« La bêtise n’est pas mon fort270. J’ai vu beaucoup d’individus, j’ai visité quelques nations, j’ai pris ma part d’entreprises diverses sans les aimer, j’ai mangé presque tous les jours, j’ai touché à des femmes. Je revois maintenant quelques centaines de visages, deux ou trois grands spectacles, et peut-être la substance de vingt livres271. Je n’ai pas retenu le meilleur ni le pire de ces choses : est resté ce qui l’a pu.

Cette arithmétique m’évite de m’étonner de vieillir. Je pourrais aussi faire le compte des moments victorieux de mon esprit, et les imaginer unis et soudés, composant une vie heureuse… Mais je crois m’être toujours bien jugé. Je me suis rarement perdu de vue ; je me suis détesté, je me suis adoré, – puis, nous avons vieilli ensemble.

Souvent, j’ai supposé que tout était fini pour moi, et je me terminais de toutes mes forces, dans le but d’éclairer quelque situation douloureuse. Cela m’a fait connaître que nous apprécions notre propre pensée beaucoup trop d’après l’expression de celle des autres ! Dès lors, les milliards de mots qui ont bourdonné à mes oreilles, m’ont rarement ébranlé par ce qu’on voulait leur faire dire ; et tous ceux que j’ai moi-même prononcés à autrui, je les ai sentis se distinguer toujours de ma pensée, – car ils devenaient invariables.

Si j’avais décidé comme la plupart des hommes, non seulement je me serais cru leur supérieur, mais je l’aurais paru. Je me suis préféré. Ce qu’ils nomment un être supérieur, est un être qui s’est trompé. Pour s’étonner de lui, il faut le voir, – et pour le voir il faut qu’il se montre. Et il me montre que la niaise manie de son nom le possède. Ainsi, chaque grand homme est taché d’une erreur. Chaque esprit qu’on trouve puissant, commence par la faute qui le fait connaître. En échange du pourboire public, il donne le temps qu’il faut pour se rendre perceptible, l’énergie dissipée à se transmettre et à préparer la satisfaction étrangère. Il va jusqu’à comparer les jeux informes de la gloire, à la joie de se sentir unique – grande volupté particulière.

 

J’ai rêvé alors que les têtes les plus fortes, les inventeurs les plus sagaces, les connaisseurs le plus exactement de la pensée devaient être des inconnus, des avares, des hommes qui meurent sans avouer. Leur existence m’était révélée par celle même des individus éclatants, un peu moins solides.

L’induction était si facile que j’en voyais la formation à chaque instant. Il suffisait d’imaginer les grands hommes ordinaires, purs de leur première erreur, ou de s’appuyer sur cette erreur même pour concevoir un degré de conscience plus élevé, un sentiment de la liberté d’esprit moins grossier. Une opération aussi simple me livrait des étendues curieuses, comme si j’étais descendu dans la mer. Perdus dans l’éclat des découvertes publiées, mais à côté des inventions méconnues que le commerce, la peur, l’ennui, la misère commettent chaque jour, je croyais distinguer des chefs-d’œuvre intérieurs. Je m’amusais à éteindre l’histoire connue sous les annales de l’anonymat.

C’étaient, invisibles dans leurs vies limpides, des solitaires qui savaient avant tout le monde. Ils me semblaient doubler, tripler, multiplier dans l’obscurité chaque personne célèbre, – eux, avec le dédain de livrer leurs chances et leurs résultats particuliers. Ils auraient refusé, à mon sentiment, de se considérer comme autre chose que des choses…

Ces idées me venaient pendant l’octobre de 93272 dans les instants de loisir, où la pensée se joue seulement à exister.

Je commençais de n’y plus songer, quand je fis la connaissance de M. Teste. (Je pense maintenant aux traces qu’un homme laisse dans le petit espace où il se meut chaque jour.) Avant de me lier avec M. Teste, j’étais attiré par ses allures particulières. J’ai étudié ses yeux, ses vêtements, ses moindres paroles sourdes au garçon du café où je le voyais. Je me demandais s’il se sentait observé. Je détournais vivement mon regard du sien, pour surprendre le sien me suivre. Je prenais les journaux qu’il venait de lire, je recommençais mentalement les sobres gestes qui lui échappaient273 ; je notais que personne ne faisait attention à lui.

Je n’avais plus rien de ce genre à apprendre, lorsque nous entrâmes en relation. Je ne l’ai jamais vu que la nuit. Une fois dans une sorte de b…, souvent au théâtre. On m’a dit qu’il vivait de médiocres opérations hebdomadaires à la Bourse. Il prenait ses repas dans un petit restaurant de la rue Vivienne. Là, il mangeait comme on se purge, avec le même entrain. Parfois, il s’accordait ailleurs un repas lent et fin.

M. Teste avait peut-être quarante ans. Sa parole était extraordinairement rapide, et sa voix sourde. Tout s’effaçait en lui, les yeux, les mains. Il avait pourtant les épaules militaires, et le pas d’une régularité qui étonnait. Quand il parlait, il ne levait jamais un bras ni un doigt : il avait tué la marionnette. Il ne souriait pas, ne disait ni bonjour ni bonsoir ; il semblait ne pas entendre le “Comment allez-vous ?”

Sa mémoire me donna beaucoup à penser. Les traits par lesquels j’en pouvais juger, me firent imaginer une gymnastique intellectuelle sans exemple. Ce n’était pas chez lui une faculté excessive, – c’était une faculté éduquée ou transformée. Voici ses propres paroles : “Il y a vingt ans que je n’ai plus de livres. J’ai brûlé mes papiers aussi. Je rature le vif… Je retiens ce que je veux. Mais le difficile n’est pas là. Il est de retenir ce dont je voudrai demain !… J’ai cherché un crible machinal… ”

À force d’y penser, j’ai fini par croire que M. Teste était arrivé à découvrir des lois de l’esprit que nous ignorons. Sûrement, il avait dû consacrer des années à cette recherche : plus sûrement, des années encore et beaucoup d’autres années avaient été disposées pour mûrir ses inventions et pour en faire ses instincts. Trouver n’est rien. Le difficile est de s’ajouter ce qu’on trouve.

L’art délicat de la durée, le temps, sa distribution et son régime, – sa dépense à des choses bien choisies, pour les nourrir spécialement, – était une des grandes recherches de M. Teste. Il veillait à la répétition de certaines idées ; il les arrosait de nombre. Ceci lui servait à rendre finalement machinale l’application de ses études conscientes. Il cherchait même à résumer ce travail. Il disait souvent : “Maturare274 !…”

Certainement sa mémoire singulière devait presque uniquement lui retenir cette partie de nos impressions que notre imagination toute seule est impuissante à construire. Si nous imaginons un voyage en ballon, nous pouvons avec sagacité, avec puissance, produire beaucoup des sensations probables d’un aéronaute ; mais il restera toujours quelque chose d’individuel à l’ascension réelle, dont la différence avec notre rêverie exprime la valeur des méthodes d’un Edmond Teste.

Cet homme avait connu de bonne heure l’importance de ce qu’on pourrait nommer la plasticité humaine. Il en avait cherché les limites et le mécanisme. Combien il avait dû rêver à sa propre malléabilité !

J’entrevoyais des sentiments qui me faisaient frémir, une terrible obstination dans des expériences enivrantes. Il était l’être absorbé dans sa variation, celui qui devient son système, celui qui se livre entier à la discipline effrayante de l’esprit libre, et qui fait tuer ses joies par ses joies, la plus faible par la plus forte, – la plus douce, la temporelle, celle de l’instant et de l’heure commencée, par la fondamentale, – par l’espoir de la fondamentale.

Et je sentais qu’il était le maître de sa pensée ; j’écris là cette absurdité. L’expression d’un sentiment est toujours absurde.

M. Teste n’avait pas d’opinions. Je crois qu’il se passionnait à son gré, et dans la limite d’un but défini. Qu’avait-il fait de sa personnalité ? Comment se voyait-il ?… Jamais il ne riait, jamais un air de malheur sur son visage. Il haïssait la mélancolie.

Il parlait, et on se sentait dans son idée, confondu avec les choses : on se sentait reculé, mêlé aux maisons, aux grandeurs de l’espace, au coloris remué de la rue, aux coins… Et les paroles le plus adroitement touchantes, – celles même qui font leur auteur plus près de nous qu’aucun autre homme, celles qui font croire que le mur éternel entre les esprits tombe, – pouvaient venir à lui… Il savait admirablement qu’elles auraient ému tout autre. Il parlait, et sans pouvoir préciser les motifs ni l’étendue de la proscription, on constatait qu’un grand nombre de mots étaient bannis de son discours. Ceux dont il se servait, étaient parfois si curieusement tenus par sa voix ou éclairés par sa phrase que leur poids était altéré, leur valeur nouvelle. Parfois, ils perdaient tout leur sens, ils paraissaient remplir uniquement une place vide dont le terme destinataire était douteux encore ou imprévu par la langue. Je l’ai entendu désigner un objet matériel par un groupe de mots abstraits et de noms propres.

À ce qu’il disait, il n’y avait rien à répondre. Il tuait l’assentiment poli. On prolongeait les conversations par des bonds qui ne l’étonnaient pas.

Si cet homme avait changé l’objet de ses méditations fermées, s’il eût tourné contre le monde la puissance régulière de son esprit, rien ne lui eût résisté. Je regrette d’en parler comme on parle de ceux dont on fait les statues. Je sens bien qu’entre le “génie” et lui, il y a une quantité de faiblesse. Lui, si véritable ! si neuf ! si pur de toute duperie et de toutes merveilles, si dur ! Mon propre enthousiasme me le gâte…

Comment ne pas en ressentir pour celui qui ne disait jamais rien de vague ? pour celui qui déclarait avec calme : “Je n’apprécie en toute chose que la facilité ou la difficulté de les connaître, de les accomplir. Je mets un soin extrême à mesurer ces degrés, et à ne pas m’attacher275… Et que m’importe ce que je sais fort bien ?”

Comment ne pas s’abandonner à un être dont l’esprit paraissait transformer pour soi seul tout ce qui est, et qui opérait tout ce qui lui était proposé ? Je devinais cet esprit maniant et mêlant, faisant varier, mettant en communication, et dans l’étendue du champ de sa connaissance, pouvant couper et dévier, éclairer, glacer ceci, chauffer cela, noyer, exhausser, nommer ce qui manque de nom, oublier ce qu’il a voulu, endormir ou colorer ceci et cela…

Je simplifie grossièrement des propriétés impénétrables. Je n’ose pas dire tout ce que mon objet me dit. La logique m’arrête.

Mais, en moi-même, toutes les fois que se pose le problème de Teste, apparaissent de curieuses formations.

Il y a des jours où je le retrouve très nettement. Il se représente à mon souvenir, à côté de moi. Je respire la fumée de nos cigares, je l’entends, je me méfie. Parfois, la lecture d’un journal me fait me heurter à sa pensée, quand un événement maintenant la justifie. Et je tente encore quelqu’une de ces expériences illusoires qui me délectaient à l’époque de nos soirées. C’est-à-dire que je me le figure faisant ce que je ne lui ai pas vu faire. Que devient M. Teste souffrant ? – Amoureux, comment raisonne-t-il ? – Peut-il être triste ? – De quoi aurait-il peur ? – Qu’est-ce qui le ferait trembler ? – … Je cherchais. Je maintenais entière l’image de l’homme rigoureux, je tâchais de la faire répondre à mes questions… Elle s’altérait.

Il aime, il souffre, il s’ennuie. Tout le monde s’imite. Mais, au soupir, au gémissement élémentaire, je veux qu’il mêle les règles et les figures de tout son esprit.

 

Ce soir, il y a précisément deux ans et trois mois que j’étais avec lui au théâtre, dans une loge prêtée. J’y ai songé tout aujourd’hui.

Je le revois debout avec la colonne d’or de l’Opéra, ensemble.

Il ne regardait que la salle. Il aspirait la grande bouffée brûlante, au bord du trou. Il était rouge.

Une immense fille de cuivre nous séparait d’un groupe murmurant au-delà de l’éblouissement. Au fond de la vapeur, brillait un morceau nu de femme, doux comme un caillou. Beaucoup d’éventails indépendants vivaient sur le monde sombre et clair, écumant jusqu’aux feux du haut. Mon regard épelait mille petites figures, tombait sur une tête triste, courait sur des bras, sur les gens, et enfin se brûlait.

Chacun était à sa place, libre d’un petit mouvement. Je goûtais le système de classification, la simplicité presque théorique de l’assemblée, l’ordre social. J’avais la sensation délicieuse que tout ce qui respirait dans ce cube, allait suivre ses lois, flamber de rires par grands cercles, s’émouvoir par plaques, ressentir par masses des choses intimes, – uniques, – des remuements secrets, s’élever à l’inavouable ! J’errais sur ces étages d’hommes, de ligne en ligne, par orbites, avec la fantaisie de joindre idéalement entre eux, tous ceux ayant la même maladie, ou la même théorie, ou le même vice… Une musique nous touchait tous, abondait, puis devenait toute petite.

Elle disparut. M. Teste murmurait : “On n’est beau, on n’est extraordinaire que pour les autres ! Ils sont mangés par les autres !”

Le dernier mot sortit du silence que faisait l’orchestre. Teste respira.

Sa face enflammée où soufflaient la chaleur et la couleur, ses larges épaules, son être noir mordoré par les lumières, la forme de tout son bloc vêtu, étayé par la grosse colonne, me reprirent. Il ne perdait pas un atome de tout ce qui devenait sensible, à chaque instant dans cette grandeur rouge et or.

Je regardai ce crâne qui faisait connaissance avec les angles du chapiteau, cette main droite qui se rafraîchissait aux dorures, et, dans l’ombre de pourpre, les grands pieds. Des lointains de la salle, ses yeux vinrent vers moi ; sa bouche dit : “La discipline n’est pas mauvaise… C’est un petit commencement…”

Je ne savais répondre. Il dit, de sa voix basse et vite : “Qu’ils jouissent et obéissent !”

Il fixa longuement un jeune homme placé en face de nous, puis une dame, puis tout un groupe dans les galeries supérieures, – qui débordait du balcon par cinq ou six visages brûlants, – et puis tout le monde, tout le théâtre, plein comme les cieux, ardent, fasciné par la scène que nous ne voyions pas. La stupidité de tous les autres nous révélait qu’il se passait n’importe quoi de sublime. Nous regardions se mourir le jour que faisaient toutes les figures dans la salle. Et quand il fut très bas, quand la lumière ne rayonna plus, il ne resta que la vaste phosphorescence de ces mille figures. J’éprouvais que ce crépuscule faisait tous ces êtres passifs. Leur attention et l’obscurité croissantes formaient un équilibre continu. J’étais moi-même attentif forcément, – à toute cette attention.

M. Teste dit : “Le suprême les simplifie. Je parie qu’ils pensent tous, de plus en plus, vers la même chose. Ils seront égaux devant la crise ou limite commune. Du reste, la loi n’est pas si simple… puisqu’elle me néglige, – et – je suis ici.”

Il ajouta : “L’éclairage les tient.”

Je dis en riant : “Vous aussi ?”

Il répondit : “Vous, aussi.”

— “Quel dramaturge vous feriez ! lui dis-je, vous semblez surveiller quelque expérience créée aux confins de toutes les sciences ! Je voudrais voir un théâtre inspiré de vos méditations…”

Il dit : “Personne ne médite276.”

L’applaudissement et la lumière complète nous chassèrent. Nous circulâmes, nous descendîmes. Les passants semblaient en liberté. M. Teste se plaignit légèrement de la fraîcheur de minuit. Il fit allusion à d’anciennes douleurs.

Nous marchions, et il lui échappait des phrases presque incohérentes. Malgré mes efforts, je ne suivais ses paroles qu’à grand’peine, me bornant enfin à les retenir. L’incohérence d’un discours dépend de celui qui l’écoute. L’esprit me paraît ainsi fait qu’il ne peut être incohérent pour lui-même. Aussi me suis-je gardé de classer Teste parmi les fous. D’ailleurs, j’apercevais vaguement le lien de ses idées, je n’y remarquais aucune contradiction ; – et puis, j’aurais redouté une solution trop simple.

Nous allions dans les rues adoucies par la nuit, nous tournions à des angles, dans le vide, trouvant d’instinct notre voie, – plus large, plus étroite, plus large : son pas militaire se soumettait le mien…

 

— “Pourtant, répondis-je, comment se soustraire à une musique si puissante ! Et pourquoi ? J’y trouve une ivresse particulière, dois-je la dédaigner ? J’y trouve l’illusion d’un travail immense, qui, tout à coup me deviendrait possible… Elle me donne des sensations abstraites, des figures délicieuses de tout ce que j’aime, – du changement, du mouvement, du mélange, du flux, de la transformation… Nierez-vous qu’il y ait des choses anesthésiques ? Des arbres qui saoulent, des hommes qui donnent de la force, des filles qui paralysent, des ciels qui coupent la parole277 ?”

M. Teste reprit assez haut :

— “Eh ! Monsieur ! que m’importe le ‘talent’ de vos arbres278 – et des autres !… Je suis chez MOI, je parle ma langue, je hais les choses extraordinaires. C’est le besoin des esprits faibles. Croyez-moi à la lettre : le génie est facile, la fortune est facile, la divinité est facile279… Je veux dire simplement – que je sais comment cela se conçoit. C’est facile.”

“Autrefois, – il y a bien vingt ans, – toute chose au-dessus de l’ordinaire accomplie par un autre homme, m’était une défaite personnelle280. Dans le passé, je ne voyais qu’idées volées à moi !… Quelle bêtise !… Dire que notre propre image ne nous est pas indifférente ! Dans les combats imaginaires, nous la traitons trop bien ou trop mal !…”

Il toussa. Il se dit : “Que peut un homme ?… Que peut un homme !…” Il me dit : “Vous connaissez un homme sachant qu’il ne sait ce qu’il dit !”

Nous étions à sa porte. Il me pria de venir fumer un cigare chez lui.

Au haut de la maison, nous entrâmes dans un très petit appartement “garni”. Je ne vis pas un livre. Rien n’indiquait le travail traditionnel devant une table, sous une lampe, au milieu de papiers et de plumes. Dans la chambre verdâtre qui sentait la menthe, il n’y avait autour de la bougie que le morne mobilier abstrait, – le lit, la pendule, l’armoire à glace, deux fauteuils – comme des êtres de raison. Sur la cheminée, quelques journaux, une douzaine de cartes de visite couvertes de chiffres, et un flacon pharmaceutique. Je n’ai jamais eu plus fortement l’impression du quelconque. C’était le logis quelconque, analogue au point quelconque des théorèmes, – et peut-être aussi utile. Mon hôte existait dans l’intérieur le plus général. Je songeai aux heures qu’il faisait dans ce fauteuil. J’eus peur de l’infinie tristesse possible dans ce lieu pur et banal. J’ai vécu dans de telles chambres, je n’ai jamais pu les croire définitives, sans horreur281.

M. Teste parla de l’argent. Je ne sais pas reproduire son éloquence spéciale : elle me semblait moins précise que d’ordinaire. La fatigue, le silence qui se fortifiait avec l’heure, les cigares amers, l’abandon nocturne semblaient l’atteindre. J’entends sa voix baissée et ralentie qui faisait danser la flamme de l’unique bougie brûlant entre nous, à mesure qu’il citait de très grands nombres, avec lassitude. Huit cent dix millions soixante-quinze mille cinq cent cinquante… J’écoutais cette musique inouïe sans suivre le calcul. Il me communiquait le tremblement de la Bourse, et les longues suites de noms de nombres me prenaient comme une poésie. Il rapprochait les événements, les phénomènes industriels, le goût public et les passions, les chiffres encore, les uns des autres. Il disait : “L’or est comme l’esprit de la société.”

Tout à coup, il se tut. Il souffrit282.

J’examinai de nouveau la chambre froide, la nullité du meuble, pour ne pas le regarder. Il prit sa fiole et but. Je me levai pour partir.

— “Restez encore, dit-il, vous ne vous ennuyez pas. Je vais me mettre au lit. Dans peu d’instants, je dormirai. Vous prendrez la bougie pour descendre.”

Il se dévêtit tranquillement. Son corps sec se baigna dans les draps et fit le mort. Ensuite il se tourna, et s’enfonça davantage dans le lit trop court.

Il dit en me souriant : “Je fais la planche. Je flotte !… Je sens un roulis imperceptible dessous, – un mouvement immense ? Je dors une heure ou deux tout au plus, moi qui adore la navigation de la nuit283. Souvent je ne distingue plus ma pensée d’avant le sommeil. Je ne sais pas si j’ai dormi. Autrefois, en m’assoupissant, je pensais à tous ceux qui m’avaient fait plaisir, figures, choses, minutes284. Je les faisais venir pour que la pensée fût aussi douce que possible, facile comme le lit… Je suis vieux. Je puis vous montrer que je me sens vieux… Rappelez-vous ! – Quand on est enfant on se découvre, on découvre lentement l’espace de son corps, on exprime la particularité de son corps par une série d’efforts, je suppose ? On se tord, et on se trouve ou on se retrouve, et on s’étonne ! On touche son talon, on saisit son pied droit avec sa main gauche, on obtient le pied froid dans la paume chaude !… Maintenant, je me sais par cœur285. Le cœur aussi. Bah ! toute la terre est marquée, tous les pavillons couvrent tous les territoires… Reste mon lit. J’aime ce courant de sommeil et de linge : ce linge qui se tend et se plisse, ou se froisse, – qui descend sur moi comme du sable, quand je fais le mort, – qui se caille autour de moi dans le sommeil… C’est de la mécanique bien complexe. Dans le sens de la trame ou de la chaîne, une déformation très petite… Ah !”

Il souffrit.

“Mais qu’avez-vous ? lui dis-je, je puis…”

“J’ai, dit-il,… pas grand’chose. J’ai… un dixième de seconde qui se montre… Attendez… Il y a de ces instants où mon corps s’illumine… C’est très curieux. J’y vois tout à coup en moi… je distingue les profondeurs des couches de ma chair ; et je sens des zones de douleur, des anneaux, des pôles, des aigrettes de douleur. Voyez-vous ces figures vives ? cette géométrie de ma souffrance ? Il y a de ces éclairs qui ressemblent tout à fait à des idées. Ils font comprendre, – d’ici, jusque là… Et pourtant ils me laissent incertain. Incertain n’est pas le mot… Quand cela va venir, je trouve en moi quelque chose de confus ou de diffus. Il se fait dans mon être des endroits… brumeux, il y a des étendues qui font leur apparition. Alors, je prends dans ma mémoire une question, un problème quelconque… Je m’y enfonce. Je compte des grains de sable… et, tant que je les vois… – Ma douleur grossissante me force à l’observer. J’y pense ! – je n’attends que mon cri,… et dès que je l’ai entendu – l’objet, le terrible objet, devenant plus petit, et encore plus petit, se dérobe à ma vue intérieure…”

“Que peut un homme ? Je combats tout, – hors la souffrance de mon corps, au-delà d’une certaine grandeur. C’est là, pourtant, que je devrais commencer. Car, souffrir, c’est donner à quelque chose une attention suprême, et je suis un peu l’homme de l’attention… Sachez que j’avais prévu la maladie future. J’avais songé avec précision à ce dont tout le monde est sûr. Je crois que cette vue sur une portion évidente de l’avenir, devrait faire partie de l’éducation. Oui, j’avais prévu ce qui commence maintenant. C’était, alors, une idée comme les autres. Ainsi, j’ai pu la suivre.”

Il devint calme.

Il se plia sur le côté, baissa les yeux ; et, au bout d’une minute, parlait de nouveau. Il commençait à se perdre. Sa voix n’était qu’un murmure dans l’oreiller. Sa main rougissante dormait déjà.

Il disait encore : “Je pense, et cela ne gêne rien. Je suis seul. Que la solitude est confortable ! Rien de doux ne me pèse… La même rêverie ici, que dans la cabine du navire, la même au café Lambert286… Les bras d’une Berthe, s’ils prennent de l’importance, je suis volé, – comme par la douleur… Celui qui me parle, s’il ne prouve pas, – c’est un ennemi287. J’aime mieux l’éclat du moindre fait qui se produit. Je suis étant, et me voyant ; me voyant me voir, et ainsi de suite288… Pensons de tout près289. Bah ! on s’endort sur n’importe quel sujet290… Le sommeil continue n’importe quelle idée…”

Il ronflait doucement. Un peu plus doucement, je pris la bougie, je sortis à pas de loup. »

La conquête allemande

Au mois de juin 1894, à Londres, Valéry a fait la connaissance de William Ernest Henley (1849-1903), poète, mais aussi rédacteur en chef de la New Review, et il l’a revu deux ans plus tard, lorsqu’il est revenu à Londres traduire des articles de propagande pour la « Chartered Company » de Cecil Rhodes : Henley lui demande alors un article pour sa revue, et Valéry envisage de lui donner l’Esthétique navale qu’il projette depuis longtemps d’écrire. Mais la New Review vient de publier une série d’articles d’Ernest Williams, « Made in Germany », qui visent à prévenir l’opinion anglaise contre la puissance croissante de l’Allemagne, et Henley préfère voir Valéry conclure cette publication par une sorte d’étude philosophique291. Marcel Schwob lui recommande alors le livre où son frère Maurice a rassemblé, en 1893, des articles qu’il avait écrits pour le journal dont il est le propriétaire, Le Phare de la Loire – et, dès l’introduction de son article, Valéry mentionne Le Danger allemand où Maurice Schwob, dans une étude technique nourrie de statistiques, analyse l’expansion économique de l’Allemagne en Europe, puis dans le monde.

Lorsque son article reparaîtra dans le Mercure de France de septembre 1915, sensible aux félicitations de Victor Cambon, un ingénieur qui avait fait paraître L’Allemagne au travail (1909), puis Les Derniers Progrès de l’Allemagne (1914), Valéry lui confiera que l’idée lui était venue, au moment d’écrire son étude, « d’établir une correspondance entre l’organisation militaire et celle économique » : « C’était alors un point de vue arbitraire, une décision purement rhétorique292. » L’idée, pourtant, est moins singulière qu’il ne le dit, puisqu’il suffit d’ouvrir le livre de Maurice Schwob pour y lire dès les premières lignes : « La victoire économique des Allemands serait due aux mêmes causes que leur victoire militaire ; sachons les discerner et appliquer les mêmes méthodes que nos ennemis293. » Dans cette réappropriation de l’une des thèses du Danger allemand, Valéry s’est-il laissé tromper par sa mémoire ? Dans le souvenir de Maurice Schwob, en tout cas, cet article aura d’abord été une sorte de compte rendu de son livre, et Valéry restera pour lui « celui qui m’encouragea le plus puissamment jadis en commentant, avec une maestria que je n’ai jamais oubliée, mon livre sur Le Danger allemand et ma plaquette sur La Méthode scientifique en commerce et en industrie294 ». Il s’agit néanmoins de pages ambitieuses et qui offrent de curieux échos avec Léonard et Teste : on y trouve en effet de nouveau un portrait, celui du maréchal von Moltke, et en même temps celui de tout un peuple. Mais alors que Vinci et Teste incarnaient le génie, c’est l’ordinaire d’un homme et d’un peuple qui se trouve ici représenté – un ordinaire cependant poussé jusqu’à la perfection.

Bien que Valéry ait intitulé son article « Une conquête méthodique », Henley préfère lui donner pour titre « La conquête allemande » lorsqu’il paraît – en français – dans le numéro de janvier 1897 de la New Review, et l’étude ne passe pas inaperçue. La Saturday Review en parle dès le 9 janvier et, au mois de février, Henry D. Davray, qui tient dans le Mercure la chronique des « Lettres anglaises », l’évoque à son tour de manière élogieuse. Puis un lecteur en est tout particulièrement frappé : c’est le baron d’Estournelles de Constant, député de la Sarthe et futur prix Nobel de la paix en 1909. Ancien chargé d’affaires à Londres, il lit les revues anglaises et, « La conquête allemande » aussitôt découverte, il fait part de son enthousiasme à Maurice Schwob. Le 30 mars, Valéry le rencontre et, quoique le pacifisme du baron lui donne souvent sur les nerfs, les deux hommes entretiendront des relations cordiales durant une vingtaine d’années. Lorsqu’il redonnera son article au Mercure en 1915, Valéry suivra le choix de Henley, et le titre revêtira alors une portée toute particulière. Dans la réédition de 1925, aux Éditions de La NRF, il reviendra ensuite au titre initial, « Une conquête méthodique », qu’il conservera encore en 1934, au tome IV de ses Œuvres, et dans ces différentes rééditions, fera précéder son étude de ces lignes295 :

 

« C’est vers 1895 que l’Angleterre a commencé de ne plus être insensible à la pression de la puissance allemande sur les points essentiels de son être économique et de son empire.

Elle n’avait point conscience jusque-là d’être menacée dans l’exercice de ses fonctions vitales par un concurrent de la onzième heure, fort mal placé sur la carte, comme il l’était dans le temps. Tarde venientibus ossa296, se serait-elle dit, si elle se fût dit quelque chose.

Mais ce n’est pas tout que d’être une île, que d’avoir de la houille, des traditions politiques et maritimes, une volonté simple et indomptable, une immense clientèle directement ou indirectement assujettie, une assurance imposante dans les désirs et les desseins. La sécurité emporte avec soi une sorte d’inertie. L’esprit anglais n’hésite jamais à retoucher ce qui lui semble mal, mais il répugne longuement à modifier ce qui était bien et qui le satisfait encore. Ce trait du caractère anglais est peut-être dû à la certitude habituelle, jusqu’ici toujours corroborée par l’histoire, que l’on aura tout le loisir d’aviser et de parer au danger, grâce au fossé marin et aux flottes qui le surveillent.

Mais dans une époque toute travaillée par les sciences, en perpétuelle transformation technique, où rien n’échappe à la volonté d’innovation, au délire de l’accroissement de précision et de puissance, où le souverain bien de la stabilité ne se retrouve plus que chez des peuples affaiblis, il ne suffit point de persévérer dans l’être.

Les Anglais d’il y a trente ans ne réalisaient pas – comme ils disent – ce que la discipline, le calcul, l’analyse minutieuse et illimitée, et une énergie mieux appliquée que la leur, leur préparaient dans tous les domaines.

La révélation leur vint d’une série d’articles publiés en 1895 dans la New Review (disparue depuis), que dirigeait le bon vieux poète William Henley. Ces articles étaient dus à M. Williams, et le titre qu’il donna à leur ensemble fit fortune. Un bill célèbre incorpora dans la législation ces trois mots de Made in Germany297 ; ils s’incrustèrent du même coup dans les têtes anglaises, où ils ne cessèrent de faire quelque effet jusqu’au 11 novembre 1918.

Il y eut de la surprise, de l’émotion, une sorte d’indignation, quand M. Williams fit paraître cet ensemble d’études fort minutieuses, qui considéraient tour à tour les divers domaines de l’industrie et du commerce, et faisaient voir dans chacun d’eux la pénétration et l’effrayant progrès du concurrent.

Henley eut l’étrange idée de demander à un très jeune Français qui était de passage à Londres et qui lui était recommandé de faire dans sa New Review une sorte de conclusion “philosophique” à l’œuvre de pure observation et au recueil de détails caractéristiques qu’avait donné M. Williams. Ce jeune Français, qui n’avait jusque-là pensé qu’à tout autre chose, se sentit bien embarrassé d’une tâche que quelques bonnes raisons298 l’engageaient d’accepter, mais que la raison toute seule commandait qu’il refusât. Les raisons eurent l’avantage du nombre. Il improvisa ce qu’il put299, et que voici.

Au cours de la dernière guerre, cet essai a été réimprimé dans le Mercure de France*17. »

 

On s’est ému. On s’est presque scandalisé. Une Germanie plus inquiétante se révèle. Les Anglais lisent le Made in Germany de Mr. Williams ; les Français devraient lire le Danger Allemand de M. Maurice Schwob300.

C’était une forteresse et une école ; on y découvre maintenant une usine immense, des docks énormes. On se doute aussi que cette forteresse, cette usine, cette école ont entre elles des liens, et constituent les aspects divers d’une même et solide Allemagne. On apprend que les victoires militaires par lesquelles cette nation s’est fondée sont peu de chose auprès des victoires économiques que déjà elle emporte ; déjà bien des marchés du monde sont plus à elle que les territoires qu’elle doit à son armée.

On aperçoit ensuite que l’une et l’autre conquête font partie du même système. La tonnante et la silencieuse se superposent. On comprend que l’Allemagne est devenue industrielle et commerçante comme elle devint militaire – délibérément. On sent qu’elle n’a rien épargné. Si l’on veut s’expliquer cette grandeur nouvelle et sans fantaisie, on imagine une application constante, une analyse minutieuse des sources de la richesse, une construction intrépide des moyens de la produire, une rigoureuse topographie des lieux favorisés, et des chemins favorables, et surtout, une obéissance entière, une soumission de tous les instants à quelque conception simple, jalouse, formidable – stratégique par sa forme, économique par son but, scientifique par sa préparation profonde, et par l’étendue de son application. Tel nous saisit l’ensemble des opérations allemandes. Si l’on revient alors à ce qui se voit et se touche, aux documents, aux rapports diplomatiques, aux statistiques officielles, on peut admirer à son aise la perfection des détails après la majesté des grandes lignes, et jouir de savoir comment – lorsque tout ce qu’il était possible de connaître a été connu, lorsque tout ce qu’on pouvait prévoir est prévu, lorsque le mécanisme de la prospérité est déterminé – une action douce ou brutale, générale, continue, est étendue à tous les points du monde par tous les points de l’Allemagne pour faire revenir le maximum de richesses de tous les points du monde à tous les points de l’Allemagne.

Cette action n’est pas, comme les nôtres, une somme d’actions individuelles toujours indépendantes, souvent contraires, protégées aveuglément par l’État, qui disperse son influence entre elles, qui ne peut aider à l’une sans affaiblir l’autre – c’est une puissance massive et agissant comme les eaux, tantôt par le choc et par la chute, tantôt par une irrésistible infiltration. Une discipline naturelle relie l’action individuelle allemande à l’action du pays entier, et ordonne les intérêts particuliers, de sorte qu’ils s’additionnent et se renforcent mutuellement, au lieu de se diminuer et de se contrarier ensemble. Cela va jusqu’à supprimer toute concurrence entre Allemands dès que l’étranger – l’ennemi – est en présence. Et c’est alors une sincère union, un échange des sacrifices utiles, un concours d’énergie et d’habileté pour la victoire commune qui produit, outre la victoire, une liaison remarquable entre les industries combattantes et entre les diverses « armes » de l’armée économique du Vaterland301. Nous luttons contre cette armée comme des bandes sauvages contre une troupe organisée.

Cette action n’est pas, comme les nôtres, hasardeuse. Elle est savante. Toutes les sciences sont inclinées à la servir. Elle est guidée par une soigneuse psychologie, et désormais, elle fait mieux que de s’imposer : elle se fait désirer. Il faut que le client de l’Allemagne bénisse le marchand allemand, et jusqu’aux traites allemandes. Il faut même que ce client devienne un ami, un propagateur – calcul qui est d’une élégance profonde. Or, ce client est bien connu. Ce client, qui se croit libre, et vit dans l’innocence, est analysé sans le savoir, sans qu’on le touche. Il est classé, défini parmi toute sa ville, avec toute sa province, et tout son pays. On sait ce qu’il mange, ce qu’il boit, ce qu’il fume, et comment il paie. On médite sur ses désirs. À Hambourg ou à Nuremberg, quelqu’un a peut-être tracé des courbes qui représentent l’exploitation de ses plus petites manies, de ses plus minces besoins. Il se verrait – lui qui se sent vivre si personnellement, si intimement – là confondu, par le nombre, avec des milliers d’autres personnalités qui préfèrent la même liqueur, la même étoffe que lui. Car on sait là-bas plus de choses sur son propre pays qu’il n’en sait lui-même. On connaît mieux que lui le mécanisme de sa propre existence, ce qu’il lui faut pour vivre, et ce qu’il lui faut pour amuser un peu sa vie. On connaît sa vanité, et qu’il rêve d’objets de luxe, et qu’il les trouve trop chers. On lui fabriquera ce qu’il faut, le champagne de pommes, les parfums tirés de tout. Le client ne sait pas combien de chimistes songent à lui ! On lui fabriquera exactement ce qui doit satisfaire à la fois sa bourse, son envie, ses habitudes, et on réalisera pour lui quelque chose d’une perfection moyenne. C’est par une obéissance servile à son désir complexe qu’on s’emparera de lui.

Pour créer ce produit fabuleux, à la fois de bon marché et de luxe, facile à se procurer, conforme à la tradition ou à la mode, tout un peuple de savants fourmille dans les innombrables détails des industries. Il n’est pas d’objet auquel ils ne trouvent un substitut moins coûteux. Il n’est pas de substance nouvelle dont ils ne trouvent302 l’emploi, pas de science dont ils ne découvrent l’application industrielle. Et l’Allemagne, en peu d’années, s’est couverte d’usines, de voies ferrées, de canaux. Sa marine, elle aussi, faite de toutes pièces, s’est déjà placée au second rang. Elle a des navires admirables, des chantiers de construction toujours occupés, des bassins, d’immenses ports intérieurs. Elle a d’étonnants voyageurs, dont les informations et les exploits sont dignes de la diplomatie et de la science. Elle a des agences de renseignement dans toutes les303 contrées, des ligues de négociants qui supportent ces agences, des ligues de compagnies de transports qui soutiennent le trafic de ces négociants.

Les livres que j’ai cités contiennent le détail de cette gigantesque affaire. Ils conduisent304 dans les fabriques et sur les marchés. Ils rapprochent des nombres qui émerveillent. Ils déroulent d’un trait la suite des années, et, par cet épuisement subit du temps, montrent tout à coup l’agrandissement fantastique de l’existence allemande… La sensation qu’on en reçoit est si forte qu’elle mène à conjecturer l’avenir. L’esprit ne peut s’arrêter à la dernière année entrée dans la statistique et dans le compte. Il prévoit machinalement une extension encore plus vaste – il imagine une suite, un arrêt, une chute, une décadence… Abandonné par les faits, il continue, et suit quelqu’une de ses lois particulières.

 

Ici commence la recherche purement spéculative, l’interrogation toute intellectuelle. C’est l’endroit où celui qui s’est livré aux études et aux enquêtes que je viens de rappeler ne manque pas de chercher dans ces phénomènes d’expansion allemande une indication plus générale. C’est le moment des idées, des comparaisons, des ébauches de théories. Tous ces efforts, ces ruses, ces travaux publics, ces machinations, ces faits si patiemment dirigés, et leurs résultats, doivent, il me semble, susciter en nous – à côté de nos amertumes nationales – l’admiration spéciale que nous impose toujours un mécanisme efficace, un succès désiré et atteint de raison en raison par le plus sûr chemin. La certitude d’une conséquence contient quelque chose d’enivrant – lorsqu’elle apparaît le résultat d’une action préméditée. Dans le cas présent, cette action est générale, et elle305 produit régulièrement un résultat général, toujours au-dessus de tous les accidents et mécomptes particuliers.

Ainsi, dans le succès allemand, je vois, avant tout, celui d’une méthode. C’est la méthode qui excite mon admiration. Supposons qu’un homme ordinaire se propose une tâche difficile – considérable – mais possible306. Ne lui donnons aucun génie, aucune trouvaille inattendue, aucune illumination – mais seulement une patience307 inusable, un désir constant, une raison moyenne – mais douée d’une confiance infinie à l’égard de la raison. Cet homme fera le nécessaire. Il réfléchira sans passion. Il fera « des dénombrements si entiers, et des revues si générales308 », que tous les objets et tous les faits pourront le servir, et finiront par entrer dans son calcul personnel. Il n’est pas de chose qui ne309 lui paraîtra favorable ou défavorable, et qu’il ne faudra utiliser ou neutraliser. Rien d’indifférent. Il observera310 aussi le cours des événements, leur pente. Il comptera, il classera. Puis viendra l’action. Même prudence. Puis la victoire… Mais cet homme aurait trop à faire. C’est tout un peuple ! Chaque détail est habité par des centaines de personnes. Chaque tentative est appuyée par toute la masse – et cette masse est naturellement disciplinée. Ici, le vice social de l’intelligence, qui est l’indiscipline, disparaît. Il reste un merveilleux instrument : l’intelligence disciplinée. Et ce n’est plus qu’un instrument.

J’ai pris l’exemple d’un homme ordinaire, afin de mettre en évidence la puissance presque impersonnelle de la conduite méthodique, et pour mieux faire apprécier la grande sagesse qui consiste à ne pas spéculer sur la chose rare, sur l’accident.

 

Il y a donc enfin une nation qui a fait, dans l’ordre économique, l’expérience de la raison continuelle, c’est-à-dire de la méthode, et l’expérience ne lui réussit pas trop mal. Elle montre que les phénomènes les plus importants de la vie peuvent servir de base et de matière à des combinaisons suivies. Ils ne sont pas au-dessus des calculs humains. On peut y toucher. Mais l’Allemagne seule pouvait inaugurer ce système. Chez elle il n’est pas nouveau, il n’est pas surprenant, il est organique. Il a seulement changé d’objet. La Prusse a, d’abord, été créée méthodiquement. Puis, elle a créé l’Allemagne contemporaine. Le système a, d’abord, été politique et militaire. Ensuite, ayant rempli sa destinée, il est devenu économique sans difficulté, par une simple application de lui-même. L’Allemand moderne fait par ce système311 le continue et l’approfondit.

Si, en venant de lire le Danger Allemand ou le Made in Germany, on porte sa pensée encore chaude et toute excitée sur l’histoire militaire de la Prusse, depuis Frédéric le Grand jusqu’au Maréchal de Moltke312, on ne peut se soustraire à l’impression de similitude, à l’idée de système dont je viens de parler. On verra ainsi combien il y a peu d’exagération dans les suggestions précédentes. On trouvera, de part et d’autre, un développement analogue ; on trouvera des préparations parfaites, une exécution généralement suffisante – et toujours des résultats. Je note que certains de ces résultats, mauvais en eux-mêmes, ont fini par tourner en bien, car tous ont été minutieusement utilisés dans la suite313 – et la défaite même a donné l’expérience, comme un minimum de gain. Ceci est un procédé régulier, et c’est pourquoi je le note.

Qu’on pénètre maintenant dans le détail du système militaire prussien, on reconnaîtra de plus en plus aisément les principaux caractères de la « Méthode ». C’est dans la préoccupation stratégique qu’il faut la chercher. La tactique est affaire d’individus ; elle comporte tous les accidents de la guerre. Mais l’étude du futur, la prévision étendue aussi loin que le314 possible, les probabilités soigneusement pesées, tout ce qu’il faut pour affaiblir le hasard – pour éliminer les aventures, telles sont les remarquables qualités de la méthode militaire, « Made in Germany ». Et la guerre elle-même ne doit plus éclater, s’arrêter, se poursuivre au gré des seuls événements ou des passions. Elle se fera par raison. Elle se fera pour diminuer un concurrent, pour avoir des ports. Ce sera une opération de haute industrie, avec son organisation financière, son capital, son amortissement, ses assurances – et surtout ses actionnaires – car les indemnités et les milliards conquis iront sur tout le sol allemand se répandre, et payer de nouveaux canaux, de nouveaux tunnels, de nouvelles universités – de quoi se refaire, et recommencer en beaucoup plus grand.

Sur le terrain de lutte – qu’elle soit économique ou militaire – une sorte de théorème général domine l’action méthodique, c’est-à-dire l’action allemande. Ce principe est absurdement315 simple. C’est une pauvre déduction logique, ou presque rien. Le voici : « De toute façon, le vainqueur est plus fort que le vaincu. » Cette tautologie doit faire réfléchir les amateurs de combats à armes égales, car on peut l’exprimer aussi316 : « Il n’y a jamais d’armes égales. » L’égalité des combattants est une vieille idée supérieure. C’est une superstition incompréhensible… Du principe énoncé se tire aussitôt la règle pratique de toutes les luttes : Il faut organiser l’inégalité. Militairement, on cherchera donc317 l’arme la plus parfaite, la marche la plus rapide, le sol le plus favorable, etc. – mais, de tous ces moyens, le plus sûr, le plus évident est le nombre – c’est-à-dire, l’inégalité mathématiquement visible, et réellement invincible, quand l’excès est suffisant, quand il y a derrière une tête d’armée une profondeur inépuisable de réserves, de landwehr, de landsturm318. Commercialement, l’inégalité se fondera sur le bon marché. Le problème à résoudre – et qui est résolu dans la plupart des cas – sera de pouvoir fabriquer toujours un produit moins cher que le produit attaqué. La science, les combinaisons de transport, les falsifications de toute sorte s’y emploieront. Là où l’art militaire eût fait converger les armées, et peser les gros bataillons, l’art commercial se sert du plus petit prix qui agit comme le plus grand nombre, supprime la résistance, et chasse à coup sûr l’adversaire*18.

L’organisation de la prépondérance militaire est l’œuvre du grand état-major. C’est dans la conception de ces bureaux célèbres que l’exemple le plus éclatant de méthode se découvre. Ce sont véritablement des usines de victoires. On y rencontre la division du travail intellectuel la plus rationnelle, l’attention d’esprits spéciaux constamment fixée sur la variation des moindres circonstances profitables, l’extension de cette recherche à des sujets qui d’abord paraissent étrangers aux études techniques, la science militaire agrandie jusqu’à la politique générale – jusqu’à l’économie – car « la guerre se fait de toutes parts319 ». La méthode est sévèrement appliquée à tous les pays. On soumet chaque territoire à une analyse totale, science par science. On va de la géologie, qui donne la nature du sol, la richesse foncière, ses cultures, ses voies, ses défenses naturelles, jusqu’à l’histoire qui fournit les éléments de la connaissance psychologique et politique, et qui enseigne les dissensions intérieures, les idées indigènes. Tous les pays sont ainsi classés, correctement définis. Ils sont réduits à des groupes d’abstractions propres à tous les calculs, et ces grands lambeaux de la terre320, qui sont des ensembles si compliqués, où fourmillent tant de particuliers divers, où les mœurs semblent si irréductibles, deviennent des objets de pensée, des quantités maniables, des poids marqués, qu’on pourra comparer, qu’on saura devoir être plus lourds ou plus légers dans la balance de la guerre. Chaque nation est alors considérée comme une machine produisant de l’énergie militaire, et peut s’ajouter, se retrancher, varier, au gré du connaisseur321.

Ces vues si générales sont les mêmes dans l’état-major commercial. Poursuivons cette exposition dans le domaine de l’action. Le parallèle se maintiendra.

Suivant la même méthode ont été créés des instruments d’une puissance et d’une précision incomparables, sans lesquels le travail de l’armée serait infructueux. Tel est le service des renseignements. On peut penser que le document militaire et le document économique proviennent souvent des mêmes agences. L’unité de la méthode le suggère. Du reste, justement parce qu’il y a méthode, le document économique est très précieux pour les militaires – et parfois, le document militaire utile à certains industriels. De la même importance double est le service des transports. La mobilisation rapide, nécessaire pour assurer la présence du nombre efficace sur le terrain, exige de méticuleuses études réglant la vitesse et la distribution des transports. Les conditions de sûreté, de temps, de ravitaillement sont élaborées et discutées dans leurs plus petits détails. Sur eux se fonde toute la campagne future.

Le commerce allemand est servi comme l’armée par une organisation savante des transports. Si les troupes doivent arriver les plus nombreuses, les produits doivent arriver avec le moins de frais. Ce sont alors mille conventions particulières, des facilités de toute nature, des sacrifices mutuels qui assurent cette mobilisation économique. Et plus on étudie l’ensemble du système stratégique, édifié par le grand état-major, plus on voit dans le système de production et de trafic adopté par la nation allemande une autre forme de la même tendance, et plus on est porté à concevoir une action une, dont les moyens sont divers, dont le succès est régulier, dont le but est clair, simple, énorme. La puissance brute et certaine s’avance, parce qu’elle ne néglige rien, parce qu’elle divise soigneusement toutes les difficultés, de sorte qu’elle puisse porter tout son poids sur chacun des petits fragments. Elle paraît dans la paix plus effrayante que dans la guerre.

Le Maréchal de Moltke personnifie le Système. Il en a été le directeur et l’exemple. Il semble que le plus profond de ses desseins ait été de ne pas mourir indispensable. Voilà ce qui le distingue des grands généraux antérieurs. C’est la seule chose qu’il ait inventée. Ce fut avant tout un homme de confiance322, l’ingénieur de la sécurité et de la force allemande. Le désir absurde du merveilleux, qui transfigure toute l’histoire militaire, s’arrête à lui. Lui, mérite un enthousiasme très spécial. Les éléments de son succès sont chez Frédéric, chez Napoléon, et dans la guerre de Sécession pleine de nouveautés. Il prend partout son bien, qui est sa méthode, et la trouve toujours là où la victoire paraît un fruit régulier. Au fond de son esprit réside un petit nombre d’idées presque grossières – transcendantes ou morales ou politiques – de ces idées qui rendent leur détenteur si redoutable pour les autres, si entier, si incapable de nouveautés en lui-même, et de variations sublimes. Mais il s’était informé de tout. Il arrive presque vieux aux affaires323, ayant suivi toute la politique du siècle, ayant vu toute l’Europe, jugé les armées, approfondi en amateur les guerres contemporaines, mieux que ceux-là même qui les conduisaient. Cet homme devient stratège. Il fait table rase des idées militaires de son temps. Il n’use que des idées scientifiques et des progrès matériels de ce temps. Il les combine avec le meilleur de la stratégie du passé – c’est-à-dire, avec ce qu’il sera éternellement rationnel de faire, à la guerre. Il voit dans l’emploi des chemins de fer l’extension des fameuses marches rapides de Napoléon. Il les règle324. Il reprend et perfectionne l’exploitation de toutes les ressources d’un pays envahi. Il fait la guerre où il faut, il terrorise les habitants pour briser le courage général. Il multiplie les moyens d’information, il écoute les indications de l’opinion, celles de la finance, les rumeurs, les journaux, le sentiment des neutres… Il est sans passion, sans génie, et dans les papiers. Le champ de bataille n’est pas son champ de bataille : Il faut se le représenter dans une chambre d’une petite ville occupée, travaillant avec son fidèle état-major. Laborieusement il répare les accidents, et les déchirures du malheur des autres. C’est une figure sans bouche, et toute cousue, une bâtisse militaire. Une fois, pourtant, en 1870, il jette sa perruque sèche en l’air – en recevant une dépêche325.

De cette vie particulière sort un enseignement complet. Elle correspond exactement à ce que nous savons de l’Allemagne vivante : cet esprit en ce qu’il a de personnel – c’est-à-dire, de systématique – s’y retrouve jusque dans l’organisation socialiste. Pour ce héros glacial, le véritable ennemi, c’est le hasard. Il le poursuit, et sa force réside dans la méthode uniquement. De là naît une étrange idée. La méthode requiert une véritable médiocrité de l’individu, ou plutôt la grandeur seulement des dons les plus élémentaires, tels que la patience, l’attention départie à tout, sans choix, sans enthousiasme. Enfin, la puissance de326 travail. Cela327 accordé, on obtient un individu qui viendra toujours et inévitablement à bout de n’importe quel homme supérieur. Ce dernier verra d’abord ses idées triomphantes ; puis, imitées328 avec une ironique précision ; puis, lentement modifiées, perfectionnées selon une logique sans faute comme elle est sans interruption. L’homme du second ordre retire des expériences faites par les Napoléon, les Lee, les Sherman329, les préceptes les plus sûrs. Il applique à leurs actes une critique scientifique imperturbable. Il se refuse à compter sur lui-même, ce qui le rend plus fort que les grands inventeurs. Il rejette méthodiquement les ressources subites, les bonheurs irréguliers. Le temps, qui épuise toutes les chances, et use les supériorités foudroyantes, le temps le porte. Enfin, il ne meurt pas : après lui, d’autres hommes secondaires existeront sûrement, imiteront sa carrière, qui leur convient le mieux, et les élève le plus. Lui disparu, tout demeure : c’est une grande force pour la nation.

 

Ces considérations peuvent servir à expliquer la distribution des hommes et de leurs valeurs dans la nation moderne. L’Allemagne actuelle montre une supériorité dans les résultats pratiques et dans le total de son action. Mais il semble que la qualité individuelle des agents soit médiocre, stable, et d’ailleurs parfaite pour l’exécution de l’accroissement général330. Là, les temps héroïques sont passés : on les a délibérément fermés. Ils servent parfois de réclame, et apparaissent dans certaines phrases utiles, mais cela les éloigne encore. Les grands philosophes sont morts, les grands musiciens ont disparu comme une dynastie incomparable chassée331. Les grands savants spéculatifs eux-mêmes n’ont plus lieu332. Ils laissent la place à une Science anonyme, pressée, sans critique générale, sans théories nouvelles, fertile en brevets d’invention. Et, de tout ce que ces individus supérieurs avaient trouvé, l’on ne retient plus que ce qui est imitable – ce qui, imité, multiplie les ressources de médiocres successeurs.

Voilà, pourtant, la chose nouvelle. Tout un corps national agit d’ensemble. Les énergies concurrentes s’arrangent, et se portent vers l’extérieur. Les entreprises de la nation se font successivement, et dans chacune chacun pousse de son mieux. Les classes de la société et les professions diverses prennent tour à tour l’importance suprême. Aussi, dans l’histoire de ce siècle, l’Allemagne semble s’être conformée à un plan soigneusement concerté. Chaque pas fait par elle agrandit son existence. D’ambitions en ambitions elle s’est faite, et la symétrie de ce progrès donne une apparence artificielle à chacune de ses tentatives. Par exemple, elle fait son domaine à coups de guerres précises. Puis, elle impose à l’Europe cette paix armée que tous les autres États s’imaginent anormale. Puis, elle met son industrie et son commerce sur le pied de guerre. Puis, elle crée sa marine militaire et marchande simultanément. Puis, elle se cherche tout à coup des colonies… La fameuse affaire des Carolines333 a paru, comme mainte autre entreprise allemande, un coup de foudre. C’était un détail de quelque grand projet. De même nature fut la retentissante dépêche de l’empereur au président Krüger334. L’Angleterre et le monde s’émeuvent. On s’aperçoit alors que le Transvaal est déjà profondément germanisé ; on se rappelle les vues du Baron von Marshall sur Delagoa Bay et Beira335 : tout un travail apparaît. Et les livres récents ont, de même, brusquement éclairé le développement intense de tout l’empire, premier fruit de la guerre méditée faite à la richesse du monde entier*19.

Il ne faut pas se dissimuler que pour les vieilles nations supérieures la lutte deviendra de plus en plus malaisée. Elle a pris un caractère tel que les qualités mêmes qui étaient considérées parmi elles comme les336 plus favorables à leur vie, et comme les principaux moyens de leur grandeur, deviennent des motifs d’infériorité. Ainsi, l’habitude de chercher la perfection de l’objet fabriqué, l’encouragement donné à la concurrence intérieure, l’amélioration de la vie des ouvriers sont autant d’obstacles à la lutte… Mais la question est bien plus étendue.

L’Allemagne doit tout à une chose qui est la plus antipathique du monde à certains tempéraments – particulièrement à l’Anglais et au Français. Cette chose est la discipline. Il ne faut pas la mépriser. Elle porte d’ailleurs un autre nom : en matière intellectuelle, elle se nomme méthode, et je l’ai déjà beaucoup nommée de ce nom-là. Un Anglais ou un Français peuvent inventer une méthode. Ils l’ont prouvé. Ils peuvent se soumettre à une discipline ; c’est également prouvé. Mais ils préféreront toujours autre chose. Pour eux c’est un pis-aller, un moyen momentané, ou un sacrifice. Pour l’Allemand337 c’est la vie même. Il se trouve, de plus, que l’Allemagne est un être récent en tant que nation. Or, tous les peuples qui arrivent à l’état de grandes nations, ou qui reprennent ce rang à une époque déjà pourvue de grandes nations, plus anciennes et plus complètes – tendent à imiter subitement ce qui a demandé des siècles d’expérience aux nations aînées338 – et s’organisent entièrement suivant une méthode délibérée – de même que toute cité délibérément construite s’élève toujours sur un plan géométrique. L’Allemagne, l’Italie, le Japon sont de telles nations recommencées fort tard sur un concept scientifique aussi parfait que l’analyse des prospérités voisines et des progrès contemporains pouvait le fournir. La Russie offrirait le même exemple si l’immensité de son territoire ne mettait obstacle à l’exécution rapide d’un projet d’ensemble.

On trouve donc en Allemagne à la fois un caractère national naturellement propice à l’organisation et à la division du travail, et un état neuf qui a voulu égaler et puis surpasser les états plus anciens. Il faut, en somme, reconnaître qu’elle a montré dans cette tâche une énergie et une suite peu communes.

J’ai tenté de faire voir le mécanisme de cette grande action, en rapprochant sa forme militaire de sa forme économique ; mais on serait arrivé aux mêmes conclusions en prenant des exemples dans d’autres domaines. La science allemande aurait pu me servir aussi bien. Là aussi règne le principe de segmentation, de classification, de discipline imposée aux objets de la connaissance. Là aussi des instruments merveilleux multiplient le rendement ; des laboratoires plus spéciaux les uns que les autres, des bibliographies infinies, des enseignements de omni re scibili339, des hommes oubliés pour toute leur vie dans la profondeur de questions imperceptibles, constituent une science nationale, tout à fait solidaire avec le pays qui les alimente généreusement.

Nous pouvons ainsi considérer d’une façon abstraite cette question de la méthode. Tout le monde imagine, dès que ce terme est prononcé, une sorte de recette ou de règle pratique pour passer d’un certain état à un autre déterminés. Tout le monde y voit l’exclusion de certaines tentatives et l’observation stricte de certaines prescriptions adoptées une fois pour toutes dans une réflexion primordiale, et qu’on juge suffisante. Et il faut que tout le monde se pénètre de la puissance d’une telle chose. Il est facile de faire voir qu’à l’aide de procédés de cette nature les hasards d’une entreprise sont réduits à leur minimum. Les surprises sont prévenues340. Une bonne méthode contient une réponse à tous les cas possibles, et cette réponse est le moins possible influencée par la soudaineté de l’événement et du problème. Mais de toutes ces qualités, les plus intéressantes sont les suivantes : Une méthode bien faite réduit beaucoup les efforts d’invention. Elle permet aux recherches de s’ajouter. Exemple : Un industriel veut fournir d’un certain produit un pays déterminé. Au lieu d’inventer la forme de l’objet, il s’enquiert. Cette forme lui est donnée par le goût du consommateur futur. Il s’adresse ensuite aux savants qu’il paie, pour diminuer scientifiquement le prix de revient, &c. À la fin, l’objet étant fabriqué, transporté, vendu, on observera que cet objet a successivement requis l’emploi de presque toutes les connaissances humaines, et qu’il a emprunté de chacune ce qui lui était nécessaire pour la satisfaction relative du client, et absolue du fabricant. Rien de plus simple que cette opération, et cependant ce n’est guère qu’en Allemagne qu’elle est totalement et rigoureusement appliquée. Il s’agit, comme on le voit, de se conformer sévèrement à la nature des choses, et de ne rien négliger. C’est une question de logique. Il faut faire le nécessaire ; et tandis que le fabricant sans méthode fera un mauvais syllogisme, et une mauvaise affaire en affirmant, je suppose, que tout bon produit doit se vendre, donc… &c., un autre plus avisé conciliera la logique et la fortune en ne laissant pas dans le vague et au hasard la définition du bon produit. Il ira la chercher dans le cœur lisible du client.

En Allemagne, d’ailleurs, ces procédés si justes sont plus faciles à appliquer que dans tout autre pays. J’ai parlé de discipline. Elle y est native, et la force de la discipline est de déterminer la place des hommes, et le cercle complet de leur action. Dans l’armée comme ailleurs il s’agit que chacun puisse faire tout ce qu’il peut. Cela ne s’obtient que par une contrainte, et la limite imposée, a priori, à chacun est justement fondée sur le meilleur rendement de l’individu. Si un soldat doit rester à son rang, c’est que, détachée, son action personnelle est moins énergique. Une bande de mille hommes est de beaucoup moins forte qu’un bataillon de cinq cents. Le détail le plus frappant dans l’armée allemande, si réglée, si prévue dans ses moindres organes, est la culture artificielle de l’initiative limitée. Le soldat, comme le capitaine, doivent faire ce qui leur paraît bon, de tel moment à tel autre du combat : il y a comme une savante dégradation des libertés successivement permises à chaque degré. Les résultats de la discipline ressemblent à ceux de la méthode. Par elle, les efforts individuels se multiplient. Elle donne à tout cas particulier une solution simple et sûre. Elle force absolument de trouver tout ce qui peut se trouver. Elle ne demande que l’obéissance, et jamais rien d’extraordinaire. Elle diminue le rôle du hasard.

 

Le lecteur m’a, peut-être, accusé d’exagération. À quoi je répondrai que si les choses – même en Allemagne – ne se passent pas tout à fait comme je les ai présentées – elles vont se passer ainsi. Je dirai aussi que je n’ai fait que confronter ce qui est connu de tout le monde, et conclure. Le lecteur aura, peut-être, éprouvé un sentiment de gêne et de malaise, en me voyant attribuer une prépondérance écrasante à cette méthode si fatale à toute fantaisie, si morne, en somme. Je ne lui cacherai pas pourtant341 mon opinion. Je crois que nous n’assistons qu’aux débuts342 de la méthode. Je voudrais en montrer le rôle possible – hypothétique, si l’on veut. Nous l’avons vue triompher dans le domaine politique, militaire, économique, scientifique… Le lecteur s’est réfugié dans le domaine de l’esprit. Il aime à penser que la métaphysique, les arts, la littérature, et la plus haute partie de la science demeurent inviolés, et garantis par l’exceptionnalité des hommes qui s’y illustrent, et des hommes qui s’en enivrent. La méthode scientifique, par exemple, ne garantit pas au savant l’invention d’une théorie, la création d’une nouvelle image du monde. Elle augmente ses chances sans doute. Elle se borne à contrôler ce qui est déjà trouvé. Mais c’est par des chemins non reconnus et par des événements non dominés que l’idée vient. On a fait la théorie de maint phénomène, mais il nous manque encore la théorie de la théorie. En littérature, en art, c’est la même apparence de spontanéité, la même obscurité d’origine, la même absence de procédés généraux. Les phénomènes de choix, de substitution, d’association sont scrupuleusement méconnus. Toutefois, je parie qu’au dedans de tous ceux qui font quelque chose, et la poursuivent, une méthode quelconque se crée et grandit. Tous les grands inventeurs d’idées ou de formes me semblent s’être servis de méthodes particulières. Je veux dire que leur force même et leur maîtrise est fondée343 sur l’usage de certaines habitudes, et de certaines conceptions qui disciplinent toutes leurs pensées. Chose étrange, c’est justement l’apparence de cette méthode interne que nous appelons leur personnalité ! Il importe peu, du reste, que cette méthode soit ou ne soit pas consciente… Voilà donc une grande recherche possible, et voilà un livre, L’Art de Penser, qui n’a réellement jamais été écrit. Les premiers auteurs de la logique formelle ont sans doute poursuivi ce but344, mais ils ne sont arrivés à découvrir qu’un merveilleux instrument d’analyse – et non de trouvailles.

Supposons ce livre écrit. Et je ne vois aucune raison pour qu’il ne le soit pas. Supposons si l’on veut, que plusieurs de ces grands esprits dont j’ai parlé, après avoir usé de méthodes intimes, soient arrivés à la conscience de ces méthodes (le cas s’est produit) et les aient, dans la mesure du langage, divulguées. On verrait alors s’étendre au domaine intellectuel les mêmes procédés que l’Allemagne applique à la vie sociale. On verrait en littérature des collaborations méthodiques avec division du travail, et le reste. Balzac l’a tenté. On verrait en art, l’artiste appliquer directement son travail à chacun des sens, à chacune des nécessités psychologiques de son public, et viser directement son homme. Wagner l’a fait.

Mais par un tel ouvrage serait portée à son extrême justesse cette loi curieuse qui fait naître l’homme de génie pour… les autres. On n’est beau, on n’est génial que pour les autres345. Le Japon doit penser que l’Europe était faite pour lui. Et, en vertu d’un raisonnement déjà fait pour346 l’Allemagne, on verrait, sans doute, le triomphe décisif347 de toute la médiocrité terrestre. La méthode dans toutes les choses, conduirait à une grande économie d’individus supérieurs. Et quel curieux résultat, si les résultats de ce nouvel ordre de choses étaient de toute façon348 plus parfaits, plus puissants, plus agréables que ceux d’aujourd’hui !

Mais – je ne sais pas. Je n’ai fait349 que dévider des conséquences.

Éducation et Instruction des troupes, II e partie, « Paroles » selon Mikhael Ivanovitch par Loukhiane Carlovitch350

Ce compte rendu peut surprendre sous la plume de Valéry, mais au moment où il le rédige, en 1897, plusieurs raisons peuvent le justifier. D’abord, l’intérêt pour la théorie militaire qu’attestait déjà « La conquête allemande » et qui se trouve renforcé, peut-être, par les fonctions – certes modestes – de rédacteur au ministère de la Guerre qu’il occupe depuis le mois de mai, fonctions qui le requièrent trop pour permettre désormais tout travail personnel suivi. Lorsque le directeur du Mercure de France, Alfred Vallette, lui propose d’y tenir une rubrique, « Méthodes », tout porte ainsi à croire que, s’il accepte, c’est pour ne pas trop rompre les ponts avec son ancienne vie. Mais sa collaboration sera de courte durée : après celui-ci, il rédigera encore deux articles, consacrés à l’Essai de sémantique de Bréal, et à La Machine à explorer le temps de H. G. Wells351, articles, on le verra, toujours très latéraux. Et puis autre chose a sans doute compté : grand théoricien militaire, le général Dragomirov (1830-1905) – qui est ici désigné par ses deux prénoms, Mikhael Ivanovitch – est alors bien connu en France où ses livres ont été traduits ; son pays est un allié de la France ; le récent voyage à Paris du tsar Nicolas II a donné lieu à de grandes festivités ; et Valéry, dans sa pension de la rue Gay-Lussac, entretient des relations amicales avec quelques Russes qui ont pu l’entretenir de ces questions. En octobre 1896, La Nouvelle Revue de Mme Adam a d’ailleurs consacré à la Russie l’essentiel de son numéro où précisément Valéry a lu, et jugé « épatant » dans une lettre à Gide du 5 octobre, un article de Dragomirov, « L’arme blanche ». Son compte rendu paraît, signé simplement « Valéry », dans le numéro d’octobre 1897 du Mercure de France.

 


Une troupe se forme, s’oriente, se meut comme certaines images dans son chef. Une troupe se hasarde, donne, et se perd, conformément à certaines images communes à toute la masse.

Enfin, tout l’art du commandement est d’avoir organisé l’inégalité fatale qu’il faut que quelqu’un s’attribue. Elle est une composition du temps, des nombres, du terrain, des armes, des sentiments. Les deux membres de la lutte sont faits de ces termes ; et, s’il y en a dont les valeurs sont égales, ceux-là se détruisent.

Vues d’un certain point, deux armées, nouées par le but, constituent une seule chose ; qui se déforme, et va d’un être initial à un final, par une suite de mouvements intérieurs. De ce point, la victoire, la défaite ont perdu leur signification.

À l’origine de ce système, tous les individus qui en sont présentent une hésitation générale ; et, quel que soit l’espoir, deux idées contraires partagent le fond de chacun. À la fin, ce mélange ou ce doute, d’abord uniformément distribué sur le champ, devient deux certitudes ; chacune colorant un parti tout entier.

Je dirai ici que je ne vois du sujet que les idées, les figures, les raisonnements, ou les constructions qu’on y emploie. Cela admis, on n’y trouve plus d’autres difficultés que celles qui sont partout, et partout les mêmes.

À la guerre, faute de symboles, on serait obligé, pour être clair, de tuer jusqu’au dernier des autres. Toute bataille est donc pleine de conventions.

L’ensemble des idées militaires est commandé par une d’entre elles qui est fixe et qui est l’idée de l’Ennemi. C’est le Non-Moi d’une armée. Un homme en guerre, cette idée lui vient constamment, et critique toutes ses minutes simplement parce qu’elle revient. Je laisse au lecteur le problème très général de rechercher ce que devient le penser continuel de l’individu, lorsque quelque condition invariable s’y impose et par un retour incessant se retrouve dans toutes les associations possibles, les altérant une à une ; elle, ne s’altérant pas… Si la pensée modifiée de la sorte est celle d’un homme de guerre, cela veut dire que l’oubli de la condition imposée sera très rudement puni.

Dans les têtes où cet Ennemi imaginaire existe, il est plus ou moins défini. Une armée en campagne, dans un pays dur, isolée, a un horizon ennemi. On connaît plus ou moins l’adversaire, sa force, sa position, sa vitesse, son projet, et l’idée que lui-même se fait de vous. L’image en est d’autant moins dangereuse qu’elle est plus déterminée, et qu’elle peut moins gâter, avec son vague, la logique ou les rêveries de ses sujets.

Je m’aperçois à l’instant qu’il serait possible – entre autres essais – d’exprimer la suite des événements d’une guerre, par les changements de l’unique idée de l’ennemi dans un des témoins, le long de la durée des opérations. En construisant chacun des termes de cette suite, on aurait une représentation incomplète, mais excessivement simple de la série des faits, et on se figurerait, par la variation d’une sorte de quantité homogène, les états d’un être lié à l’entier des événements. Je ne dis pas qu’il faille le faire, je dis qu’il peut être intéressant de le concevoir.

Il sort de tout ceci que la grosse difficulté, dans la préparation à la guerre, est justement de s’imaginer l’Ennemi dès le temps de paix. Il faut remonter sans cesse à cette idée qui fixe et dirige tout acte militaire, et qui pâlit dans les garnisons. Il s’agit, alors, de jouer une partie sans partenaire, ce qui est extrêmement difficile ; de se chercher une faute, qu’on vient de chercher à ne pas commettre ; de se mettre méthodiquement au pire. Il faut aussi craindre de ne pas suffisamment craindre ; enfin, c’est une objection continue qui force l’esprit à se prévoir, à se répondre, et, – le plus ardu, – à renverser brusquement le sens de tout son travail, car il doit sauter d’un côté, avec son entière application, dans l’autre.

Il faut apprendre à redouter assez les salves à blanc et les charges devant être arrêtées court.

Une telle nécessité est au fond le principe de l’éducation des troupes. Dans ces « règlements » spéciaux, petits livres bleus qu’on jette au sortir des casernes pour oublier qu’on les sait par cœur, est ramassée plus de vraie mécanique psychologique que dans les romans les meilleurs. Car les romans se donnent tout ; et les livres soi-disant théoriques se tiennent dans le vague, ou dans l’exception, qui est du vague. Je citerai, entre tous ces règlements, l’étonnante « Instruction sur le tir » faite pour conduire toutes les classes d’individus jusqu’à la discipline particulière qui est son but. Seulement, il la faut lire en reconstituant tout ce qu’elle suppose ; et sans songer qu’elle ennuie quelque part des jeunes gens fort instruits.

J’ajoute, à ce propos, que la difficulté de connaître et de remuer le « troupier » a été ridiculement exagérée. Rien n’est plus élémentaire, ni mieux connu que la psychologie utile du soldat, quel qu’il soit. Il n’y a peut-être pas une seule bataille, depuis l’histoire, où cet élément – le moral du soldat – ait joué, EN TANT QU’INCONNU, un rôle quelconque.

 

Ici commence le livre dont j’aurais dû parler. Au delà des spécialistes, il pourra faire réfléchir ceux que laisse indifférents le sujet de leurs réflexions.

Michel Bréal :
La Sémantique (Science des Significations)

C’est Marcel Schwob qui, sachant l’intérêt que Valéry porte au langage, lui suggère de rendre compte du tout récent livre que Michel Bréal (1832-1915), professeur de grammaire comparée au Collège de France, vient de faire paraître chez Hachette en 1897, et qui fonde la sémantique, ou science des significations, sur le modèle de la phonétique, science des sons352. Schwob connaît en effet le linguiste et lui a demandé de faire adresser le volume à Valéry. L’article paraît dans le Mercure de France de janvier 1898, toujours dans la rubrique « Méthodes », et signé simplement « Valéry » comme le précédent, et il vaut à l’auteur les remerciements du savant : « Il est d’un esprit habitué à penser par lui-même et à faire avancer les questions auxquelles il touche. On voit que ces problèmes vous sont devenus familiers et que la sémantique vous devra des progrès, surtout si vous consentez à rendre votre pensée d’une façon moins concise. » Valéry voit-il dans la dernière phrase un soupçon d’ironie ? Il fait en tout cas savoir son inquiétude au linguiste qui le rassure aussitôt : « Vous avez grand tort de vous faire du mauvais sang au sujet de votre article. Il est un peu dur à suivre, mais cela tient à la matière traitée et au petit espace dont vous disposiez. » Vingt ans plus tard, pourtant, Valéry, à l’adresse de Jean Paulhan, évoquera son « remords : avoir contristé le moins du monde l’âme de l’éminent M. Bréal353 ».

 

Toutes les transformations que le langage peut subir doivent laisser invariables un certain nombre de propriétés : je le suppose. Ce résidu contiendrait les relations fondamentales du langage avec ce qu’on nomme, par hypothèse, l’esprit.

S’il était obtenu, on pourrait résoudre des problèmes tels que ceux-ci : qu’est-ce qu’un substantif, un verbe, une phrase ? – autrement que par des exemples et des définitions plus obscures. On pourrait également construire une loi de toutes les syntaxes qui enfermerait dans une seule expression les nécessités multiples de l’ordre des mots, de leur accord ; et qui déterminerait l’unité, – quant à la compréhension, – des phrases.

Tout le monde se doute que ces problèmes sont maintenant inabordables. Mais qui les a abordés ? Enfin, on ne les pose même pas. Cette négligence singulière fait que le langage nous appartient beaucoup moins que la plupart des autres phénomènes, en tant que notion définie, et sur laquelle on puisse agir, pour voir ce qu’elle devient après telle tentative. Je veux dire que nous pouvons aujourd’hui encore accepter des idées linguistiques aussi absurdes que celle du mouvement perpétuel en mécanique, – puisque rien ne s’y oppose. Ainsi, il n’est pas rare d’entendre dire que « tout peut s’exprimer », etc.

Il faut regarder, d’autre part, ceux qui ont pris la charge d’approfondir le difficile du langage et connaître qu’ils en recherchent toutes les curiosités particulières, et qu’ils en notent les états, tantôt à perpétuité, tantôt pour aboutir à des propositions qu’ils appellent des lois, et qui sont ou extrêmement vagues ou extrêmement fausses ou extrêmement inutiles, suivant qu’elles sont plus ou moins éloignées du détail littéral. Les meilleures de ces « lois » ont la valeur de moyens mnémotechniques. Aucune ne montre de construction plus générale et on ne distingue même pas dans leur composition ce qui est constamment supposé connu de ce qui ne l’est pas.

Cette impuissance au delà d’un point, n’est pas étonnante. Elle se déduit toute seule de la nullité de la psychologie. Je ne sais pas exactement ce qu’est la psychologie, mais je donne quand même à un certain ordre de questions cette épithète de psychologiques. Par exemple, si je lis et si je me dis : « Je comprends » ou : « Je ne comprends pas », je me demande ensuite ce que cela signifie. Je me demande après s’il y a des degrés entre ces deux états, etc.

Personne n’a répondu à ces questions, d’air si simple. Les psychologues modernes n’ont pas touché, je crains, aux difficultés de ce genre, la résolution desquelles éclairerait presque tout le langage. Ni les purs logiciens eux-mêmes n’ont fabriqué le premier instrument à porter sur la parole : j’entends qu’ils n’ont pas entrepris l’analyse des conditions communes à tous les systèmes de notations, en général : étude dont plus d’un trait précieux se rencontre dans les sciences exactes et y demeure indéfiniment enfermé.

En somme, il faut à peu près admirer les linguistes d’avoir pensé atteindre le langage, à côté de l’esprit peu connu. Leurs œuvres, recueils, myriades de traits, constatations de fréquences, usage libéral de métaphores qui s’évanouissent au premier essai, n’ouvrent rien. Tel livre est clair, excite à penser : nul n’est le commencement d’une science.

Il arrive alors que M. Michel Bréal, – heureusement, l’un des grands connaisseurs de tout ce que l’on sait et de tout ce qui est en linguistique, – replace justement le langage dans son unique lieu.

La Sémantique nous rappelle que les mots ont des significations ; ils constituent un groupe de deux membres, l’un physique, l’autre mental. L’étude du premier a été conduite très loin ; l’étude du second est fort peu avancée ; l’étude du groupe total n’existe pas, et ce serait l’importante.

La Sémantique retourne à cet ensemble. Elle regarde le langage comme le moyen de la compréhension et le résultat des opérations principales de la pensée. Elle ne dispose malheureusement pas d’une psychologie commode pour correspondre avec cet objet et pour établir son pouvoir. Elle rencontre, dans toutes les théories de l’esprit, des termes trop anciens, débordants, confondus dans leur passé, pleins de querelles, tels que volonté, intelligence, etc., qui font incessamment commettre à ceux qui les emploient des jugements synthétiques inconscients. Je trouve désirable que tous les termes destinés à figurer dans une Sémantique soient plus rigoureusement et plus conventionnellement définis que ceux de la géométrie elle-même : puisqu’il s’agit de fixer quelques notions pour y rapporter toutes les autres… Mais la faute des psychologues est infinie.

L’auteur, dès les premières pages, rejette l’usage des métaphores vitalistes, évolutionnistes, qui servent à tout expliquer facilement. J’observe, en passant, qu’il n’y a pas moins de discontinuité logique à faire le langage un être vivant qui évolue, qu’à le considérer, selon de Maistre, un don entier de la divinité354. Il y a autant de difficulté à passer analytiquement d’une onomatopée au substantif que du pur néant au langage articulé complet ; mais, dans le système de l’évolution, cette difficulté est dissimulée par un artifice que la logique désigne aisément, et qui se borne à changer la distribution de ce qui, dans les deux systèmes, est irréductible et inintelligible.

M. Bréal a négligé, avec autant de raison, les mouvantes questions d’origine. En toute matière, l’origine est une illusion355. Sa recherche, au delà de notre expérience, est purement verbale. Ce concept est attaché trop fortement à tous les objets de notre connaissance : il nous conduit à les modifier par la pensée, jusqu’à ce qu’ils ne soient plus reconnaissables, c’est-à-dire à les détruire momentanément ; et ceci pourrait nous apprendre quelque chose. Mais il nous conduit en même temps à substituer, sans nous en apercevoir, des objets différents de celui qu’on altère, à celui-là même ; et ces nouveaux objets sont à la fois contemporains du premier et supposés antérieurs. Cette opération ne nous apprend plus rien ; elle nous trompe…

L’auteur expose ensuite par chapitres particuliers les principaux faits sémantiques. Je donnerai l’idée de quelques-uns d’entre eux, bien qu’en réduisant ces remarquables parties, je défigure la méthode originale, inévitablement. C’est qu’elles ne sont guère réductibles ; si elles l’étaient, la science à faire serait faite. Chacune de ces parties est construite par la juxtaposition d’exemples choisis avec un sens extrêmement fin de l’état initial de la sémantique. Les lois et les divisions du sujet sont proposées comme provisoires et le livre entier présenté comme une « directive » au monde pensant. Le vœu de l’auteur est de susciter les travaux possibles sur un point : son ouvrage peut supporter des théories différentes : il offre des cadres élastiques, des relations perfectibles, un système défini, solide, de faits tout prêts pour la pensée. J’ai admiré en eux-mêmes ces curieux faisceaux d’observations si unies, et dont pourtant chacune est claire, chacune importante et chacune libre parmi les autres, de sorte que le lecteur en conserve la disposition, et peut, à côté de la sémantique, en composer lui-même un historique concret de notre langage, une grammaire inductive, et maint groupement particulier.

Le lecteur de la Sémantique rencontre d’abord la loi de Spécialité : un mot susceptible de variation, tel que l’adjectif par ses degrés, le substantif par sa déclinaison, le verbe par sa conjugaison, marque cette variation, à une certaine époque, par la modification de sa partie finale. Peu à peu, dans certains cas, cet indice est abandonné. On le remplace par une série de mots invariables, formant des concepts indépendants. On substitue un moyen général et indépendant à un moyen particulier et dépendant. Enfin, les mots, qui deviennent ainsi de purs auxiliaires, perdent dans cet emploi leur signification originale. Ainsi, l’adjectif fort donnait au comparatif forçor en vieux français ; il donne ensuite plus fort. En anglais, le verbe to do, faire, peut servir à conjuguer tous les autres verbes à titre d’auxiliaire. Dans ce rôle, il dispense peu à peu de connaître les nombreux types de conjugaisons autrefois existants ; il porte à lui seul toutes les variations du temps, du mode et de la personne, tandis que le verbe principal, devenant une sorte d’attribut, demeure invariable, à l’infinitif. Cette application de la spécialité n’est pas encore totalement accomplie. On dit : I go, je vais, I went, etc., et non I do go, I did go. Mais il est probable que la simplification s’étendra, même aux formes affirmatives, si l’on se rappelle l’extension actuelle de la langue anglaise et ses besoins de toute part.

La loi de Répartition s’exerce sur le sens des mots. Si deux mots, à une époque, ont le même sens, ils ne gardent jamais longtemps cette synonymie. S’ils proviennent de deux langues dont l’une est regardée comme populaire, le mot populaire prend le sens trivial. « Le Savoyard, dit M. Bréal, emploie les noms de père et de mère pour ses parents, au lieu qu’il garde pour le bétail les anciens noms de pâré et de mâré356. »

La loi d’irradiation est une des plus surprenantes. Un mot dont je représente le sens par A comporte une désinence ou son final que j’appelle b. On forme de nouveaux mots terminés en b, tels que Cb, Mb ; b apporte dans ces nouveaux mots quelque chose du sens de A. Ainsi, les adjectifs français en âtre qui sont péjoratifs ; il y avait, en grec, des substantifs en αστηρ, tels que δικαστήρ, ἐργαστήρ357. Quelques-uns de ces mots, qui étaient susceptibles d’interprétations péjoratives ou malignes, passèrent en latin où l’on forma symétriquement une classe de mots péjoratifs en aster : filiaster, patraster358, etc. Nous disons aujourd’hui : marâtre, douceâtre, et nous pouvons amoindrir ou « empirer » le sens d’un adjectif par une semblable désinence. Dans cet exemple, on voit le latin donner arbitrairement un sens à une désinence, parce qu’elle a cohabité avec ce sens dans quelques mots grecs, et transporter ce sens à l’aide de cette désinence. Le français, ensuite, donne à cette désinence une valeur encore plus grande, jusqu’à en faire une modification pour la plupart des adjectifs, une sorte de degré de leur sens.

Sous le titre de Survivance des flexions, Fausses perceptions, Analogies, Acquisitions nouvelles, M. Bréal expose ensuite diverses classes de faits sémantiques qu’il serait trop long de spécifier.

Les autres parties de son livre, « Comment s’est formée la syntaxe », « Comment s’est fixé le sens des mots », doivent être spécialement recommandées à l’attention. Je ne les analyserai pas, je dirai seulement qu’elles conduisent aux problèmes les plus passionnants, ceux que les problèmes peuvent passionner. Et puis, il me serait impossible d’être plus précis ou moins étendu que l’auteur parlant de ces sujets. Je me bornerai maintenant à tâcher de voir dans ce développement de la Sémantique entière quelques caractères généraux.

 

Il sort de ce livre, feuilleté finalement, revu à travers la roue de ses pages, connu et devenu rapide, – le mélange des idées qui s’y trouvent et de celles qui s’en déduisent, et de celles inventées par le contact d’une première ligne et d’une dernière, brusquement heureux.

Vaguement, d’abord, le langage se montre : proposé comme difficulté ; privé de l’accoutumance où il se cache ; forcé de parler de lui-même, de se nommer ; pourvu, à cette fin, de nouveaux signes. On regarde sa variation, qui peut faire penser aux plus vaines métaphores, si, trop vite, on s’arrête de l’observer. On remarque des sonorités qui paraissent, qui s’étouffent, qui se confondent, qui se détachent ; on sent des idées pâlir, bifurquer, s’étendre, être substituées, changer de bruit. Il y a d’inexplicables désuétudes, d’absurdes succès : échanges, altération continuelle, permutations de concepts et d’images, révocations lentes et sûres du dictionnaire de l’entendement.

De ce point philosophique, les formes qui étaient les plus familières, le plus vite comprises paraissent le plus dures à recomprendre consciemment. La logique serait ennemie à la plupart des manières de dire qui s’implantent. Inversement, les formes les plus complètes, c’est-à-dire les plus conformes à l’analyse, celles qui remplissent exactement les catégories du jugement, semblent ne pas tenir contre l’usage, et devoir se dégrader pour pouvoir durer. Leur durée, qu’on penserait garantie par leur perfection rationnelle, est définie par autre chose.

Or, dans cet inattendu, l’individu se dessine.

Il fait tout ce qu’il peut pour se comprendre, – lui qui se parle, avant tout, quand il parle. Il a, toujours, à construire, avec des matériaux inflexibles, tirés d’un seul ordre de sensations, un ensemble qui lui redonne la multiplicité et les valeurs, et les variations brusques et les vitesses et les groupements puissants, irréductibles, universels de la pensée. Il faut qu’il puisse restituer cette pensée en disposant selon des règles, des éléments étrangers à elle. Les éléments peuvent être regardés comme purement conventionnels. Les règles – les indispensables – sont les lois mêmes de la compréhension.

Dans un esprit, toute forme de langage se présente comme une sorte de groupe ou de total, composé de signes fixes et d’idées. Ce groupe doit satisfaire à certaines conditions pour exister, – pour correspondre au sentiment spécial de compréhension : je ne préciserai pas aujourd’hui ces conditions. Les signes qui y entrent demeurant identiques, sa portion idéale peut subir des changements, être remplacée par une autre qui satisfasse également aux conditions d’existence de l’ensemble. Le groupe peut, en général, recevoir plus d’une solution psychologique. Cette diversité permet qu’on puisse parler avec contradiction, faire des syllogismes faux, – ou bien justes mais absurdes. Elle explique l’imperfection logique, l’inconsistance ou les erreurs formelles qu’on trouve dans les écrits, dans les plus forts ouvrages de construction philosophique et, régulièrement, chez le poète. Je dirai, en passant, qu’il n’y a pas de grandes différences intérieures entre le mot, la locution et la phrase. Les locutions deviennent à chaque instant des mots. Les mots sont, pour la plupart, susceptibles d’un développement. La grande affaire de la logique est de fixer un certain développement constant pour un mot : c’est la définition, par exemple. Mais en réalité, l’individu est tout le temps porté à se servir de définitions diverses du même vocable : on peut se figurer comment cela arrive : les signes du langage sont absolument distincts de leur sens : aucun chemin rationnel ou empirique ne peut mener du signe au sens. Ainsi, l’homme n’est jamais incohérent pour lui-même, au même moment qu’il pense ; son langage lui appartient ; il est forcé de se comprendre.

 

La recherche de M. Bréal supporte la généralisation qu’elle suggère. Elle attire l’étude sur tous les systèmes symboliques, en masse. L’algèbre, la musique écrite, certains genres d’ornementation, les cryptographies, etc., sont susceptibles d’analyses sémantiques. Regardés du point de vue des significations, tous ces systèmes et le langage doivent, à mon sens, conduire à une distinction capitale parmi les modes dont les états mentaux sont accouplés. Désignons par a et b deux de ces états accouplés, c’est-à-dire tels que si a est donné, b est donné. Il arrivera dans certains cas que l’on pourra trouver une autre relation que celle de séquence entre a et b. Dans ces cas b pourra se construire à l’aide de a, et réciproquement. Il s’ensuivra, en général, que toute variation de l’un des termes déterminera une variation dans l’autre. Mais, dans d’autres cas, il arrivera que les deux termes proposés n’auront entre eux qu’une pure relation de séquence. On pourra dire alors que cette association est symbolique ou conventionnelle. Le langage est formé de relations de cette dernière espèce. La théorie doit rechercher ce que deviennent ces symboles soumis à la répétition, à l’usage, mélangés aux groupements de la première espèce, exposés à l’arbitraire de l’individu et portés par lui à la dernière limite de leur valeur… Le lecteur me trouve obscur ; je tâcherai une autre fois d’être plus clair, plus complet, plus long, en formant sous ses yeux, explicitement, les abstractions dont je me sers, et en essayant de déterminer les hypothèses fondamentales du langage.

Regardons encore quelque chose : un texte. L’aspect typographique et la signification générale des phrases nous viennent d’abord. Laissons d’abord passer cent mille idées. Perdons, détruisons même cette complexe signification. Chaque mot semble se détacher de la forme, reprendre une liberté, s’ouvrir, être à lui seul l’entrée de tout l’esprit. Chaque page paraît de suite un système infiniment relié, un incalculable réseau. Imaginons un classement quelconque des mots : apprécions minutieusement leurs différences grammaticales c’est-à-dire leurs lois de pluralité, d’existence dans la durée, leurs natures psychologiques. Imaginons que nous passons sur un vers, péniblement, percevant toutes ces différences par nos efforts exagérés, travaillant le long de ces contours comme un insecte sur une large feuille… C’est un voyage que l’on peut refaire d’une façon encore différente. Rappelons-nous ce que nous savons d’histoire, de linguistique, d’étymologie. Même si ces connaissances ne sont pas très sûres, elles tiendront lieu des véritables. Passons de nouveau sur notre texte dont la topographie a changé. Les mots, cette fois, seront associés à leur étage historique. Les locutions paraîtront naturelles, mais étranges à cette place. On aura l’impression que donne un monument dont les membres sont antiques, l’ordre barbare ; ou bien celle qu’éveille un pauvre, vêtu de quotidiens mangés de prose et qui les a collés pour s’en faire une chemise de fortune.

On sourit alors de remuer tout cela pour écrire la moindre ligne. Une conscience cruelle donne à la moindre ligne la grandeur de Wagram, la difficulté de la théorie de la lune ; et l’on en trace des millions sans s’en douter. Que l’écrivain ne s’en doute pas. Je me rappelle seulement de longues conversations avec Marcel Schwob : rien n’était plus amusant que mes surprises, – sinon ce dialogue de caractères, – quand il tirait je ne sais quel fil d’un mot ou d’une locution pour les rattacher au loin, au diable, à un certain coin d’un certain temps, selon les plus délicates probabilités qui se puissent imaginer. Souvent, une preuve brusque me ravissait. L’argot de tous les brigands, au coin du feu, trié, appelé par lui359, me comblait de plaisir enfantin, de jouissance littéraire, de l’extrême bonheur que donne une analyse parfaite. Circonstance d’or : j’avais beau le presser de questions, il n’en laissait pas sans réponse.

Valvins

Ce sonnet est un poème de circonstance qui évoque la petite maison où Mallarmé passait ses vacances à Valvins, non loin de Fontainebleau, sur les bords de Seine. Au début de 1897, Albert Mockel a l’idée de demander à vingt-trois amis d’écrire un poème afin de célébrer le maître. Manuscrites, les vingt-trois pièces se trouvent rassemblées, selon l’ordre alphabétique des auteurs, dans un portefeuille de maroquin vert olive orné, à l’intérieur, d’une naïade en cuir repoussé due au graveur Alexandre Charpentier – portefeuille qui est remis au maître, en l’absence de Valéry alors à Montpellier, le 23 mars 1897. En double hommage, il choisit de suivre le modèle de « La chevelure vol d’une flamme… », poème dont Mallarmé, en 1887, a disposé les vers sous la forme d’un sonnet élisabéthain, en trois quatrains suivis d’un distique, et, à l’instar de Mallarmé encore, il décide de ne pas le ponctuer, si l’on excepte le point final et celui qui clôt le second quatrain ; puis il le signe simplement « Valéry », comme il fait pour ses lettres au maître360. Il donnera ensuite le poème – en une version presque identique mais ponctuée, et dédiée à Mallarmé – à son ami Joseph Loubet pour le deuxième numéro de sa revue La Coupe, en février 1898 ; puis « Valvins » sera repris, dans la version de La Coupe mais présentée sous forme de sonnet traditionnel, dans l’anthologie de Van Bever et Léautaud (où le poème est dédié « À S. M. ») et dans l’Album de vers anciens361.

Si tu veux dénouer la forêt qui t’aère

Heureuse tu te fonds aux feuilles si tu es

Dans la fluide yole à jamais littéraire362

Traînant plusieurs363 soleils ardemment situés

 

Aux blancheurs de son flanc que la Seine caresse

Émue ou pressentant l’après midi chanté

Tandis que le grand bois trempe une longue tresse

Et mélange ta voile au meilleur de l’Été.

 

Mais toujours près de toi que le Silence livre

Aux cris multipliés par364 tout le brut azur

L’ombre de quelque page éparse d’aucun livre

Tremble d’après ta365 voile et vagabonde sur

 

Sur la poudreuse chair immense366 de l’eau verte

Parmi le long regard de la Seine entr’ouverte.