mais la confiance créée, paraissait le véritable Pierre. Ses grands dons, ses curiosités si nombreuses, sa culture vaste, surprenante et toujours entretenue, ses enthousiasmes parfois montés jusqu’à la violence, ses caprices foudroyants et irrésistibles, les surprises charmantes qu’il savait faire, et tous les traits d’un caractère absolu dans l’amitié, dans l’admiration, dans leurs contraires, dominé par cet attachement invariable, inconditionnel, véritablement mystique qu’il ressentait pour la perfection de notre art, se manifestaient si vivement qu’il nous semblait auprès de lui d’être toujours à quelque degré moins jeunes, moins ardents, moins volontaires, moins variables ; et nous nous sentions à la merci de cette flamme.
Tyran délicieux, soi-même esclave de ce qu’il trouvait de plus beau dans les œuvres et dans les choses, il imposait merveilleusement ses dieux et ses idoles.
Lequel d’entre ceux qui furent ses amis ne lui doit point beaucoup ?
Le plus illustre, Claude Debussy, trouva dans Pierre Louÿs un appui, des conseils, même un enseignement ou des clartés essentielles sur les Lettres, et en somme le plus précieux soutien de sa carrière, sous toutes les formes, dans tous les moments et dans toutes les difficultés, jusqu’à la gloire.
Je pourrais citer d’autres noms, appeler des vivants et des morts… Qu’il suffise de dire que son influence toute personnelle, sa puissance d’excitation, la résonance de ses volontés et de sa vie intellectuelle ont été grandes. Il avait le génie de reconnaître les siens.
Ne parlons pas maintenant du grand artiste qu’il fut, ni de ses ouvrages. L’émotion ni la hâte ne conviennent pour considérer nettement, avec la précision qu’il eût aimée, un travail si subtil, si savant, si anxieusement mené jusqu’à l’extrême de la grâce sans égard au temps, aux soins, au nombre des expériences et des reprises. Quand on a mis tant d’énergie et de désir, tant de patience et tant de réflexions dans la préparation de son œuvre, on peut exiger après soi d’être longuement et studieusement regardé. L’heure viendra de ce regard pieux.
Aujourd’hui, et devant la tombe de mon ami, je me sens un devoir. Puisqu’il s’agit à présent de sa mémoire, et que le destin de son nom et de sa figure désormais repose sur nous qui l’avons bien connu, je crois qu’il m’incombe de déclarer une pensée qui le tourmentait depuis des années, et qui lui revenait assez souvent dans sa solitude. Pierre Louÿs quoique glorieux se sentait méconnu. À cause de cette partie de son œuvre qui attirait tant de lecteurs trop sensibles aux images de l’amour, il se disait que l’on se méprenait sur sa nature spirituelle et sur le principe de ses pensées. Ce qu’il y a de vénusté et de volupté dans les pages qu’il a écrites, tous ces corps charmants dont elles représentent si délicatement les plus tendres attitudes, les plus douces beautés, les actions gracieuses ou éperdues, ont séduit aisément à Bilitis et à Aphrodite un peuple d’adorateurs37.
Mais ce peuple ne voyait que ce qu’il voyait. La plupart ne lisaient dans ces beaux livres que des apologies de la chair et de ses plaisirs. Ni les peines que demande un langage si admirable, ni les connaissances que supposent ces peintures, ni l’amertume et la désespérance qui s’y mêlent, n’éclairaient à leurs yeux le vrai visage de l’auteur. Ils se faisaient de lui l’idée d’un simple amateur de délices, quoique assez bel et assez pur écrivain. Cette erreur leur était commune avec une sorte bien différente de personnes. Je veux parler de celles que leur humeur froide ou chagrine et que leur dégoût des choses charnelles animaient si violemment contre les œuvres de Louÿs.
Pierre souffrait d’être réduit au personnage que les uns et les autres imaginaient si naïvement. Il se plaignait qu’on le méconnaissait et qu’on ignorât les passions véritables de son âme qui étaient celles d’un artiste. Je suis un témoin de ses plaintes, et assez bien placé pour assurer qu’elles étaient fondées.
Artiste, il y a trente ans, signifiait pour nous un être séparé, consacré, à la fois victime et lévite, un être choisi par ses dons, et de qui les mérites et les fautes n’étaient point ceux des autres hommes. Il était le serviteur et l’apôtre d’une divinité dont la notion se dégageait peu à peu. Dès l’aurore de notre vie pensante, nous nous trouvions dans les ruines des croyances définies ; et quant aux connaissances positives, l’abus métaphysique que l’on venait d’en faire, la déception causée par cet usage paradoxal et imaginaire des acquisitions vérifiables nous mettaient en garde contre elles. Mais notre dieu inconnu et incontestable était celui qui se manifeste par les œuvres de l’homme en tant qu’elles sont belles et gratuites. C’est un dieu qui ne fait que des miracles ; le reste lui importe fort peu. Tous les artifices de l’art lui sont agréables. Il inspire comme tous les dieux l’esprit de renoncement et de sacrifice, et la foi que l’on met en lui donne un sens universel et précis à l’orgueil pur et naïf dont ne peut se passer la production des chefs-d’œuvre. Le martyr et l’élu de ce dieu, l’artiste, place nécessairement toute vertu dans la contemplation et le culte des choses belles, toute sainteté dans leur création. Voilà ce que ne pouvaient soupçonner le plus grand nombre des lecteurs de Pierre Louÿs : encore moins ses adversaires.
Mais lui, entré dans la solitude et dans les ténèbres38, se reprenait parfois à sa jeunesse qui fut vouée au dieu dont j’ai parlé. Il invoquait contre un renom qui lui semblait injuste et indigne, les magnifiques lettres qu’il m’avait écrites jadis. Elles étaient pleines d’une exaltation toute religieuse39 ; tous les grands hommes de la poésie et de la musique y étaient célébrés, invoqués comme les noms de bienheureux, les plus enviables des êtres. L’une de ces lettres, particulièrement belle, me contait un séjour qu’il avait fait à la Grande Chartreuse, une semaine de retraite, mais retraite à sa guise, retraite avec des pensées et des volontés d’artiste, avec des vœux et une introspection de poète40…
Je crois qu’il n’a pas eu de plus intime ni de plus puissant désir, pendant ses années de silence et d’isolement, que de faire connaître quelque jour son véritable cœur. Il voulait confesser la foi de son adolescence, se montrer l’homme de cette foi, et il concevait un livre sur soi-même et sur l’époque ardente de sa vie, dont le titre eût été celui-ci : À dix-neuf ans.
Je ne sais pas si quelque ligne en fut écrite41.
Ces pages sont écrites à la demande de l’écrivain Marcel Prévost, dont Valéry va bientôt devenir le confrère à l’Académie. Il a décidé de consacrer plusieurs numéros de La Revue de France qu’il dirige à une « enquête sur la crise des professions libérales », et c’est Jean Laporte, professeur à la faculté des lettres de Caen, qui s’en trouve chargé. Quand les pages de Valéry, intitulées « Sur la crise de l’intelligence », paraissent dans le numéro du 15 juin 1925, Prévost lui-même indique, dans un chapeau signé de ses seules initiales : « Il nous a paru opportun de détacher de l’ensemble de l’enquête ces pages où un esprit d’une telle valeur étudie un problème dont l’intérêt actuel est considérable. » Elles sont publiées en plaquette l’année suivante À l’Enseigne de la Porte étroite sous le titre définitif, puis reprises en 1934 au tome IV des Œuvres.
Il arrive que l’on demande à quelqu’un s’il y a une Crise de l’Intelligence, si le monde s’abêtit, s’il y a un dégoût de la culture, – si les professions libérales pâtissent, songent à la mort, sentent leurs forces décroître, leurs rangs s’éclaircir, leur prestige devenir de plus en plus mince, leur existence de plus en plus ingrate, précaire, mesurée…
Mais ces questions surprenant ce quelqu’un, qui s’en trouvait fort éloigné, il faut bien qu’il se reprenne, qu’il se retourne en soi-même vers elles, qu’il se réveille de ses autres pensées, et qu’il se frotte les yeux de l’esprit, qui sont les mots.
– Crise ? se dit-il tout d’abord, – qu’est-ce donc qu’une crise ? Décidons de ce terme ! – Une crise est le passage d’un certain régime de fonctionnement à quelque autre ; passage que des signes ou des symptômes rendent sensible. Pendant une crise, le temps semble changer de nature, la durée n’est plus perçue comme dans l’état ordinaire des choses : au lieu de mesurer la permanence, elle mesure la variation. Toute crise implique l’intervention de « causes » nouvelles qui troublent un équilibre mobile ou immobile qui existait.
Comment ajuster à la notion d’intelligence l’idée de crise que l’on vient de rappeler à soi en quelques mots ?
Nous vivons sur des notions très vagues et très grossières, qui d’ailleurs vivent de nous. Ce que nous savons, nous le savons par l’opération de ce que nous ne savons pas.
Nécessaires, et même suffisantes au mouvement rapide des échanges de pensées, toutefois, il n’est pas une seule de ces notions imparfaites et indispensables qui supporte d’être considérée en soi. Dès que le regard s’y attarde, aussitôt il y voit une confusion d’exemples et d’emplois très différents qu’il n’arrive jamais à réduire. Ce qui était clair au passage, et si vivement compris, se fait obscur quand on le fixe ; ce qui était simple se décompose ; ce qui était avec nous est contre nous. Un petit tour d’une vis mystérieuse modifie le microscope de la conscience, augmente le grossissement de notre attention par sa durée, suffit à nous faire apparaître notre embarras intérieur.
Insistez, par exemple, le moins du monde, sur des noms comme temps, univers, race, forme, nature, poésie, etc., et vous les verrez se diviser à l’infini, devenir infranchissables. Tout à l’heure, ils nous servaient à nous entendre ; ils se changent à présent en occasions de nous confondre. Ils étaient unis insensiblement à nos desseins et à notre acte comme des membres si dociles qu’on les oublie, et voici que la réflexion nous les oppose, les transforme en obstacles et en résistances. On dirait, en vérité, que les mots en mouvement et en combinaison sont tout autres choses que les mêmes mots inertes et isolés42 !
Cette propriété générale et si remarquable de nos instruments de pensée engendre presque toute vie philosophique, morale, littéraire et politique, c’est-à-dire une activité aussi vaine qu’on le voudra, mais aussi propice qu’on le voudra au développement de la finesse, de la profondeur et des actions propres de l’esprit. Nos enthousiasmes, nos antagonismes dépendent directement des vices de notre langage ; ses incertitudes favorisent les divergences, les distinctions, les objections, et tous ces tâtonnements de lutteurs intellectuels. Elles empêchent heureusement les esprits d’arriver jamais au repos… On peut se dire, en feuilletant l’histoire, qu’une dispute qui n’est pas sans issue est une dispute sans importance.
L’Intelligence est l’une de ces notions qui ne prennent leur valeur que des autres termes auxquels elles sont jointes dans quelque discours qui les compose ou les oppose. On l’oppose parfois à la sensibilité, parfois à la mémoire, parfois à l’instinct, et parfois à la sottise. Tantôt c’est une faculté, et tantôt un degré de cette faculté ; quelquefois on la prend aussi pour le Tout de l’esprit lui-même, dont on lui donne l’ensemble vague de toutes les propriétés.
Depuis quelques années, ce mot, déjà embarrassé de plusieurs idées assez différentes, a contracté, par une contagion très fréquente dans les langues, une valeur nouvelle et tout étrangère. Je ne crois pas qu’il faille se féliciter de voir étendre le nom d’Intelligence à une classe sociale d’individus, et de traduire ainsi le russe Intelligentsia43.
Crise de l’Intelligence peut donc être entendue comme altération d’une certaine faculté dans tous les hommes ; ou bien seulement chez ceux d’entre eux qui en seraient le plus doués, ou devraient l’être ; ou bien comme crise de l’ensemble des facultés de l’esprit moyen ; ou encore, crise de la valeur et du prix de cette vertu dans la société actuelle ou prochaine. Enfin, on peut y voir aussi, en tenant compte du nouveau sens venu des Russes, une crise affectant une classe de personnes qui se trouverait atteinte dans la qualité, ou le nombre, ou les conditions d’existence de ses membres.
Entre toutes ces « intelligences » diversement définies, il s’agit de savoir celle qu’on veut qui périclite.
Celui qu’on interroge aperçoit aussitôt cinq ou six possibilités. Il pressent que la moindre insistance en ferait apparaître d’autres. Il va errer de point de vue en point de vue, de crise en crise, – crise d’une faculté, crise d’une valeur, crise d’une classe.
I. – De l’intelligence-faculté.
Que l’on s’inquiète tout d’abord si l’homme devient plus sot, plus crédule, plus faible d’esprit, s’il y a crise de la compréhension, ou de l’invention… Mais qui l’en avertira ? Où sont les repères de ce changement de la puissance mentale ? Et qui, s’ils existaient, les pourrait légitimement consulter ?
Cette étrange question n’est pas toujours sans suggérer quelques idées. Voici, par exemple, une sorte de problème que je propose comme il me vient. Il ne s’agit pas de le résoudre.
Rechercher dans quel sens la vie moderne, l’outillage obligatoire de cette vie, les habitudes qu’elle nous inflige, peuvent modifier, d’une part, la physiologie de notre esprit, nos perceptions de toute espèce, et surtout ce que nous faisons ou ce qui se fait en nous de nos perceptions ; d’autre part, la place et le rôle de l’esprit même dans la condition actuelle de l’espèce humaine.
On examinerait, entre autres objets, le développement de tous les moyens qui déchargent de plus en plus l’esprit de ses efforts les plus pénibles : les modes de fixation qui soulagent la mémoire, les merveilleuses machines qui économisent le travail calculateur de la tête, les symboles et les méthodes qui permettent de faire entrer toute une science dans quelques signes, les facilités admirables que l’on s’est créées de faire voir ce qu’il fallait jadis faire comprendre, l’enregistrement direct et la restitution à volonté des images, de leurs suites, des lois mêmes de leurs substitutions, que sais-je ! – On se demanderait si tant de secours, tant de puissants auxiliaires ne viennent pas réduire peu à peu la force de notre attention et la capacité de travail mental continu ou de durée ordonnée, dans l’humanité moyenne.
Observez déjà nos arts. On se plaint de n’avoir point de style, on se console en se disant que nos descendants nous en trouveront bien quelqu’un…
Mais comment se faire un style, c’est-à-dire comment serait possible l’acquisition d’un type stable, d’une formule générale de construction et de décor, (qui ne sont jamais que les fruits d’expériences assez longues et d’une certaine constance dans les goûts, les besoins, les moyens), quand l’impatience, la rapidité d’exécution, les variations brusques de la technique pressent les œuvres, et quand la condition de nouveauté est exigée depuis un siècle de toutes les productions dans tous les genres44 ?
Et d’où nous vient enfin cette exigence du nouveau ?… Nous y repenserons tout à l’heure. Laissons les questions se multiplier d’elles-mêmes.
Impatience, disais-je… Adieu, travaux infiniment lents, cathédrale de trois cents ans dont la croissance interminable s’accommodait curieusement des variations et des enrichissements successifs qu’elle semblait poursuivre et comme produire dans l’altitude ! Adieu, peinture à la longue obtenue par l’accumulation de transparents travaux, de couches claires et minces dont chacune attendait la suivante pendant des semaines, sans égard au génie ! Adieu, perfections du langage, méditations littéraires, et recherches qui faisaient les ouvrages à la fois comparables à des objets précieux et à des instruments de précision !… Nous voici dans l’instant, voués aux effets de choc et de contraste, et presque contraints à ne saisir que ce qu’illumine une excitation de hasard, et qui la suggère. Nous recherchons et apprécions l’esquisse, l’ébauche, les brouillons. La notion même d’achèvement est presque effacée.
C’est que le temps est passé, où le temps ne comptait pas. L’homme d’aujourd’hui ne cultive guère ce qui ne peut point s’abréger. L’attente et la constance pèsent à notre époque, qui essaye de se délivrer de sa tâche à grands frais d’énergie.
La mise en jeu, la mise en train de cette énergie exigent le machinisme, et le machinisme est le véritable gouvernant de notre époque. Il faut voir de quels prix nous payons ses immenses services, en quelle monnaie l’Intelligence se libère, et si l’accroissement de puissance, de précision et de vitesse ne va pas réagir sur l’être qui le désire et qui l’obtient de la nature.
Il arrive à l’homme moderne d’être quelquefois accablé par le nombre et la grandeur de ses moyens. Notre civilisation tend à nous rendre indispensable tout un système de merveilles issues du travail passionné et combiné d’un assez grand nombre de très grands hommes et d’une foule de petits. Chacun de nous éprouve les bienfaits, porte le poids, reçoit la somme de ce total séculaire de vérités et de recettes capitalisées. Aucun de nous n’est capable de se passer de cet énorme héritage ; aucun de nous capable de le supporter. Il n’y a plus d’homme qui puisse même envisager cet ensemble écrasant. C’est pourquoi les problèmes politiques, militaires, économiques deviennent si difficiles à résoudre, les chefs si rares, les erreurs de détail si peu négligeables. On assiste à la disparition de l’homme qui pouvait être complet, comme de l’homme qui pouvait matériellement se suffire. Diminution considérable de l’autonomie, dépression du sentiment de maîtrise, accroissement correspondant de la confiance dans la collaboration, etc.
La machine gouverne. La vie humaine est rigoureusement enchaînée par elle, assujettie aux volontés terriblement exactes des mécanismes. Ces créatures des hommes sont exigeantes. Elles réagissent à présent sur leurs créateurs et les façonnent d’après elles. Il leur faut des humains bien dressés ; elles en effacent peu à peu les différences et les rendent propres à leur fonctionnement régulier, à l’uniformité de leurs régimes. Elles se font donc une humanité à leur usage, presque à leur image.
Il y a une sorte de pacte entre la machine et nous-mêmes, pacte comparable à ces terribles engagements que contracte le système nerveux avec les démons subtils de la classe des toxiques. Plus la machine nous semble utile, plus elle le devient ; plus elle le devient, plus nous devenons incomplets, incapables de nous en priver. La réciproque de l’utile existe.
Les plus redoutables des machines ne sont point peut-être celles qui tournent, qui roulent, qui transportent ou qui transforment la matière ou l’énergie. Il est d’autres engins, non de cuivre ou d’acier bâtis, mais d’individus étroitement spécialisés : organisations, machines administratives, construites à l’imitation d’un esprit en ce qu’il a d’impersonnel.
La civilisation se mesure par la multiplication et la croissance de ces espèces. On peut les assimiler à des êtres énormes, grossièrement sensibles, à peine conscients, mais excessivement pourvus de toutes les fonctions élémentaires et permanentes d’un système nerveux démesurément grossi. Tout ce qui est relation, transmission, convention, correspondance, se voit en eux à l’échelle monstrueuse d’un homme par cellule. Ils sont doués d’une mémoire sans limites, quoique aussi fragile que la fibre du papier. Ils y puisent tous leurs réflexes dont la table est loi, règlements, statuts, précédents. Ces machines ne laissent point de mortel qu’elles ne l’absorbent dans leur structure et n’en fassent un sujet de leurs opérations, un élément quelconque de leurs cycles. La vie, la mort, les plaisirs, les travaux des hommes sont des détails, des moyens, des incidents de l’activité de ces êtres, dont l’empire n’est tempéré que par la guerre qu’ils se font entre eux.
Chacun de nous est une pièce de quelqu’un de ces systèmes, ou plutôt appartient toujours à plusieurs systèmes différents ; et il abandonne à chacun d’eux une part de la propriété de soi, comme il emprunte de chacun d’eux une part de sa définition sociale et de sa licence d’être. Nous sommes tous citoyens, soldats, contribuables, hommes de tel métier, tenants de tel parti, enfants de telle religion, membres de telle organisation, de tel club.
Faire partie… est une expression remarquable. Nous sommes en quelque sorte, par le refouillement et l’analyse de la masse humaine qui se font toujours plus précis et minutieux, devenus des entités bien définies. Comme telles, nous ne sommes plus que des objets de spéculation, de véritables choses. Ici, je suis conduit à prononcer des mots sans grâce, et contraint d’écrire avec horreur que l’irresponsabilité, l’interchangeabilité, l’interdépendance, l’uniformité des mœurs, des manières, et même des rêves, gagnent le genre humain. Les sexes eux-mêmes semblent ne plus devoir se distinguer l’un de l’autre que par les caractères anatomiques.
Ce n’est pas tout45. Le monde moderne est un monde tout occupé de l’exploitation toujours plus efficace et plus approfondie des énergies naturelles. Non seulement il les recherche et les dépense pour satisfaire aux nécessités éternelles de la vie, mais il les prodigue, et il s’excite à les prodiguer au point de créer de toutes pièces des besoins inédits (et même que l’on n’eût jamais imaginés), – à partir des moyens de contenter ces besoins ; – comme si, ayant inventé quelque substance, on inventait, d’après ses propriétés, la maladie qu’elle guérisse, la soif qu’elle puisse apaiser…
L’homme, donc, s’enivre de dissipation. Abus de vitesse ; abus de lumière ; abus de toniques, de stupéfiants, d’excitants ; abus de fréquence dans les impressions ; abus de diversité ; abus de résonances ; abus de facilités ; abus de merveilles, abus de ces prodigieux moyens de décrochage ou de déclenchement, par l’artifice desquels d’immenses effets sont mis sous le doigt d’un enfant. Toute vie actuelle est inséparable de ces abus. Notre système organique, soumis de plus en plus à des expériences physiques et chimiques toujours nouvelles, se comporte à l’égard de ces puissances et de ces rythmes qu’on lui inflige à peu près comme il le fait à l’égard d’une intoxication insidieuse. Il s’accommode à son poison, il l’exige bientôt, il en trouve chaque jour la dose insuffisante. L’œil, à l’époque de Ronsard, se contentait d’une chandelle. Les érudits de ce temps-là, qui travaillaient volontiers la nuit, lisaient, – et quels grimoires ! – écrivaient sans difficulté à quelque lueur mouvante et misérable. Il réclame aujourd’hui 20, 50, 100 bougies. Quant à notre sens le plus central, – notre sens de l’intervalle entre le désir et la possession de son objet, qui n’est autre que le sens de la durée, – et qui se satisfaisait jadis de la vitesse des chevaux ou de la brise, il trouve que les rapides sont bien lents, que les messages électriques le font mourir de langueur.
Les événements eux-mêmes sont demandés comme une nourriture. S’il n’y a point ce matin quelque grand malheur dans le monde, nous nous sentons un certain vide. – « Il n’y a rien aujourd’hui dans les journaux », disent-ils.
Nous voilà pris sur le fait. Nous sommes tous empoisonnés.
Il faudrait à présent rassembler toutes ces remarques, les rapporter à l’idée que nous avons de l’Intelligence-Faculté, et se demander si ce régime d’excitations intenses et rapprochées, de sévices déguisés, de rigueurs utilitaires, de surprises systématiques, de facilités et de jouissances trop organisées, ne doit pas amener une sorte de déformation permanente de l’esprit, lui faire perdre et acquérir des propriétés ; – et si, en particulier, les dons mêmes qui lui ont fait désirer ces progrès, comme pour s’employer et se développer ne seront pas affectés par l’abus, dégradés par leurs propres effets, épuisés par leur acte ?
Mais point de conclusions… Mieux vaut reprendre un peu et repenser sa pensée. J’ai déjà dit qu’il n’était pas question de résoudre de tels problèmes. Je ne voudrais, avant de les abandonner, que renforcer quelques-unes des idées que j’ai rapidement éveillées.
J’ai parlé d’une sorte d’intoxication par l’énergie. Il s’y rattache ce qu’on pourrait nommer l’intoxication par la hâte.
Je ne sais qui avait signalé, il y a quelque trente ans, comme un phénomène critique dans l’histoire du monde, la disparition de la terre libre, c’est-à-dire l’occupation achevée des territoires habitables par des nations organisées46, l’impossibilité de s’étendre sans coup férir, la suppression des biens qui ne sont à personne. Les terres inhabitables elles-mêmes sont aujourd’hui appropriées et retenues ; l’Angleterre, par exemple (et nécessairement elle), a mis la main sur le Continent antarctique ; dans quelques milliers d’années, la précession des équinoxes lui permettra de se féliciter de sa prévoyance… Mais je ne parlais de la terre libre que par figure. C’est au temps libre que je voulais en venir. Ce n’est pas le loisir tel qu’on l’entend d’ordinaire que vise maintenant ma pensée. Le loisir apparent existe encore ; et même il se défend au moyen de mesures légales47 et de perfectionnements mécaniques contre la conquête des heures par l’activité. Mais je dis que le loisir intérieur se perd. Nous perdons cette paix essentielle des profondeurs de l’être, cette absence sans prix pendant laquelle les éléments les plus délicats de la vie se rafraîchissent et se réconfortent. L’oubli parfait les baigne ; ils se lavent du passé, du futur, de la conscience nette et pressante, de la présence implicite et confuse des obligations suspendues et des attentes embusquées. Point de soucis, point de lendemain, point de pression intérieure, mais une sorte de repos dans l’état pur les rend à leur liberté propre ; ils ne s’occupent alors que d’eux-mêmes, ils sont déliés de leurs devoirs envers la connaissance et déchargés du soin des souvenirs et de tous les prochains fantômes du possible. Voilà ce que la rigueur, la tension et la précipitation de notre existence troublent ou dilapident… Les progrès de l’insomnie sont remarquables et suivent exactement tous les autres progrès. La fatigue et la confusion mentales sont parfois telles que l’on se prend à regretter naïvement les Tahitis, les Paradis de simplicité et de paresse, les vies à forme lente et inexacte, que nous n’avons jamais connus. Les primitifs ignorent la nécessité d’un temps finement divisé. Il n’y avait pas de minutes ni de secondes pour les anciens, mais nos mouvements aujourd’hui se règlent sur ces fractions. Le dixième, le centième de seconde commencent de n’être plus négligeables dans certains domaines de la pratique. La machine généralisée a exigé ces précisions. Elle s’est si fortement imposée à l’espèce que l’on peut rapporter à l’existence et à l’accroissement de son empire toute manifestation de l’esprit de notre époque.
Des intelligences vivantes, les unes se dépensent à servir la machine, les autres à la construire, les autres à prévoir ou à préparer une plus puissante ; enfin, une dernière catégorie d’esprits se consume à essayer d’échapper à la domination de la machine. Ces intelligences rebelles sentent avec horreur se substituer à ce tout complet et autonome qu’était l’âme des anciens hommes je ne sais quel daimon48 inférieur qui ne veut que collaborer, s’agglomérer, trouver son apaisement dans la dépendance, son bonheur dans un système fermé qui se fermera d’autant mieux sur soi-même qu’il sera plus exactement créé par l’homme pour l’homme. Mais c’est une définition nouvelle de l’homme.
Tout le trouble qui est aujourd’hui dans les esprits annonce que de grands changements se préparent dans l’idée que nous nous faisons de nous-mêmes.
II. – De l’intelligence-classe.
Pensons un peu maintenant à ce que j’appellerai l’Intelligence-Classe.
Tout le monde sent bien que quelque tribu existe qui se distingue par ses rapports particuliers avec l’esprit.
Personne n’en peut donner une description complète, simple et arrêtée. Il s’agit d’une nébuleuse sociale à résoudre. Mais celle-ci est de ces molles nébuleuses auxquelles plus s’attache le regard, plus leurs contours se dissolvent, plus leurs formes se fondent ou se dérobent. Il demeure toujours quelque chose que l’on ne sait ni raccorder à la figure générale, ni distraire d’elle.
Cette espèce pourtant se plaint ; donc elle existe.
Intellectuels, artistes, membres des diverses professions libérales… les uns sont assez utiles à la vie animale de la société, les autres sont inutiles (et parmi ces derniers, les plus précieux peut-être, ceux qui relèvent un peu notre race, et lui donnent l’illusion de connaître, de s’avancer, de créer, de se roidir contre sa nature). Il arrive aujourd’hui que l’on parle de la dépression de la valeur de ces hommes, de l’affaiblissement de leur prestige, de leur extermination par le dénuement. Leur existence est, en effet, étroitement liée à une culture et à une tradition, l’une et l’autre menacées de destins inconnus par la révolution actuelle des choses de ce globe.
Notre civilisation prend, ou tend à prendre, la structure et les qualités d’une machine, comme je l’ai indiqué tout à l’heure. La machine ne souffre pas que son empire ne soit pas universel, et que des êtres subsistent, étrangers à son acte, extérieurs à son fonctionnement. Elle ne peut, d’autre part, s’accommoder d’existences indéterminées dans sa sphère d’action. Son exactitude, qui lui est essentielle, ne peut tolérer le vague ni le caprice social ; sa bonne marche est incompatible avec les situations irrégulières. Elle ne peut admettre que personne demeure, de qui le rôle et les conditions d’existence ne soient précisément définis. Elle tend à éliminer les individus imprécis à son point de vue, et à reclasser les autres, sans égards au passé, – ni même à l’avenir de l’espèce.
Elle a commencé à s’attaquer aux populations peu organisées qui existaient sur le globe. Une loi (qui se combine avec cette loi primitive qui fait du besoin et du sentiment de la force des impulsions agressives) veut, de plus, qu’il se produise immanquablement un mouvement offensif du plus organisé contre le moins organisé.
La machine, – c’est-à-dire le monde occidental, – ne pouvait qu’elle ne s’en prît quelque jour à ces hommes indéfinis, – parfois incommensurables, – qu’elle trouvait en elle-même.
Nous assistons donc à l’attaque de la masse indéfinissable par la volonté ou la nécessité de définition. Lois fiscales, lois économiques, réglementation du travail, et surtout modifications profondes de la technique générale, tout s’emploie à dénombrer, à assimiler, à niveler, à encadrer, à ordonner cette population interne d’indéfinissables et d’isolés par nature, qui constitue une partie des intellectuels, – l’autre partie, plus aisément absorbable, devant être, d’ailleurs, redéfinie et reclassée.
Quelques remarques éclairciront peut-être ce que je viens d’écrire.
Ce ne fut jamais qu’indirectement que la société put soutenir la vie d’un poète, d’un théoricien, d’un artiste en œuvres lentes et profondes. Elle en fait quelquefois des serviteurs fictifs, des fonctionnaires nominaux, professeurs, conservateurs, bibliothécaires. Mais les corporations se plaignent, le peu d’arbitraire d’un ministre se réduit de plus en plus, la machine a de moins en moins de jeu.
La machine ne veut et ne peut connaître que des « professionnels ».
Comment s’y prendre pour tout réduire en professionnels ?
Que de tâtonnements dans l’entreprise de déterminer les caractères des spécialistes de l’intellect !
Chacun se sert de l’esprit qu’il a. Un manœuvre se sert du sien, par rapport à soi, autant que quiconque, philosophe ou géomètre. Si ses discours nous semblent grossiers et trop simples, les nôtres lui sont étranges ou absurdes, et chacun de nous est un manœuvre pour quelqu’un.
Comment en serait-il autrement ? Tout homme, d’ailleurs, parfois rêve, ou s’enivre, ou fait les deux ; et dans ses sommeils comme dans l’ivresse, le brassement de ses images, la liberté de leurs combinaisons inutiles le font Shakespeare, dans une mesure inconnue et inconnaissable. Ce manœuvre, foudroyé de fatigue ou d’alcool, devient théâtre des génies.
Mais, dira-t-on, il ne sait pas s’en servir.
Mais c’est là dire qu’il est un manœuvre par rapport à nous, quoique Shakespeare par rapport à soi. Il ne lui manque, à son réveil, que de connaître le nom même de Shakespeare et la notion de littérature. Il s’ignore en tant qu’inventeur.
Et qui oserait mettre, ou ne pas mettre, dans la catégorie intellectuelle, une devineresse, un ordonnateur de cérémonies, un pitre de foire ?
Qui soutiendra qu’il se dépense plus d’esprit dans une tête que dans une autre ; qu’il en faut plus, et plus de connaissances, pour enseigner que pour spéculer commercialement ou pour créer quelque industrie ?
Il faut se résoudre à patauger dans les exemples. Patauger, quelquefois, c’est aussi faire bondir deux ou trois gouttes de lumière.
Dans les questions qui sont confuses par essence et qui le sont pour tout le monde, je trouve permis, – peut-être louable, – de livrer tels quels les essais, les actes inachevés, les états même rejetés et réfutés de sa pensée.
J’ai vu parfois des définitions très surprenantes de l’intellectuel. Il en est qui reçoivent le comptable, qui éliminent le poète. Il y en a de telles qu’entendues à la rigueur de la lettre elles englobent, elles sont impuissantes à exclure ces belles machines à calculer, ou à quarrer des courbes, qui sont si supérieures à tant de cerveaux.
Ces machines calculatrices qui me passent par l’esprit me suggèrent une réflexion que je noterai au passage.
Il y a des activités intellectuelles qui peuvent changer de rang par le progrès des procédés techniques. Quand ces procédés deviennent plus précis, quand la profession se ramène peu à peu à l’application de moyens énumérables, exactement indiqués par l’examen du cas particulier, la valeur personnelle du professionnel perd de plus en plus d’importance. On sait quel rôle jouent l’habileté individuelle et les procédés secrets dans une quantité de domaines. Mais le progrès dont je parlais tend à rendre les résultats indépendants de ces qualités singulières.
Si la médecine, par exemple, arrivait quelque jour, dans les diagnostics et dans la thérapeutique correspondante, à un degré de précision qui réduisît l’intervention du praticien à une série d’actes définis et bien ordonnés, le médecin deviendrait un agent impersonnel de la science de guérir, il perdrait tout ce charme qui tient à l’incertitude de son art et à ce qu’on suppose invinciblement qu’il y ajoute de magie individuelle ; il se rangerait désormais tout auprès du pharmacien qui est placé un peu plus bas que lui, jusqu’ici, parce que ses opérations sont plus scientifiques et se font sur une balance.
On pourrait dire, en termes bizarres et empruntés du langage du droit, qu’il existe des intellectuels fongibles49, et d’autres qui ne le sont pas. Les premiers sont déjà engagés dans la machine ou peu éloignés de l’être, étant ceux qui sont interchangeables et que l’on peut prendre l’un pour l’autre.
À la vérité, il n’y a point d’hommes absolument interchangeables. Ils ne le sont, quand ils le sont, qu’à une certaine approximation.
Ceux qui ne peuvent point du tout se remplacer l’un par l’autre, – par la raison qu’ils n’ont point d’autre, – sont aussi ceux qui ne répondent à aucun besoin incontestable. On peut donc considérer aussi dans le peuple intellectuel ces catégories remarquables : les intellectuels qui servent à quelque chose et les intellectuels qui ne servent à rien. Le pain des hommes, leur vêtement, leur toit, leurs maux physiques, Dante, ni le Poussin, ni Malebranche n’y peuvent rien. Réciproquement le pain, le vêtement, le toit et le reste ont quelque tendance à se refuser à ces êtres. On ne peut guère justifier la subsistance des plus grands hommes que par des phrases…
Ce problème de l’Intelligence-Classe est fort loin d’être un problème nouveau. L’actualité, comme l’on dit, le rend seulement fort pressant, plus pressant qu’il ne fut jamais. Mais rien de moins neuf.
L’histoire en est assez facile à résumer.
L’opportunité ou la nécessité de donner à l’esprit, sous les espèces de certains hommes, une place définie dans le corps social a, de tout temps, soulevé une difficulté essentielle et invincible en soi. Cette difficulté réside non seulement dans le choix même de la définition, mais encore dans l’obligation de prononcer des jugements inévitables sur la qualité. On se heurte, dans toute tentative, à la question insoluble de la détermination du meilleur. En patois scientifique, on pourrait parler d’aristométrie50.
Si tout le monde use de l’esprit qu’il a, il faut d’abord décider qu’il y a des usages de l’esprit qui peuvent servir à distinguer une certaine classe ; mais il faut encore tenir, ou ne pas tenir compte, de la valeur de ces usages, c’est-à-dire des œuvres, et même des recherches en mouvement.
Un mauvais maçon est un maçon. Un mauvais mécanicien est un mécanicien. Mais un artiste improvisé, un savant non reconnu par les autres, un philosophe sans le savoir, un poète selon soi-même, que sont-ils ?
Et que sont un artiste, un savant, un philosophe, un poète pendant la durée de leurs préparations cachées et de leur attente à l’état d’énigmes ?
Descartes commence ses publications dans sa quarante-huitième année ; Sébastien Bach, à cinquante et quelques années51. Jusque-là, l’un est rentier ex-militaire ; l’autre, organiste d’une église… Deux hommes qui finissent par mettre au jour les œuvres que l’on sait n’ont pu exister, jusqu’au moment de leur éclat, que grâce à l’absence de précision dans les définitions sociales de leur époque.
J’ai encore quelques mots à dire sur l’histoire du problème.
De temps immémorial, on a donné de ce problème une solution simple, pratique et même brutale.
Elle consiste à définir l’intelligence par la scolarité. Plus un pays a conservé sa figure primitive, plus il est stationnaire, plus cette définition par les études contrôlées y est importante, sinon exclusive.
L’Intelligence-Classe est alors la classe de ceux qui ont fait leurs études ; les études sont démontrées par les diplômes, preuves matérielles. Mandarins, clercs, docteurs, licenciés constituent la classe intellectuelle, qui est ainsi désignée de la façon la plus claire, (puisqu’elle est matérielle), et devient très aisément dénombrable. Ce système est excellent pour la préservation et la transmission des connaissances, médiocre, sinon mauvais pour leur accroissement. Il arrive aussi que la preuve matérielle soit plus durable que ce qu’elle prouve, que le zèle, la curiosité, la vigueur mentale de celui qu’elle institue membre de la caste des lettrés52.
Parmi les inconvénients du système, il faut signaler l’ankylose de l’homme dans son attitude initiale. On me dit qu’il est encore possible en Amérique de changer de carrière à tout âge, de passer du libéral au manuel et réciproquement.
De cette conception si ancienne et si commode, on passe très aisément à la notion moderne des professions libérales.
Ce sont, paraît-il, les professions qui conviennent à un homme libre.
Un homme libre ne devait pas vivre du travail de ses mains. La profession libérale s’opposait à la profession manuelle. Mais un chirurgien se sert de ses mains, voire gantées. Un pianiste vit de ses doigts ; un peintre, un sculpteur essayent d’en vivre. Tous ces professionnels jadis étaient regardés comme ouvriers. Véronèse, cité en témoignage par l’Inquisition de Venise, répond sur sa profession : Sono lavoratore53 !
Aujourd’hui le changement est profond, le chirurgien ne se confond plus avec le barbier, l’artiste avec l’artisan, et la hiérarchie sociale fondée sur l’estime, sur le degré supposé de noblesse des occupations, s’est déplacée. La chirurgie se trouve classée bien plus dignement que bien des professions où les mains ne servent qu’à écrire.
On voit combien de questions sans réponse soulève la simple tentative de se faire une idée nette de la place dans le monde moderne des hommes de l’esprit54, ou de ceux qui, par tradition, sont supposés l’être…
Chaque attaque de la difficulté trouve aussitôt sa riposte. Il faut bien cependant, avant de mesurer un certain mal et d’en décrire les symptômes, essayer de reconnaître ses victimes. On m’a vu tenter vainement de circonscrire l’intellectuel et de découvrir des signes certains de la profession libérale.
Ce genre de recherches est parfois aussi divertissant qu’un jeu de société. Elles recèlent tout l’infini de l’inattendu. La surprise a pour ressort profond le grand fait dont je me suis occupé il y a quelques pages : une société nouvelle saisit une vieille société en flagrant délit ; une organisation plus puissante et plus stricte attaque une organisation moins puissante et plus vague. L’analyse s’égare dans la complexité des rapports et des distinctions qu’elle est obligée de constater ou d’introduire, quand elle prétend s’emparer de tels conflits. Quoiqu’elle se sente, d’ailleurs, intimement convaincue de la fragilité et même de la futilité de toutes les spéculations morales et politiques, elle ne laisse pas de percevoir ce qu’il y a de fort grave et presque de poignant dans ce désordre critique qu’elle n’arrive point à définir. Savons-nous si le pain, quelque jour, si les choses nécessaires à la vie ne seront pas refusés à ces hommes dont la disparition ne troublerait en rien la production de ce pain et de ces choses ? On verrait périr tout d’abord tous ceux qui ne peuvent se défendre en se croisant les bras. Tout le reste suivrait ou reviendrait aux tâches matérielles, gagné par la misère montante, et les progrès de cette extermination manifesteraient dans le réel, pour quelque suprême observateur, la hiérarchie positive des besoins vrais de la vie humaine la plus simple.
Earlier visits to England55
Ces souvenirs résultent d’une commande faite à Valéry par une publication britannique, The Bookman’s Journal, où ils paraissent, traduits en anglais, en décembre 1925. Dans la géographie personnelle de l’écrivain, l’Angleterre occupe une place particulière, celle d’une terre quasi familiale puisque, des deux sœurs de sa mère italienne, l’une, Vittoria Cabella, habite Gênes – où l’adolescent passe ses vacances d’été –, et l’autre, Pauline de Rin, réside à Londres, où l’enfant Valéry fut rapidement conduit par ses parents. C’est donc sur ce premier séjour que s’ouvrent les souvenirs qu’on va lire, qui très vite en évoquent deux autres : celui, d’abord, que fit Valéry du 6 juin au début juillet 1894 – il n’avait pas encore vingt-trois ans et venait de s’installer à Paris –, puis celui qui se déroula du 31 mars au 22 ou 23 avril 1896. Si le voyage de 1894, facilité par l’amitié de Marcel Schwob, lui permit d’approcher le milieu littéraire et artistique, le second fut tout différent puisque, sur la recommandation de Charles Whibley, écrivain et journaliste à la Pall Mall Gazette, Valéry vint traduire des articles de propagande pour la Chartered Company de Cecil Rhodes, le fondateur de la Rhodésie, dont la réputation venait d’être mise à mal par le piteux échec d’un raid contre le Transvaal.
Ma première visite en Angleterre ? Mon Dieu, je ne m’en souviens presque pas, j’avais sept ans… Il y avait pour passer la Manche un extraordinaire bateau composé de deux coques accouplées : le roulis devait être à peine sensible sur cette machine ; je n’en eus pas moins le mal de mer. Je crois que j’eus bien raison de l’avoir et que j’étais tout à fait dans mon droit, puisque cet engin condamné par l’expérience a disparu des mers. Ceci se passait en 1878. Il ne me reste guère d’autre vestige de ce premier contact avec l’Angleterre qu’une impression de terreur folle éprouvée dans ce Musée Tussaud qui vient, je crois, de disparaître56. Je vois toujours les horribles masques des criminels célèbres dont le musée faisait collection. Autre vestige, autre souvenir, celui d’une opérette qui se nommait Fatinitza, musique de Suppé57 : j’en ai conservé une idée délicieuse et féerique : des femmes longues et charmantes dansent encore dans ma mémoire : il tombait sur elles une neige de théâtre.
Seize ans se passèrent avant que je ne revinsse à Londres. Certain jour une brusque envie me reprit d’aller voir cette ville dont Mallarmé disait souvent qu’elle est très prenante. Les artistes français de ce temps-là se faisaient de Londres une idée particulièrement profonde et douce : ils y voyaient je ne sais quelle Babel composée d’une infinité de « homes », d’intérieurs voluptueusement tièdes ; ils combinaient dans leurs rêveries les décors gigantesques de Turner et les visions intimes qu’ils avaient trouvées dans la lecture de Dickens.
Toutefois certains d’entre eux avaient de l’Angleterre une vue plus précise et une connaissance plus érudite : leur lecture allait plus loin que Dickens et ils avaient touchant la littérature anglaise une information parfois remarquablement plus profonde qu’on ne l’aurait pu attendre de Français. En écrivant ceci, c’est surtout à Marcel Schwob que je pense. En un certain sens je pourrais dire que Schwob savait trop bien l’anglais : il en connaissait les écrivains les plus rares et les plus anciens, mais ceci est presque à la portée de tout le monde. Schwob mû par son goût naturel des histoires de brigands (vers lesquelles ses études sur Villon considéré comme une canaille l’avaient orienté58) s’était instruit des argots de métier, et particulièrement du métier de voleur, dans diverses langues à diverses époques : parmi ceux-ci les argots de la populace et ceux des criminels anglais l’avaient particulièrement intéressé. Mais il suivait avec une égale passion le mouvement littéraire anglais de ce temps-là. Il a été l’un des premiers à faire connaître en France des hommes comme Meredith, Stevenson, et bien d’autres. Il était en correspondance avec plusieurs de ces écrivains et quand je suis parti pour Londres en 1894, il me donna une précieuse lettre de recommandation pour George Meredith que lui-même n’avait encore jamais vu. Pendant ce séjour, j’ai habité fort loin du centre, le quartier Highbury59 : il y avait sous mes fenêtres une vaste pelouse doucement dorée le matin par le soleil du mois de juin : c’était le Crescent : là, tantôt des équipes de jeux se livraient au football, tantôt des flâneurs paresseusement allongés se livraient à un farniente que je n’aurais jusque-là jamais cru pouvoir exister ailleurs que dans nos pays du Midi. En vérité, j’ai fait ce jour-là cette découverte qu’il y avait des lazzarone60 dans le Nord. Je me suis mis à errer dans Londres du matin au soir, infiniment seul, mais tout peuplé intérieurement de pensées, et je me livrais avec délices à une circulation sans but et sans fin dans les rues ou trop actives ou trop désertes de la capitale. Il y a une ivresse intellectuelle de Londres, pour moi. Je puis dire que tout amusait mon esprit et une impression générale de gaieté nerveuse et indéfinissable est depuis lors demeurée associée pour moi à l’idée d’une ville et d’un pays qui ne passent pas généralement pour donner une excitation si joyeuse. Je vois Londres noir, rouge et blanc, avec des éclairs de vitres et d’immenses échappées de verdure.
Mais je ne manquai pas d’entrer en contact avec quelques jeunes hommes de lettres. Ce temps-là avait [vu] se fonder une revue aujourd’hui disparue qui se nommait The Yellow Book61. Cette revue a, je crois, joué un rôle assez important dans le mouvement qui correspondait en Angleterre à celui du symbolisme en France. Beaucoup d’écrivains se retrouvaient quelquefois chez Mrs Pennell, femme du graveur bien connu qui habitait Buckingham street, non loin du Savoy. Je me rappelle y avoir eu une longue conversation sur Toulouse-Lautrec avec Aubrey Beardsley dont l’art était si différent de celui de Toulouse62. Beardsley appréciait énormément l’œuvre du peintre français dont il me parla avec un intérêt et une intelligence remarquables. Je revois très bien le visage si délicat et si morbidement distingué de Beardsley. Je crois me souvenir aussi d’avoir longuement entretenu Mr Gosse63 de la poétique et de la poésie de Mallarmé. J’ai le souvenir d’une heure et demie de monologue…
Les fenêtres de l’appartement de Madame Pennell donnaient sur la Tamise. Les invités jouissaient entre leurs conversations de la vue admirable du fleuve et de l’étendue bleue d’une nuit de juin. Un soir, vers onze heures, une lueur rose apparut dans le ciel : rien de plus beau que le paysage fantastique qui se forme sous nos yeux. Un immense incendie s’était déclaré du côté de Finsbury : on n’en voyait point les flammes, mais la réverbération du feu sur le ciel colorait comme d’un ton de chair l’atmosphère. Un Londres de rêve se dessinait devant nous : c’étaient des masses d’azur, des constructions gigantesques de turquoise et de saphir ; le dôme de Saint-Paul se découpait sur la nue lumineuse et on avait la sensation de voir un étrange chef-d’œuvre qui eût réalisé toutes les ambitions de Turner et de Whistler combinés…
Le grand événement de ce voyage à Londres fut ma visite à George Meredith. Lui ayant envoyé la lettre de recommandation de Marcel Schwob dont j’ai parlé tout à l’heure, je reçus de lui la réponse suivante (en français) :
Boxhill, Dorking le 20 juin 94
Cher Monsieur,
L’ami de Marcel Schwob se trouve bien dans son droit en demandant l’entrée de ma maison. Vous serez le bienvenu, et j’espère que vous me ferez l’honneur de dîner avec moi. 7 heures. Cuisine anglaise, malheureusement, mais pour le vin, il est bien français. Je suis chez moi chaque jour de cette semaine à votre disposition après 4 heures [du] soir. Vendredi, samedi, dimanche. Il y a un train de retour 8,25.
Agréez, Monsieur, l’assurance de ma considération distinguée.
Le dimanche suivant, je pris le train pour Boxhill. Arrivé à destination, le train repart me laissant seul, rigoureusement seul à la halte de Boxhill. Personne autour de moi. Point d’habitation, point de poteau indicateur. Où et comment trouver le chemin de la maison ? Au bout de quelques minutes, j’en étais à l’angoisse : je n’osais m’écarter du rail, chaque pas pouvant m’éloigner du but. Je me voyais déjà condamné à perpétuité à la halte de Boxhill. Un homme enfin parut. C’était un homme de bonne mine : casquette à carreaux, pipe aux dents. Il s’avance vers moi d’un pas certain et sans nulle hâte. Après un grand coup de casquette, il m’interroge si je suis bien le Français attendu par Mr Meredith ; et je fus sur-le-champ, avec enthousiasme, absolument, nettement, exactement le Français qu’attendait Mr Meredith. Alors il me dit : « Je suis le fidèle Coles », d’où je conclus avec une grande sagacité qu’il devait [être] le domestique du grand écrivain. Nous nous mîmes en route. Nous nagions dans le vert de la campagne anglaise, ni murs, ni bornes ni haies, mais le vert, et le vert à l’infini. Chemin faisant, le bon Coles essaya une conversation avec moi : je parle et j’entends fort mal l’anglais surtout quand une bouche populaire le parle : mais j’ai pu extraire quelque substance de cette conversation transitoire. Coles me déclara qu’il aimait beaucoup les Français. Lui ayant alors demandé s’il les connaissait et comment et où il avait appris à les aimer, il me raconta qu’en 1869, son maître, à l’occasion de l’Exposition64, lui avait payé le voyage de Paris. Il avait pris un train de plaisir… « Et alors, lui dis-je, Paris vous a beaucoup plu ? » « Oh, Monsieur ! » dit-il. Et il m’expliqua qu’à peine débarqué à la gare du Nord, il avait fait je ne sais comment la connaissance d’un personnage qu’il croyait être un « agent de police en congé » (peut-être avait-il pris pour un policeman quelque facteur ou garçon de recettes) ; quoi qu’il en soit, il avait passé les trois jours et les trois nuits qui devaient être originellement consacrés à la visite de l’Exposition, à boire, à dormir et à reboire avec son ami instantané. Il avait [vu] de Paris l’envers d’une table. Ce souvenir le remplissait de joie ; mais moi je commençais à me demander où pouvait bien se trouver la demeure de Meredith. Tout à coup Coles me dit : « Vous voici arrivé : vous n’avez qu’à marcher tout droit. » Et il tira de son côté avec un grand coup de casquette et un délicieux sourire. Or il [n’]y avait toujours devant moi que le même vert sans murs, sans haies, sans maisons. Je marchais donc dans la direction indiquée : le terrain s’élevait peu à peu, et je distinguai bientôt sur le ciel au haut de la pente une masse légèrement dorée par le couchant : masse formée de quelques arbres groupés autour d’une cabane, et devant la cabane, je distinguai quelques personnes assises qui devenaient peu à peu des hommes et des dames prenant le thé. J’étais fort intimidé de devoir m’avancer en pleine lumière vers Meredith et ses hôtes. Je me figurais l’impression que devait leur produire ce petit personnage étranger, marionnette noire sur fond vert qui s’avançait et montait avec embarras vers eux. Alors un vieillard assez étrange se leva difficilement et vint vers moi ; il était vêtu d’un complet bleu et un foulard rouge s’enroulait autour de son cou. Il marchait avec peine, s’appuyant sur un bâton. Quand il fut à trois pas, comme il soulevait et agitait sa casquette en signe de bienvenue, le pied lui manqua et il tomba de tout son long devant moi. J’ai l’étrange souvenir d’avoir relevé avec une facilité extraordinaire le corps très amaigri de cet homme assez grand. J’étais confus de l’incident qui augmentait ma gêne : mais Meredith me montra sur-le-champ une telle bonté et une sympathie si marquée que l’impression pénible le céda presque aussitôt au plaisir que me fit la grâce de l’accueil. Il parlait difficilement, rudement, avec une voix forte, gutturale et peu distincte. Il avait une grande noblesse dans le visage et dans les actes. Il me présenta sur-le-champ à ses hôtes : il y avait là Sir Frederick et Lady Pollock65 et une jeune fille vêtue de jaune. Je revois très nettement la couleur de cette robe.
Le thé pris, tout en causant avec Meredith, je me mis à considérer la cabane devant laquelle nous étions assis. Je me demandais à moi-même si c’était là toute son habitation. Il me proposa d’y entrer. Elle était composée de deux pièces, très petites. Les murs en étaient recouverts de livres dont le plus grand nombre étaient des livres français, et le plus grand nombre de ces livres français étaient de ces volumes de mémoires sur le Consulat et l’Empire qui paraissaient en quantité à cette époque. Il y avait là tous les Marbot imaginables, les Sergent Bourgogne et les Capitaine Coignet66. Meredith était amoureux de Napoléon. Il m’en parla avec la plus grande ferveur parfois curieusement exprimée. C’est ainsi qu’il me dit : « Napoléon était un homme si grand, si grand, que les Dieux n’ont pu s’en défaire qu’en le tournant lui-même contre lui-même. » Cette opinion est assez remarquable dans la bouche d’un Anglais. Il avait aussi une sorte de culte pour Jeanne d’Arc.
Il y aurait peut-être quelques réflexions à faire sur le goût, sinon sur la dévotion que tant d’hommes éminents se sont senti pour l’Empereur. C’est le comble de la gloire que d’attacher à sa personne ou à l’idole de sa personne à la fois les âmes populaires et leur dévouement en quelque [sorte] indistinct, et, d’autre part, les esprits des hommes les plus réfléchis et les plus profonds : des hommes aussi différents que Goethe, Byron, Stendhal, Balzac, Hugo, Lamartine, Nietzsche, Tolstoï, etc… et presque tous les grands hommes d’État de la seconde moitié du dix-neuvième siècle se sont passionnément intéressés aux faits et gestes et à la psychologie probable de Napoléon.
Comme je regardais avec curiosité la table de travail où écrivait Meredith, je lui demandai pourquoi il avait placé cette table devant une petite fenêtre presque entièrement aveuglée par les arbustes noirs et serrés qui poussaient contre elle. Meredith me répondit : « Le cerveau a besoin du noir67. » Et comme nous nous mîmes à parler de ce terrible cerveau éternel et invisible collaborateur de l’homme de pensée, ami et ennemi très capricieux, Meredith me dit : « Le cerveau ne se fatigue jamais, c’est l’estomac… »
Puis nous sommes descendus pour dîner vers le cottage que, jusqu’alors, je n’avais pas découvert, et qui se trouvait en contrebas, dans un pli du terrain.
Je suis rentré à Londres en compagnie de Sir et de Lady Pollock. Ils ne manquèrent pas de m’inviter à dîner chez eux un jour prochain. Quelle maison délicieuse que la leur : j’eus l’honneur d’être présenté à deux dames fort âgées : l’une sa mère, et l’autre sa belle-mère, qui parlaient le plus pur et le plus élégant français : l’une d’elles avait beaucoup connu Victor Hugo dont elle m’entretint longuement.
Je demeurai à Londres encore quelques jours : j’allais déjeuner quelquefois dans un restaurant peut-être disparu qui se nommait « Solferino » ; là se retrouvaient quelques rédacteurs de la Pall Mall Gazette : mon cher ami Charles Whibley m’avait introduit dans ce milieu, et je me souviens particulièrement de l’un d’entre eux qui promettait de faire une carrière brillante dans les Lettres, et surtout dans le journalisme ; il se nommait Steevens. Le Pall Mall était alors très impérialiste. Steevens devait mourir au Transvaal pendant le siège de Ladysmith68 où il était comme correspondant de guerre, après avoir suivi quelque temps auparavant les opérations de Kitchener contre les Derviches. Il les a remarquablement décrites dans un livre With Kitchener to Omdurman69.
Je revins d’Angleterre tout à fait enchanté de mon séjour. J’avais vu Londres dans les conditions les plus aimables : le mois de juin, les facilités que j’avais eues d’y entrer en relations avec tant d’esprits si divers, et pour moi à la fois si éloignés et si attirants : tout enfin me laissait une de ces impressions qui engendrent inévitablement un désir croissant de les retrouver et nous conduisent à cette étrange conclusion que des causes différentes doivent produire les mêmes effets, et que l’on peut revenir au même lieu comme à un rendez-vous avec un soi-même identique.
J’ai donc saisi avec empressement la première occasion qui se produisait de revenir à Londres, en 1896. Dans l’intervalle, j’avais été encouragé à ce nouveau voyage par une charmante lettre de George Meredith. Rien ne m’était plus flatteur que ce désir spontané de me revoir, manifesté par le grand écrivain.
Juillet 2ème 1895
Cher Monsieur Valéry,
Voici que nous sommes en pleine saison de voyage, et peut-être avez-vous l’intention de rendre visite en Angleterre pour vos études. Il se peut même que vous avez [sic] des amis, qui peuvent vous attirer et aider à trouver quelques agréments dans ce pays assez triste pour un étranger. Si cela est, je vous prie de me compter un peu d’entre eux et de venir me visiter. Vous me ferez un vrai plaisir. Sir Frederick et Lady Pollock, que vous avez rencontré [sic] à ma chaumière, se souviennent de cette occasion avec beaucoup d’amitié. Pour moi, je parcours les Gazettes Littéraires pour chercher votre nom et vos œuvres : je sais que vous travaillez et que vous possédez, avec l’habileté, cette chaleur qui pousse à de grands résultats.
Mr George [sic] Hugo m’a parlé d’une étude sur Da Vinci70 – mais par grâce, ne m’appelez pas maître, je ne suis que votre frère aîné.
Agréez l’assurance de mes sentiments les plus amicals [sic].
George Meredith
Meredith avec une grâce infinie, avait touché le point délicat de ma conscience de ce temps-là.
Je menais alors une étrange vie, à la fois vide et encombrée, oisive et laborieuse, stérile quant aux produits (car je n’écrivais rien sinon quelques [notes] pour moi-même), peut-être féconde par la diversité, disons le caprice, des intérêts que je prenais aux choses de l’esprit – vie que j’avais excessivement vouée à toutes les libertés de ma curiosité quoique suivant toujours en moi un certain fil que je sentais continu, mais dont je ne savais où il pourrait me conduire71. Ce mode singulier d’existence, délicieux en soi – je dis délicieux mais entendez bien qu’il était fait de tourments –, avait au point de vue pratique des inconvénients graves. Je sentais trop que je n’étais rien et je finissais par croire qu’il m’était absolument interdit d’être jamais quelque chose. Parfois le souci de l’avenir pesait lourdement sur mon âme, l’inquiétude du sort matériel traversait ma volonté intellectuelle et mêlait à mes problèmes ordinaires une angoisse de nature plus positive. Je vivais, attendant je ne sais quelle occasion de changer de vie. J’avais en permanence au pied de mon lit une malle, symbole du départ que j’étais prêt à faire au moindre [signe] du destin. Je me tenais prêt à obéir à tout indice, à toute intervention extérieure qui m’eût donné le signe de transformer cette vie immobile. J’étais donc prêt à partir quand, vers le commencement de l’année 96, une lettre de Londres me parvint. Un emploi dont on ne disait pas la nature m’était offert là-bas par cette missive signée d’un nom inconnu. Il fallait se décider sur-le-champ, télégraphier le jour même sa réponse, partir le soir…
J’arrivai le lendemain matin à Victoria, un cab me transporta chez l’homme de la lettre72. Je tombai dans une demeure remplie de choses nègres, toute hérissée de sagaies et de flèches plus ou moins empoisonnées, ornée de photographies plus ou moins équatoriales, et d’ailleurs introduit dans cet intérieur par un être du plus noir, que j’ai su peu après n’être rien de moins que le fils d’un roi du Bechuanaland ou quelque chose de ce genre. J’attendis fort longtemps au milieu de ces armes et de ces dépouilles africaines, très anxieux de savoir ce que je venais faire là.
Cet état de suspension et de stupeur m’est d’ailleurs familier. Il est rare que mon esprit en présence d’un décor nouveau ou d’une expérience nouvelle de ma vie ne s’étonne et ne se trouve aussi intrigué ou saisi que s’il faisait connaissance avec la lune.
Un grand gentleman parut, en pyjama de soie blanche. Il m’expliqua d’abord toute sa vie dont je n’avais que faire, mais qui m’intéressa très vivement, car elle était fort pittoresque et même accidentée, et que son récit était surtout le récit de la carrière d’un explorateur de profession dans les parties centrales de l’Afrique. Il racontait des histoires qui me donnaient le frisson, histoires de rois nègres livrés vivants aux fourmis géantes, histoires de rois nègres comme le fameux Lobengula73. Il semblait avoir fort connu cet homme d’esprit qui, paraît-il, faisait des mots en ordonnant que l’on coupât la langue, la main, les pieds, etc… aux personnes qui lui avaient manqué ou déplu.
À l’instant le plus pathétique, X s’avisa que je devais mourir de faim, et je profitais de cette petite oasis de bacon and eggs et de thé pour lui demander ce à quoi je devais m’attendre, et ce pourquoi il m’avait fait venir. C’était le temps où la Chartered Company, sous la direction habile et énergique de Cecil Rhodes organisait la Rhodesia, et travaillait à s’annexer le Transvaal et l’Orange. En un mot c’était le temps même du raid Jameson. Il y avait, à la Chartered Company, des services avec la presse française. En effet, dès le lendemain, je me rendis à cet office de presse et je commençais à me faire une idée de mes nouvelles fonctions. Rien de plus curieux que le va-et-vient de personnages étranges qui se voyait dans ces bureaux : la Chartered avait recruté son état-major et ses agents d’Afrique de la façon la plus large, la plus éclectique, la plus incompréhensible pour un Européen du Continent. Il y avait là une collection incomparable des types les plus divers de l’humanité, j’entends de l’humanité aventureuse. Parfois d’étranges épaves, de ces hommes auxquels il ne reste que le suicide comme perspective, ou bien la vie sous ses formes les plus ingrates. On trouvait parmi les officiers et les « magistrates » de la Rhodesia jusqu’à des membres de l’aristocratie française qui avaient adopté une existence parfois plus semblable à celle de leurs aïeux d’il y a huit cents ans, qu’à celle qu’ils eussent menée dans la France actuelle.
Je passai quelques semaines74 dans ces bureaux, mais cette fois le climat de Londres était le climat de février, la saison, les brouillards, ne manquèrent pas d’éprouver fortement mon être méridional. Je dus abandonner assez vite la Chartered et l’Angleterre ; peut-être, sans cette grippe, y serais-je resté. Je m’étais fait à la vie anglaise et comme je n’avais nulle ambition littéraire, je pouvais bien me fixer là où je trouvais la subsistance75 et l’existence. Pendant ce séjour, j’avais vu beaucoup moins d’hommes de lettres que pendant celui que je fis en 1894. J’ai gardé un souvenir très cher du bon W. E. Henley76. Il dirigeait alors la New Review, revue remarquablement faite qui a donné des articles fort importants (parmi lesquels des contributions de Marcel Schwob, de Williams77, de Conrad, etc…) revue dont la disparition, due peut-être à la mort de Henley, doit être déplorée. C’est dans cette revue que Williams publia, entre 95 et 96, la célèbre série d’articles qu’il avait faite sur le développement de la concurrence allemande et les dangers qu’elle faisait courir à l’économie anglaise. Ces articles portaient le nom connu de « Made in Germany » et l’impression fut assez forte pour déterminer le vote du Bill qui porte ce nom. W. E. Henley eut l’étrange pensée de me demander de faire sur cette même question une sorte de commentaire philosophique. D’abord très embarrassé par sa demande, je finis par lui donner un ensemble de vues sur la méthode qu’il publia en français au commencement de l’année 189778.
Je suis revenu beaucoup plus [tard] en Angleterre, en 1922 : mon ami G. Jean-Aubry79 eut l’excellente pensée d’organiser quelques conférences que je vins donner à Londres : il profita de l’occasion de ma venue qui coïncidait avec la mise en place d’un médaillon commémoratif sur la maison où Verlaine a séjourné en 1872, Howland street, Tottenham Court road. Ce fut une cérémonie remarquable par le froid qu’il faisait, par l’assistance maigre et hétérogène où se remarquaient un policeman assez intrigué, quelques passants et divers témoins plus ou moins intéressés à la question. M. de Saint-Aulaire, alors ambassadeur à Londres, tint à honneur de venir prendre part à nos rites secrets et de prendre lui-même la parole pour célébrer presque officiellement le poète maudit. Mais ceci est en somme de l’histoire presque toute récente et je ne voulais parler que d’histoire ancienne. Anciens ou récents, mes souvenirs d’Angleterre comptent parmi les meilleurs souvenirs de ma vie. Je n’en conserve qu’une amertume, c’est la sensation détestable de cette espèce d’impuissance que je n’ai jamais pu vaincre de m’exprimer en anglais, ou d’entendre l’anglais tel qu’on le parle.
1. Roma, Bulzoni Editore, 1984.
2. Voir Tel Quel II (t. 3 de cette édition, p. 548).
3. BNF, Naf 19014, f° 131.
4. Cf. « Angoisse, mon véritable métier » (C.IV.415).
5. Le début de cette seconde dactylographie reprend, avec quelques variantes, la seconde moitié de la première dactylographie, à partir du vers 23.
6. Qui peut se fendre sous l’effet du gel.
7. Romans, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1958, p. 179.
8. « Paul Ambroise au courant de la plume ».
9. (1) Il n’y a jamais personne dans les tombes, mais cette règle est plus étroitement encore observée audit Jardin de Montpellier. [Voir Première section, note 80, l’épigraphe de « Narcisse parle ».]
10. Valéry a omis de porter ici l’épigraphe latine du manuscrit dont il extrait cette pièce (BNF, Naf 19007, f° 137) : « Curremus in odorem » qui vient du Cantique des cantiques (1) : « Nous courrons après l’odeur de vos parfums. » Elle atteste pourtant l’importance des odeurs que l’on retrouve dans un poème en prose de 1910 écrit à Gênes (t. 3 de cette édition, p. 443).
11. Voir « Douze poèmes » (t. 3 de cette édition, p. 1423-1424).
12. P. 228-229.
13. Histoire d’une métamorphose. Les manuscrits de « Charmes », t. 1, p. 266.
14. Publié en 1913 chez Félix Alcan, Les Atomes connut du vivant de Perrin plusieurs rééditions.
15. En hommage au chimiste italien Amedeo Avogadro (1776-1856) qui, en 1811, fit la découverte de cette constante (sans en déterminer cependant la valeur), cette expression désigne le nombre de molécules contenues dans l’unité de quantité de matière appelée « mole ». Perrin appliqua au cas des émulsions (que Valéry évoque ensuite) la théorie de la pression barométrique de Laplace, ce qui lui permit de définir une nouvelle méthode de mesure du nombre d’Avogadro.
16. En 1827, le botaniste britannique Robert Brown (1773-1858) découvrit au microscope le mouvement de petites particules de pollen en suspension dans l’eau. Le mouvement brownien est l’analyse mathématique du mouvement irrégulier d’une grosse particule qui n’est soumise, dans un fluide, qu’aux seuls chocs avec les petites particules.
18. Valéry avait quatorze ans lorsqu’il quitta Sète pour Montpellier. Il y vécut jusqu’en 1894, date de son installation à Paris.
19. « Au fond, le grand mérite de Montpellier est de n’avoir pas l’air stupide, comme les autres grandes villes de l’intérieur de la France : Bourges, Rennes, etc. » (Voyage en France, 9 septembre 1837).
20. Le premier est le Jardin botanique, et le mot « conversations » est ici une allusion discrète à la promenade où Valéry, au mois de mai 1890, entraîna Gide qui, plus tard, s’en souvint dans Les Nourritures terrestres (voir p. 927, la Notice d’« Ambroise, au Jardin Botanique… »). Les jardins du Peyrou évoqués juste après datent de la fin du XVIIe siècle. Ils sont situés tout en haut de la vieille ville : depuis la rue Urbain-V et la rue de la Vieille-Intendance où il a successivement habité, il suffisait au jeune homme de quelques minutes pour y monter ; par temps clair, on pouvait y apercevoir la mer.
21. C’est en 1888 que Valéry s’inscrivit à la faculté de droit. À l’automne de 1889, le service militaire interrompit pour un an ses études, qui s’achevèrent par la licence en juillet 1892.
22. Avant la rencontre de Gide et de Louÿs en 1890, les deux grands amis de Valéry à Montpellier étaient le futur sénateur du Var Gustave Fourment (1869-1940), avec qui il entretint une importante correspondance, et le futur avocat Charles Auzillion, dont on ne sait à peu près rien.
23. Reconstitution assez inexacte du passé. De la fin de 1889 au début de 1892, Valéry sollicita souvent les revues pour y faire paraître quelques proses et surtout des poèmes (voir p. 8, la préface de cette édition). Mais il est vrai que quand Pierre Louÿs lui suggéra de les rassembler en volume, il refusa net, convaincu de leur insuffisance.
24. La caserne fut néanmoins démolie. La décision de la construire avait été prise sous Louis XIV, en 1695.
25. Valéry, comme Proust, a devancé l’appel pour bénéficier de l’engagement conditionnel d’un an qui allait être supprimé, et éviter le tirage au sort qui pouvait le conduire à un service militaire d’un an, mais aussi bien de trois.
26. Il s’agit du futur maréchal Foch qui, en 1919, fut également fait honorary field marshal par le roi George V ; au sortir de l’École militaire, il avait été affecté à Montpellier, en tant que capitaine, à l’état-major du 16e corps d’armée.
28. Où il enseignait la physique. Il mourut peu après, en 1894, à l’âge de soixante-treize ans. Valéry a lu très jeune sa Théorie physiologique de la musique dans la traduction française de 1868.
29. Publié en 1896, Aphrodite, le premier roman de Louÿs, connut un succès éclatant. Les Chansons de Bilitis sont d’un an antérieures.
31. Lettre inédite du 11 juin 1925, Bibliothèque municipale d’Avignon, MS 5848, f° 39.
32. Ceux que lui avait aussitôt adressés leur ami commun André Lebey : « Pierre est mort aujourd’hui à midi » (lettre inédite du 4 juin 1925, bibliothèque Doucet, non coté).
34. Avant leur rencontre du 26 mai 1890, Valéry avait déjà fait paraître quatre poèmes ; mais Louÿs le poussa inlassablement à écrire, et même, en 1892, à donner un recueil de ses vers, ce que Valéry refusa.
35. La Conque, dont les onze numéros parurent à partir du mois de mars 1891.
36. Aujourd’hui bien oublié, Régnier, né en 1864, faisait figure de grand aîné plutôt que de maître ; Louÿs s’était entiché de lui. La première visite à Mallarmé eut lieu le 10 octobre 1891.
38. À la fin de sa vie, Louÿs, par ailleurs très seul et de santé précaire, était devenu presque aveugle.
39. Ce que ne dit pas Valéry, c’est que Louÿs, à la fin de 1918, lui demanda de lui prêter les vingt-quatre lettres qu’il lui avait adressées en 1890. Leur auteur ne les rendit jamais, et l’affaire ne fut pas étrangère à la brouille de 1920 entre les deux hommes.
40. Lettre du 9 septembre 1890.
41. Le projet fut vite abandonné.
42. Cf. cette note de 1929 : « Le philosophe croit aux mots en soi – et ses problèmes sont des problèmes de mots en soi, de mots qui s’obscurcissent par l’arrêt et l’isolement » (C.XIII.502). Voir à ce sujet p. 1060 et L’Idée fixe (t. 2 de cette édition, p. 127 et la note 1).
43. Introduit en français en 1920, le mot n’est donc utilisé, en effet, que « depuis quelques années ».
44. Sur cette question récurrente de la nouveauté, voir « Léonard et les philosophes » et L’Idée fixe (t. 2 de cette édition, p. 367 et p. 180).
45. Le long passage qui va jusqu’à « temps finement divisé » (voir p. 959) sera repris, à peine remanié, en 1934 – l’année même où Valéry relit ce texte pour le tome IV des Œuvres – dans « Le bilan de l’intelligence » (t. 2 de cette édition, p. 464-467).
46. Reprenant la même question dans « Le bilan de l’intelligence », Valéry dira en 1934 : « J’ai signalé, il y a quelque quarante ans », etc., allusion à une phrase de la Soirée : « Bah ! toute la terre est marquée, tous les pavillons couvrent tous les territoires… » (voir t. 2 de cette édition, p. 465).
47. Avant même la loi sur les quarante heures que le Front populaire fera voter, Valéry a vu la durée maximale du travail journalier réduite à onze heures en 1900, et à huit heures en 1919.
48. En grec, « dieu », mais aussi « génie » attaché à un homme ou à une cité.
49. « Se dit des choses qui se consomment par l’usage et peuvent être remplacées par une chose analogue (denrée, argent comptant) » (Robert).
50. Néologisme qu’on peut traduire par « mesure ou évaluation du meilleur », ce qui revient à l’expression qui précède : « détermination du meilleur ».
51. Lorsque paraît le Discours de la méthode (1637), Descartes, en fait, est âgé de quarante et un ans. Quant à Bach, sa vie durant, il a très peu publié ses compositions.
52. Discrète attaque contre le diplôme et l’enseignement, qui se trouvera amplifiée et radicalisée en 1934 dans « Le bilan de l’intelligence » (t. 2 de cette édition, p. 471-478).
53. « Je suis un travailleur ! » En 1573, à Venise, l’Inquisition avait jugé trop profane La Cène qui accueillait de nombreux personnages secondaires ; Véronèse ne modifia pas le tableau, mais en changea le titre qui devint Le Repas chez Lévi en référence à l’Évangile de Luc (5, 29) où Lévi, un publicain, offre un festin au Christ (Gallerie dell’ Accademia).
55. « Anciennes visites en Angleterre ». Je garde ici le titre anglais que Valéry a donné à sa dactylographie (BNF, Naf 19070, fos 88-103) où je restitue entre crochets, grâce à la traduction anglaise, de rares mots manquants. Le titre finalement retenu pour la publication en anglais de ces souvenirs est My early days in England (The Bookman’s Journal, décembre 1925).
56. À la suite d’un incendie, le musée de cires fondé en 1835 par Marie Tussaud ne fut que provisoirement fermé.
57. Créée à Vienne en 1876, l’œuvre de Franz von Suppé (1819-1895) était donc toute récente.
58. « François Villon » (1892) figure dans Spicilège (1896).
59. C’est aujourd’hui la banlieue d’Islington. Valéry était hébergé par ses cousins, Luciano et Catherine de Rin auprès de qui vivait sa tante Pauline.
60. Des fainéants. Valéry laisse le mot au singulier. Le pluriel serait « lazzaroni » ou « lazzarones », puisque ce mot napolitain est passé en français.
61. Cette revue trimestrielle illustrée était toute récente puisque le premier numéro parut en avril 1894. Elle cessa d’exister trois ans plus tard.
62. D’origine américaine, le graveur Joseph Pennel (1857-1926) et son épouse Elizabeth (1855-1936), qui était écrivain, partageaient leur temps entre Philadelphie et Londres. Né en 1872, l’illustrateur Aubrey Beardsley mourut de tuberculose à Menton, où il était venu se soigner, en 1898.
63. L’écrivain et critique Edmund Gosse (1849-1928), qui avait consacré l’année précédente un article à Mallarmé dans The Academy.
64. La deuxième Exposition universelle à Paris eut lieu, en fait, sur le Champ-de-Mars, en 1867, du 1er avril au 3 novembre.
65. Juriste renommé, Sir Frederick Pollock (1845-1937) était professeur à Oxford.
66. Les Mémoires du général de Marbot venaient tout juste de paraître en 1891, quarante ans après les Cahiers du capitaine Coignet. Quant aux Mémoires du sergent Bourgogne, important témoignage sur la campagne de Russie, ils ne parurent que quatre ans après la visite de Valéry à Meredith.
67. Formule dont se souviendra peut-être Valéry quand il fera dire à Monsieur Teste cette prière au Seigneur : « Je vous considère comme le maître de ce noir que je regarde quand je pense, et sur lequel s’inscrira la dernière pensée » (voir p. 1042).
68. Du 30 octobre 1899 au 25 février 1900, durant la seconde guerre des Boers où s’affrontèrent les Britanniques d’un côté, et de l’autre les deux républiques boers, l’État libre d’Orange et le Transvaal.
69. Le 2 septembre 1898, à Omdourman, près de Khartoum, une armée anglo-égyptienne conduite par Lord Kitchener avait défait les Derviches. Le titre exact du livre de George Steevens (1869-1900) est With Kitchener to Khartum (1898).
70. L’Introduction avait paru dans le numéro du 15 août 1895 de La Nouvelle Revue. Valéry avait rencontré Georges Hugo, le petit-fils du poète, par l’intermédiaire de Marcel Schwob.
71. Lors de son installation à Paris au mois de mars 1894, après l’obtention de sa licence en droit à Montpellier, Valéry, qui ne pouvait vivre de sa plume, et ne faisait d’ailleurs pas paraître ses premières œuvres sans quelque réticence, cherchait un emploi qui lui permît de ne plus être à la charge de sa mère et de son frère. D’où la promptitude avec laquelle il accepta la proposition venue d’Angleterre au mois de mars 1896.
72. Il s’agit de Lionel Decle (1859-1907), explorateur, journaliste et espion français qui, en Afrique du Sud, avait conçu une grande admiration pour Cecil Rhodes. Valéry le revit à Paris en juin 1896 et envisagea de traduire en français le livre qu’il préparait, Three Years in Savage Africa (1898).
73. Roi du Matabele, l’actuel Zimbabwe (1845-1894).
74. En réalité, deux, car il ne travailla pour la Chartered Company que jusqu’au 16 mars.
75. La dactylographie donne « substance », qui est sans doute un lapsus.
76. Le poète et critique William Ernest Henley (1849-1903) : Valéry lui consacrera « Souvenir actuel » (voir p. 1476-1481).
77. Ernest Williams (1866-1935).
78. Texte que Valéry avait intitulé « Une conquête méthodique » (1897) et qui parut sous le titre de « La conquête allemande » (voir p. 183-205).
79. Ami de Larbaud, Georges Jean-Aubry (1882-1950) dirigeait à Londres la revue littéraire et musicale The Chesterian. C’est grâce à lui que Valéry fit la connaissance de Conrad le 31 octobre 1922 (voir « Sujet d’une conversation avec Conrad », in Souvenirs et réflexions, p. 33-37).