Un manuscrit très proche est daté du 11 février 188944, et le poème paraît le 15 août dans la Petite Revue maritime de Marseille.
Je rêve un port45 splendide et calme, où la nature
S’endort entre la rive et le flot infini,
Près de palais portant des dômes d’or bruni,
Près des vaisseaux couvrant de drapeaux leur mâture.
Vers le large horizon où vont les matelots
Les cloches d’argent fin jettent leurs chants étranges.
L’enivrante senteur des vins et des oranges
Se mêle à la senteur enivrante des flots…
Une lente chanson monte vers les étoiles,
Douce comme un soupir, triste comme un adieu.
Sur l’horizon la lune ouvre son œil de feu
Et jette ses rayons parmi les lourdes voiles.
Brune à la lèvre rose et couverte de fards,
La fille, l’œil luisant comme une girandole,
Sur la hanche roulant ainsi qu’une gondole,
Hideusement s’en va sous les falots46 blafards.
Et moi, mélancolique amant de l’onde sombre,
Ami des grands vaisseaux noirs et silencieux,
J’erre dans la fraîcheur du vent délicieux
Qui fait trembler dans l’eau des lumières sans nombre.
Une version très proche de celle-ci est datée du 23 septembre 188947, et c’est ce jour-là que Valéry adresse le sonnet à Karl Boès, le directeur du Courrier libre, qui l’y publie le 1er octobre. Nadal en a retrouvé un état assez différent dans l’enveloppe d’une lettre adressée à Fourment le 20 octobre, mais il n’est pas impossible que le poème y ait été glissé par erreur et que Valéry l’ait envoyé plus tôt48.
L’ombre venait, les fleurs s’ouvraient, rêvait mon Âme,
Et le vent endormi taisait son hurlement.
La Nuit tombait, la Nuit douce comme une femme,
Subtile et violette épiscopalement !
Les Étoiles semblaient des cierges funéraires
Comme dans une église allumés dans les soirs ;
Et semant des parfums, les lys Thuriféraires
Balançaient doucement leurs frêles encensoirs.
Une prière en moi montait ainsi qu’une onde
Et dans l’immensité bleuissante et profonde,
Les astres recueillis baissaient leurs chastes yeux !…
Alors, Elle apparut, hostie immense et blonde49
Puis elle étincela, se détachant du Monde
Car d’invisibles doigts l’élevaient vers les Cieux !…
Disposée sous forme de sonnet élisabéthain, une version très proche de celle-ci est datée du 17 septembre 188950, et le poème est publié dans Le Courrier libre du 1er novembre. Le 22 juin suivant, Valéry en adresse une version un peu différente à Louÿs.
Sous l’arche triomphale où flottaient les bannières,
Des clairons éclataient dans la gloire du soir,
Et le soleil mourant, gigantesque ostensoir,
Ondoyait sur les fers luisants et les crinières.
Un cri montait dans la vapeur des encensoirs,
Les rois vaincus hurlant sous les coups des lanières,
Et des chars écrasaient des fleurs dans les ornières,
Et de grands chevaux blancs se cabraient sous des noirs !
Les images des Dieux passaient mystérieuses,
Dans le recueillement et le ruissellement
Des armes, des métaux, des pierres précieuses ;
Et puis – l’empereur d’or, beau solennellement !…
Des veuves sanglotaient alors dans le silence !
Mais lui, resplendissait, appuyé sur sa lance.
Intitulé « Sonnet / Le saltimbanque », un manuscrit très proche est daté du 30 septembre 188951, et le poème paraît, suivi de cette date, dans la Petite Revue maritime de Marseille le 13 février 1890. De tonalité atypique, ces vers font songer à Richepin et aux Amours jaunes de Corbière évoqué par Huysmans dans À rebours que Valéry vient de lire au mois d’août, et il a peut-être eu la curiosité de les découvrir.
Le saltimbanque et sa femelle,
À l’ombre de l’âne broutant,
Vident sous le ciel éclatant
Une déplorable gamelle.
Mais la nature peu cruelle
Pour le fol et joyeux passant
Met un soleil éblouissant
Dans le fer blanc de l’écuelle,
Fait fondre un rubis dans le vin
Inspirateur du vieux devin
Faiseur de tours, mangeur de flamme,
Et verse, pleine de bonté,
Une rasade de gaîté
Dans la tristesse de son âme.
Le manuscrit est daté du 29 avril 189052, et le poème paraît en octobre 1890 dans La Revue indépendante, puis, un peu modifié, dans le Bulletin de l’Association générale des étudiants de Montpellier de janvier 1892 ; simplement signé « D. », pour Doris, il y est daté de 1889. Le 15 octobre 1890, Pierre Louÿs, qui l’a montré à Mallarmé, écrit à Valéry : « Il l’a lu avec lenteur, relu, mesuré, et a dit tout bas : / “Ah, c’est très bien.” Et comme je le faisais parler il a repris : “C’est un Poète, il n’y a pas l’ombre d’un doute…” Puis, se parlant à lui-même : “Grande subtilité musicale…” » « Pour la nuit » fait partie des poèmes que Louÿs, le 16 avril 1891, dit vouloir reprendre dans La Conque si Valéry ne lui donne pas de nouveaux vers.
Oh ! quelle chair d’odeur fine aromatisée
Où de l’huile blonde a mis sa molle senteur,
Est plus douce que la Nuit au souffle chanteur,
Et sa brise parmi les roses tamisée ?
Quel féminin baiser plus léger que le sien ?
Et ses yeux, ses yeux d’or immortels, quelle Femme
Peut égaler ses regards noirs avec leur flamme
Et quelle Voix vaudrait ce vent musicien ?…
Adieu donc ! toi qui m’attendais ! L’heure est trop bonne !
À l’amour immatériel je m’abandonne
Que me promet ce Soir calme et ce bord de l’eau.
Car, j’aime cette grève où mon ombre s’allonge
Et cette Nuit ! Et cette lune au blanc halo
Et puis la murmurante et triste Mer qui songe !…
Un manuscrit très proche est daté du 11 juillet 189053. La revue La Plume ayant ouvert un concours de sonnets, Valéry envoie celui-ci et le suivant qui paraissent le 15 novembre, dans le supplément du numéro 40 qui rassemble les sonnets du concours. Quand, le 24, Pierre Louÿs apprend l’envoi, il réagit de manière gentiment sarcastique : « Si vous avez le prix, ce ne sera pas drôle du tout ; mais si vous ne l’avez pas, si quelques-uns des doux garçons de magasin, vos concurrents, vous surpassent, ce sera complet. » Le 15 janvier 1891, à la publication des résultats, « Viol » est classé quinzième.
Dans le métal sonore et rare de Corinthe,
Un artiste ancien a figé savamment
Le païen rêve – si troublant et si charmant
D’une coupable et triste et trop exquise étreinte.
Belle et chaude ! – une Femme agace un mince enfant
Ignorant de l’Amour, qui repousse la lèvre
Et les tétins vers lui dardés, brûlants de fièvre
Et les regards chargés d’un désir triomphant…
… Millénaire ! le viol de bronze se consomme !
Le petit inquiet, sous le brasier charnel
Se tord et ne veut pas, horreur ! devenir homme…
Mais Elle le contient ! qui d’un geste éternel
Impose la splendeur de ses chairs odieuses
Et lui cherche le sexe avec des mains joyeuses !…
Le manuscrit est perdu54. Au concours de La Plume (voir le sonnet précédent), le poème obtient la cinquième des mentions « Très honorable », ce qui le classe huitième après les trois prix. Le 20 juillet 1890, Valéry l’adresse à Louÿs, dédié « à Monsieur P. Louis », et, le 19 octobre, à la première lettre qu’il adresse à Mallarmé, Valéry joint « Le jeune prêtre », dont le vocabulaire est assez baudelairien, ainsi que « La suave agonie »55 ; le 25, Mallarmé lui répond : « Le don de subtile analogie, avec la musique adéquate, vous possédez cela, certainement, qui est tout. » Avec de menues variantes, daté « 14 juillet », le poème reparaît dans La Conque le 1er août 1891.
Sous les calmes cyprès d’un56 jardin clérical
Va le jeune homme noir, aux yeux lents et magiques.
Lassé de l’exégèse et des chants57 liturgiques
Il savoure le bleu repos dominical
L’air est plein de parfums et de cloches sonnantes !
Mais le séminariste évoque dans son cœur
Oublié58 du latin murmuré dans le chœur
Un rêve de bataille et d’armes frissonnantes
Et – se dressent ses mains faites pour l’ostensoir,
Cherchant un glaive lourd ! car il lui semble voir
Au couchant ruisseler le sang doré des anges !
Là-haut ! il veut nageant dans le Ciel clair et vert,
Parmi les Séraphins bardés de feux étranges,
Au son du cor, choquer du fer59 contre l’Enfer !…
Ce poème, dont un manuscrit quasi identique est daté du 2 octobre 189060, paraît le 1er décembre, signé « P. V… », dans le Bulletin de l’Association générale des étudiants de Montpellier. Valéry a pu se rappeler ces vers de l’« Hélène » de Leconte de Lisle : « Déesse, qui naquis de l’écume des mers, / Dont le rire brillant tarit les pleurs amers, / Aphrodite ! À tes pieds la terre est prosternée61. » Le 9 décembre, il en adresse un nouvel état, daté du 2, à Pierre Louÿs qui, le 16 avril 1891, dit souhaiter le reprendre dans La Conque si Valéry ne lui envoie pas de nouveaux vers. Mais c’est dans L’Ermitage de juin 1891 qu’il reparaît, sans la dédicace et avec de menues variantes. Peu satisfait, Valéry écrit à Gide le 18 juin : « Du reste, le sonnet était moins que quelconque. Louis lui-même et de Régnier l’avaient critiqué. » Il le fait néanmoins reparaître dans Le Geste de Nîmes le 5 septembre 1897, dans une version quasi identique à celle du Bulletin. Datée de décembre 1890, une version très voisine de celle du Geste a été publiée par Jules Véran dans Les Nouvelles littéraires du 1er mai 1952. Intitulée « Naissance de Vénus », la version de l’Album de vers anciens sera très différente.
À J. B.62
La voici ! fleur antique et d’écume fumante,
La nymphe magnifique et joyeuse, la chair
Que parfume l’esprit vagabond de la mer,
Celle qu’une eau légère encore diamante !
Elle apparaît ! dans le frisson63 de ses bras blancs
Les seins tremblent ! mouillés à leurs pointes fleuries
D’océaniques et d’humides pierreries.
Des larmes de soleil ruissellent sur ses flancs.
Les graviers d’or, qu’arrose sa marche gracile,
Croulent sous ses pieds fins, et la grève facile
Garde les frais baisers de ses pieds enfantins64.
Le doux golfe a laissé dans ses yeux fous et vagues
Où luit le souvenir des gouffres argentins65
L’eau riante, et la danse infidèle des vagues.
Le manuscrit est daté du 25 août 189066, et le poème paraît dans L’Ermitage de décembre. Le 16 avril 1891, Pierre Louÿs dit vouloir le reprendre dans La Conque si son ami ne lui envoie pas de nouveaux vers. Valéry le relira lorsqu’il reprendra ses anciens poèmes en 1912 en vue d’une publication aux Éditions de La NRF67 et, sous le titre de « Fée », en donnera une nouvelle version dans la revue Les Fêtes du 15 janvier 191468. Sous le titre de « Féerie », la version de l’Album de vers anciens sera très différente.
à A. Dugrip69.
La lune mince verse une lueur sacrée,
Comme une jupe d’un tissu d’argent léger
Sur les degrés d’ivoire où va l’Enfant songer,
Chair de perle que moule une gaze nacrée.
Sur les cygnes dolents qui frôlent les roseaux,
– Galères blanches et carènes lumineuses –
Elle effeuille des lys et des roses neigeuses
Et les pétales font des cercles sur les eaux.
Puis – pensive – la fille aux chimères subtiles
Voit se tordre les flots comme de blancs reptiles
À ses pieds fins chaussés d’hermine et de cristal ;
La Mer confuse des fleurs pudiques l’encense
Car elle enchante de sa voix, frêle métal,
La Nuit lactée et douce et le pâle silence.
Ce poème a sans doute été écrit au début de novembre 1889 puisque, le 9, Gustave Fourment fait part à Valéry du plaisir qu’il a eu à lire les vers 11 à 1370. Le 22 juin 1890, Valéry en adresse une version remaniée à Pierre Louÿs, et, le 28 septembre, lui annonce qu’il a envoyé son « Lys mystique » à La Revue indépendante. Mais c’est dans le Bulletin de l’Association générale des étudiants de Montpellier qu’un état encore retravaillé du poème se trouve publié, signé « Paul Ambroise V… », le 1er janvier 1891. Le poème fait partie de ceux que Pierre Louÿs, le 16 avril, dit vouloir reprendre dans La Conque si Valéry ne lui envoie pas de nouveaux vers.
Lys mystique ! Elle avait la ferveur des Élus !
Et Vierge ! Elle adorait les pieds calmes des Vierges ;
Sous l’étincellement des métaux et des cierges,
Sa voix douce tintait comme un doux Angélus.
Une couleur de lune ondoyait sous son voile.
Et dans sa chair, semblaient fuir les reflets nacrés
Du petit jour, luisant sur les vases sacrés,
Aux messes du matin, vers la dernière étoile.
Ses yeux étaient plus clairs que des astres naissants !
Indicible parfum de cires et d’encens,
Son vêtement sentait l’antique sacristie !
Et, c’est en la voyant que le regret me vint
De n’être pas le Christ de ce rêve divin,
Car son visage pâle était comme une Hostie !
Un manuscrit quasi identique est daté du 1er août 189071, et le poème paraît dans L’Ermitage de janvier 1891.
À Karl Boès72.
Sois belle purement comme un vase sacré,
Tel un ciboire d’or encensé sous un dôme,
Et garde ta splendeur comme un trésor secret
Très loin du baiser fauve et flétrisseur73 de l’homme !
Car, c’est Toi le vivant et le rare Cristal
Longtemps élaboré par les antiques races,
L’Émeraude limpide et sainte, le Graal !
Que veillent les guerriers aux mystiques cuirasses !
Oh !… Sois de marbre ! sois d’un métal froid et clair,
Et, parmi la résine aromale brûlée74,
Brille lointaine et pâle, ô Reine Immaculée !
N’es-tu pas le Calice adorable de Chair
Où l’artiste – blanc prêtre à la magique phrase –
Boit à longs traits le vin suprême de l’Extase ?
La figure de Narcisse séduit Valéry de manière assez forte pour que plusieurs projets se dessinent à partir d’elle autour de 1890, de manière sans doute concomitante : il ébauche une version en prose, Narcisse, symphonie pastorale dans le style classique, qu’il intitule aussi Le Sourire funèbre, mais son projet est visiblement de construire en vers une sorte de poème symphonique marqué par Wagner ; il en détaille les mouvements : prélude, allegro, scherzo, largo, finale, et pour chacun d’entre eux jette sur le papier quelques notes, puis le projet, trop ambitieux, reste sans suite75. En revanche, un sonnet s’écrit à l’automne, dont Valéry, le 19 novembre, adresse à Louÿs une version datée du 28 septembre76 ; mais lorsque son ami, qui juge à juste titre le début supérieur à la fin, lui suggère de le remanier, il se contente de répondre le 2 décembre : « Vous avez bien raison, mais je ne me sens guère le courage de retaper encore. »
C’est justement cette insatisfaction qui, le 17 janvier 1891, le conduit à demander à Louÿs de ne « surtout pas » le publier dans La Conque, et il lui confie le 25 : « Il est à l’étude encore et pour longtemps. » Puis, à la demande de Louÿs, toujours, qui, le 28 janvier, souhaite une « pièce initiale » d’une quarantaine de vers, il écrit cette version longue qu’il lui adresse très vite, le 7 février. Elle est imprimée en tête d’un premier numéro de La Conque, spécimen de publicité daté du 1er mars dont on ne sait trop quel fut le destin commercial, puis le 15 dans le vrai premier numéro, mais cette fois en troisième position. Avec quelques variantes, le texte de La Conque est repris en 1900 dans Poètes d’aujourd’hui, l’anthologie de Van Bever et Léautaud, et en 1906 dans l’Anthologie des poètes français contemporains de Gérard Walch. En 1920, la version de l’Album de vers anciens sera assez différente.
Pour le reste, ce poème n’est pas seulement important parce que s’inaugure avec lui le motif de Narcisse ; il l’est aussi par la présence d’une sorte de voix pure qui appelait un poème plus long que le sonnet initial et que Valéry, en 1905, évoquera dans une lettre à Léautaud : « Pour moi, le comble de l’art, dira-t-il, serait de faire un dialogue où cela se parlerait tout seul », puis il ajoutera : « J’appelais cela Narcisse (il y a 14 ans)77. » Le 7 avril 1891, paraît dans le Journal des débats un article signé « S. », et dû à Henri Chantavoine, qui rend compte de ce premier numéro de La Conque. Après avoir cité quelques « jolis vers » du « Narcisse parle », le critique affirme y voir « de l’Ovide mélangé avec du Verlaine, c’est-à-dire du paganisme un peu défraîchi, nuancé de mysticisme un peu étrange… » Quant à la musicalité à laquelle Valéry attache tant de prix, il la qualifie de « mélopée un peu traînante et bizarre ». De cet article, curieusement, le poète gardera cependant le souvenir d’un éloge78, mais assurément le jugement de Mallarmé, à qui il a adressé le poème, a dû l’encourager bien davantage puisque, le 5 mai, il le remercie en ces termes : « Votre “Narcisse parle” me charme et je le dis à Louÿs, gardez ce ton rare. »
Parmi les œuvres que préparent les collaborateurs de la revue, ce premier numéro annonce : « Paul Valéry : Carmen mysticum » ; les numéros suivants reprennent la même annonce. Dans l’exemplaire de la livraison du 1er juillet que conserve la Bibliothèque Doucet, Valéry, en dessous de « Carmen mysticum », a écrit : « N’a jamais dû exister. Invention de P. L. » Mais si, de fait, il semble bien que ce soit Louÿs qui ait modifié le titre, il n’a pas inventé le projet puisque, le 21 septembre 1890, dans une lettre à son ami, Valéry évoquait un possible recueil au titre voisin de Chorus mysticus, qui ne fut pas composé79. C’est d’ailleurs ce titre de Chorus mysticus qui remplace Carmen mysticum à partir de la neuvième livraison de La Conque, le 1er novembre.
NARCISSÆ PLACANDIS MANIBUS80
Ô frères, tristes lys, je languis de beauté
Pour m’être désiré dans votre nudité
Et, vers vous, Nymphes ! nymphes, nymphes des fontaines
Je viens au pur silence offrir mes larmes vaines
Car les hymnes du soleil s’en vont !…
C’est le soir.
J’entends les herbes d’or grandir dans l’ombre sainte
Et la lune perfide élève son miroir
Si la fontaine claire est par la nuit éteinte !
Ainsi, dans ces roseaux harmonieux, jeté
Je languis, ô saphir, par ma triste beauté,
Saphir antique et fontaine magicienne
Où j’oubliai le rire de l’heure ancienne !
Que je déplore ton éclat fatal et pur,
Source funeste à mes larmes prédestinée,
Où puisèrent mes yeux dans un mortel azur
Mon image de fleurs humides couronnée…
Hélas ! l’Image est douce et les pleurs éternels !…
À travers ces bois bleus et ces lys fraternels
Une lumière ondule encor, pâle81 améthyste
Assez pour deviner là-bas82 le Fiancé
Dans ton83 miroir dont m’attire la lueur triste,
Pâle améthyste ! ô miroir du84 songe insensé !
Voici dans l’eau ma chair de lune et de rosée
Dont bleuit la fontaine85 ironique et rusée ;
Voici mes bras d’argent dont les gestes sont purs…
Mes lentes mains dans l’or adorable se lassent
D’appeler ce captif que les feuilles enlacent,
Et je clame86 aux échos le nom des dieux obscurs !
Adieu ! reflet perdu sous87 l’onde calme et close,
Narcisse, l’heure ultime est un tendre parfum
Au cœur suave. Effeuille aux mânes du défunt
Sur ce glauque88 tombeau la funérale rose.
Sois, ma lèvre, la rose effeuillant son baiser
Pour que le spectre dorme89 en son rêve apaisé,
Car la Nuit parle à demi-voix seule et lointaine
Aux calices pleins d’ombre pâle et si légers,
Mais la lune s’amuse aux myrtes allongés.
Je t’adore, sous ces myrtes, ô l’incertaine !
Chair pour la solitude éclose tristement
Qui se mire dans le miroir au bois dormant,
Ô chair d’adolescent et de princesse douce !
L’heure menteuse est molle au rêve sur la mousse
Et la délice obscure emplit le bois profond90.
Adieu ! Narcisse, encor91 ! Voici le Crépuscule.
La flûte sur l’azur enseveli module
Des regrets de troupeaux sonores qui s’en vont !…
Sur la lèvre de gemme en l’eau morte, ô pieuse
Beauté pareille au soir, Beauté silencieuse,
Tiens ce baiser nocturne et tendrement fatal,
Caresse dont l’espoir ondule ce crystal92 !
Emporte-la93 dans l’ombre, ô ma chair exilée,
Et puis94, verse pour la lune, flûte isolée,
Verse des pleurs lointains en des urnes d’argent.
(Fragment95)
Ces quelques pages que Valéry écrit à dix-neuf ans marquent une étape importante de sa pensée. Elles attestent d’abord l’intérêt précoce pour l’architecture qui, vers quinze ans, s’est traduit par la lecture du Dictionnaire raisonné de l’architecture française de Viollet-le-Duc et l’ouverture d’un cahier rose où, d’abaque à chapiteau, il recopie des définitions illustrées de dessins ; cet intérêt se manifestera de nouveau bien plus tard dans Eupalinos96. Ce qui apparaît aussi, c’est la figure d’Orphée qui sera toujours une référence essentielle et, à travers lui, l’association de la musique et de l’architecture qu’on retrouvera dans Amphion97. Ici se dessinent une manière d’art total, dont l’idée doit beaucoup à Wagner, et l’importance d’une composition où idée et matière sont étroitement solidaires, mais pour donner naissance à une œuvre supérieure au réel. « Vers 91, notera bien plus tard Valéry, le but de la poésie me parut devoir être de produire l’enchantement – c’est-à-dire un état de faux équilibre et de ravissement sans référence au réel. […] C’était l’éloignement de l’homme qui me ravissait98. » Et le paradoxe, ici, est en effet que « le héros […] conçoit en dehors du monde99 ». Le 25 janvier 1891, Valéry adresse à Léon Deschamps, le directeur de La Plume, ce texte qu’il lui présente comme une sorte de réponse au « Naturalisme survivant » que Louÿs a fait paraître dans Art et Critique ; puis, Deschamps tardant à le publier, il l’envoie à Henri Mazel, le directeur de L’Ermitage, où il paraît dans le numéro de mars. Il reparaît dans le Bulletin de l’Association générale des étudiants de Montpellier de janvier 1892, où il est signé « M. Doris ». En 1931, Valéry reprendra le « Paradoxe », sans autre changement que la suppression des soulignements en italique, à la fin du tome II de ses Œuvres qui comprend L’Âme et la Danse, puis Eupalinos.
à MM. Claude Moreau et Bernard Durval100.
Il naîtra, peut-être, pour élever les premiers tabernacles et les sanctuaires imprévus où le Credo futur, à travers l’encens, retentira.
Il rachètera l’Art superbe épuisé par trois cents années d’injurieuses bâtisses, et tant de lignes inanimées !…
Autrefois, aux siècles orphiques, l’esprit soufflait sur le marbre ; les murailles antiques ont vécu comme des hommes, et les architectures perpétuaient les songes. En d’autres temps, le faste mystique des cathédrales éternisait l’âme pieuse des nations : les pinacles érigés attestaient la ferveur des villes, et l’horreur des éternels supplices éveillait dans le grès tourmenté d’épouvantables bestiaires. La basilique était l’antiphone101 de pierre, et les hautes nefs priaient éternellement… Puis, c’est le silence et la décadence ; l’architecture agonise dans les Académies. Les floraisons merveilleuses se dessèchent, et, tristement, s’éteignent les yeux lucides de jadis, les vitraux et les roses chimériques.
Maintenant, c’est une jeunesse, c’est la frêle et la délicieuse enfance que l’art traverse une fois de plus. Ce siècle mourant fut la longue et la laborieuse nuit d’amour, nuit de peine où la gloire nouvelle fut conçue. Voici l’aurore et la blanche Épiphanie ! Nous, comme les rois fabuleux, saluons la divine naissance !
Seule, l’architecture veuve n’est pas encore dans la joie. Tous les autres arts sont serrés autour des hautaines enseignes d’or. Les purs artistes ont trouvé dans l’adoration indistincte des musiques, des couleurs et des mots, une grâce mystérieuse qui touche leurs œuvres particuliers. Et le rêve de chacun se magnifie et s’exalte, et tout cet univers exaspéré qu’abritent les esprits magnifiques, où flambent les fleurs et les métaux, où les êtres sont plus beaux et plus douloureux, s’enferme, – ô triomphe des luttes avec l’Ange ! – dans une parole, dans l’hymen délicat des nuances, dans la vie personnelle et décisive des sons*1 ! Les mondes immenses, dont les Têtes prédestinées sont les habitacles d’élection, apparaissent, résumés en de secrètes suggestions, sous chacune des formes objectives que leur impose la native préférence des créateurs.
Ainsi, l’effort du siècle a conquis l’intelligence des principes futurs. L’analyse esthétique d’aujourd’hui a prévu la victorieuse synthèse des prochaines œuvres. Mais, encore, la lourdeur maussade des attiques traditionnels, la morne roideur des fermes d’acier ne s’émeut pas au contact de tant de vie ! Loin du petit bataillon sacré qui invective la laideur et le lucre, et qui chante l’hymne sous les flèches, loin des vers, loin des symphonies, les maçons élaborent des combinaisons incurieuses. La poésie a obtenu son constructeur de Temples qui taillait les mots longuement comme des pierres dures ; mais aucun architecte n’a su être Flaubert102…
Demain, le suprême édificateur surgira d’un peuple, si ce peuple et le temps n’en sont pas les meurtriers. Sa pensée sera forte et harmonieuse, car il aura bu le lait d’une Déesse.
Ce soir, je veux en ces lignes vaines que dicte le caprice avec la songerie, prévoir l’invisible étoile, – cette âme lointaine et par mon âme désirée.
Je la devine musicienne, et longtemps recluse dans la pure solitude de son rêve.
D’abord, elle aura puisé l’exacte harmonie et les magiques infinis où les rythmes aboutissent, dans les ondes frissonnantes et profondes que les grands symphonistes ont épandues, Beethoven ou Wagner. Car de subtiles analogies103 unissent l’irréelle et fugitive édification des sons, à l’art solide, par qui des formes imaginaires sont immobilisées au soleil, dans le porphyre. Le héros, qu’il combine des octaves ou des perspectives, conçoit en dehors du monde… Il assemble et féconde ce qui n’existe ni ailleurs ni avant lui, et se plaît souvent à rejeter le souvenir précis de la nature. Dans l’immortelle nuit où l’idée, jaillissante comme une eau vive, se livrera vierge à l’architecte de l’Avenir, quand, libre des choses visibles et des types exprimés, il aura trouvé le symbole et la synthèse de l’Univers intérieur qui confusément l’inquiétait, lors cette volonté et cette pensée de musique agrandie composera sa création originale comme une haute symphonie – aussi indépendant des apparences, aussi abstrait de la réalité directe, aussi détaché du Passé et des prochains phénomènes et des liens de sa mémoire matérielle qu’un Edgar Poë104 en ces étranges poèmes où tout de cette vie est oublié ! – Ainsi, se manifestera l’indicible correspondance, l’intime infinité qu’il faut discerner, sous des voiles habituels et mensongers, entre deux incarnations de l’art, entre la façade royale de Reims, et telle page de Tannhäuser, entre l’antique magnificence d’un grand temple héroïque et tel suprême andante brûlant de flammes glorieuses !
Un jour, le palais, le sanctuaire érigera les lueurs de ses frontons inconnus, proclamant l’âme vibrante et résonnante de l’artiste. Lui, n’aura fait que pétrifier et fixer dans la durable ordonnance des matériaux la clarté céleste et les ombres émues dont les mesures et les accords des orchestres auront confié l’immense spectacle à son cœur ! Toute sa pensée sera reflétée dans l’œuvre, et sur la façade miraculeuse il y aura des tristesses reposées et de brillants sourires.
Mélancolies et sourires et charmes insaisissables, le créateur s’en sera abreuvé dans les fleuves spirituels dont nous avons parlé.
Car les cuivres sont resplendissants comme des portes d’or, et les cordes étirées sur les violons versent avec une tendresse sacrée l’ineffable lumière de vitrail qui aime les cœurs merveilleux des ciboires ; car les orgues liturgiques creusent pour le rêve des coupoles dans des saphirs et d’énormes dômes pleins de tonnerres ; mais les flûtes s’élancent comme de graciles colonnettes, si hautes qu’un vertige les couronne ; et d’autres instruments et les voix humaines semblent scintiller afin d’illuminer le chœur balsamique et nocturne où l’Être souffrant et triomphant officie pour la déplorable foule !
Telles sont les magnificences latentes sous les mélodiques formes, telles sont les richesses ouvertes à celui qui aura l’intelligence mathématique des plus lointains rapports, qui saura dégager les lignes, discerner les courbes, évoquer les couleurs significatives que renferme une symphonie, et qu’expriment les instruments dociles à de grands artistes.
Enfin, de par cette volonté sortira de terre le monument tangible et visible, projeté dans la matière après avoir ébloui le pays mystérieux où les anges l’avaient édifié avec de saintes harmonies !
Et voici dans l’air bleu le Décor tel un somptueux désir d’enfant réalisé…
Voici comme un prélude annonciateur des rites, l’archivolte s’ouvrir avec des promesses, et les nervures légères incurver leurs gestes adoucis, et les jeunes grâces des arcs jaillir en des inclinaisons féminines de tiges. Par les verrières des mauves et d’obliques lilas sur les dalles tombent, et pleuvent des pluies longues de pierreries.
Et c’est la forêt du silence… Là, les hautes effloraisons des piliers et les colonnes liliales, croissent dans l’ombre fastueuse parmi le rare pavement, – elles qui sont fleuries de fleurs mystérieuses, et qui portent sculptés sous leurs abaques, comme des fruits de l’Arbre de la science, les universels, les magiques symboles.
Et c’est la forêt où l’on oublie, où l’on écoute ! Le long des parois précieuses, coupées par les hiératiques bandeaux, des lotus nimbés d’or, inattendus et purs, épanouissent leurs pâles calices, cueillis peut-être au fond de wagnériennes rêveries, dans les plaines de la lune et traduits en gemmes fondues sur les murailles du sanctuaire.
Un largo triomphal et total éclate enfin sous l’ultime voûte ; de tous les motifs exprimés se dégage et s’essore le secret, le glorieux amour absolu…
Or, celui qui entre et qui regarde, ébloui de l’œuvre tirée d’un songe, retrouve inévitablement d’héroïques souvenances.
Il évoque105, en un bois Thessalien, Orphée, sous les myrtes ; et le soir antique descend. Le bois sacré s’emplit lentement de lumière, et le dieu tient la lyre entre ses doigts d’argent. Le dieu chante, et, selon le rythme tout-puissant, s’élèvent au soleil les fabuleuses pierres, et l’on voit grandir vers l’azur incandescent, les murs d’or harmonieux d’un sanctuaire106.
Il chante ! assis au bord du ciel splendide, Orphée ! Son œuvre se revêt d’un vespéral trophée, et sa lyre divine enchante les porphyres, car le temple érigé par ce musicien unit la sûreté des rythmes anciens, à l’âme immense du grand hymne sur la lyre !…
Il n’existe pas de manuscrit de ce sonnet, mais c’est certainement à une première version que Valéry fait allusion le 11 novembre 1890 lorsqu’il écrit à Louÿs : « Je vous envoie des vers quelconques. » Le poème paraît dans La Conque le 1er avril 1891107.
Toi qui verses, les nuits tendres, sur tes pieds blancs
Des larmes de statue oubliée et brisée,
Telle une douloureuse et mystique rosée,
Par qui se courbent les doux calices tremblants,
J’irai, ce soir, vers l’eau taciturne où bleuissent
De pâles fleurs, dans la triste mare d’azur,
Cueillir pour tes doigts longs l’iris antique et pur
Que les pleurs amoureux de la fontaine emplissent.
Ainsi je t’aimerai dans ton droit vêtement,
Tes yeux morts dans les miens arrêtés longuement,
Avec ma fleur en tes mains vagues d’innocence ;
Nous resterons longtemps muets, d’ombre voilés,
Et je t’adorerai sous ces bois violets
Où de pudiques lys grandissent en silence…
Il n’existe pas de manuscrit de ce poème que publie La Conque du 1er mai 1891 dans une version qui ne présente que de menues différences de ponctuation avec celle de L’Ermitage108. Louÿs a chargé Gide de demander à Valéry l’autorisation de le publier, et comme son ami ne répond pas, il décide autoritairement, tout en lui demandant de compléter sur épreuves le vers 8 auquel manque une syllabe, de l’insérer dans le numéro du 15 avril ; on vient de le voir, le poème paraîtra en fait dans celui du 1er mai, et la décision de Louÿs lui vaut, dès le 18 avril, les reproches de l’intéressé : « C’est une trahison de votre part. Il n’est pas rimé même, et se répète tout le temps. Je suis furieux que vous l’ayez inséré. » À quoi Louÿs rétorque le lendemain : « Je lis à tout le monde la première strophe en faisant remarquer quelle trouvaille c’est que n’avoir pas rimé “lumière”. » Francis Vielé-Griffin, que Valéry ne connaît pas encore et qui sera un ami quelques années plus tard, cite les deux tercets dans les Entretiens politiques et littéraires du 15 juin et ajoute : « N’est-ce pas là le rêve de tout Poète contemporain ? » Une version très différente paraîtra dans Les Fêtes le 15 septembre 1913, puis une autre encore dans l’Album de vers anciens.
Il évoque, en un bois thessalien, Orphée
Sous les myrtes, et le soir antique descend.
Le bois sacré s’emplit lentement de lumière,
Et le dieu tient la lyre entre ses doigts d’argent.
Le dieu chante, et selon le rythme tout puissant,
S’élèvent au soleil les fabuleuses pierres
Et l’on voit grandir vers l’azur incandescent
Les hauts109 murs d’or harmonieux d’un sanctuaire.
Il chante, assis au bord du ciel splendide, Orphée !
Son œuvre se revêt d’un vespéral trophée
Et sa lyre divine enchante les porphyres,
Car le temple érigé par ce musicien
Unit la sûreté des rythmes anciens
À l’âme immense du grand hymne sur la lyre !…
Le manuscrit est daté du 13 septembre 1890110. Le poème dont le rythme impair rappelle Verlaine est, avec « Le jeune prêtre », adressé à Mallarmé le 19 octobre et paraît dans La Conque le 1er juin 1891111.
Pourquoi tes Yeux sont si grands, ce soir ?…
Et, dans ces flammes de soleil mortes,
Toi qui vas mourir, que veux-tu voir ?
Pourquoi ces baisers purs vers le soir ?
Pourquoi de ta main pâle tu portes
Lentement, des sourires secrets,
Comme des fleurs vaguement données
À des vierges aux regards sacrés,
Qui dans l’air passent couronnées ?…
Toi, qui verras ailleurs le Matin,
Ô ma chère agonisante, admire,
Parmi ces brouillards tendres de myrrhe112,
Les salutaires Voix d’or lointain…
Ce poème dont le manuscrit est daté du 28 février 1891 paraît le 15 juin, signé « Paul-A. Valéry », dans un journal occitan, La Cigalo d’or, où il est précédé de sa traduction en occitan par Fourtunet de Bello-Visto – pseudonyme de Joseph Loubet, un jeune félibre de Montpellier –, puis, avec de menues variantes, dans La Conque le 1er novembre. Valéry a peut-être lu Amour que Verlaine a fait paraître trois ans plus tôt, et où un poème débute par « La belle au bois dormait ». Mais il y a là un sujet d’époque : en 1887, Gustave Kahn a fait paraître « La belle au château rêvant » dans La Revue indépendante et la même revue, l’année suivante, publie un sonnet de Jean Richepin, « Belle au bois dormant ». En 1920, la version de l’Album, « Au bois dormant », sera très différente.
À M. J. C.113
La princesse, dans un palais de roses pures,
Sous les murmures et les feuilles, toujours dort.
Elle dit, en rêvant, des paroles obscures,
Et les oiseaux perdus mordent ses bagues d’or114.
Elle n’écoute ni les gouttes dans leurs chutes
Tinter au fond des fleurs lointaines, lentement,
Ni s’enfuir la rumeur115 pastorale des flûtes
Dont le délice116 antique emplit le bois dormant.
… Ô belle ! suis en paix ta nonchalante idylle,
Elle est si tendre, l’ombre, à ton sommeil tranquille
Qui baigne de parfums tes yeux ensevelis !…
… Et songe, bienheureuse en tes paupières closes,
Princesse pâle dont les rêves sont jolis,
À l’éternel dormir sous les gestes des Roses !
Il n’existe pas de manuscrit de ce poème dont ne sont conservés que des brouillons très différents et non datés117. Il paraît dans La Conque le 1er juillet 1891, puis, quasi identique, dans La Syrinx en décembre 1892. Il ne sera intégré, légèrement remanié, à l’Album que dans la réédition de 1931, puis, cette fois très modifié, dans celle de 1942.
Celles qui sont des fleurs légères sont venues,
Figurines d’or, et beautés toutes menues
Où s’irise une faible lune… Et les voici
Mélodieuses fuir dans le bois118 éclairci.
De mauves et d’iris et de nocturnes roses
Sont les grâces de nuit sous leurs danses écloses
Qui de parfums voilés amusent leurs doigts d’or.
Mais l’azur doux s’effeuille en le bocage mort,
Et de l’eau mince luit à peine, reposée
Comme un pâle trésor d’une antique rosée
D’où le silence en fleur monte… Encor les voici
Mélodieuses fuir sous le bois éclairci.
Aux calices aimés leurs mains sont gracieuses ;
Un peu de lune dort sur leurs lèvres pieuses,
Et leurs bras merveilleux aux gestes endormis
Aiment à dénouer sous les myrtes amis
Leurs liens fauves et leur caresse… Et certaines
Moins captives du rhythme119 et des harpes lointaines,
S’en vont d’un pas subtil au lac enseveli
Boire des lis120 l’eau frêle où dort le pur oubli.
Le 5 avril 1891, Valéry confie à Gide qu’il « travaille à une grande fresque qui doit évoquer l’antiquité (?), “Hélène” ». Cette évocation d’une grande fresque fait songer au long poème à plusieurs voix, « Hélène », que Leconte de Lisle a consacré à la reine de Sparte, en 1852, dans les Poèmes antiques. Valéry le connaît sans doute car on y lit dès le début : « La tristesse inquiète et sombre où je me vois / Ne s’est point dissipée aux accents de ta voix », et un vers évoque des « rameurs courbés sur les forts avirons ». On découvre aussi des ressemblances lexicales avec le sonnet de Heredia, « La Conque », paru dans Le Parnasse contemporain de 1866, puisqu’on y trouve « sonore », « dorée », « pleure », « conque », « profond », et ici : « sonores », « d’or », « pleurais », « conques », « profondes ». Le 16 avril, Valéry adresse à Pierre Louÿs un état encore provisoire d’« Hélène » qui, signé « M. Doris », paraît dans Chimère au mois d’août, puis, avec quelques variantes de ponctuation, dans La Conque du 1er octobre et, encore un peu modifié, dans l’anthologie de Van Bever et Léautaud en 1900, avant de figurer dans l’Album de vers anciens121.
« Boire des lis l’eau frêle où dort le pur oubli »
P. V.122
Azur ! c’est moi… Je viens des grottes de la mort
Entendre l’onde se rompre aux degrés sonores,
Et je revois les galères dans les aurores
Ressusciter de l’ombre au fil des rames d’or !
Mes solitaires mains évoquent123 les monarques
Dont la barbe de sel amusait mes doigts purs :
Je pleurais ! Ils chantaient leurs triomphes obscurs,
Et les golfes enfouis aux poupes124 de leurs barques !
Voici les conques profondes125 et les clairons
Sévères qui rhythmaient126 le vol des avirons !
Le chant clair des rameurs enchaîne le tumulte,
Et les dieux, à la proue héroïque, exaltés
Dans leur sourire antique et que l’écume insulte,
Tendent vers moi des bras indulgents et sculptés.
Inspiré par La Fileuse endormie de Courbet que Valéry a vu au musée Fabre de Montpellier127, ce poème, le 18 juin 1891, est adressé à Gide qui fait quelques critiques dont Valéry tient compte : il remanie son texte, y ajoute sept vers, et le poème paraît dans La Conque le 1er septembre128. Peu avant, il vient de découvrir « Les chercheuses de poux » que Gide a recopié pour lui et, outre le motif de la chevelure, des ressemblances lexicales se découvrent avec le poème de Rimbaud qui évoque « une croisée / Grande ouverte où l’air bleu baigne un fouillis de fleurs », des « doigts fins », des « silences parfumés », et où figure la rime « paresse / caresse » que l’on retrouve ici (v. 16 et 18). Le poème est composé en tierce rime (aba bcb cdc) ; Mallarmé avait ainsi composé « Le guignon », mais Valéry ne le connaissait sans doute pas à cette date. Il s’inspira certainement de La Divine Comédie de Dante composée en terza rima, mais peut-être aussi de Régnier dont la première pièce des Poèmes anciens et romanesques qui venaient de paraître en 1890 et que Louÿs lui avait envoyés, « Prélude », met aussi en scène une fileuse, Omphale, et est écrit en tierce rime. « La fileuse » est reproduit en novembre dans les Entretiens politiques et littéraires par Francis Vielé-Griffin qui, dans ses « Notes et notules », salue Valéry « que des pièces plus considérables ou mieux mûries nous ont permis d’apprécier ». Le poème est aussi reproduit dans les notes de La Wallonie de janvier-février 1892. Avec quelques variantes, il est repris en 1900 dans l’anthologie de Van Bever et Léautaud et dans celle de Walch en 1906, puis encore légèrement modifié dans l’Album de 1920129.
LILIA… NEQVE NENT130.
Assise la fileuse au bleu de la croisée
Où le Jardin mélodieux se dodeline ;
Le rouet ancien qui ronfle l’a grisée.
Lasse, ayant bu l’azur, de filer l’agneline131
Chevelure, à ses doigts si faibles évasive,
Elle songe, et sa tête petite s’incline…
L’âme des fleurs paraît plus vaste et primitive,
De plus jeunes parfums le val chaste s’arrose,
Et des lys ont pâli le Jardin de l’oisive132.
Une tige, où le vent vagabond se repose
Courbe le salut vain de sa grâce étoilée
Dédiant, magnifique, au vieux rouet, sa rose.
Car133 la dormeuse file une laine isolée
Mystérieusement l’ombre frêle se tresse
Au fil de ses doigts longs et qui dorment, filée.
Le songe se dévide avec une paresse
Angélique, et sans cesse au fuseau doux, crédule
La chevelure ondule au gré de la caresse…
N’es-tu morte naïve au bord du crépuscule ?
Naïve de jadis, et de lumière ceinte ;
Derrière tant de fleurs l’azur se dissimule134 !…
Ta sœur, la grande rose où sourit une sainte
Parfume ton front vague au vent de son haleine,
Innocente qui crois languir dans l’heure éteinte135
Au bleu de la croisée où tu filais la laine !
Dans ce compte rendu du Nazaréen, drame en trois actes qui se déroule dans l’antique cité phrygienne de Trajanopolis, il convient certainement de voir un geste de reconnaissance plutôt qu’un signe d’intérêt pour la pièce puisque Henri Mazel (1864-1947), ancien condisciple du frère de Valéry à la faculté de droit de Montpellier, dirige la revue L’Ermitage qui vient de publier trois poèmes du jeune écrivain, ainsi que son « Paradoxe sur l’architecte ». Signé « M. Doris », l’article, qui se plaît à reprendre le lourd vocabulaire antiquisant du dramaturge, paraît en septembre 1891 dans Chimère.
« La mosaïque, prononce un très vieil auteur136, comporte une certaine rusticité dans la splendeur : que si la faune ou la flore s’y montrent, qu’elles soient traitées méplates et sans nul embarras de véracité. »
Tel nous apparaît le drame héraldique et liturgique de Henri Mazel : une antique décoration de palais qui se prolonge au cours des halles d’armes sonores, interrompue quelquefois par le jet d’un pilastre, ou par l’effloraison bleue d’une verrière.
Les figures progressent, cernées d’un trait noir, argyraspides137, choropalates138, doryphores139 et les durs cataphractaires140 dont les chevaux pâles s’effarent sur champ d’or…
C’est dans un duché prochain de Byzance, avec l’Orient vague comme toile de fond. Là, se rencontrent ceux qui viennent de Bagdad et ceux qui descendent de Thulé, fiers des épées si longues qu’ils ont de sang baptisées. Les archimandrites141, les mages aux signes obscurs s’accostent, et, venus de leurs forêts barbares, les Nomades et les Scythes admirent la grande clarté des Iconostases142.
C’est dans un siècle confus, celui qui dans la même Byzance voyait croître côte à côte l’industrieuse théologie, et la métaphysique débarquée d’Alexandrie, et le droit romain devenu le droit du monde. Ceux qui s’abordent au coin des rues, ceux qui discourent sous les voiles de pourpre des palais, mêlent dans leurs paroles avec la même vénération le grand Iacchos143 à la triple Hypostase, et se grisent de l’ivresse sacrée qu’exhale le bouillonnement des cultes…
Il nous plaît de féliciter M. Mazel, à cause de la conscience et de l’art difficile qu’il manifeste. On peut quelquefois lui reprocher une abondance irrésistible de documents, et parfois aussi quelque roideur dans l’allure de ses personnages. Mais il n’a mérité la première de ces critiques que par sa probité d’érudit ; quant à la seconde, n’est-elle pas une sorte d’éloge si l’on considère la conception ornementale du drame, et n’avons-nous parlé de mosaïque ? N’est-ce pas avant tout une magnifique « défilade de héros144 » ?
M. Mazel devine sans doute un Théâtre futur, grandiose et légendaire, un Art beau comme une religion, suscité par l’exemple antique, et par le génie de Richard Wagner, révélé à Bayreuth.
Dans un mouvement solennel, Temple et théâtre, nous apercevons le Drame des Origines, l’éternelle et pure grandeur du Mythe, illustrée aux yeux d’un peuple pieux par la présence de tous les arts. Et la vérité sera de reconstruire alors l’être du monde, et de composer la plus splendide idée de l’univers.
Pour de nouveaux siècles, il convient de faire apparaître sous les voiles enchantés des symboles, au-dessus des temps et de l’espace, acclamée par les orchestres, glorifiée par la majesté des archivoltes et les coruscations des coupoles, gardée par le charme des danses sacrées, et appelée du fond de toutes les âmes par le cri d’un Poète, – l’essentielle Beauté.
Ce texte étrange, dont le ton désabusé, discordant et dur, ainsi que le prosaïsme délibéré surprennent, paraît dans Chimère en novembre 1891, signé « André Gill ». Un fragment de lettre à Gide du 25 août en est une sorte d’ébauche.
Je m’éveille, et bâille vers la création. L’Art est un jeu d’enfant. La Science morne et grossière, la Pomme est pourrie. Non ! rien n’est compliqué, lointain, réellement secret ou subtil… Un peu joli, cependant, ce bruit d’eau vague sur les feuilles lasses qui bougent. Cela, et cela seul. Le monde est ridicule comme une pendule. Ces astres virent sottement, un petit nombre, pas beaux en somme, ni terribles. Et que me font les cervelles humaines si simples !… Des gens laissent croître leur chevelure et s’imposent au bord du ciel, en Orphées145, lyres sur l’azur, prunelles révulsées, – parce qu’ils cassent les reins à un hexapode146 ou accumulent la même consonne dans un vers, Horrible !… Les fleurs sont d’une bêtise de femmes. La réciproque est vraie. – L’architecture est veuve. Les bouquins, c’est nous qui les faisons, donc… En trouve un et le salis d’encre ! Au reste, on ne peut rien boire qui ne soit stupide au goût. Une seule odeur artiste, le sel ; un peu, la houille ! L’encens pue. La mort devient ennuyeuse. On ne devrait finir que par explosion, ou sombrer en pleine mer sur un cinq-mâts coulé à pic.
La langue est en faillite. La nature… prend du ventre. L’autre monde n’existe pas. Les païens sont stupides. Les chrétiens, laids à faire peur. Hamlet serait bien s’il n’y avait pas du drame autour. – Les scientifiques puent le parvenu !… Ah, science ! Hélas, ils veulent que le mystère ne soit pas…
… Romantique ! Oh ! non, mon âme !… Oui, pourtant ! – Les causes, les effets, Messieurs, n’existent pas… Le style ! Il m’ennuie : je le vois fabriquer comme une mosaïque, bêtement, par petites veines… Mais si l’on est artiste, on est fou. Si on ne l’est pas, stupide… Qui a fait l’univers ? C’est moi. Le mouvement engendre le nombre, la force engendre le mouvement, la volonté engendre la force. Quoi engendre la volonté ? Engendrer, quid ? Le fond et la forme, le corps et l’âme, l’être, l’ombre… qui est-ce qui les distingue ?… Puis le diable est si bête qu’il a eu peur des syllogismes et s’est enfui… à moins qu’il n’ait inventé l’algèbre avec les prédicants et les filles. Le tout est d’un diable déchu qui dort après ses repas. Et puis les sots touchent tout avec des mains sales. Ils sont cubiques… Ah ! tout est la désolation de l’ennui. Je ne veux plus que des choses délicates qui endorment et qui pansent les cervelles endolories.
… Prier, croire – mais c’est une auto-suggestion – ah ! silence ! un peu…
Signé « Paul A. Valéry », « Épisode » paraît en janvier 1892 dans le premier numéro de La Syrinx – revue fondée à Aix-en-Provence par Joachim Gasquet (1873-1921), un ami de Cézanne –, et sous le titre de « Fragment », avec une variante, dans la onzième livraison de La Conque qui aurait dû également être publiée en janvier, et ne l’est que fin avril. On trouve ici plusieurs réminiscences lexicales de L’Après-midi d’un faune de Mallarmé : « frissonne », « pipeau », « pierrerie », « baiser », « ombre ». Toujours intitulé « Fragment », le poème, avec quelques variantes encore, reparaît en 1900 dans l’anthologie de Van Bever et Léautaud, et redevient « Épisode », encore modifié, dans l’Album de 1920.
… Un soir favorisé de colombes sublimes,
La pucelle doucement se peigne au soleil,
Aux nénuphars sur l’onde147 elle donne un orteil
Ultime, et pour tiédir ses froides mains148 errantes
Des fois baigne149 au couchant leurs roses transparentes.
Tantôt, si d’une ondée innocente, sa peau
Frissonne, c’est le dire absurde d’un pipeau,
Flûte, dont le coupable aux dents de pierrerie
Tire un futile vent d’ombre et de rêverie
Par l’occulte baiser qu’il risque, sous les fleurs.
Mais, toute indifférente à ces doux jeux150 de pleurs
Ni se divinisant par aucune parole
De rose, la beauté jouant de l’auréole
Mire, dans le lointain de son œil vierge, un or151
D’éparse chevelure où fuit la myrrhe152 encor :
De la lumière vue entre ses doigts limpides !
… Une feuille meurt sur ses épaules humides,
Une goutte tombe de la flûte sur l’eau,
Et le pied pur s’épeure comme un bel oiseau
Ivre d’ombre…
1891153
Ce sonnet, dont un manuscrit à peine différent – « Intermède – Le bois amical » – se trouve conservé à la BNF154, est offert à Gide à Montpellier, quelques jours après leur première rencontre, en décembre 1890, mais il n’est pas impossible qu’il évoque l’étroite amitié de Valéry et de son ami de lycée, le futur sénateur Gustave Fourment. Lorsqu’il disparaîtra le 21 novembre 1940, Valéry notera en effet : « Nous avions fini par nous connaître à ce point […] que nous passions des heures ensemble, à marcher sans parler155. » Le 7 novembre 1891, Louÿs confie à Valéry qu’il ne veut pas le publier dans La Conque, non plus que le poème suivant, « Ensemble », qui lui a été offert à lui-même et lui est dédié, « parce que c’est trop intime pour être livré à des indifférents » ; il s’y résout cependant trois mois plus tard et les deux pièces paraissent dans la onzième livraison de la revue qui aurait dû être imprimée en janvier 1892 et ne le fut que fin avril. Quasi identique, le poème sera repris dans l’Album en 1920.
Nous avons pensé des choses pures,
Côte à côte le long des chemins.
Nous nous sommes tenus par les mains,
Sans dire ! – parmi les fleurs obscures…
Nous marchions comme des fiancés
Seuls, dans la nuit verte des prairies
Et nous partagions ce fruit de féeries
La Lune ! amicale aux insensés…
Et puis ! nous sommes morts sur la mousse
Très loin, Tout seuls ! parmi l’ombre douce
De ce bois intime et murmurant…
Et là-haut ! dans la Lumière immense
Nous nous sommes trouvés en pleurant,
Ô mon bon Compagnon de Silence !…
Comme le poème précédent, ce sonnet, dont un manuscrit quasi identique est daté du 11 septembre 1890 et déjà dédié à Louÿs156, paraît dans la onzième livraison de La Conque, qui aurait dû être imprimée en janvier 1892, et ne l’est que fin avril.
À Pierre Louÿs157.
Je vous salue, ô frère exquis ! … ô Mien !
Ensemble venons quand le jour mourra
Écouter le vieux chant grégorien !
Pénitente, une cloche tintera.
Comme un couvercle de tombeau, le soir
Bandera nos yeux, ouvrant notre cœur
Et nous marcherons, tenant l’encensoir
Dans la Nuit silencieuse du chœur.
Ô combien seuls devant Dieu ! combien seuls
Cherchant les purs et nocturnes linceuls
Où bruit la parole auguste d’or…
Marchons vers la Lampe des Bien-Aimés,
Prions, ô frère ! puis, les yeux fermés
Embrassons-nous devant le Saint Thrésor158.
Le poème que Valéry, le 18 mars, va qualifier à l’adresse de Gide de « joliment mauvais ! sonnet expérimental », paraît dans La Wallonie en janvier-février 1892, et il est peut-être lié au souvenir de « Pour le vaisseau de Virgile », un sonnet de Heredia paru en 1888 dans la Revue des Deux Mondes et qui évoque « la mer sacrée où chantait Arion ». La Syrinx reprend le poème en mars, disposé en un huitain et un sixain, et signé « Paul-A. Valéry » ; il est dédié « À M. L. de Loth », un poète qui collabore à la revue, mais dont cependant on ignore tout.
Inter delphinas Arion159…
Le luth luit sur le monstre élu pour un tel astre
Plus haut que le sourire adoré des oiseaux
Qu’amuse la beauté des larmes du désastre
À la figure sidérale du héros
Dont la main d’or, dans la splendeur du soir, délivre
Par le luth où scintille un vol pur de sa chair
L’eau vagabonde, peau d’azur claire160 et nue, ivre
Au jeu de la mortelle écume de la mer.
Des papillons neufs naissent vers161 des fleurs futures,
Doux162 dans les boucles d’onde, ô fines chevelures
Qu’une profonde enfant démêle du cristal…
Mais la lèvre du dieu par le silence insulte
Toute épaule limpide éparse au flot natal,
Vénus !… et nul beau cri dans le ciel ne se sculpte !
Après « La fileuse163 », voici deux autres textes inspirés de tableaux que Valéry a vus au musée Fabre de Montpellier164 : Tête d’un page du peintre vénitien Cristoforo ou Cristofano Allori (1577-1621) et Sainte Agathe que l’Espagnol Francisco de Zurbarán (1598-1664) a peint vers la fin de sa vie. Peut-être parce que « Alexandrine » est le troisième prénom de sa mère, Valéry le substitue assez curieusement à celui de sainte Agathe à qui un préfet romain, éconduit, avait fait trancher les deux seins ; saint Pierre avait guéri ses plaies. En 1898, Valéry intitulera Agathe une sorte de conte165 et, en 1906, c’est le prénom qu’il donnera à sa fille. Signée « M. Doris », cette « Glose » paraît dans Chimère en mars 1892 et, le 27 avril, Pierre Louÿs écrit à Valéry que sa « Sainte Alexandrine » est « une merveille ». Avant d’être repris en 1931, légèrement modifié, dans Pièces sur l’art, le texte paraît en janvier 1928 dans la revue Le Voile d’Isis, avec la lettre inédite de février 1892 qui accompagnait le manuscrit adressé à Paul Redonnel, l’ami de Valéry qui dirigeait Chimère.
I. Cristof. Allori. – Fête d’un page166
VERS un Occident inconnu la tendre figure est tournée, ornée d’une écume de boucles et de spires d’ambre, ou chevelure dont l’or enfantin s’atténue : il y a deux siècles qu’elle est ondée.
Mais les yeux sont arrêtés fixement sur nous-mêmes, – et dans la brume délicate que sera cette peinture, demain, ils brilleront solitaires. (Des grands yeux toujours éclairés sous le front pur de la pervenche…)
Scintille une bouche en pierrerie, froide et tacite, avec un grain d’ombre parmi les joyaux des deux lèvres. Et plus bas surgit le pommeau sombre d’une épée, dont jouent avec impuissance les faibles mains invisibles.
L’heure n’est pas encore de s’amuser avec la mort.
Attends, que le sourire clair s’envole précieusement, et, bel enfant, que tu voies disparaître la fleur des narines frêles. Ta beauté ne manquera pas à d’autres jeunes figures… Tu deviendras quelque homme. Et toute candeur abolie, misère ! tu ne seras plus Adam – mais une triste, individuelle pensée qui regrettera ton adolescence gracile, les jeux, la fraternité d’un cygne…
II. Zurbarán. – Sainte Alexandrine
QUEL sommeil n’accorde à nos ténèbres intimes de telles apparitions ?
Une rose ! c’est la première lueur parue sur l’ombre adorable.
Elle se figure doucement en cette martyre silencieuse, penchée ; puis un vif manteau fuit par derrière – l’étoffe baigne dans l’obscurité pour laisser très beau le geste idéal.
Car, issues des folles manches citrines, les mains pieuses conservent le plat d’argent où pâlissent les seins coupés par le bourreau – les seins inutiles qui se fanent.
Et regarde la courbe de ce corps que les robes allongent, des minces cheveux noirs à la pointe délicieuse du pied, il désigne mollement l’absence de tous fruits à la poitrine.
Mais la joie du supplice est dans ce commencement de la pureté : perdre les plus dangereux ornements de l’incarnation – les seins, les doux seins, faits à l’image de la terre.
* Musée de Montpellier.
Christophe Colomb devant les taureaux,
par Léon Bloy
En 1856, le comte Roselly de Lorgues fait paraître une biographie de Christophe Colomb, six fois rééditée, qui fait du grand navigateur un véritable Christophore, c’est-à-dire celui que la Providence a désigné pour porter le Christ dans le Nouveau Monde. Dès lors, et jusqu’en 1892, année du quatrième centenaire de la découverte de l’Amérique, un mouvement se dessine en France qui demande la canonisation de Colomb. Léon Bloy y est très favorable et c’est pourquoi, dans le livre qu’il fait paraître en 1890, il s’attaque violemment au duc de Veragua, dernier descendant du navigateur : non seulement le duc emploie sa fortune à élever des taureaux de corrida, mais il vient de fonder un prix de trente mille pesetas qui couronnera la meilleure biographie de Colomb, et sa préférence va au travail de Henry Harisse, un avocat américain qui, tout à l’inverse de Roselly, ravale l’aventure de Colomb à une dimension trop humaine.
Bien que Colomb soit génois et à ce titre un peu compatriote de Valéry, on peut se demander pourquoi, lui qui d’ordinaire ne voit dans Léon Bloy que le pamphlétaire outrancier, il prend la peine d’écrire ce compte rendu. Le fait-il de son propre mouvement, ou sur la suggestion de Paul Redonnel, le directeur de la revue Chimère où le texte paraît au mois de mars 1892, dans le même numéro que la « Glose » qu’on vient de lire ? On ne sait, mais l’intérêt de ce petit texte, cette fois signé « M. D. » et non « M. Doris », est de nous rappeler qu’une certaine ferveur religieuse ne s’est pas éteinte chez le jeune agnostique qu’est devenu très tôt Valéry : il y a peu, il songeait encore à un recueil intitulé Chorus mysticus. Pour le reste, faut-il ici considérer que Valéry, lui aussi, se montre partisan de la canonisation de Colomb ? Ce n’est pas impossible.
« Ce nouveau livre qui serait mon dernier soupir littéraire, si le vœu d’un assez grand nombre de mes contemporains était exaucé167… »
Léon Bloy, qui proclame si hautement à la première ligne du libelle, la Haine merveilleuse dont il est entouré – effort si inférieur qu’il a trouvé un triomphe dans le Silence – nous apparaît le survivant de cette race catholique et suprême des Baudelaire, Barbey d’Aurevilly, Villiers de l’Isle-Adam.
Ceux-là, ayant flairé leur siècle, ont élevé contre lui de claires certitudes, et l’heure, où leurs magnifiques songes s’apaisaient, ils tournaient vers l’Époque laide et infecte leurs justes armes, – fiers du souvenir de leur grande lucidité.
Mais leurs épées taillaient dans un invincible monstre, fort de son invulnérable putréfaction – et leur joie de lutte se corrompait devant l’inerte.
Léon Bloy a su tantôt réveiller quelque douleur dans l’ennemi, n’ayant brandi le fer que rouge, et frappant inattendu.
Cette fois, il l’empoigne aux cornes, le prosterne, et à l’occasion du grand Christophe Colomb trahi par sa descendance, immole aussi quelque Espagnol, – ladre – même à la manière moderne, quant à la bourse.
Il y aura, cette année, dans les villes espagnoles de misérables fêtes de drapeaux et de musiques, mais le souvenir du mystique Inventeur de Mondes n’en sera guère béni. Il demeure inviolé. Sa sublime trouvaille de terres à défricher spirituellement, de belles Indes168 où retrouver un Éden chrétien baigné de vastes et purs fleuves, reste stérile et presque déplorable. Le nom radieux de quelqu’un nous brûle les lèvres, qui, né sur ce sol pour le destiner à une beauté suprême, est mort inglorieux dans le blasphème de ces mêmes Américains dont les navires vont se pavoiser en l’honneur de Colomb169…
Merci d’un tel livre à Léon Bloy. L’éclat secret des Textes saints illumina toutes les pages de cet admirable « pamphlet ». C’est l’imprécation immense de celui qui ne détourne pas la tête, et qui maudit en général, en foule, toute voix mauvaise par qui le grand silence et la contemplation où devrait mourir toute la terre, est interrompu.
C’est au début de février 1892 que Valéry, à Montpellier, remet le manuscrit de ce poème en prose à Gide, qui s’apprête à regagner Paris et, à la demande de son ami, le confie aux Entretiens politiques et littéraires où il paraît en mars. Il est thématiquement lié à un projet à peine antérieur, Lohengrin à l’Opéra, consacré à l’idée de drame idéal qui se retrouve pour une part ici, mais, du point de vue formel, il est visiblement marqué, dans sa deuxième partie surtout, par la découverte que vient tout juste de faire Valéry des Illuminations de Rimbaud.
*
Les sites sont ornés de pudiques bijoux, qui scintillent.
Au silence, au soleil, à l’ombre, si le Monde se retourne dans son vaste sommeil, l’éclair d’une parure illumine ce geste obscur.
Écumes, – aventureuses nues qu’effleure une plume, avec des gouttes, dans l’eau qui les mire, – mains ailées, nichées dans les roseaux, mains claires dont le désir d’abeilles ou d’astres à chiper, entrouvre et referme les calices, ne capture que du ciel épars, – et, pierreries, – et, parmi les tiges longues d’herbe aux grâces de radieuses pluies, parfois la douce figure humaine, errante… tous ces beaux débris d’une vérité tôt disparue par la foudre, le Poète les distingue, matinal, y posant la lueur lustrale d’un œil pur.
(Œil, dont la vertu d’enfance serait éphémère, s’il ne ruisselait chaque aurore sur son miroir, à cause de quelque souriant mensonge, une eau discrète de larme.)
Ancienne vanité ! que de ranimer le spectacle angélique et maintenant maudit où ces nudités se jouaient de vivre. Il les faut aimer surprises dans une flaque céleste, dont la glace mince imite l’éther absolu, ou lucidement le pense.
Abusons notre heure de ces précieux Êtres, – puisqu’il n’y a plus, pour amuser les ombres, de Théâtre, – et pour paraître au seuil de cette platonicienne caverne, personne, sous le luminaire déjà presque idéal.
D’une touffe de joncs sensibles, chevelure végétale où vibrent des insectes, jaillit dans les atomes d’or, joyau anonyme, énigmatique et seul, un bras de rose, fleuri d’une rêveuse main, dont à peine les doigts blancs s’agitent, d’un plaisir sous les verdures, ou d’un vœu, ou par la brise.
Sur les bouches sans parole d’une foule rose de corolles, pas émues de cette indifférente course, des Pieds purs, ornements inférieurs d’un simple couple inaperçu, dont l’un fuit l’autre, féminin. Je désire le profil des fleurs et des membres très rapide ; l’orteil figuré vaguement en volute.
Une main d’eau, (on voit la glauque matinée, derrière), s’allonge ; et les deux premiers doigts, les seuls, présentent vers l’orient un joyau frêle, tige dont l’extrême papillon bat des ailes, pour vouloir tomber toujours dans le rien où bleuit ce geste – odorante neige.
D’une eau de rosée froide qui ne tremble plus en la coupe usée avec harmonie sur la roche, par les longues pluies, s’évapore au calice du ciel, une nue.
La grande lumière l’allège.
Et voici l’aube des formes.
Elle va s’éveiller, peut-être, pour inventer une pudeur… – abriter ses douceurs d’un coude ? Le sais-je ?
Mais, – simplement – c’est une nue.
Ces phalènes divines, infidèles bientôt à chacune des joyeuses touffes brillant sous la figure de la croisée, me font peur pour ce paysage. On dirait que le jardin tremblant s’envole, – et, si les fleurs d’une minute jouent des ailes pour fuir, où irons-nous, Idées ?…
… Elle se pose sur un calice, elle palpite à travers les pétales, petite lampe fée.
Ah ! que de nuit ! – la saisir, la couver dans le creux des mains puériles, courir, et rire de la tenir captive – une Étoile !
Toutes ces images sont corrompues encore par la certitude de leurs éléments. L’harmonie solitaire offre à l’âme ivre d’elle-même une liberté plus délicieuse. Il n’y a que les lignes simples pour faire pleurer le dur artiste, sans remords. Impur ! qui désire une grimace ou la brutalité de cris ; il n’importe que de deviner, et de mourir.
Aime donc le Drame pur d’une ligne sur l’espace de couleur céleste ou vitale. Elle n’existe qu’en mouvement beau. Elle est la plus sûre de toutes les choses, l’ornement de toutes les vies. Devine ! Elle éternise les siècles du sourire, elle se penche ensuite avec mélancolie, se noue, se concentre en spire – ou songe ; file, et se laisse enfuir dans la joie d’une direction supérieure, se recourbe, habitude ou souvenir, puis rencontre au delà de tous les astres, une Autre que d’inconnus destins distraient vers le même Occident, et ne terminera plus de fleurir, de disparaître dans la merveille du jeu, – éprise, diverse, monotone, – mince et noire170.
Il existe deux états antérieurs de ce sonnet : « La baigneuse » et « Beauté baignée », dont le premier est, comme « Arion » dédié à M. de Loth171. Signé « P.-A. Valéry », le poème, que son auteur adresse à Louÿs le 18 avril 1892, paraît dans La Syrinx du mois d’août où Vielé-Griffin remarque ces « vers fins et mièvres172 ». Il est repris en 1900, avec quelques variantes, dans l’anthologie de Van Bever et Léautaud, puis, légèrement modifié encore, dans l’Album de 1920.
Un fruit de chair se baigne en quelque jeune vasque
(Azur dans les jardins tremblants) mais hors de l’eau
Isolant la torsade où je figure173 un casque
La tête d’or scintille aux calmes174 du tombeau.
Éclose sa beauté par la rose et l’épingle175
Du miroir même issue où trempent ses bijoux
Pendeloques et lys dont le bouquet dur cingle
L’oreille – bouche offerte176 aux mots nus du flot doux.
Un bras vague, inondé dans le néant limpide
Pour une ombre de fleur à cueillir doucement
S’effile, ondule, oublie en le délice vide177
Si l’autre courbé pur sous le beau firmament
Parmi la chevelure immense qu’il humecte
Capture dans l’or simple un vol ivre d’insecte.
Signé « P. Valéry », le poème paraît dans L’Ermitage en septembre 1892. Il a sans doute été écrit près d’un an plus tôt puisque Pierre Louÿs, qui y fait allusion dans une lettre du 21 novembre 1891, songe alors à le faire paraître dans La Conque. Valéry préfère lui donner « Épisode178 ».
Ô SOIRÉE à peine frivole
D’une mince lune sur l’eau
Qu’hallucine sans qu’il s’envole
Le noir silence d’un oiseau.
La plume d’ombre un peu lointaine
Du cygne funèbre qui dort
Charmant tombeau sur la fontaine
Anciennement pleine d’or
Se mire à l’eau sainte et lucide
Qu’égratigne un souffle enchanté
Frôlant un souvenir limpide
Dans son exil diamanté.
Le deuil d’une dame nocturne
Éprise de larmes, ce soir
Ne serait-ce la taciturne
Ténèbre où gît le cygne noir ?
Sous l’aile triste un doux éclair
De plume, érotique scrupule
Comme un jupon deviné clair.
Introduction à la méthode de Léonard de Vinci
Ce qui va devenir un des textes les plus fameux de Valéry n’est au commencement qu’un simple article de revue. Un jour que Valéry, à la fin de 1894, parle de Vinci chez Marcel Schwob, il le fait de manière si brillante que Léon Daudet s’en ouvre à la directrice de La Nouvelle Revue, Juliette Adam – qui est une amie de son père, l’auteur du Petit Chose –, et le 12 décembre, elle s’adresse au jeune écrivain pour lui demander un article : première commande qui sera suivie de bien d’autres. En cette fin de siècle, s’intéresser à Vinci – même si Valéry le fait ici de manière très singulière – n’atteste aucune originalité, car divers travaux viennent de revivifier l’intérêt qu’on lui porte : Gabriel Séailles, en 1892, lui a consacré un livre, Léonard de Vinci, l’artiste & le savant, sous-titré Essai de biographie psychologique, et Valéry l’a lu : son étude, d’ailleurs, lui devra beaucoup même si son goût ne le porte pas à la biographie non plus qu’à l’analyse psychologique – et ses pages, à maints égards, seront un anti-Séailles. Et puis surtout, depuis près de quinze ans, Charles Ravaisson-Mollien a traduit les manuscrits de Vinci en six beaux volumes qui offrent le texte original en fac-similé ; selon le même principe, en 1893, il a édité le Codex sur le vol des oiseaux dont une citation figure dans le finale de l’Introduction179, et l’année suivante a paru, à Milan, le premier tome du Codex atlanticus. Ces manuscrits, ainsi que le Traité de la peinture dont il connaît l’édition de 1651, Valéry les a lus de manière passionnée à la Bibliothèque nationale – et sans doute dès le premier long séjour qu’il a fait à Paris en compagnie de sa mère, de novembre 1892 à octobre 1893, avant son installation définitive rue Gay-Lussac au mois de mars suivant.
Mais l’analyse qu’il fait de Léonard est liée à la notion de génie qui le retient depuis longtemps, liée aussi à l’idée d’homme universel, et c’est à partir de ces réflexions encore larvaires que l’Introduction va s’écrire en trois mois. Ce qui le requiert donc immédiatement, ce n’est pas le peintre dont il a vu La Cène en 1892, au cours d’un rapide passage à Milan, mais le théoricien qui applique ses connaissances à des domaines si divers qu’ils appellent, ou justifient, l’universalité, et pour mieux rendre compte de cette large ouverture de champ, Valéry va mettre à profit les nombreuses lectures que, depuis son adolescence, il a faites sur l’architecture, la peinture, l’ornement – il a médité, en particulier, la Grammaire de l’ornement (1865) d’Owen Jones –, ainsi que ses récentes lectures scientifiques – celles, par exemple, d’Henri Poincaré que, dans son quartier du Luxembourg, il voit souvent rentrer chez lui, une fois achevé son cours à Polytechnique, rue Descartes.
Et puis il a lu et relu, depuis plus de deux ans, l’Eurêka d’Edgar Poe pour qui, notera-t-il plus tard, « l’univers est construit sur un plan dont la symétrie profonde est, en quelque sorte, présente dans l’intime structure de notre esprit180 » – et l’idée va compter dans le rapport au monde que le jeune Valéry voit Vinci se construire. Sur toutes ces questions, ses réflexions personnelles sont si avancées depuis si longtemps que, trois jours après avoir reçu la lettre de Mme Adam, il écrit à sa mère et à son frère Jules : « Je me fiche du côté critique d’art et d’érudition. J’écarte le Vinci connu et je veux établir un modèle (dans le sens de modèle mécanique) de l’esprit d’un Vinci, les conditions du problème étant pour moi réduites à ce point. “On dit que c’est un esprit universel, que signifie, quelle est la réalité de cette proposition, peut-on être universel ?” Y a-t-il une méthode pour se rendre universel ? Quelles sont les conditions nécessaires, logiques et analogiques, d’un tel esprit181 ? » Voilà les grandes questions posées.
Ce Léonard sera donc un portrait, mais celui d’un esprit plus que d’un homme, celui d’un être construit, comme le précise très vite le second paragraphe : « Je me propose d’imaginer un homme de qui auraient paru des actions tellement distinctes que si je viens à leur supposer une pensée, il n’y en aura pas de plus étendue182 ». Pendant quelque temps, Valéry songe à intituler son texte Figura di Lionardo da Vinci, et la question est donc bien de savoir si l’on peut offrir de l’esprit une figure où se retrouvent le savoir, le pouvoir et la domination d’un être tel que Léonard. Mais une figure aussi dont l’œuvre si diverse se rapporte à un même fonctionnement, le génie devenant en quelque sorte le foyer central de cette création ramifiée. Car ce qui constitue aux yeux de Valéry l’exception du génie – c’est la leçon de Poe –, c’est qu’il découvre dans le monde des relations que les autres ne voient pas et, de la même manière, projette sur le monde les constructions que produit son imagination. Valéry s’assure qu’il existe un lien entre la structure de l’esprit et la structure du monde – et c’est donc la continuité de cet ensemble qu’il s’agit de retrouver, après quoi seulement il devient possible de désigner celui qui en a la maîtrise : Léonard.
À maints égards, la question que pose cet essai est celle que bientôt formulera Monsieur Teste : « Que peut un homme183 ? » Mais la création entre ici en tension avec la destruction, et la question est également : Que reste-t-il d’un homme ? Cette question, Valéry se la posait en 1892 dans un Essai sur le mortel inachevé184 où il envisageait la possibilité, chez l’homme de génie, de voir toutes les combinaisons de son esprit s’épuiser jusqu’à rendre sa mort naturellement possible. Or, cette question, l’incipit de l’Introduction la renverse : « Il reste d’un homme ce que donnent à songer son nom, et les œuvres qui font de ce nom un signe d’admiration, de haine ou d’indifférence. Nous pensons qu’il a pensé, et nous pouvons retrouver entre ses œuvres cette pensée qui lui vient de nous : nous pouvons refaire cette pensée à l’image de la nôtre185. » À partir, donc, de ces données éparses qu’identifie tout un lexique – haillons, lambeaux, loques, etc. – l’opération première de l’Introduction va consister à recomposer l’unité de l’esprit créateur.
Les « débris d’on ne sait quels grands jeux186 » que Léonard laissait derrière lui, ce sont eux qu’il faut reconstruire, car « la continuité de cet ensemble manque à notre connaissance, comme s’y dérobent ces informes haillons d’espace qui séparent des objets connus, et traînent au hasard des intervalles, comme se perdent à chaque instant des myriades de faits, hors du petit nombre de ceux que le langage éveille. Il faut pourtant s’attarder, s’y faire, surmonter la peine qu’impose à notre imagination cette réunion d’éléments hétérogènes par rapport à elle187 ». L’opération est bien imaginaire (« Je me propose d’imaginer un homme188 ») et elle opère selon une « logique imaginative189 » qui va faire une place essentielle à deux notions clés : la symétrie, d’abord, entendue non comme une propriété de l’individu ou de l’objet, mais comme un point de vue extérieur qui permet de voir sa cohérence ; l’identification, ensuite, à laquelle une phrase du manuscrit renvoie très clairement : « Oui, à des minutes, on a été Léonard comme on a été Poe, Pascal, Bonaparte ou Dupin, ou Descartes190. » C’est ainsi le face-à-face singulier de Léonard et de Valéry qui se met en place : le jeune écrivain, d’entrée de jeu, se superpose à son modèle et se projette en lui. La Méthode de Léonard qui intitule l’étude est bien la méthode qu’il invente pour lui-même.
Mais ce qui fait aussi la valeur tout inaugurale de l’essai, c’est qu’il est la première publication de Valéry depuis décembre 92 : il s’est largement éloigné de la littérature191, et c’est à l’écart de toute littérature, encore, que se trouve ici formulée la première poétique valéryenne. L’écrivain s’attachera plus tard aux règles qui président à la fabrication et à la genèse d’une œuvre, mais, dès l’Introduction, c’est déjà ce qui le préoccupe, et le quatrième paragraphe du texte le donne à entendre, en annonçant la possibilité de lois générales de création : « Mainte erreur, gâtant les jugements qui se portent sur les œuvres humaines, est due à un oubli singulier de leur génération », écrit-il, avant d’ajouter : « Et bien que fort peu d’auteurs aient le courage de dire comment ils ont formé leur œuvre, je crois qu’il n’y en a pas beaucoup plus qui se soient risqués à le savoir. Une telle recherche commence par l’abandon pénible des notions de gloire et des épithètes laudatives ; elle ne supporte aucune idée de supériorité, aucune manie de grandeur. Elle conduit à découvrir la relativité sous l’apparente perfection. Elle est nécessaire pour ne pas croire que les esprits sont aussi profondément différents que leurs produits les font paraître192. » L’Introduction est donc une théorie de l’invention, une poétique générale où se dessine tout l’universel d’une fabrication.
Le paradoxe de ce texte, pourtant, est que, tout en définissant une théorie très carrée, il s’affiche comme Introduction. En ces années-là, Valéry multiplie volontiers les projets aux titres comparables : Préface à un livre futur, Prolégomènes à une analyse nouvelle. C’est un geste de recul à l’égard de son propre travail, une manière de s’engager sans vouloir affirmer qu’il commence, de signifier qu’il s’avance sur des terres inconnues de lui, mais qu’il s’y risque pourtant avec audace. Maurice Blanchot aura raison de le dire : « Jamais l’enthousiasme et l’espèce de superbe qui conduisirent Valéry à écrire l’Introduction à la Méthode ne se sont retrouvés dans son œuvre » ; « Cet enthousiasme pour un individu dont la supériorité est d’ôter toute valeur à l’enthousiasme, ce naïf orgueil en faveur d’un artiste qu’il met au-dessus de tous les autres parce que la naïveté lui est étrangère, désignent l’heure de l’excès et du vertige, heure faible et audacieuse qui ne se renouvellera plus193. »
Mais un autre paradoxe est que, dans ces pages qui, à aucun moment, ne font allusion à la littérature dont Valéry s’est éloigné – et si Léonard alors le séduit, c’est aussi qu’il n’est pas écrivain –, dans ces pages écrites par un jeune homme de vingt-trois ans, se découvre la plus belle prose déjà de toute son œuvre. Or ce qui souvent traverse la prose de cette Introduction, qui va se transformer très vite pour passer à l’épure tout abstraite de La Soirée avec Monsieur Teste, c’est la sensualité du monde que l’écriture épouse superbement : « Des précipitations ou des lenteurs simulées par les chutes des terres et des pierres, des courbures massives aux draperies multipliées ; des fumées poussant sur les toits aux arborescences lointaines, aux hêtres gazeux des horizons ; des poissons aux oiseaux ; des étincelles solaires de la mer aux mille minces miroirs des feuilles de bouleau ; des écailles aux éclats marchant sur les golfes ; des oreilles et des boucles aux tourbillons figés des coquilles, il va194. » Tout un monde caressé se déploie, et il ne faut pas en douter : ici encore, la leçon des Illuminations de Rimbaud certainement a compté.
L’Introduction, qui se veut un discours théorique – et, selon la leçon d’Edgar Poe, un discours propre à persuader – est également une œuvre d’art ; pour cette étude, Valéry qui se méfie de la prose et de la facilité qu’elle offre d’écrire à la suite, a orchestré une savante composition, et c’est peut-être ici son texte en prose le plus construit, d’abord en une suite de paragraphes rigoureusement découpés et qui sont comme des équivalents de la strophe ; ensuite, selon une structure d’ensemble qu’il convient de préciser un peu tant elle éclaire le sens de ces pages finalement difficiles195.
I. Prélude : « Il reste d’un homme… » (voir p. 119).
II. Première partie constituée de deux ensembles :
A. Un premier ensemble : « Mainte erreur… » (voir p. 122), définit le drame de l’esprit.
B. Un second ensemble : « Ce tableau… » (voir p. 127), ouvre à l’observation du monde, selon une opposition du dedans au dehors très nettement affirmée, puisque la première phrase de ce second ensemble précise : « Ce tableau, drames, remous, lucidité, s’oppose de lui-même à d’autres remous et à d’autres scènes qui tirent de nous les noms de “Nature” ou de “Monde”… » Après quoi la dernière phrase annonce la seconde partie : « Reste à conjecturer l’histoire de cette graduation de la complexité » (voir p. 132).
III. Seconde partie qui se décompose elle-même en deux ensembles :
C. Un premier ensemble analyse la combinaison régulière du monde : « Le monde est irrégulièrement semé de dispositions régulières » (voir p. 133).
D. Un second ensemble offre une théorie de la construction : « Celui que n’a jamais saisi… » (voir p. 139). Cet ensemble D revient au dedans de l’esprit après que C a été consacré au dehors du monde, et produit ainsi un effet de chiasme avec la première partie dont l’ensemble B touchait au dehors après A qui était consacré au dedans.
Ce second ensemble lui-même se décompose en trois développements :
IV. Finale : « Les artistes… » (voir p. 150).
Dès la fin du prélude où l’auteur annonçait : « Je me propose d’imaginer un homme », Léonard disparaît cependant, pour ne réapparaître qu’un peu plus loin, afin d’exemplifier celui qui peint : « L’homme universel peut maintenant s’imaginer. Un Léonard de Vinci peut exister dans nos esprits, sans les trop éblouir, au titre d’une notion196. » De telle sorte qu’au début du mois de février 95, lorsque Valéry montre son manuscrit à Marcel Drouin, le futur beau-frère de Gide qui, rue d’Ulm, prépare l’agrégation de philosophie, son ami, au bout de quelques pages, peut lui faire remarquer qu’il ne parle pas de Vinci. Et Valéry, du ton goguenard qui atteste chez lui toute la distance qu’il prend devant son œuvre, d’écrire à Gide le 4 février : « Je ne le savais que trop. Mais que dire de cet être ? » L’article, néanmoins, est bientôt achevé, et le premier lecteur, Marcel Schwob dont l’amitié, l’érudition, et les encouragements ont été si profitables à Valéry pour l’écriture de ces pages qu’il décide de les lui dédier, Marcel Schwob se montre enthousiaste : « Mon cher ami – c’est simplement admirable – je n’ai jamais rien lu de pareil – je suis transporté197. »
Mme Adam l’est beaucoup moins. Elle s’apprête à partir quelques jours pour le Portugal, et Valéry, dès qu’il l’apprend, s’empresse de lui porter lui-même son article. Deux semaines plus tard, sans nouvelles, il est informé par un collaborateur de La Nouvelle Revue qu’il rencontre chez Mallarmé que son Léonard est refusé – ce que Mme Adam ne lui a pas écrit, faute d’avoir retrouvé son adresse. Blessé par ce refus, mais agacé aussi par cette désinvolture, il reprend son manuscrit et fait parvenir à la directrice un billet où il ne se prive pas d’une petite rosserie puisqu’il écrit au sujet de son article : « Je vous remercie de me l’avoir rendu et je le regarde non sans intérêt, car il eut à la fois l’honneur d’être fait sur commande et le malheur de n’être pas fait sur mesure198. » Puis il s’attache à proposer son manuscrit à d’autres revues quand Juliette Adam, revenue à de meilleurs sentiments, lui demande simplement de refaire les trois premières pages afin de mieux « amorcer » le lecteur. Valéry remanie-t-il alors le début de son texte, et en particulier décale-t-il ce qui devait être d’abord l’incipit : « Je me propose d’imaginer un homme… » ? Peut-être. Faute en tout cas de voir son texte accepté ailleurs, il se résout à le laisser à La Nouvelle Revue, mais, à un moment où il demeure plein d’hésitations sur une possible carrière littéraire, l’aventure va rester comme une sorte de blessure.
L’Introduction ne paraît finalement que dans le numéro du 15 août 1895, et lorsque les tirés à part lui parviennent à Montpellier où il est descendu accomplir une période militaire, la joie de voir enfin son étude publiée est ternie par une erreur de La Nouvelle Revue : alors que son amitié pour Marcel Schwob s’est beaucoup resserrée ces derniers temps et que la dédicace lui tenait à cœur, on a omis de la faire figurer. Pour le reste, on sait peu de chose de l’accueil qui fut fait à l’Introduction, dont on n’aura garde d’oublier qu’il ne s’agit que d’un simple article écrit par un jeune homme dont la réputation n’excède pas les plus étroits cercles poétiques. Mais Valéry fréquente régulièrement le Mercure de France, et il n’y a donc pas de surprise à voir, en octobre, dans la rubrique des « Journaux et revues », un petit compte rendu où le poète Edmond Pilon se contente de noter que « M. Valéry a parlé de la méthode du Vinci avec la lucidité d’une intelligence profonde ». Puis, dans le numéro du mois suivant, la Critique de la peinture que Camille Mauclair a fait paraître dans La Nouvelle Revue donne l’occasion au même Pilon d’évoquer de nouveau le Léonard, étude où s’unissent selon lui « la profondeur métaphysique d’un Wronski et la précision d’un Hegel au concept architectural d’un Flaubert ». Étranges rapprochements. Valéry a beau avoir lu Wronski, la référence ici n’a guère de sens ; quant à Hegel, il ignore tout de son Esthétique. A-t-il envoyé son étude à Henri Poincaré qui se trouve cité dans ses pages ? Peut-être, mais aucune réponse ne l’atteste. En revanche, Ravaisson-Mollien, après de banals compliments d’usage, accuse réception de l’article avec une pointe d’amertume qui montre combien il a peu compris l’entreprise singulière du jeune homme : « Je regrette que vous n’ayez pas dit ce que sont les matériaux de mes volumes en quelques mots, et invité vos lecteurs à les étudier directement199. »
Quant aux plus proches amis, leurs remerciements sont de simples mots, justement, d’amitié, et Valéry dut surtout se montrer touché de la lettre de Mallarmé avec qui, depuis près d’un an, les liens d’affection se sont resserrés ; dans cette lettre que, depuis sa maison de Valvins, près de Fontainebleau, le poète d’Hérodiade lui a écrite dès le 6 septembre, il a dû lire avec plaisir le mot de symphonie, hommage à cette composition musicale qu’il a tant recherchée qu’on lit sur un feuillet « Vinci Symfonie »200 : « L’article a donc paru et j’ai été enchanté, pas surpris, de sa lecture, devinée, avec tout le subtil relief ; mainte fois, au cours de conversations par vous pensées haut – cher Valéry. Cela me frappe à quel point vous avez espacé et groupé d’un doigté presque invisible la symphonie actuelle si compréhensive et aiguë de votre esprit neuf ; et, vraiment, ce n’est pas déplacé que la figure du Vinci en accepte le tribut. » Puis, Schwob, encore, une nouvelle fois félicite son ami qui, le 1er novembre, lui redit sa dette : « Si j’ai eu la chance d’écrire quelque chose qui vous a plu, c’est à vous que je le dois absolument. Vous êtes la seule personne qui m’ait sincèrement et lucidement encouragé201. » Entre les deux hommes, une brouille surviendra au moment de l’affaire Dreyfus, mais, quand l’étude sera rééditée en 1919, Valéry se fera un devoir de rétablir la dédicace : témoignage d’amitié d’autant plus émouvant que Schwob alors sera mort depuis près de quinze ans.