Une certaine idée de la littérature
L’immense renommée qui a accompagné le nom et l’œuvre de Valéry, à partir de 1925 environ, nous fait largement oublier qu’il aurait fort bien pu se trouver que rien n’y donnât lieu, puisqu’en réalité c’est à deux œuvres successives que nous avons affaire, et que la première aurait pu demeurer la seule pour toujours, sans guère laisser à la postérité autre chose que le souvenir lointain d’un tout jeune écrivain qui, après quelques beaux poèmes, puis, coup sur coup, ces deux chefs-d’œuvre que sont, en 1895, l’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, puis, l’année suivante, La Soirée avec Monsieur Teste, avait mystérieusement cessé d’écrire. À partir du mois de mai 1897, en effet, Valéry, que son absence de fortune contraint de gagner sa vie, s’enferme à vingt-six ans dans un bureau de rédacteur au ministère de la Guerre et, pendant deux décennies, s’absente de la scène littéraire : nombre de ses amis pensent d’ailleurs qu’il n’écrira plus. Puis, au printemps de 1917, la publication de La Jeune Parque ouvre une seconde carrière qui elle-même eût pu très bien ne pas advenir, car rien ne pouvait laisser prévoir le succès de ce long poème de cinq cent douze vers, si l’on songe que sa régularité toute classique l’établit dans l’entre-deux instable, et dans l’instant mal repérable, qui sépare la poésie académique des recherches d’une avant-garde alors en plein essor. La Jeune Parque eût-elle été mal reçue, son auteur, peut-être, s’en fût tenu là. Or l’accueil, au contraire, est très favorable, et c’est ce qui va encourager Valéry à poursuivre et achever les poèmes de Charmes ; mais surtout c’est ce qui va susciter les premières commandes dont la plus fameuse est « La crise de l’esprit » au début de 1919. Il n’empêche, le silence de vingt ans qui a précédé cette belle résurgence ne se laisse pas comprendre aisément, et l’on ne peut tenter de l’interpréter que par l’analyse du rapport à la fois singulier et constamment problématique de Valéry à la littérature.
Lorsque, dans ses années de maturité, l’écrivain remontera en pensée vers ses commencements, il se rappellera avoir avant tout écrit pour lui-même et fait paraître ses premiers poèmes à la sollicitation de ses amis – et en confiant à maintes reprises que « l’idée de les publier, et, davantage, l’intention de [s]e donner ce divertissement pour carrière était infiniment éloignée de [s]a pensée1 », il contribuera à se construire la figure d’une sorte d’écrivain malgré lui : figure exacte à maints égards, mais qui ne le deviendra qu’un peu plus tard. En vérité, après que Jules, son frère aîné, professeur à la faculté de droit de Montpellier, eut, sans le prévenir, envoyé en 1889 à la Petite Revue maritime de Marseille qui le publie au mois d’août, un poème trouvé sur la table du jeune homme d’à peine dix-huit ans, c’est bien de son propre chef que Valéry décide d’une véritable entrée dans les lettres puisqu’on le voit s’exhorter aussitôt à un juvénile en-avant : « Aujourd’hui 16 août 89 je reçois la Petite Revue de Marseille où pour la 1re fois mon Rêve est imprimé. / Go ahead2. »
Ainsi s’ouvre une phase d’enthousiasme où s’expriment, de manière somme toute naturelle, la confiance en son propre talent d’un jeune poète auquel de très nombreux vers qu’il a seulement montrés, souvent, à ses amis, ont déjà donné un certain métier, et le désir tout simple de voir ce talent reconnu. Il fait aussitôt parvenir aux revues ses premiers poèmes, qu’il n’hésite pas d’ailleurs à remanier légèrement pour les donner à d’autres publications encore, et on le voit même, curieusement, écrire à Auguste Vacquerie, grand ami de Hugo, pour lui proposer de devenir à Montpellier le correspondant du journal Le Rappel dont Vacquerie est l’un des fondateurs – lettre qui, bien sûr, reste sans réponse. Après quoi, lorsqu’il fait la rencontre de Pierre Louÿs, puis de Gide, tour à tour descendus en 1890 dans la capitale du Languedoc, leur connaissance du milieu littéraire parisien, et puis surtout leur amitié, lui permettent d’élargir très vite une réputation qui va devenir un peu mieux que confidentielle3 : l’un et l’autre font lire à Heredia et à Mallarmé, à d’autres aussi, de moindre gloire, quelques-uns de ses premiers poèmes, et le font accéder à de nouvelles revues, en particulier La Conque, création éphémère de Pierre Louÿs qui pressera inlassablement son ami de lui donner des vers.
La réticence à publier que Valéry, de manière rétrospective, jette sur ses premières années tient pour une part, n’en doutons pas, à la haute idée qu’il va se faire très vite de la littérature, en particulier au contact de Mallarmé qu’il fréquente de manière rapidement intime à partir de son installation à Paris au mois de mars 1894 – haute idée assez proche d’une sorte de sacralisation qui fut, dans un premier temps, naturellement liée au symbolisme et à cette espèce de religiosité qui, avec lui, s’est alors introduite dans l’art et que Valéry, dans les années vingt et trente, évoquera souvent non sans un soupçon de nostalgie, et particulièrement devant le journaliste Frédéric Lefèvre4 : « Il y avait, dira-t-il, quelque chose de religieux dans l’atmosphère intellectuelle de ce temps-là. Il y avait une sorte de mysticisme dans la profondeur et la pureté des convictions poétiques et artistiques. » Puis il ajoutera : « Mais il est hors de doute que l’objet de la littérature, les symbolistes l’ont relevé à un point où on ne le trouve pas toujours placé. » Et la facilité coupable qu’il voit bien trop souvent à l’œuvre dans la littérature de ses jeunes confrères – songeons à la fameuse formule : « Le moderne se contente de peu5 » –, cette facilité ne fait que renforcer, pour user du langage de Stendhal, la dimension toute regrettante de son propos. Or, en dépit de son apparente évidence, cette tonalité spirituelle ne va pas sans difficulté, et la notion de mysticisme, d’abord, ne se déchiffre pas aisément. Si elle renvoie certainement à la religiosité dont bien des poèmes vont se teinter autour de 1889-18906, elle fait également signe du côté d’un engagement total de l’être dans la littérature, c’est-à-dire, d’une certaine manière, dans le tout autre qu’elle représente par rapport au réel – interprétation qui serait excessive si on ne lisait par exemple dans le petit « Stéphane Mallarmé » de 1923 : « Un homme qui renonce au monde se met dans la condition de le comprendre7. » C’est le renoncement qui permet ici d’accéder au Sens.
Mais ce Sens a-t-il tout à fait existé aux yeux de Valéry ? Y a-t-il eu chez lui l’ambition de découvrir l’Idée à travers sa représentation dans le monde, idéalisme que l’on trouve bien sûr chez Mallarmé ? Pour reprendre ici les termes fameux dont use l’auteur d’Hérodiade dans la lettre à Verlaine du 16 novembre 1885, cette « explication orphique de la Terre » à laquelle le Livre pourrait ouvrir, Valéry l’a faite sienne durant un temps très court, un an ou deux sans doute, et il l’a lui-même formulée, le 18 avril 1891, dans une lettre à Mallarmé, justement, et pour une part peut-être parce que c’est à lui qu’il s’adresse alors : « La poésie m’apparaît comme une explication du Monde délicate et belle, contenue dans une musique singulière et continuelle8. » Mais cette relation spirituelle de la littérature au monde va devenir rapidement caduque et ouvrir au contraire à une radicale déliaison, puisque, songeant à cette même année, il écrira tout à l’inverse en 1935 : « Vers 91, le but de la poésie me parut devoir être de produire l’enchantement – c’est-à-dire un état de faux équilibre et de ravissement sans référence au réel. » Et il ajoutera : « C’était l’éloignement de l’homme qui me ravissait9. »
Ce qui se découvre dans cet éloignement où l’on aurait assurément tort de lire je ne sais quel anti-humanisme – car nul n’est plus humaniste, tout ensemble, et sociable que Valéry –, ce n’est pas une séparation, mais plutôt la mise à distance de toutes les contingences et déterminations sociales que pouvait, par exemple, mettre en œuvre une certaine production littéraire, naturaliste en particulier, à laquelle il ne reconnaîtra jamais grand prix ; et quant au ravissement, il est bien ici, à la lettre, le transport qui enlève du monde. Cet article essentiel de la doctrine valéryenne restera inchangé, et il repose pour une large part sur une approche du langage qui considère que les mots sont impuissants à dire les choses telles qu’elles sont, et sur l’idée fondamentale que le seul réel, c’est le sensible. La fonction du poète, dès lors, n’est évidemment pas de dire le monde si peu que ce soit, pas même de seulement l’évoquer, mais au contraire de le révoquer comme tel afin de créer un autre monde, et Valéry le dit de manière très précise dans une note de 1931 : « Chanter, c’est instituer un “monde”10. » C’est le chant du poème, donc, qui crée la réalité sensible de ce poème, et le premier caractère de la littérature qu’il postule, c’est son autonomie, son repli sur elle-même.
Il n’est donc pas indifférent que, dès cette fin du siècle, l’un des rares romanciers qui aient compté pour lui soit Stendhal, qui se fait acteur de son propre théâtre, semble tirer lui-même les ficelles de ses personnages, et finalement, tout réaliste qu’il est, se moque assez du réalisme pour lui préférer cette forme de romanesque qu’est le pur plaisir de conter : « Ses préfaces, écrira Valéry, parlent au public devant le rideau, clignent de l’œil, font au lecteur des signes d’intelligence » : « “Il n’y a que vous et moi”, disent-elles11. » Ce « vous et moi » est assurément essentiel, et lorsqu’il fait paraître La Soirée avec Monsieur Teste, c’est cette connivence que visiblement il recherche. Car ce petit récit à la première personne qui peut se lire aussi comme un fragment de journal intime – « Ce soir, il y a précisément deux ans et trois mois que j’étais avec lui au théâtre12 » – travaille dans sa forme même à produire l’impression stendhalienne d’un aparté, et c’est bien pourquoi Valéry décide de le faire paraître entre guillemets : quelqu’un parle à quelqu’un, ou peut-être à soi-même, et le fait, si l’on veut, à l’écart, dans le congé donné à la réalité au profit du souvenir qui revient et naît de l’intériorité.
De la même manière encore, songeant à son poème de 1891, « Narcisse parle », il dira à Paul Léautaud en 1905 : « Pour moi, le comble de l’art serait de faire un dialogue où cela se parlerait tout seul » : « J’appelais cela Narcisse (il y a 14 ans)13. » C’est que, d’une certaine manière, la forme littéraire qu’il convoite, dénouée du dehors du monde, doit rester nouée au dedans de la pensée, à son circuit fermé et à l’espace clos d’une intelligence qui travaille pour elle-même, sans acception d’autrui – ce qui le conduira par exemple à dire que telle page du Discours de la méthode de Descartes, qui est devenu très tôt une de ses grandes admirations, est « un modèle d’adaptation de la parole à la pensée14 ». Or, comme on sait, le Discours est écrit à la première personne : tout se passe, si l’on veut, comme si Descartes s’y parlait à soi-même bien plutôt qu’au lecteur.
On comprend alors aisément que la figure d’Orphée, dont Valéry confond toujours la légende avec celle d’Amphion, ait été, à vingt ans, déjà centrale chez lui : Orphée est celui qui, au son de sa lyre, élève les pierres, et la première version du sonnet qui porte son nom se trouve, dès 1891, servir de conclusion à un petit essai en prose que publie la revue L’Ermitage, le « Paradoxe sur l’architecte », où les quatorze vers du poème sont disposés à la suite, sous forme, justement, de prose. Or le paradoxe de cet architecte, c’est précisément que « le héros, qu’il combine des octaves ou des perspectives, conçoit en dehors du monde15… » L’enchantement de l’architecture, c’est ainsi de déréaliser le monument en le rapportant à la pure musicalité de la figure qu’il chante plus qu’il ne la construit, et l’image reviendra dans Eupalinos, où cet autre architecte remarquera à son tour que, parmi les édifices d’une ville, « les uns sont muets ; les autres parlent ; et d’autres enfin, qui sont les plus rares, chantent16 ».
Telle est ainsi très tôt l’ambition poétique de Valéry : faire du poème cette architecture musicale qui ravisse le lecteur loin de la réalité sue, et c’est bien pourquoi il accorde une si grande importance à la composition de ces vers qui doivent devenir un objet verbal séparé – et qui chante. Le terme de composition ne relève pas sans raison du lexique musical, et si le travail du compositeur, justement, le séduit de façon si puissante, et presque envoûtante durant les années de sa jeunesse, c’est avant tout par cette faculté du musicien – Wagner au premier chef – de maîtriser la totalité de ses moyens en vue des effets à produire, par cette capacité aussi qu’a la musique à se constituer en système autonome, en pure réalité sonore et close qui n’exprime rien, dénouée du monde extérieur qu’elle seule sait vraiment congédier, mieux encore que la poésie, pour lui substituer un autre monde également sensible. Musique, architecture et poésie tissent donc entre elles des relations de proximité, de gémellité, si l’on veut, et d’une certaine manière d’équivalence, par le pouvoir qui est le leur d’instituer l’autonomie d’un monde.
Si Valéry, ainsi, consacre très tôt un sonnet à Orphée, il se rêve aussi en Orphée – et c’est encore ici l’éloignement de l’humain que je disais. Lorsque, le 15 janvier 1901, il écrit à Claude Debussy pour lui proposer un ballet, il lui confie avoir « songé incidemment, au Mythe d’Orphée, c’est-à-dire l’animation de toute chose par un esprit, – la fable même de la mobilité et de l’arrangement17 ». La formule, sans doute, reste vague et d’ailleurs le projet n’aboutira pas, mais le mot de fable importe, car l’esprit qui anime toute chose congédie en même temps toute réalité, et lorsque, à la fin de l’été de cette même année 1901, il entend l’opéra de Gluck, il se dit « empoigné » par la voix de contralto de Marie Delna qui interprète Orphée, et écrit à sa femme : « Cela a eu le don de toucher en moi une très ancienne roche abandonnée, je me suis souvenu de l’Orphée que j’avais moi-même “chanté” jadis et voulant l’être quand j’attribuais à mon imagination et à ma volonté une puissance divine18… »
On aurait tort de mésestimer la dimension angélique, spirituelle et désincarnée. Elle tient bien sûr pour une part à cette religiosité, encore, qui a marqué l’époque symboliste et c’est là, si j’ose dire, la religion littéraire de sa jeunesse puisque, le 5 décembre 1891, il écrit à Gide : « En somme, je puis dire que tout Art est la mise en forme de cette fameuse parole : Et eritis sicut dei19. » Mais en même temps ce pouvoir divin fait signe de nouveau vers l’enchantement que j’évoquais : la puissance divine n’est pas seulement ici le rêve reconduit de créer un monde ; elle est aussi la faculté que doit avoir le poète de se déshumaniser assez pour disparaître de son œuvre en tant que sujet biographique. Mais qu’Orphée soit toujours chanté par un contralto nous fait toucher ici au point secret d’une sorte de mythologie intime car, en 1911, Valéry se rappellera avoir entendu, tout enfant, un chant de contralto, justement, voix féminine et maternelle, voix de source, si l’on veut, à laquelle il assignera l’origine d’une exigence définitive puisqu’il dira de ce chant : « Il a imprimé en moi la tension, l’attitude suprême qu’il demandait, sans donner un objet, une idée, une cause (comme fait la musique). Et j’ai pris sans le savoir pour mesure des états et j’ai tendu toute ma vie, à faire, chercher, penser ce qui eût pu directement restituer en moi, nécessiter de moi – l’état correspondant à ce chant de hasard ; – la chose réelle, introduite, absolue dont le creux était depuis l’enfance, préparé par ce chant – oublié20. » En 1917, la voix de La Jeune Parque sera celle d’une femme.
Mais, en même temps, ce mysticisme qu’évoquait Valéry devant Frédéric Lefèvre a une tout autre composante puisqu’il suppose, pour une part, le renoncement sacrificiel au monde dans une sorte d’oblation que l’écrivain fait de sa personne à la Littérature. Or cette idée, toute mallarméenne, que la Littérature puisse être le Tout d’une existence, le jeune écrivain, même dans les années de ses tout premiers commencements, ne la fait pas sienne. Mieux encore, on peut même supposer que cette idée, il n’y a pas vraiment réfléchi avant son installation à Paris et la fréquentation, justement, de Mallarmé. Mais une phrase troublante s’écrira une vingtaine d’années plus tard : « Si j’ai adoré Mallarmé, c’est précisément haine de la littérature, et signe de cette haine qui s’ignorait encore21. » L’adoration de Mallarmé a pu tenir, sans doute, à ce que lui seul incarnait une haute littérature pure dont Valéry jusqu’alors ignorait encore la différence qu’elle seule était capable de creuser avec une littérature plus ordinaire.
Et cependant, dans « cette haine », il n’est pas impossible de déchiffrer la détestation d’une sacralité excessive, car sacrificielle, détestation qui se serait fait jour en même temps que sa révélation. Chacune de ces deux interprétations contient sa part de vérité, même si la seconde, si l’on y songe de plus près, ouvre une sorte de contradiction avec le sentiment que les symbolistes aient pu relever l’objet de la littérature. Pourquoi donc détester un objet si haut ? Parce que la haine (pour recourir encore à ce mot outrancier, et par ailleurs si rare sous la plume de l’écrivain) n’est ici autre chose que le refus d’une dévotion totale de l’être à la Littérature – et elle marque l’exigence, tout à coup, d’une distance : distance critique, certes, par rapport à l’acte d’écrire, mais distance également devant l’idée même de littérature. Et cette haine, enfin, si vraiment elle advint comme telle, ce dont on peut douter tant le terme semble excessif, ne pouvait être que le symptôme d’une crise, c’est-à-dire d’un changement de régime dans l’idée de littérature, car, jusqu’aux derniers jours de son existence, c’est pourtant cette haute conception que Valéry défendra bec et ongles face à tout ce qui la peut menacer en un siècle de moindre culture.
Or la crise dont je parle, bien sûr, a eu lieu, et c’est celle qu’on désigne comme « la Crise de Gênes ». À l’automne de 1892, Valéry, comme souvent durant ses années de jeunesse, séjourne chez la sœur de sa mère – toutes les deux sont italiennes – lorsque, dans la nuit du 4 au 5 octobre, un orage d’une exceptionnelle violence le tient longuement éveillé, assis sur son lit, et, de cette nuit d’éclairs, il va, peu à peu, mais beaucoup plus tard, dater une sorte de coup d’État intérieur qui aurait fait basculer sa vie, dépouillé l’homme ancien (pour parler le langage de saint Paul) et fait naître l’homme nouveau. Mais cette reconstitution rétrospective qui nimbe l’événement d’une couleur de légende resserre en l’espace d’une nuit, et de manière quasiment fictive, une sorte de marasme intime et douloureux, intellectuel et affectif, dont les prodromes se manifestent en fait dès 1891, et qui ne trouvera sa véritable issue qu’à l’automne de 1894.
Ce qui advient durant ces longs mois, c’est en effet l’exacerbation de plusieurs souffrances concomitantes dont l’accumulation le conduit à un point d’exaltation tel que l’aboutissement, chez un être aussi émotif, ne peut être qu’une rupture d’équilibre, et d’abord d’équilibre affectif, car la première souffrance est, depuis 1889, la passion dévorante du jeune homme pour une jeune veuve de trente-sept ans, la baronne de Rovira, qu’il croise dans les rues de Montpellier et dont, sans jamais lui parler, il s’éprend au point de connaître un ébranlement qui le conduit à des insomnies et au paroxysme insoutenable de ce que, en langage d’époque, il nomme son nervosisme. De cette douloureuse passion, il décide donc de se libérer par un effort de volonté intellectuelle en considérant que l’amour est une chose mentale et que les troubles que l’esprit en ressent, l’esprit même peut les dominer s’il se persuade qu’ils sont d’ordre strictement mental, justement, et non point affectif : « Je me fis l’Ennemi du Tendre, écrira-t-il plus tard, de toutes les forces de ma tendresse désespérée22. » Tendresse qui, après avoir été pour vingt ans dominée à l’excès, comme on bande un ressort, fera violemment retour lorsque Valéry, en 1920, s’éprendra de Catherine Pozzi, tendresse aussi que l’on a trop souvent minorée, sinon ignorée, pour mieux se forger l’inexacte figure d’un poète de l’intellect, alors que le besoin qu’en éprouve l’écrivain est un des traits profonds de sa personnalité, ainsi que le montreront, au moment de la maturité, bien des textes privés, mais aussi les poèmes d’Alphabet dont, au commencement, certains sont d’ailleurs une écriture de l’intime23.
Mais cette crise a aussi une dimension artistique. Jusqu’à la fin de sa vie, et contre le modèle d’une poésie qui, au début du XXe siècle, avec les Calligrammes d’Apollinaire et les poèmes en créneaux de Reverdy, trouve volontiers son paradigme du côté de la peinture, Valéry maintiendra fermement l’idéal de cette poésie musicale que j’ai dite et dont la notion de poésie pure ne sera, en 1920, que l’expression renouvelée24. Or, précisément, la musique, surtout celle de Wagner qu’il découvre très tôt, a compté, et le 27 mars 1891, à Montpellier, après avoir écouté son ami et voisin Pierre Féline jouer pour lui Lohengrin au piano, il confie à Gide : « Cette musique m’amènera, cela se prépare, à ne plus écrire. » On aurait tort de mésestimer la gravité de la phrase, et de ne pas souligner sa date qui précisément nous assure que tout ne s’est pas joué en octobre 92 : un an et demi plus tôt, en ce mois de mars, la Crise de Gênes connaît bien en effet ses prémices. Quant au domaine de la littérature, l’admiration pour Mallarmé, de même que la découverte des Illuminations de Rimbaud au mois de janvier 92 le conduit à l’humiliation de constater que la perfection de ces œuvres, il ne saurait y atteindre à son tour. « Vous serez comme des dieux », disait-il à Gide : or voilà que cette puissance rêvée s’inverse en constat d’impuissance, et c’est le sens de la phrase amèrement lancée à Pierre Louÿs le 20 mars 1892 : « Le monde n’a pas besoin d’un… Dierx, d’un Leconte de Lisle, même, de plus. » Si le jeune Valéry ne se sent pas le pouvoir d’incarner à son tour la haute idée qu’il se fait de la littérature, une plus basse littérature ne mérite pas un instant de labeur.
Un être meurtri va donc lentement décider de se reconstruire selon ses propres exigences. Il s’agit désormais d’opposer un refus à ce qui peut l’affecter du dehors – et de conforter ce qui lui permet au-dedans d’être vraiment soi : de se gouverner, tout ensemble, et de se bâtir une personnalité singulière qui ne doive plus rien à autrui. Il va donc ériger une intellectuelle protection contre tout ce qui blesse, cultiver ses propres pouvoirs, se construire une sorte de citadelle intérieure, et cette maîtrise, beaucoup plus tard, il l’évoquera à travers la figure, essentielle chez lui, de ce qu’il nomme le puissant esprit : « Le puissant esprit pareil à la puissance politique, bat sa propre monnaie, et ne tolère dans son secret empire que des pièces qui portent son signe. Il ne lui suffit pas d’avoir de l’or ; il le lui faut marqué de soi25. » Pour le reste, se souvenant de cette crise, Valéry à coup sûr radicalisera les choses en affirmant plus tard avoir alors cessé de composer des vers ; mais il est vrai que le travail littéraire va se trouver suspendu de longs mois. Entre décembre 1892 et l’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci que La Nouvelle Revue accueille en août 95, il ne fait rien paraître : ainsi s’ouvre un premier silence.
Or si la crise s’achève à l’automne de 1894, c’est que cette maîtrise de soi, les Cahiers qu’il commence alors à tenir chaque matin, à l’aube, selon un protocole quasi religieux qui se poursuivra jusqu’aux derniers jours, vont en être d’une certaine manière l’instrument, et il n’y a pas de hasard si on le voit peu après, dès le milieu du mois de décembre, songer à la future Introduction qui sera la preuve éclatante d’une reverdie. Mais pour l’instant, ce qui s’inaugure lorsqu’il ouvre un cahier d’écolier sur lequel il écrit « Journal de bord », c’est un espace d’écriture privée où la pensée ne se développe que selon des catégories personnelles et ne s’exprime souvent que dans une langue faite pour soi, une manière d’idiolecte parfois, avec ses abréviations, ses sigles ou encore ses cryptages. Lorsque Valéry écrit ses Cahiers, c’est dans le congé donné au dehors pour passer au dedans de son univers personnel, et il n’est sans doute pas indifférent qu’il le fasse « entre la lampe et le soleil26 », dans le silence d’un monde encore assoupi. C’est le laboratoire de sa pensée en même temps que son atelier d’écriture : ici, tout s’inscrit librement, se compose et se reprend dans la diversité de la réflexion et la spontanéité de l’en-avant. La page aussi bien peut s’ouvrir au chiffre d’un calcul où la main s’est contrainte, qu’au tracé d’un croquis, à la couleur d’une aquarelle, où visiblement elle s’est libérée.
Les Cahiers ne répondent ainsi à aucun genre : ils échappent au journal par l’extrême rareté des notations intimes et le peu de goût qu’a Valéry pour la mémoire de son passé. Et même si, à compter de la fin de la Première Guerre, maintes pages consignent des événements privés et rapportent des rencontres ou des conversations ainsi que le jour où elles ont eu lieu, aucune datation régulière, même à cette époque, ne vient vraiment scander le déroulement de l’écriture et, le plus souvent, Valéry se contente de porter la date sur la page de garde du nouveau Cahier. Accueillantes à la recherche la plus abstraite comme aux diverses formes d’une littérature traversière, ces pages ne ressortissent pas davantage à l’essai : l’écriture ne s’exerce, dans la fragmentation de son mouvement quotidien, que par la sollicitation présente, secrètement aimantée par l’avenir qui la fait progresser en spirale, dans le retour des mêmes questions, mais cependant reprises à nouveaux frais, enrichies durant tant d’années de leurs déplacements successifs : « Je suis comme une vache au piquet, écrira Valéry en 1936, et les mêmes questions depuis 43 ans broutent le pré de mon cerveau27. » Enfin, même s’il leur arrive d’accueillir quelques bribes de textes à venir et des réflexions où se fixe la première ambition d’une œuvre, les Cahiers ne sont pas non plus un espace préparatoire qui leur donnerait le statut de brouillon.
Ce n’est pas ici le lieu, naturellement, d’établir le catalogue des nombreuses questions qui s’y trouvent abordées, mais elles touchent aussi bien à son expérience d’écrivain et à la théorie qu’elle lui inspire, qu’à l’analyse souvent très précise du langage, à la critique de la philosophie, de l’Histoire ou bien du roman, aux phénomènes du rêve et à la variation des processus mentaux, qu’à l’étude des mécanismes de l’Esprit et du Corps – émotions, sensations, mémoire, conscience. Valéry l’a lui-même écrit : « La spécialité m’est impossible. Je fais sourire. Vous n’êtes ni poète, ni philosophe, ni géomètre – ni autre. Vous n’approfondissez rien. De quel droit parlez-vous de ceci à quoi vous n’êtes pas exclusivement consacré ? » Puis il conclut : « Ma spécialité, c’est mon esprit28. » D’une certaine manière, cette diversité ne fait qu’attester encore la curiosité du jeune Montpelliérain qui s’intéressait aussi bien à l’architecture qu’à la botanique, s’entretenait volontiers de philosophie avec son ami Eugène Kolbassine, le futur dédicataire de La Soirée avec Monsieur Teste, en même temps qu’il considérait d’un œil amusé le goût pour l’occultisme de son ami Albert Coste, futur médecin qui le conduisait parfois à l’hôpital de Montpellier voir les fous dans le service du professeur Mairet. Ce large empan est resté le sien, et peut-être même s’est-il élargi. En tout cas, une rigueur nouvelle se fait jour lorsque les Cahiers s’inaugurent à l’automne de 1894, et sans doute faudrait-il, pour mieux définir cette intelligence si ouverte qu’elle se refuse à la spécialité, redonner quelques couleurs neuves au mot trop désuet de penseur. Au commencement, en tout cas, c’est le fonctionnement de l’esprit qui surtout le requiert : lorsqu’il commence cette longue série de Cahiers qui finira par compter près de trente mille pages, Valéry a restreint le champ de la littérature pour la confronter à ce qui n’est pas elle – et en particulier la science, à laquelle il portera toujours le plus vif intérêt. Mais, en même temps, cette étude du fonctionnement de l’esprit, tout porte à croire qu’après des années d’ébranlement affectif, elle fut d’abord une sorte d’autothérapie.
La singularité et le sentiment essentiel d’être différent qui se sont fait jour très tôt chez l’enfant, puis l’adolescent, prennent maintenant, grâce aux Cahiers, une dimension intellectuelle majeure, mais également existentielle, et il n’est pas indifférent sans doute qu’en ce même automne, le 8 novembre 1894, il adresse à Gide une lettre – sur laquelle celui-ci écrit : admirable – où il définit avec une entière lucidité le rapport qu’il entretient avec les autres : « Ce que je sais, c’est que je me sens réellement trop différent – non peut-être que je le sois plus, mais que je le sente et tende à le sentir plus que n’importe qui – des gens. Te rappelles-tu : je te disais abandonner les idées que j’avais dès que d’autres me semblaient les avoir. C’est toujours vrai. Je veux être maître chez moi. » Être maître chez soi, comprendre et réinventer par soi-même : tel est, selon un mot qu’il affectionne, le robinsonisme de Valéry dont l’insularité fondamentale va jouer dans le domaine littéraire. Dès lors qu’il s’agit de renforcer ses pouvoirs, l’idée se fait maintenant plus forte que la littérature, selon un mot dont il usera souvent, est d’abord exercice. C’est tout le sens de la fameuse formule : « Faire un poème est un poème29 », où vient très clairement s’affirmer la supériorité du travail même sur le résultat de ce travail.
Ce qui s’est joué autour de 1892 a trouvé là l’une de ses conséquences majeures, et la limite extrême de cette position – écrire pour se connaître et pour mieux renforcer ses pouvoirs – serait une littérature dont la réalisation resterait potentielle, marquée de cette même virtualité qu’atteste en 1896 l’exigeante figure de Monsieur Teste dont la question – « Que peut un homme ? » – demeure tout intérieure, mais à qui cependant rien n’aurait résisté « s’il eût tourné contre le monde la puissance régulière de son esprit30 ». Or, précisément, il dédaigne de le faire, et c’est là tout son être. Près de deux ans avant la Soirée, d’ailleurs, à l’automne de 1894, au cours d’une essentielle conversation devant les Tabacs du quai d’Orsay, c’était déjà la confidence que Valéry avait faite à Mallarmé auquel il avait avoué ce jour-là son rêve « d’un être qui eût les plus grands dons – pour n’en rien faire – s’étant assuré de les avoir31 ». Idée si profondément liée à cette révolution intérieure de la fin du siècle que, le 10 mars 1913, lorsqu’il remerciera Albert Thibaudet de son livre, La Poésie de Stéphane Mallarmé, justement, il y reviendra une nouvelle fois d’une formule lapidaire : « Être poète, non. Pouvoir l’être32. » Cette rigueur juvénile, bien sûr, s’infléchira, et Valéry redeviendra poète : il n’empêche que la littérature qu’il convoite sera toujours d’abord cette écriture qui opère à l’abri du monde, voire contre le monde, ce dialogue de soi-même avec soi qu’exprimeront avec une lucidité parfaite les courtes pages où Valéry, tardivement, évoquera la composition, durant la Première Guerre, de La Jeune Parque dont les vers, dira-t-il, n’avaient « d’autre fin, et presque d’autre loi, que de m’instituer une manière de vivre avec moi33 ».
Ce que permettent donc les Cahiers, c’est une réorientation de ce qu’il appelle devant Lefèvre « l’objet de la littérature » – c’est-à-dire à la fois ce que la littérature produit et la fin qu’elle s’assigne. Cet objet désormais n’est pas placé moins haut, mais il revêt maintenant, à partir de la fin du siècle, une dimension plus strictement intellectuelle – celle d’un faire qui opère selon des lois propres et savantes, des lois dont le prix n’est pas moins important que la fin qu’elles permettent d’atteindre. Dans le travail de Mallarmé lui-même, c’est cet aspect que Valéry choisit d’ailleurs de retenir très tôt et, en 1927, dans la lettre qui sert de préface au livre que Jean Royère consacre au poète disparu, il se rappellera avoir dit à l’auteur d’Hérodiade – qui, pour sa part, se faisait de la poésie et de la science l’idée de pratiques adverses – qu’il était « de la nature d’un grand savant34 », et il construira même une sorte de filiation : « Poe le premier a songé à donner un fondement théorique pur aux ouvrages – Mallarmé et moi-même. Je pense avoir été le premier à essayer de ne pas recourir du tout aux notions anciennes – mais à tout reprendre sur des bases purement analytiques35. »
La lecture de La Genèse d’un poème traduit par Baudelaire a, en effet, beaucoup compté très tôt et Valéry, comme d’autres, s’est laissé prendre à l’idée largement mythique d’un poème dont la composition ne doit rien au hasard et qui, écrit Poe, « a marché, pas à pas, vers sa solution avec la précision et la rigoureuse logique d’un problème mathématique36 ». Et, dès la fin de 1889, on voit le tout jeune écrivain affirmer « une conception toute nouvelle et moderne du poète » qui « n’est plus le délirant échevelé, celui qui écrit tout un poème dans une nuit de fièvre », mais « un froid savant, presque un algébriste, au service d’un rêveur affiné »37. En même temps, ce qui se joue vers le milieu des années 1890, c’est que la littérature n’est plus qu’une activité de l’esprit parmi d’autres, et à ce titre elle se trouve donc pour une part déchue de l’idéal religieux symboliste. Dans cette désacralisation, l’intérêt pour les sciences – qui ne quittera plus Valéry – a certainement compté, et le tableau noir revêtu d’équations que ses visiteurs découvrent dans sa chambre de la rue Gay-Lussac va rapidement ouvrir à une autre légende, encore, qu’attestent en 1900 les Poètes d’aujourd’hui, l’anthologie de Van Bever et Léautaud, où la notice biographique de l’écrivain qui n’en est plus tout à fait un brosse le rapide portrait d’un homme voué à de mystérieuses spéculations : « Depuis, M. Paul Valéry a plutôt peu écrit. C’est à peine si de temps à autre, dans le Mercure de France, on voit son nom au bas d’études38 dont le titre “Méthodes” est significatif des abstractions et des spéculations mathématiques où s’est jeté son esprit. M. Paul Valéry, en effet, s’adonne depuis quelques années à des recherches extra-littéraires et qu’il est malaisé de définir, car elles semblent se fonder sur une confusion préméditée des méthodes des sciences exactes et des instincts artistiques. »
Oublions la légende. Que Valéry, en revanche, ait, depuis les poèmes de jeunesse dont quelques-uns se trouvent repris dans l’anthologie, plutôt peu écrit, cela ne saurait être contesté puisque, après les quatre articles du Mercure qu’évoque Léautaud et que la revue accueille de 1897 à 1899, il ne fait presque plus rien paraître, et sa dernière grande œuvre de jeunesse aura bien été la Soirée de 1896. Si le long silence qui est en train de s’ouvrir échappe à toute explication univoque, et renvoie bien plutôt à un faisceau de raisons assez difficiles à cerner, il convient en tout cas de faire d’abord litière de l’interprétation à laquelle il a très longtemps donné lieu : celle d’un retrait propitiatoire d’un Valéry qui aurait préparé un autre Valéry. Il est certes hors de doute que la fermeté de pensée qu’attesteront les proses d’après-guerre, à partir de « La crise de l’esprit39 », devra beaucoup à la longue réflexion nourrie durant plus de vingt ans sur tant de sujets différents dans l’espace privé des Cahiers, et c’est la hauteur où vient s’établir d’emblée sa pensée qui fera que Valéry, très vite, sera sollicité d’écrire et de parler sur tant de sujets différents.
Il n’empêche, nous le savons aujourd’hui, ce silence fut souvent vécu par l’intéressé comme une panne douloureuse, celle d’une intelligence en berne et qui ne parvient à dessiner aucun projet. Mais ce long suspens du tournant du siècle est aussi le simple retour, sur une durée certes plus longue, de ce qui a eu lieu au moment de la Crise de Gênes, et qui a d’ailleurs failli se reproduire au début de 1896, quand Valéry, sollicité de partir pour Londres afin de traduire en français des articles de propagande pour la « Chartered Company » de Cecil Rhodes, l’homme du Cap qui a donné son nom à la Rhodésie et dont la réputation est alors mise à mal, décide, oubliant livres et papiers, d’accepter de partir sur-le-champ. Se rappelant plus tard ce départ, il notera avec une amertume qui jette une lumière crue sur l’idée qu’il se fait alors de son œuvre : « Je sentais trop que je n’étais rien et je finissais par croire qu’il m’était absolument interdit d’être jamais quelque chose » ; puis il ajoutera : « Je vivais, attendant je ne sais quelle occasion de changer de vie. J’avais en permanence au pied de mon lit une malle, symbole du départ que j’étais prêt à faire au moindre [signal] du destin. Je me tenais prêt à obéir à tout indice, à toute intervention extérieure qui m’eût donné le signe de transformer cette vie immobile40. » Lui eût-on alors proposé de rester à Londres, il l’eût accepté : ce qui s’est joué là, pour reprendre le beau titre de Marc Cholodenko, c’est « la tentation du trajet Rimbaud ».
En l’absence de témoignages sur ce qui réellement eut lieu, on a longtemps mythifié ce long suspens de près de vingt ans, et dans un article de 1941, par exemple, Maurice Blanchot pouvait écrire : « Ces années de silence, ce vœu d’abstention, ce refus d’être écrivain constituent l’un des phénomènes les plus importants de la création artistique41. » Or, nous venons de le voir, ni ce vœu d’abstention ni ce refus d’être écrivain, que Blanchot ici sacralise, en vérité ne se firent jour. Mais pour le reste, une des explications que l’on en peut formuler est que le repli sur le travail plus abstrait des Cahiers apporte alors à Valéry une satisfaction intellectuelle réelle et qui peut donner à comprendre qu’il n’ait pas alors vraiment ressenti la nécessité d’autre chose. Dès la fin du siècle, il aime répéter que « plus on écrit, moins on pense42 » et lorsqu’il note en 1914 : « Je ne trouve qu’indirectement dans les Lettres, des procédés de pensée, des opérations mentales, des réalités formelles. Et c’est là ce qui m’importe43 », – lorsqu’il écrit ces lignes, c’est bien finalement tout le prix des Cahiers qui se découvre dans ce qui m’importe et que la littérature lui propose alors insuffisamment. Sur le plan de sa vie personnelle, d’autre part, ses longues journées au ministère de la Guerre que j’évoquais au début de ces pages, finalement plus lourdes qu’il n’avait pu l’envisager au moment de passer, sur le conseil de Huysmans, le concours de rédacteur, l’ont certainement privé, à partir du mois de mai 1897, du loisir nécessaire à quelque travail continu. Mais ce loisir, il le retrouve pour une part trois ans plus tard, lorsqu’il devient le secrétaire particulier d’Édouard Lebey, l’ancien patron de l’Agence Havas que la maladie de Parkinson oblige à une retraite prématurée, puisque auprès de lui, à deux pas de son domicile, il ne passe que quelques heures le matin, puis l’après-midi. Il se peut que, rapidement, il se plaigne que ses journées entrecoupées brisent l’élan de tout travail et de toute pensée suivis : force est de constater, pourtant, puisque Lebey ne meurt qu’en 1922, que c’est dans ces difficiles conditions qu’à partir de 1912 il trouve l’énergie d’écrire La Jeune Parque, puis ses toutes premières proses de l’après-guerre, ainsi que d’assez nombreux poèmes qu’à cette époque il fait paraître en revue, avant de les recueillir dans Charmes.
L’explication de ce long silence doit donc être cherchée ailleurs, et elle tient, pour une part, à sa nature même d’écrivain, en particulier de poète, chez qui le besoin d’écrire est traversé d’intermittences ; il n’aura d’ailleurs finalement connu que deux phases de vraie création poétique : les toutes premières années de jeunesse, et la décennie de la Parque et de Charmes, entre 1912 et 1922. En même temps, le plus souvent, la patience lui fait défaut, qui permettrait l’accomplissement d’une œuvre longuement mûrie, patiemment écrite, et lorsqu’il fait dire à Teste : « Je suis rapide ou rien44 », c’est bien sûr de lui-même qu’il parle. Aucun livre épais ne figure dans son œuvre, tout entière composée de textes brefs, mais aussi d’innombrables fragments. Il est l’homme, en effet, du fragment, comme le montrent les Cahiers et les recueils qu’il en a pu tirer, mais aussi les brouillons des poèmes où s’écrivent, de manière d’abord autonome, de petits groupes de vers ensuite rejointoyés jusqu’au legato convoité. Enfin, la question est connexe, il est l’homme des commencements, et les Cahiers, encore une fois, l’attestent, puisqu’il préfère revenir chaque matin aux éternelles questions qui lui sont chères, plutôt que de les développer en vue d’une publication.
Ces commencements, d’ailleurs, ce sont aussi ceux d’assez nombreux projets que, dès sa jeunesse, il aime à ébaucher – jetant sur le papier quelques idées, quelques plans, quelques lois de composition –, puis que souvent il abandonne très vite, parce qu’il leur a donné une orientation trop spéculative, ou bien qu’il rechigne à poursuivre ce qui, précisément, cesserait d’être un commencement. C’est ce qu’on voit par exemple en 1898 quand il commence Agathe45, un conte abstrait qui demeurera inachevé, et dont, le 15 janvier, il confie à Gide qu’une fois le début écrit, il a, « chose bien typique », « classé cet énoncé pour l’étudier à loisir, géométriquement, et en dehors de toute littérature ». Et lorsqu’il écrit en 1910, avec un soupçon d’ironie, que « la littérature est pleine de gens qui ne savent au juste que dire, mais qui sont forts de leur besoin d’écrire46 », ce que cette phrase exprime, c’est toute sa différence à lui, car si pour nombre de ses confrères, écrire est une sorte de second souffle vital, le seul besoin qu’il ressente vraiment, pour sa part, est celui de ses notes matinales, exercice de l’intelligence qui lui est tout ensemble hygiène et plaisir ; et, le 27 octobre 1929, tandis qu’il rend visite à Gide et que son ami, l’entendant se plaindre des dures contraintes de sa vie, croit comprendre que, depuis longtemps, il souffre de ne plus rien écrire pour son plaisir, c’est avec une sorte de brusquerie qu’il s’écrie soudain : « Pour mon plaisir ? Mais mon plaisir est précisément de ne rien écrire. J’aurais fait autre chose que d’écrire, pour mon plaisir. Non ; non ; je n’ai rien écrit, et je n’écris rien que contraint, forcé, et en pestant47. »
De méchante humeur, ce jour-là, bien sûr, il noircit le trait. Reste pourtant cette part de vérité : c’est qu’il demeure écrivain à éclipses et, après La Jeune Parque, les ouvrages qui ne sont pas des commandes forment une faible part de son œuvre : ce sont les pages ajoutées à la Soirée pour le volume de Monsieur Teste en 1926, Degas Danse Dessin, « Mon Faust », les Histoires brisées, ainsi qu’une poignée d’autres textes de moindre importance. Ce sont donc les commandes qui ont fait de l’écrivain à éclipses l’écrivain malgré lui, et une question vient naturellement à l’esprit : sans ces commandes, qu’eussent été les contours de son œuvre ? Rien, certes, ne permet de le supputer, mais à coup sûr elle eût été fort différente, et peut-être fort mince car, parmi les livres qu’il fait paraître de son propre chef, on ne saurait non plus compter les volumes de Variété, puisqu’ils rassemblent des textes – préfaces, discours, ou encore conférences – qu’on l’a sollicité d’écrire. Quant aux autres recueils – Mélange, Tel Quel, etc. –, ils sont largement composés de fragments plus ou moins remaniés des Cahiers, et c’est pour des raisons avant tout financières que Valéry les fait paraître. Il n’est d’ailleurs sans doute pas excessif de considérer que ces publications, il s’y résigne plutôt qu’il ne les souhaite, car ces livres font passer de la sphère privée à la sphère publique, justement, des pages qui, aussi bien, eussent pu rester privées ; ou, mieux encore, eussent dû rester privées si l’on songe qu’en 1924, l’année même où il fait paraître le Cahier B 1910, il remarque dans ces mêmes Cahiers dont le petit livre est issu : « Je n’aime pas les idées des autres, et c’est pour ne pas faire des miennes les idées des autres que je ne les ai pas publiées48. »
Or ce qui se découvre dans cette phrase, outre l’insularité qu’on a vue, c’est, chez Valéry, une résistance véritable, et d’ailleurs avouée, à devenir un acteur de la scène littéraire. Après le fugitif enthousiasme de ses vingt ans, il y a là un trait chez lui constant sur lequel, deux ans avant sa mort, une note des Cahiers jettera une lumière crue, puisque, évoquant la publication, à l’initiative de son frère, de ses tout premiers vers, qu’il avait, dans l’instant, on l’a vu, vécue comme l’heureuse ouverture d’une carrière, il inversera, à la lettre, en une véritable souffrance la joie qu’il avait réellement éprouvée : « J’en fut très affecté, croira-t-il alors se souvenir. Mon nom imprimé me causa une impression semblable à celle que l’on a dans les rêves où l’on crève de honte de se trouver tout nu dans un salon49. » Mais que sa mémoire trompe l’écrivain se laisse pourtant comprendre si l’on songe que cette difficulté à totalement assumer la dimension publique du statut d’écrivain est apparue très tôt puisque, à Pierre Louÿs qui, le 20 septembre 1890, lui propose de rassembler ses sonnets où se trouvent « de fort belles choses qui attireraient du jour au lendemain l’attention sur vous », il répond le jour suivant : « J’ai eu la sensation d’un gouffre ouvert sous mes pas, le gouffre de la publicité, sans doute du ridicule. Hélas ! Quelle peur vous m’avez faite. »
Autre chose, en effet, est de donner, comme il continue alors de le faire, des poèmes aux revues pour une publication qui ne lui confère pas pleinement un statut d’écrivain, autre chose d’afficher son nom sur une couverture comme les grands devanciers qu’il admire, et, un an et demi plus tard, à la même proposition de réunir ses vers en volume, il oppose à Louÿs le même refus, amical, mais très ferme, – à quoi le 21 mars 1892, toujours facétieux, son ami répond en lui faisant parvenir une sorte de faire-part encadré de noir qu’il prétend extrait d’une revue, et dont la première phrase proclame : « Paul Valéry n’est plus. » Ce n’est pas tout à fait faux, quoique cette disparition, l’annonce en soit prématurée ; mais si, dans ce refus de rassembler ses vers, entre bien sûr l’insatisfaction où le laisse leur imperfection, l’essentiel sans doute a été le recul devant la solennité liée, à cette époque beaucoup plus encore qu’aujourd’hui, au geste médité et prémédité de rassembler des poèmes pour un nouveau public, et qu’on espère plus large. Or, bien au-delà d’on ne sait quelle coquetterie, cette réticence témoigne de quelque chose de beaucoup plus profond qui est à vrai dire une sorte de malaise à l’idée de s’exposer, tout ensemble, et d’exposer son nom ; autour de 1891, justement – la chose a été insuffisamment soulignée –, le jeune Valéry use à plusieurs reprises d’un pseudonyme : M. Doris, Doris ou bien M. D. ou encore simplement l’initiale D., mais aussi André Gill ; vers cette même période, il lui arrive aussi de signer de ses deux prénoms et de l’initiale de son nom : Paul-Ambroise V…
Cette stratégie atteste assez banalement un certain désir de protection, mais autre chose peut nous retenir, et c’est que le jeune écrivain signe volontiers, pour lui-même, le manuscrit de ses poèmes, d’abord par une sorte d’abréviation, P. Val., puis par ses initiales : P. V. Or précisément, lorsqu’il fait paraître des vers dans la revue Le Centaure en 1896, il leur donne pour titre Deux poèmes par V., et on lit dans le numéro suivant de la même revue : La Soirée avec Monsieur Teste par P. V. L’abréviation, bien sûr, ne vaut pas anonymat, mais elle restreint évidemment l’identification de l’auteur à un petit cercle de lecteurs, et surtout donne sans doute à Valéry, qui reprend ainsi la signature de ses manuscrits, l’impression d’une sorte de non-publication : ce qu’il est pour lui-même, il cherche à le rester pour autrui. D’une autre manière encore, il arrivera que vers la même époque il signe simplement Valéry, sans prénom, des articles du Mercure de France : non certes qu’il cherche à se glorifier et à s’élever au rang de ceux dont la postérité oublie le prénom, mais parce que, ici encore, il s’agit de se faire moins reconnaissable, identifiable par ceux-là seuls qui savent que ce Valéry-là est Paul ; et d’ailleurs, lorsque les amis de Mallarmé décident de lui faire l’hommage d’un recueil manuscrit de poèmes, celui de Valéry, qui évoque Valvins, est signé sans prénom, ce qui est justement la signature privée, à cette époque-là, de ses lettres au maître. Quelle que soit l’interprétation qu’on choisisse de retenir, il y a là en tout cas plusieurs indices d’une certaine difficulté à assumer une vraie signature d’écrivain et, pour reprendre à Pascal Quignard un de ses titres, Une gêne technique à l’égard des fragments, c’est une gêne technique à l’égard du nom qui apparaît bien ici.
Or ce mouvement de recul quasi instinctif à l’idée de faire paraître un livre, nous en retrouvons, vingt ans après le refus opposé à Pierre Louÿs, une sorte d’écho assourdi lorsque Gide formule une proposition identique après la naissance du comptoir d’édition de la toute jeune Nouvelle Revue française50. À son ami, vers le 20 juin 1912, il ne cache rien de ses réticences : « Faut-il monter sur un théâtre qui, après tout et en vérité, n’est pas le mien ? » Puis il se retourne sur son passé, et se rappelle la réforme patiemment décidée, et sur soi-même conquise, autour de 1892 : « Publier ce que j’ai fait, est-ce pas consacrer l’abandon et la catastrophe de ce pour quoi j’avais abandonné ce que j’ai fait ? » Après quoi, c’est une résistance comparable encore qui revient après la mort d’Édouard Lebey, lorsque se dessine, ou menace, un avenir d’écrivain de profession. Son ancienne et haute vision de la littérature demeure inchangée, de même que l’horizon secrètement privé qu’il lui assigne et, tandis qu’il recherche un emploi que, d’ailleurs, il ne trouvera pas, il confie à son amie Renée de Brimont sa réticence à monnayer son talent d’écrivain, et avoue sans détour qu’il « répugne en principe à tout ce qui, pour vivre, demande que l’on touche aux parties supérieures de l’esprit51 ». Or si, dans cette phrase et surtout dans le verbe « toucher », se découvre quelque chose comme une horreur sacrée, c’est également qu’à l’autarcie du début de siècle, en dépit du silence qui l’accompagnait et dont il souffrait, il avait fini par construire une aura de noblesse, et lorsqu’il remarquait, en 1905, que « la littérature ne peut pas être acceptée comme fin d’une existence noble », cette formule assez rude trouvait son sens dans ce qui la suivait : « Noble est ce qui trouve en soi-même sa fin, et celle de toute chose52. »
Forme encore de robinsonisme, bien sûr, mais où se resserre aussi l’idée que faire paraître des livres, ce n’est pas simplement se défaire, on l’a vu, de ses idées ; c’est aussi accepter, non de se construire, mais d’être construit par les autres, puisque le lecteur seul, par le crédit qu’il consent ou ne consent pas à votre œuvre, donne sa valeur, ou non, à l’écrivain que l’on est ; faire paraître ce qu’on écrit, c’est ainsi se déposséder de soi-même en se plaçant dans la dépendance d’autrui, comme le montre une note de 1941 où, après avoir évoqué la gloire si vivement convoitée par tant d’écrivains, Valéry écrit sans détour : « Mais ceci repose sur les autres, et oblige à donner aux autres une valeur qui se retrouve dans leur jugement de nous. » Puis il ajoute : « Moi seul puis me donner ma gloire… et je me la refuse toujours à la réflexion53. » Alliage très pur d’orgueil et d’absence de vanité où se découvre à nu la vérité d’un homme qui n’accepte pas la carrière d’écrivain qui est devenue la sienne à son corps défendant sans éprouver l’inquiétude de se voir détourné de lui-même, ni ressentir le malaise de voir le public, sur la scène du monde littéraire où il a été contraint de monter, se faire de lui une image qui n’est pas la sienne. Cette insatisfaction, d’ailleurs, deux ans avant sa mort, il la résumera d’une tautologie singulière : « Sum qui sum, et il faut tâcher de ne pas se laisser être quem me faciunt54. » Or ce sont là les mots mêmes par quoi Dieu se définit devant Moïse : « Je suis celui qui suis55. » Écrire, ou plutôt faire paraître ses livres, c’est ainsi s’engager sur la voie, justement, du paraître, s’avancer masqué, mais d’un masque dont les autres vous ont affublé, un masque tout différent, par conséquent, de celui que revêtent les écrivains qui cherchent à plaire. Et cependant, dans un cas comme dans l’autre, écrire, c’est jouer un rôle : soit le rôle qu’on choisit pour séduire son public, soit le rôle que ce public vous fait jouer dans l’ignorance de ce que vous êtes vraiment.
Tout ce qui s’écrit après la fin de la Première Guerre doit donc se lire selon la clé (pour parler le langage des musiciens) dont il a décidé d’user – c’est-à-dire en fonction de la manière dont l’œuvre s’adresse plus ou moins au lecteur, selon l’exigence qu’elle requiert d’une lecture plus ou moins facile. Car, dans les conférences ou discours qu’il prononce, on voit cet esprit par ailleurs si intransigeant se libérer finalement de ce que son credo a de trop rigoureux, et accepter de prendre en compte les attentes du public. À la différence de Mallarmé qui prononce en français, à Oxford et à Cambridge, au mois de mars 1894, une conférence « La Musique et les Lettres » dans laquelle il n’altère aucun mot ni aucune tournure syntaxique en vue de rendre son propos plus accessible à des auditeurs étrangers, Valéry, à l’inverse, se résout à offrir une version somme toute simplifiée des idées toujours personnelles qui, pour lui seul, se formuleraient spontanément dans une tout autre langue – ou bien encore à écarter les réflexions trop singulières qui dérouteraient à l’excès ses lecteurs ou son auditoire. C’est ainsi que, le 7 juin 1932, on le voit par exemple, après le discours solennel qu’il vient de prononcer dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne pour le centenaire de la mort de Goethe, confier sans détour à Gide : « Songe devant qui je parlais. D’où exclusion de ce que j’avais cogité de tout différent et intrusion du facile – relatif. » Reste qu’à lire parallèlement ses œuvres de circonstance et les autres, la différence n’est pas telle que l’œuvre y perde son unité, car Valéry, toujours, demeure écrivain jusqu’au bout des ongles, et l’inventivité verbale comme l’enchantement de la langue maintiennent le plus souvent leurs prestiges.
Bien que l’horizon qui prévaut au moment de l’écriture ait pu être plus ou moins élevé – certains textes de commande sont admirables, tandis que d’autres ont un parfum de pensum –, il demeure qu’une fois monté sur la scène littéraire, Valéry sait toujours résister au besoin de plaire, et il suffira de rappeler ici le discours persifleur qu’il prononce à l’Académie le 23 juin 1927 : tenu de faire l’éloge de son prédécesseur, Anatole France, il s’abandonne délicieusement au plaisir de moquer cette littérature qui coule de source, et le discours lui vaudra dans la presse des comptes rendus parfois acides. Mais, s’il ne vise donc certes pas à plaire, la difficulté qu’il a pu éprouver à écrire ces textes de commande tient sans doute – il n’est pas excessif de le dire – à ce que l’idée de la littérature qu’il cultive est liée au besoin de se plaire. Narcissisme, si l’on veut, mais tout intellectuel, et dont on trouve la trace, par exemple, dans une note de 1912 où il remarque que « le but de l’œuvre est d’étonner l’ouvrier56 ». La phrase, certes, s’écrit en ce temps de haute exigence qui va ouvrir à La Jeune Parque, mais cet étonnement, l’obligation où il se trouve plus tard de beaucoup écrire, et par conséquent, à son goût, d’écrire trop en même temps que d’écrire vite, l’empêche de souvent le connaître – et en particulier parce qu’il est lié à la recherche d’une perfection qui se trouve elle-même attachée à une valeur-travail dont l’accomplissement reste bien à ses yeux La Jeune Parque, justement, et ses cent brouillons si patiemment retravaillés durant près de cinq ans.
Or, cette pente qui le conduit à une moindre exigence parce qu’elle est liée au besoin de gagner sa vie, il en est tout le premier conscient, et lorsqu’en 1918, tandis qu’il écrit « La pythie » qu’il veut faire paraître en revue et que sa femme n’a que partiellement goûté, il lui confie que, « si c’était à recommencer, j’en ferais tout autre chose », il ajoute aussitôt sur ce ton goguenard qui est souvent le sien : « Mais l’ère de la production hâtive est ouverte57 ! » Et c’est ce sentiment qui, dans l’entre-deux-guerres, ne peut que s’aggraver encore : si, jusque vers le début des années vingt, il accorde tous ses soins à de nombreux textes, et plus tard au très beau discours longuement travaillé par lequel il accueille à l’Académie le maréchal Pétain le 22 janvier 1931, il ne se cache rien de la facilité à ses yeux coupable avec laquelle, sur sa machine, il tape sans désemparer les pages, par exemple, de L’Idée fixe, ou plus tard de « Mon Faust ».
L’œuvre ainsi que nous connaissons, il faut se garder d’oublier qu’elle est toute différente de celle que Valéry eût écrite – à supposer qu’elle eût vu le jour – s’il n’eût été contraint d’écrire, justement, autre chose. Cette œuvre qui eût davantage et de manière plus profonde été sienne, lui-même, n’en doutons pas, dut parfois y songer, même s’il ne formula jamais le regret qu’elle n’ait pu advenir. Mais c’est bien l’idée de cette œuvre-là qui, trois ans avant sa mort, faufile quelques lignes de la belle méditation, testamentaire et grave, du vieil écrivain « monté sur la terrasse, au plus haut de la demeure de [s]on esprit » : « Et je connus de mieux en mieux que je n’étais pas celui qui avait fait ce que j’ai fait – et que j’étais celui qui n’avait pas fait ce que je n’avais pas fait. Ce que je n’avais pas fait était donc parfaitement beau, parfaitement conforme à l’impossibilité de le faire58. » Ce qui se découvre ici, ce n’est pas seulement une sorte de sagesse supérieure et de sereine acceptation de ce qui, finalement, a eu lieu : c’est aussi la figure d’une sorte d’écrivain pur, et dont la vérité appartiendrait à un silence dont il ne serait sorti que par accident.
Michel JARRETY.
2. Notes anciennes, BNF, Naf 19113, f° 134.
4. Très au-dessus d’une pensée secrète, p. 112. Pour le détail des éditions, voir la Bibliographie, t. 3 de cette édition.
5. Voir t. 3 de cette édition, p. 290.
6. Sur ce « mysticisme esthétique », voir p. 49, l’Introduction à la première section de cette édition.
8. Lettres à quelques-uns, p. 46.
9. C.XVIII.281. Par cette abréviation, je renvoie à l’édition des Cahiers publiée au CNRS (1957-1961).
10. C.XV.240.
13. Lettres à quelques-uns, p. 67.
14. Voir t. 3 de cette édition, p. 904.
17. Lettres à quelques-uns, p. 62 sq. La lettre est mal datée.
18. Lettre inédite à sa femme, non datée [été 1901], BNF non coté.
19. Valéry cite volontiers le fameux mot du Serpent à Ève (Genèse, 3, 5) : « Et vous serez comme des dieux. » Voir p. 322, par exemple, la conférence sur Villiers de l’Isle-Adam.
20. C.IV.587.
21. C.V.181.
22. Dactylographie de Valéry non datée [mai 1940], Cahiers, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, p. 1450.
23. Voir t. 2 de cette édition, p. 1044.
25. Voir t. 3 de cette édition, p. 489.
26. Tel Quel II, t. 3 de cette édition, p. 551.
27. C.XVIII.648.
28. C.VI.163.
29. C.VIII.578.
31. C.XII.600.
32. Lettres à quelques-uns, p. 95. La lettre est mal datée.
33. « Souvenir », in Mélange, t. 3 de cette édition, p. 46.
35. C.XII.703.
36. Edgar Poe, Histoires, essais et poèmes, Le Livre de Poche, « La Pochothèque », 2006, p. 1511.
41. Chroniques littéraires du « Journal des débats », Gallimard, 2007, p. 86.
43. C.V.181.
46. Voir t. 3 de cette édition, p. 282.
47. Gide, Journal, éd. M. Sagaert, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. 2, 1997, p. 159.
48. C.X.163.
49. C.XXVII.684.
51. Lettre inédite du 18 février 1922 (coll. particulière).
52. C.III.635.
53. C.XXIV.374.
54. C.XXVII.375. « Je suis qui je suis, et il faut tâcher de ne pas se laisser être celui qu’ils font de moi » ou mieux encore « se laisser être le moi qu’ils me fabriquent ».
55. Exode, 3, 14.
56. C.IV.826.
57. Lettre inédite du 26 juillet 1918, BNF non coté.
58. Poésie perdue, p. 237.