Il reste d’un homme ce que donnent à songer son nom et les œuvres qui font de ce nom un signe d’admiration, de haine ou d’indifférence. Nous pensons qu’il a pensé, et nous pouvons retrouver entre ses œuvres cette pensée qui lui vient de nous : nous pouvons refaire cette pensée à l’image de la nôtre. Aisément, nous nous représentons un homme ordinaire : de simples souvenirs en ressuscitent les mobiles et les réactions élémentaires. Parmi les actes différents qui constituent l’extérieur de son existence, nous trouvons la même suite qu’entre les nôtres ; nous en sommes le lien aussi bien que lui, et le cercle d’activité que son être suggère ne déborde pas de celui qui nous appartient. Si nous faisons que cet individu excelle en quelque point, nous en aurons plus de mal à nous figurer les travaux et les chemins de son esprit. Pour ne pas nous borner à l’admirer confusément, nous serons contraints d’étendre dans un sens notre imagination de la propriété qui domine en lui, et dont nous ne possédons, sans doute, que le germe. Mais si toutes les facultés de l’esprit choisi sont largement développées à la fois, ou si les restes de son action paraissent considérables dans tous les genres, la figure en devient de plus en plus difficile à saisir dans son unité et tend à échapper à notre effort. D’une extrémité de cette étendue mentale à une autre, il y a de telles distances que nous n’avons jamais parcourues202. La continuité de cet ensemble manque à notre connaissance, comme s’y dérobent ces informes haillons d’espace qui séparent des objets connus, et traînent au hasard des intervalles, comme se perdent à chaque instant des myriades de faits, hors du petit nombre de ceux que le langage éveille. Il faut pourtant s’attarder, s’y faire, surmonter la peine qu’impose à notre imagination cette réunion d’éléments hétérogènes par rapport à elle203. Toute intelligence, ici, se confond avec l’invention d’un ordre unique, d’un seul moteur et désire animer d’une sorte de semblable le système qu’elle s’impose. Elle s’applique à former une image décisive. Avec une violence qui dépend de son ampleur et de sa lucidité, elle finit par reconquérir sa propre unité. Comme par l’opération d’un mécanisme, une hypothèse se déclare, et se montre l’individu qui a tout fait, la vision centrale où tout a dû se passer, le cerveau monstrueux ou l’étrange animal qui a tissé des milliers de purs liens entre tant de formes, et de qui ces constructions énigmatiques et diverses furent les travaux, l’instinct faisant sa demeure. La production de cette hypothèse est un phénomène qui comporte des variations, mais point de hasard. Elle vaut ce que vaudra l’analyse logique dont elle devra être l’objet. Elle est le fond de la méthode qui va nous occuper et nous servir.

Je me propose d’imaginer un homme204 de qui auraient paru des actions tellement distinctes que si je viens à leur supposer une pensée, il n’y en aura pas de plus étendue. Et je veux qu’il ait un sentiment de la différence des choses infiniment vif, dont les aventures pourraient bien se nommer analyse. Je vois que tout l’oriente : c’est à l’univers qu’il songe toujours, et à la rigueur*2. Il est fait pour n’oublier rien de ce qui entre dans la confusion de ce qui est : nul arbuste. Il descend dans la profondeur de ce qui est à tout le monde, s’y éloigne et se regarde. Il atteint aux habitudes et aux structures naturelles, il les travaille de partout, et il lui arrive d’être le seul qui construise, énumère, émeuve. Il laisse debout des églises, des forteresses ; il accomplit des ornements pleins de douceur et de grandeur, mille engins, et les figurations rigoureuses de mainte recherche. Il abandonne les débris d’on ne sait quels grands jeux205. Dans ces passe-temps, qui se mêlent de sa science, laquelle ne se distingue pas d’une passion, il a le charme de sembler toujours penser à autre chose206… Je le suivrai se mouvant dans l’unité brute et l’épaisseur du monde, où il se fera la nature si familière qu’il l’imitera pour y toucher, et finira dans la difficulté de concevoir un objet qu’elle ne contienne pas.

Un nom manque à cette créature de pensée, pour contenir l’expansion de termes trop éloignés d’ordinaire et qui se déroberaient. Aucun ne me paraît plus convenir que celui de Léonard de Vinci. Celui qui se représente un arbre est forcé de se représenter un ciel ou un fond pour l’y voir se tenir. Il y a là une sorte de logique presque sensible et presque inconnue. Le personnage que je désigne se réduit à une déduction de ce genre. Presque rien de ce que j’en saurai dire ne devra s’entendre de l’homme qui a illustré ce nom : je ne poursuis pas une coïncidence que je juge impossible à même définir. J’essaye de donner une vue sur le détail d’une vie intellectuelle, une suggestion des méthodes que toute trouvaille implique, une, choisie parmi la multitude de celles imaginables, modèle qu’on devine grossier, mais de toute façon préférable aux suites d’anecdotes douteuses, aux commentaires des catalogues de collections, aux dates. Une telle érudition ne ferait que fausser l’intention tout hypothétique de cet essai. Elle ne m’est pas inconnue, mais j’ai à n’en pas parler surtout, pour ne pas donner à confondre une conjecture relative à des termes fort généraux, avec les débris extérieurs d’une personnalité si bien évanouie qu’ils nous offrent la certitude de son existence pensante, autant que celle de ne jamais la mieux connaître.

 

Mainte erreur, gâtant les jugements qui se portent sur les œuvres humaines, est due à un oubli singulier de leur génération. On ne se souvient pas souvent qu’elles n’ont pas toujours été. Il en est provenu une sorte de coquetterie réciproque qui fait généralement taire – jusqu’à les trop bien cacher – les origines d’un ouvrage. Nous les craignons humbles ; nous allons jusqu’à redouter qu’elles soient naturelles. Et, bien que fort peu d’auteurs aient le courage de dire comment ils ont formé leur œuvre, je crois qu’il n’y en a pas beaucoup plus qui se soient risqués à le savoir. Une telle recherche commence par l’abandon pénible des notions de gloire et des épithètes laudatives ; elle ne supporte aucune idée de supériorité, aucune manie de grandeur. Elle conduit à découvrir la relativité sous l’apparente perfection. Elle est nécessaire pour ne pas croire que les esprits sont aussi profondément différents que leurs produits les font paraître. Certains travaux des sciences, par exemple, et ceux des mathématiques en particulier, présentent une telle limpidité de leur armature qu’on les dirait l’œuvre de personne207. Ils ont quelque chose d’inhumain. Cette disposition n’a pas été inefficace. Elle a fait supposer une distance si grande entre certaines études, comme les sciences et les arts, que les esprits originaires en ont été tout séparés dans l’opinion et juste autant que les résultats de leurs travaux semblaient l’être. Ceux-ci, pourtant, ne diffèrent qu’après les variations d’un fond commun, par ce qu’ils en conservent et ce qu’ils en négligent, en formant leurs langages et leurs symboles. Il faut donc avoir quelque défiance à l’égard des livres et des expositions trop pures. Ce qui est fixé nous abuse, et ce qui est fait pour être regardé change d’allure, s’ennoblit. C’est mouvantes, irrésolues, encore à la merci d’un moment, que les opérations de l’esprit vont pouvoir nous servir, avant qu’on les ait appelées divertissement ou loi, théorème ou chose d’art, et qu’elles se soient éloignées, en s’achevant, de leur ressemblance.

Intérieurement, il y a un drame. Drame, aventures, agitations, tous les mots de cette espèce peuvent s’employer, pourvu qu’ils soient plusieurs et se corrigent l’un par l’autre. Ce drame se perd le plus souvent, tout comme les pièces de Ménandre208. Cependant, nous gardons les manuscrits de Léonard et le sublime cahier de Pascal. Ces lambeaux nous forcent à les interroger. Ils nous font deviner par quels sursauts de pensée, par quelles bizarres introductions des événements et des sensations continuelles, après quelles immenses minutes de langueur se sont montrées à des hommes les ombres de leurs œuvres futures, les fantômes qui précèdent. Sans recourir à de si grands exemples qu’ils emportent le danger des erreurs de l’exception, il suffit d’observer quelqu’un qui se croit seul et s’abandonne, qui recule devant une idée, qui la saisit, qui nie, sourit à rien ou se contracte, et mime l’étrange situation de sa propre diversité. Les fous s’y livrent devant tout le monde.

Voilà des exemples qui lient immédiatement des déplacements physiques, finis, mesurables à la comédie personnelle dont je parlais. Les acteurs d’ici sont des images mentales et il est aisé de comprendre que, si l’on fait s’évanouir la particularité de ces images pour ne lire que leur succession, leur fréquence, leur périodicité, leur facilité diverse d’association, leur durée enfin, on est vite tenté de leur trouver des analogies dans le monde dit matériel, d’en rapprocher les analyses scientifiques, de leur supposer un milieu, une continuité, des propriétés de déplacement, des vitesses et, de suite, des masses, de l’énergie. On s’avise alors qu’une foule de ces systèmes sont possibles, que l’un d’eux en particulier ne vaut pas plus qu’un autre, et que leur usage, précieux, car il éclaircit toujours quelque chose, doit être à chaque instant surveillé et restitué à son rôle purement verbal. Car l’analogie n’est précisément que la faculté de varier les images, de les combiner, de faire coexister la partie de l’une avec la partie de l’autre et d’apercevoir, volontairement ou non, la liaison de leurs structures. Et cela rend indescriptible l’esprit, qui est leur lieu. Les paroles y perdent leur vertu. Là, elles se forment, elles jaillissent devant ses yeux209 : c’est lui qui nous décrit les mots.

L’homme emporte ainsi des visions, dont la puissance fait la sienne. Il y rapporte son histoire. Elles en sont le lieu géométrique. De là tombent ces décisions qui étonnent, ces perspectives, ces divinations foudroyantes, ces justesses du jugement, ces illuminations, ces incompréhensibles inquiétudes, et des sottises. On se demande avec stupéfaction, dans certains cas extraordinaires, en invoquant des dieux abstraits, le génie, l’inspiration, mille autres, d’où viennent ces accidents. Une fois de plus on croit qu’il s’est créé quelque chose, car on adore le mystère et le merveilleux autant qu’on ignore les coulisses ; on traite la logique de miracle, mais l’inspiré était prêt depuis un an. Il était mûr. Il y avait pensé toujours – peut-être sans s’en douter – et où les autres étaient encore à ne pas voir, il avait regardé, combiné et ne faisait plus que lire dans son esprit. Le secret – celui de Léonard comme celui de Bonaparte, comme celui que possède une fois la plus humble intelligence – est et ne peut être que dans les relations qu’ils trouvèrent – qu’ils furent forcés de trouver – entre des choses dont nous échappe la loi de continuité. Il est certain qu’au moment décisif, ils n’avaient plus qu’à réduire des expressions simples. L’affaire suprême, celle que le monde regarde, n’était plus qu’une chose sûre – comme comparer deux longueurs.

Ce point de vue rend possible à apercevoir l’unité de méthode qui nous occupe. Dans ce milieu, elle est native, élémentaire. Elle en est la vie même et la définition. Et quand des penseurs aussi puissants que celui auquel je songe le long de ces lignes retirent de cette propriété ses ressources implicites, ils ont le droit d’écrire dans un moment plus conscient et plus clair : Facil cosa è farsi universale210 ! Il est aisé de se rendre universel ! Ils peuvent, une minute, admirer le prodigieux instrument qu’ils sont – quittes à nier instantanément un prodige.

Mais cette clarté finale ne s’éveille qu’après de longs errements, d’indispensables idolâtries. La conscience des opérations de la pensée, qui est la logique méconnue dont j’ai parlé, n’existe que rarement, même chez les plus forts esprits. Le nombre des conceptions, la puissance de les prolonger, l’abondance des trouvailles sont autres choses et se produisent en dehors du jugement que l’on porte sur leur nature. Cette opinion est cependant d’une importance aisée à représenter. Une fleur, une proposition, un bruit peuvent être imaginés presque simultanément ; on peut les faire se suivre d’aussi près qu’on le voudra ; l’un quelconque de ces objets de pensée peut aussi se changer, être déformé, perdre successivement sa physionomie initiale au gré de l’esprit qui le tient ; – mais la connaissance de ce pouvoir, seule, lui confère toute sa valeur. Seule, elle permet de critiquer ces formations, de les interpréter, de n’y trouver que ce qu’elles contiennent et de ne pas en étendre les états directement à ceux de la réalité. Avec elle commence l’analyse de toutes les phases intellectuelles, de tout ce qu’elle va pouvoir nommer folie, idole, trouvaille, – auparavant nuances, qui ne se distinguaient pas les unes des autres. Elles étaient des variations équivalentes d’une commune substance ; elles se comparaient, elles faisaient des flottaisons indéfinies et comme irresponsables, quelquefois pouvant se nommer, toutes du même système. La conscience des pensées que l’on a, en tant que ce sont des pensées, est de reconnaître cette sorte d’égalité ou d’homogénéité ; de sentir que toutes les combinaisons de la sorte sont légitimes, naturelles, et que la méthode consiste à les exciter, à les voir avec précision, à chercher ce qu’elles impliquent.

À un point de cette observation ou de cette double vie mentale, qui réduit la pensée ordinaire à être le rêve d’un dormeur éveillé, il apparaît que la série de ce rêve, la nue de combinaisons, de contrastes, de perceptions, qui se groupe autour d’une recherche ou qui file indéterminée, selon le plaisir, se développe avec une régularité perceptible, une continuité évidente de machine. L’idée surgit alors (ou le désir) de précipiter le cours de cette suite, d’en porter les termes à leur limite, à celle de leurs expressions imaginables, après laquelle tout sera changé211. Et si ce mode d’être conscient devient habituel, on en viendra, par exemple, à examiner d’emblée tous les résultats possibles d’un acte envisagé, tous les rapports d’un objet conçu, pour arriver de suite à s’en défaire, à la faculté de deviner toujours une chose plus intense ou plus exacte que la chose donnée, au pouvoir de se réveiller hors d’une pensée qui durait trop. Quelle qu’elle soit, une pensée qui se fixe prend les caractères d’une hypnose et devient, dans le langage logique, une idole ; dans le domaine de la construction poétique et de l’art, une infructueuse monotonie. Le sens dont je parle et qui mène l’esprit à se prévoir lui-même, à imaginer l’ensemble de ce qui allait s’imaginer dans le détail, et l’effet de la succession, ainsi résumée, est la condition de toute généralité. Lui, qui dans certains individus s’est présenté sous la forme d’une véritable passion et avec une énergie singulière, qui, dans les arts, permet toutes les avances et explique l’emploi de plus en plus fréquent de termes resserrés, de raccourcis et de contrastes violents, existe implicitement sous sa forme rationnelle au fond de toutes les conceptions mathématiques. C’est une opération très semblable à lui, qui, sous le nom de raisonnement par récurrence*3, donne à ces analyses leur extension, – et qui, depuis le type de l’addition jusqu’à la sommation infinitésimale, fait plus que d’épargner un nombre indéfini d’expériences inutiles : il s’élève à des êtres plus complexes, parce qu’il a instantanément épuisé de plus simples.

 

Ce tableau, drames, remous, lucidité, s’oppose de lui-même à d’autres remous et à d’autres scènes qui tirent de nous les noms de « Nature » ou de « Monde » et dont nous ne savons faire autre chose que nous en distinguer, pour aussitôt nous y remettre.

Les philosophes ont généralement abouti à impliquer notre existence dans cette notion, et elle dans la nôtre même ; mais ils ne vont guère au delà, car l’on sait qu’ils ont à faire de débattre ce qu’y virent leurs prédécesseurs, bien plus que d’y regarder en personne. Les savants et les artistes en ont diversement joui, et les uns ont fini par mesurer, puis construire ; et les autres par construire comme s’ils avaient mesuré. Tout ce qu’ils ont fait se replace de soi-même dans le milieu et y prend part, le continuant par de nouvelles formes données aux matériaux qui le constituent. Mais avant d’abstraire et de bâtir, on observe : la personnalité des sens, leur docilité différente, décide et trie parmi les qualités proposées en masse celles qui seront retenues et développées par l’individu. La constatation est d’abord subie, presque sans pensée, avec le sentiment de se laisser emplir et celui d’une circulation lente et comme heureuse : il arrive qu’on s’y intéresse et qu’on donne aux choses qui étaient fermées, irréductibles, d’autres valeurs ; on y ajoute, on se plaît davantage à des points particuliers, on se les exprime et il se produit comme la restitution d’une énergie que les sens auraient reçue ; bientôt elle déformera le site à son tour, y employant la pensée réfléchie d’une personne.

L’homme universel commence, lui aussi, par contempler simplement, et il revient toujours à s’imprégner de spectacles. Il retourne aux ivresses de l’instant212 particulier et à l’émotion que donne la moindre chose réelle, quand on les regarde tous deux, si bien clos par toutes leurs qualités et concentrant de toute manière tant d’effets.

 

La plupart des gens y voient par le cerveau plus souvent que par les yeux. Au lieu d’espaces colorés, ils prennent connaissance de concepts. Une forme cubique, blanchâtre, en hauteur, et trouée de reflets de vitres est immédiatement une maison, pour eux : la Maison ! Idée complexe, accord de qualités abstraites. S’ils se déplacent, le mouvement des files de fenêtres, la translation des surfaces qui défigure continûment leur sensation, leur échappe, – car le concept ne change pas. Ils perçoivent plutôt selon un lexique que d’après leur rétine, ils approchent si mal les objets, ils connaissent si vaguement les plaisirs et les souffrances d’y voir, qu’ils ont inventé les beaux sites. Ils ignorent le reste. Mais là, ils se régalent d’un concept qui fourmille de mots. (Une règle générale de cette faiblesse qui existe dans tous les domaines de la connaissance est précisément le choix de lieux évidents, le repos en des systèmes définis, qui facilitent, mettent à la portée213… ainsi l’œuvre d’art, qui est toujours plus ou moins didactique). Ces beaux sites eux-mêmes leur sont assez fermés. Et toutes les modulations que les petits pas, la lumière, l’appesantissement du regard ménagent, ne les atteignent pas. Ils ne font ni ne défont rien dans leurs sensations. Sachant horizontal le niveau des eaux tranquilles, ils méconnaissent que la mer est debout au fond de la vue ; si le bout d’un nez, un éclat d’épaule, deux doigts trempent au hasard dans un coup de lumière qui les isole, eux ne se font jamais à n’y voir qu’un bijou neuf, enrichissant leur vision. Ce bijou est un fragment d’une personne qui seule existe, leur est connue. Et de la sorte, comme ils rejettent à rien ce qui manque d’une appellation, le nombre de leurs impressions se trouve strictement fini d’avance*4 !

L’usage du don contraire conduit à de véritables analyses. On ne peut dire qu’il s’exerce dans la nature. Ce mot, qui paraît général et contenir toute possibilité d’expérience, est tout à fait particulier. Il évoque des images personnelles, déterminant la mémoire ou l’histoire d’un individu. Le plus souvent, il suscite la vision d’une éruption verte, vague et continue, d’un grand travail élémentaire s’opposant à l’humain, d’une quantité monotone qui va nous recouvrir, de quelque chose plus forte que nous, s’enchevêtrant, se déchirant, dormant, brodant encore, et à qui, personnifiée, les poètes accordèrent de la cruauté, de la bonté et plusieurs autres intentions. Il faut donc placer celui qui regarde et peut bien voir dans un coin quelconque de ce qui est.

L’observateur est pris dans une sphère qui ne se brise jamais, où il y a des différences qui seront les mouvements et les objets, et dont la surface se conserve close malgré que toutes les portions s’en renouvellent et s’y déplacent. L’observateur n’est d’abord que la condition de cet espace fini : à chaque instant, il est cet espace fini. Nul souvenir, aucun pouvoir ne le trouble tant qu’il s’égale à ce qu’il regarde. Et pour peu que je puisse le concevoir durant ainsi, je concevrai que ses impressions diffèrent le moins du monde de celles qu’il recevrait dans un rêve. Il arrive à sentir du bien, du mal, du calme lui venant*5 de ces formes toutes quelconques, où son propre corps se compte. Et voici lentement les unes qui commencent de se faire oublier, et de ne plus être vues qu’à peine, tandis que d’autres parviennent à se faire apercevoir – là où elles avaient toujours été. Une très intime confusion des changements qu’entraînent dans la vision sa durée, et la lassitude, avec ceux dus aux mouvements ordinaires, doit se noter. Certains endroits sur l’étendue de cette vision s’exagèrent, comme un membre malade semble plus gros et encombre l’idée qu’on a de son corps, par l’importance que lui donne la douleur. Ces points forts paraîtront plus faciles à retenir, plus doux à être vus. C’est de là que le spectateur s’élève à la rêverie, et désormais il va pouvoir étendre à des objets de plus en plus nombreux des caractères particuliers provenant des premiers et des mieux connus. Il perfectionne l’espace donné en se souvenant d’un précédent. Puis, à son gré, il arrange et défait ses impressions successives. Il peut apprécier d’étranges combinaisons : il regarde comme un être total et solide un groupe de fleurs ou d’hommes, une main, une joue qu’il isole, une tache de clarté sur un mur, une rencontre d’animaux mêlés par hasard. Il se met à vouloir se figurer des ensembles invisibles dont les parties lui sont données. Il devine les nappes qu’un oiseau dans son vol engendre, la courbe sur laquelle glisse une pierre lancée, les surfaces qui définissent nos gestes, et les déchirures extraordinaires, les arabesques fluides, les chambres informes, créées dans un réseau pénétrant tout, par la rayure grinçante du tremblement des insectes, le roulis des arbres, les roues, le sourire humain, la marée. Parfois, les traces de ce qu’il a imaginé se laissent voir sur les sables, sur les eaux ; parfois sa rétine elle-même peut comparer, dans le temps, à quelque objet la forme de son déplacement.

Des formes nées du mouvement, il y a un passage vers les mouvements que deviennent les formes, à l’aide d’une simple variation de la durée. Si la goutte de pluie paraît comme une ligne, mille vibrations comme un son continu, les accidents de ce papier comme un plan poli et que la durée de l’impression s’y emploie seule, une forme stable peut se remplacer par une rapidité convenable dans le transfert périodique d’une chose (ou élément) bien choisie. Les géomètres pourront introduire le temps, la vitesse dans l’étude des formes, comme ils pourront les écarter de celle des mouvements ; et les langages feront qu’une jetée s’allonge, qu’une montagne s’élève, qu’une statue se dresse. Et le vertige de l’analogie, la logique de la continuité transporte ces actions à la limite de leur tendance, à l’impossibilité d’un arrêt. Tout se meut de degré en degré, imaginairement. Dans cette chambre, et parce que je laisse cette pensée durer seule, les objets agissent comme la flamme de la lampe : le fauteuil se consume sur place, la table se décrit si vite qu’elle en est immobile, les rideaux coulent sans fin, continûment. Voici une complexité infinie ; pour se ressaisir à travers la motion des corps, la circulation des contours, la mêlée des nœuds, les routes, les chutes, les tourbillons, l’écheveau des vitesses, il faut recourir à notre grand pouvoir d’oubli ordonné – et, sans détruire la notion acquise, on installe une conception abstraite : celle des ordres de quantité.

Telle, dans l’agrandissement de « ce qui est donné », expire l’ivresse de ces choses particulières – desquelles il n’y a pas de science. En les regardant longuement, si l’on y pense, elles se changent ; et si l’on n’y pense pas, on se prend dans une torpeur qui tient et consiste comme un rêve tranquille, où l’on fixe hypnotiquement l’angle d’un meuble, l’ombre d’une feuille, pour s’éveiller dès qu’on les voit. Certains hommes ressentent, avec une délicatesse spéciale, la volupté de l’individualité des objets. Ils préfèrent avec délices, dans une chose, cette qualité d’être unique – qu’elles ont toutes. Curiosité qui trouve son expression ultime dans la fiction et les arts du théâtre et qu’on a nommée, à cette extrémité, la faculté d’identification*6. Rien n’est plus délibérément absurde à la description que cette témérité d’une personne se déclarant qu’elle est un objet déterminé et qu’elle en ressent les impressions – cet objet fût-il matériel*7 ! Rien n’est plus puissant dans la vie imaginative. L’objet choisi devient comme le centre de cette vie, un centre d’associations de plus en plus nombreuses, suivant que cet objet est plus ou moins complexe. Au fond, cette faculté ne peut être qu’un moyen d’exciter la vitalité imaginative, de transformer une énergie potentielle en actuelle, jusqu’au point où elle devient une caractéristique pathologique, et domine affreusement la stupidité croissante d’une intelligence qui s’en va.

Depuis le regard pur sur les choses jusqu’à ces états, l’esprit n’a fait qu’agrandir ses fonctions, créer des êtres selon les problèmes que toute sensation lui pose et qu’il résout plus ou moins aisément, suivant qu’il lui est demandé une plus ou moins forte production de tels êtres. On voit que nous touchons ici à la pratique même de la pensée. Penser consiste, presque tout le temps que nous y donnons, à errer parmi des motifs dont nous savons, avant tout, que nous les connaissons plus ou moins bien. Les choses pourraient donc se classer d’après la facilité ou la difficulté qu’elles offrent à notre compréhension, d’après le degré de familiarité que nous avons avec elles, et selon les résistances diverses que nous opposent leurs conditions ou leurs parties pour être imaginées ensemble. Reste à conjecturer l’histoire de cette graduation de la complexité.

 

Le monde est irrégulièrement semé de dispositions régulières. Les cristaux en sont ; les fleurs, les feuilles ; maints ornements de stries, de taches sur les fourrures, les ailes, les coquilles des animaux ; les traces du vent sur les sables et les eaux, etc. Parfois, ces effets dépendent d’une sorte de perspective et de groupements inconstants. L’éloignement les produit ou les altère. Le temps les montre ou les voile. Ainsi le nombre des décès, des naissances, des crimes et des accidents présente une régularité dans sa variation, qui s’accuse d’autant plus qu’on le recherche dans plus d’années. Les événements les plus surprenants et les plus asymétriques par rapport au cours des instants voisins, rentrent dans un semblant d’ordre par rapport à de plus vastes périodes. On peut ajouter à ces exemples, celui des instincts, des habitudes et des mœurs, et jusqu’aux apparences de périodicité qui ont fait naître tant de systèmes de philosophie historique – et empirique.

La connaissance des combinaisons régulières appartient aux sciences diverses, et, lorsqu’il n’a pas pu s’en constituer, au calcul des probabilités. Notre dessein n’a besoin que de cette remarque faite dès que nous avons commencé d’en parler : les combinaisons régulières, soit du temps, soit de l’espace, sont irrégulièrement distribuées dans le champ de notre investigation. Mentalement, elles paraissent s’opposer à une quantité de choses informes.

Je pense qu’elles pourraient se qualifier les « premiers guides de l’esprit humain », si une telle proposition n’était immédiatement convertible. De toute façon, elles représentent la continuité. Une pensée comporte un changement ou un transfert (d’attention, par exemple), entre des éléments supposés fixes par rapport à elle et qu’elle choisit dans la mémoire ou dans la perception actuelle. Si ces éléments sont parfaitement semblables, ou si leur différence se réduit à une simple distance, au fait élémentaire de ne pas se confondre, le travail à exercer se réduit à cette notion purement différentielle. Ainsi, une ligne droite sera la plus facile à concevoir de toutes les lignes, parce qu’il n’y a pas d’effort plus petit pour la pensée que celui à exercer en passant de l’un de ses points à un autre, chacun d’eux étant semblablement placé par rapport à tous les autres. En d’autres termes, toutes ses portions sont tellement homogènes, si courtes qu’on les conçoive, qu’elles se réduisent toutes à une seule, toujours la même : et c’est pourquoi l’on réduit toujours les dimensions des figures à des longueurs droites. À un degré plus élevé de complexité, c’est à la périodicité qu’on demande de représenter les propriétés continues, car cette périodicité, qu’elle ait lieu dans le temps ou dans l’espace, n’est autre que la division d’un objet de pensée, en fragments tels qu’ils puissent se remplacer l’un par l’autre, à de certaines conditions définies, – ou la multiplication de cet objet sous les mêmes conditions. Ce que l’on appelle symétrie est également un synonyme de continuité.

Pourquoi, de tout ce qui existe, une partie seulement peut-elle se réduire ainsi ? Il y a un instant où la figure devient si complexe, où l’événement paraît si neuf qu’il faut renoncer à les saisir d’ensemble, à poursuivre leur traduction en valeurs continues. À quel point les Euclides se sont-ils arrêtés dans l’intelligence des formes ? À quel degré de l’interruption de la continuité figurée se sont-ils heurtés*8 ? C’est un point final d’une recherche où l’on ne peut s’empêcher d’être tenté par les doctrines de l’évolution. On ne veut pas s’avouer que cette borne peut être définitive.

Le sûr est que toutes les spéculations ont pour fondement et pour but l’extension de la continuité à l’aide de métaphores, d’abstractions et de langages. Les arts en font un usage dont nous parlerons bientôt.

Nous arrivons à nous représenter le monde comme se laissant réduire, çà et là, en éléments continus. Tantôt nos sens y suffisent, d’autres fois les plus ingénieuses méthodes s’y emploient, mais il reste des vides. Les tentatives demeurent lacunaires. C’est ici le royaume de notre héros. Il a un sens extraordinaire de la symétrie qui lui fait problème de tout. À toute fissure de compréhension s’introduit la production de son esprit. On voit de quelle commodité il peut être. Il est comme une hypothèse physique. Il faudrait l’inventer, mais il existe*9 ; l’homme universel peut maintenant s’imaginer. Un Léonard de Vinci peut exister dans nos esprits, sans les trop éblouir, au titre d’une notion : une rêverie de son pouvoir peut ne pas se perdre trop vite dans la brume de mots et d’épithètes considérables, propices à l’inconsistance de la pensée. Croirait-on que lui-même se fût satisfait de tels mirages ?

Il garde, cet esprit symbolique, maintenant la plus vaste collection de formes, un trésor toujours clair des attitudes de la nature, une puissance toujours imminente et qui grandit selon l’extension de son domaine. Une foule d’êtres, une foule de souvenirs possibles, la force de reconnaître dans l’étendue du monde un nombre extraordinaire de choses distinctes, et de les arranger de mille manières, le constituent. Il est le maître des visages, des anatomies, des machines. Il sait de quoi se fait un sourire ; il peut le mettre sur la face d’une maison, aux plis d’un jardin ; il échevèle et frise les filaments des eaux, les langues des feux. En bouquets formidables, si sa main figure les péripéties des attaques qu’il combine, se décrivent les trajectoires de milliers de boulets écrasant les ravelins de cités et de places, à peine construites par lui dans tous leurs détails, et fortifiées. Comme si les variations des choses lui paraissaient dans le calme trop lentes, il adore les batailles, les tempêtes, le déluge. Il s’est élevé à les voir dans leur ensemble mécanique, et à les sentir dans l’indépendance apparente ou la vie de leurs fragments, dans une poignée de sable envolée éperdue, dans l’idée égarée de chaque combattant où se tord une passion et une douleur intime*10. Il est dans le petit corps « timide et brusque214 » des enfants, il connaît les restrictions du geste des vieillards et des femmes, la simplicité du cadavre. Il a le secret de composer des êtres fantastiques dont l’existence devient probable, où le raisonnement qui accorde leurs parties est si rigoureux qu’il suggère la vie et le naturel de l’ensemble. Il fait un Christ, un ange, un monstre en prenant ce qui est connu, ce qui est partout, dans un ordre nouveau, en profitant de l’illusion et de l’abstraction de la peinture, laquelle ne produit qu’une seule qualité des choses, et les évoque toutes.

Des précipitations ou des lenteurs simulées par les chutes des terres et des pierres, des courbures massives aux draperies multipliées ; des fumées poussant sur les toits aux arborescences lointaines, aux hêtres gazeux des horizons ; des poissons aux oiseaux ; des étincelles solaires de la mer aux mille minces miroirs des feuilles de bouleau ; des écailles aux éclats marchant sur les golfes ; des oreilles et des boucles aux tourbillons figés des coquilles, il va. Il passe de la coquille à l’enroulement de la tumeur des ondes, de la peau des minces étangs à des veines qui la tiédiraient, à des mouvements élémentaires de reptation, aux couleuvres fluides. Il vivifie. L’eau, autour du nageur*11, il la colle en écharpes, en langes moulant les efforts des muscles. L’air, il le fixe dans le sillage des alouettes en effilochures d’ombre, en fuites mousseuses de bulles que ces routes aériennes et leur fine respiration doivent défaire et laisser à travers les feuillets bleuâtres de l’espace, l’épaisseur du cristal vague de l’espace.

Il reconstruit tous les édifices ; tous les modes de s’ajouter des matériaux les plus différents le tentent. Il jouit des choses distribuées dans les dimensions de l’espace ; des voussures, des charpentes, des dômes tendus ; des galeries et des loges alignées ; des masses que retient en l’air leur poids dans des arcs ; des ricochets des ponts ; des profondeurs de la verdure des arbres s’éloignant dans une atmosphère où elle boit ; de la structure des vols migrateurs dont les triangles aigus vers le sud montrent une combinaison rudimentaire d’êtres vivants.

Il se joue, il s’enhardit, il traduit dans cet universel langage tous ses sentiments avec clarté. L’abondance de ses ressources métaphoriques le permet. Son goût de n’en pas finir avec ce que contient le plus léger fragment, le moindre éclat du monde lui renouvelle sa force et la cohésion de son être. Sa joie finit en décorations de fêtes, en inventions charmantes, et quand il rêvera de construire un homme volant, il le verra s’élever pour chercher de la neige à la cime des monts et revenir en épandre sur les pavés de la ville tout vibrants de chaleur, l’été. Son émotion s’élude en le délice de visages purs que fripe une moue d’ombre, en le geste d’un dieu qui se tait. Sa haine connaît toutes les armes, toutes les ruses de l’ingénieur, toutes les subtilités du stratège. Il établit des engins de guerre formidables, qu’il protège par les bastions, les caponnières215, les saillants, les fossés garnis d’écluses pour déformer subitement l’aspect d’un siège ; et je me souviens, en y goûtant la belle défiance italienne du XVIe siècle, qu’il a bâti des donjons où quatre volées d’escalier, indépendantes autour du même axe, séparaient les mercenaires de leurs chefs, les troupes de soldats à gages les unes des autres.

Il adore ce corps de l’homme et de la femme qui se mesure à tout. Il en sent la hauteur, et qu’une rose peut venir jusqu’à la lèvre ; et qu’un grand platane le surpasse vingt fois, d’un jet d’où le feuillage redescend jusqu’à ses boucles ; et qu’il emplit de sa forme rayonnante une salle possible, une concavité de voûte qui s’en déduit, une place naturelle qui compte ses pas. Il guette la chute légère du pied qui se pose, le squelette silencieux dans les chairs, les coïncidences de la marche, tout le jeu superficiel de chaleur et fraîcheur frôlant les nudités, blancheur diffuse ou bronze, fondues sur un mécanisme. Et la face, cette chose éclairante, éclairée, la plus particulière des choses visibles, la plus magnétique, la plus difficile à regarder sans y vouloir lire, le possède. Dans la mémoire de chacun, demeurent quelques centaines de visages avec leurs variations, vaguement. Dans la sienne, ils étaient ordonnés et elles se suivaient d’une physionomie à l’autre ; d’une ironie à l’autre, d’une sagesse à une moindre, d’une bonté à une divinité, – par symétrie. Autour des yeux, points fixes dont l’éclat se change, il fait jouer et se tirer jusqu’à tout dire, le masque où se confondent une architecture complexe et des moteurs distincts sous l’uniforme peau.

Dans la multitude des esprits, celui-ci paraît comme une de ces combinaisons régulières dont nous avons parlé : il ne semble pas, comme la plupart des autres, devoir se lier, pour être compris, à une nation, à une tradition, à un groupe exerçant le même art. Le nombre et la communication de ses actes en font un objet symétrique, ou qui se rend tel incessamment.

Il est fait pour désespérer l’homme moderne qui est détourné depuis le commencement, dans une spécialité où l’on croit qu’il doit devenir supérieur parce qu’il y est enfermé : on invoque la variété des méthodes, la quantité des détails, l’addition continuelle de faits et de théories, pour n’aboutir qu’à confondre l’observateur patient, le comptable méticuleux de ce qui est, l’individu qui se réduit, non sans mérite – si ce mot a un sens ! – aux habitudes minutieuses d’un instrument, avec celui pour qui ce travail est fait, le poète de l’hypothèse, l’édificateur de matériaux analytiques. Au premier, la patience, la direction monotone, la spécialité et tout le temps. L’absence de pensée est sa qualité. Mais l’autre doit circuler au travers des séparations et des cloisonnements. Son rôle est de les enfreindre. Je voudrais suggérer ici une analogie de la spécialité avec ces états de stupéfaction dus à une sensation prolongée, auxquels j’ai fait allusion. Mais, le meilleur argument est que, neuf fois sur dix, toute grande nouveauté dans un ordre est obtenue par l’intrusion de moyens et de notions qui n’y étaient pas prévus ; et, venant d’attribuer ces progrès à la formation d’images, puis de langages, nous ne pouvons éluder cette conséquence que la quantité de ces langages possédée par un homme, influe singulièrement sur le nombre des chances qu’il peut avoir d’en trouver de nouveaux. Il serait facile de montrer que tous les esprits qui ont servi de substance à des générations de chercheurs et d’ergoteurs, et dont les restes ont nourri, pendant des siècles, l’opinion humaine, la manie humaine de faire écho, ont été plus ou moins universels. Les noms d’Aristote, Descartes, Leibniz, Kant, Diderot, suffisent à l’établir.

Nous touchons maintenant aux joies de la construction. Nous tenterons de justifier par quelques exemples les précédentes vues, et de montrer, dans son application, la possibilité et presque la nécessité d’un jeu général de la pensée. Je voudrais que l’on vît avec quelle difficulté les résultats particuliers que j’effleurerai seraient obtenus, si des concepts en apparence étrangers ne s’y employaient en nombre.

 

Celui que n’a jamais saisi – fût-ce en rêve ! – le dessein d’une entreprise qu’il est le maître d’abandonner, l’aventure d’une construction finie quand les autres voient qu’elle commence, et qui n’a pas connu l’enthousiasme brûlant une minute de lui-même, le poison de la conception, le scrupule, la froideur des objections intérieures et cette lutte des pensées alternatives où la plus forte et la plus universelle devrait triompher même de l’habitude, même de la nouveauté, – celui qui n’a pas regardé dans la blancheur de son papier une image troublée par le possible, et par le regret de tous les signes qui ne seront pas choisis, – ni vu dans l’air limpide une bâtisse qui n’y est pas, – celui que n’ont pas hanté le vertige de l’éloignement d’un but, l’inquiétude des moyens, la prévision des lenteurs et des désespoirs, le calcul des phases progressives, le raisonnement projeté sur l’avenir, y désignant même ce qu’il ne faudra pas raisonner alors, celui-là ne connaîtra pas davantage, quel que soit d’ailleurs son savoir, la richesse et la ressource et l’étendue spirituelle qu’illumine le fait conscient de construire. Et les dieux ont reçu de l’esprit humain le don de créer, parce que cet esprit étant périodique et abstrait, peut agrandir ce qu’il conçoit jusqu’à ce qu’il ne le conçoive plus.

Construire existe entre un projet ou une vision déterminée, et les matériaux qu’on se donne. On substitue un ordre à un autre qui est initial, quels que soient les objets qu’on ordonne. Ce sont des pierres, des couleurs, des mots, des concepts, des hommes, etc., leur nature particulière ne change pas les conditions générales de cette sorte de musique où elle ne joue encore que le rôle du timbre, si l’on poursuit la métaphore. L’étonnant est de ressentir parfois l’impression de justesse et de consistance dans les constructions humaines – faites de l’agglomération d’objets apparemment irréductibles – comme si celui qui les a disposées leur eût connu quelque invisible communication, ou commune mesure. Mais l’étonnement dépasse tout, lorsqu’on s’aperçoit que l’auteur, dans l’immense majorité des cas, est incapable de se rendre lui-même le compte des chemins suivis et qu’il est détenteur d’un pouvoir dont il ignore les circonstances. Il ne peut jamais prétendre d’avance à un succès. Par quels calculs les parties d’un édifice, les personnages d’un drame, les composantes d’une victoire, arrivent-ils à se pouvoir comparer entre eux ? Par quelle série d’analyses obscures la production d’une œuvre est-elle assurée ?

En pareil cas, il est d’usage de se référer à l’instinct pour éclaircir, mais ce qu’est l’instinct n’est pas trop éclairci lui-même, et, d’ailleurs, il faudrait ici avoir recours à des instincts rigoureusement exceptionnels et personnels, c’est-à-dire à la notion contradictoire d’une « habitude héréditaire » qui ne serait pas plus habituelle qu’elle n’est héréditaire.

Construire, dès que cet effort aboutit à quelque compréhensible résultat, doit faire songer à une commune mesure des termes mis en œuvre, un élément ou un principe que suppose déjà le fait simple de prendre conscience et qui peut n’avoir d’autre existence qu’une abstraite ou imaginaire. Nous ne pouvons nous représenter un tout fait de changements, un tableau, un édifice de qualités multiples, que comme lieu des modalités d’une seule matière ou loi, dont la continuité cachée est affirmée par nous au même instant que nous reconnaissons pour un ensemble, pour domaine limité de notre investigation, cet édifice. Voici encore ce postulat psychique de continuité qui ressemble dans notre connaissance au principe de l’inertie dans la mécanique. Seules, les combinaisons purement abstraites, purement différentielles, telles que les numériques, peuvent se construire à l’aide d’unités déterminées ; remarquons qu’elles sont dans le même rapport avec les autres constructions possibles que les portions régulières dans le monde avec celles qui ne le sont pas.

 

Il y a dans l’art un mot qui peut en nommer tous les modes, toutes les fantaisies et qui supprime d’un coup toutes les prétendues difficultés tenant à son opposition ou à son rapprochement avec cette nature, jamais définie, et pour cause : c’est ornement216. Qu’on veuille bien se rappeler successivement les groupes de courbes, les coïncidences de divisions couvrant les plus antiques objets connus, les profils de vases et de temples ; les carreaux, les spires, les oves, les stries des anciens ; les cristallisations et les murs voluptueux des Arabes ; les ossatures et les symétries gothiques ; les ondes, les feux, les fleurs sur la laque et le bronze japonais217 ; et dans chacune de ces époques, l’introduction des similitudes des plantes, des bêtes et des hommes, le perfectionnement de ces ressemblances : la peinture, la sculpture. Qu’on évoque le langage et sa mélodie primitive218, la séparation des paroles et de la musique, l’arborescence de chacune, l’invention des verbes, de l’écriture, la complexité figurée des phrases devenant possible, l’intervention si curieuse des mots abstraits219 ; et, d’autre part, le système des sons s’assouplissant, s’étendant de la voix aux résonances des matériaux, s’approfondissant par l’harmonie, se variant par l’usage des timbres. Enfin qu’on aperçoive le parallèle progrès des formations de la pensée à travers les sortes d’onomatopées psychiques primitives, les symétries et les contrastes élémentaires, puis les idées de substance, les métaphores, les bégayements de la logique, les formalismes et les entités, les êtres métaphysiques…

Toute cette vitalité multiforme peut s’apprécier sous le rapport ornemental. Les manifestations énumérées peuvent se considérer comme des portions finies d’espace ou de temps contenant diverses variations, qui sont parfois des objets caractérisés et connus, mais dont la signification et l’usage ordinaire sont négligés, pour que n’en subsistent que l’ordre et les réactions mutuelles. De cet ordre dépend l’effet. L’effet est le but ornemental, et l’œuvre prend ainsi le caractère d’un mécanisme à impressionner un public220, à faire surgir les émotions et se lever les images.

De ce point de vue, la conception ornementale est aux arts particuliers ce que la mathématique est aux autres sciences. De même que les notions physiques de temps, longueur, densité, masse, etc., ne sont dans les calculs que des quantités homogènes et ne retrouvent leur individualité que dans l’interprétation des résultats, de même les objets choisis et ordonnés en vue d’un effet sont comme détachés de la plupart de leurs propriétés et ne les reprennent que dans cet effet, dans l’esprit non prévenu du spectateur. C’est donc par une abstraction que l’œuvre d’art peut se construire, et cette abstraction est plus ou moins énergique, plus ou moins facile à y découvrir, que les éléments empruntés à la réalité en sont des portions plus ou moins complexes. Inversement, c’est par une sorte d’induction, par la production d’images mentales que toute œuvre d’art s’apprécie ; et cette production doit être également plus ou moins énergique, plus ou moins fatigante selon qu’un simple entrelacs sur un vase ou une phrase brisée de Pascal la sollicite.

 

Le peintre dispose sur un plan des pâtes colorées dont les lignes de séparation, les épaisseurs, les fusions et les heurts doivent lui servir à s’exprimer. Le spectateur n’y voit qu’une image plus ou moins fidèle de chairs, de gestes, de paysages, comme par quelque fenêtre du mur du musée. Le tableau se juge dans le même esprit que la réalité. On se plaint de la laideur de la figure, d’autres en tombent amoureux ; certains se livrent à la psychologie la plus verbeuse ; quelques-uns ne regardent que les mains qui leur paraissent toujours inachevées. Le fait est que, par une insensible exigence, le tableau doit reproduire les conditions physiques et naturelles de notre milieu. La pesanteur s’y exerce, la lumière s’y propage comme ici, et, graduellement, se placèrent au premier rang des connaissances picturales l’anatomie et la perspective : je crois cependant que la méthode la plus sûre pour juger une peinture, c’est de n’y rien reconnaître d’abord et de faire pas à pas la série d’inductions que nécessite une présence simultanée de taches colorées sur un champ limité221, pour s’élever de métaphores en métaphores, de suppositions en suppositions à l’intelligence du sujet – parfois à la simple conscience du plaisir – qu’on n’a pas toujours eu d’avance.

Je ne pense pas pouvoir donner un plus amusant exemple des dispositions générales à l’égard de la peinture que la célébrité de ce « sourire de la Joconde », auquel l’épithète de mystérieux semble irrévocablement fixée222. Ce pli de visage a eu la fortune de susciter la phraséologie, que légitiment, dans toutes les littératures, les titres de « Sensations » ou « Impressions » d’art. Il est enseveli sous l’amas des vocables et disparaît parmi tant de paragraphes qui commencent à le déclarer troublant et finissent à une description d’âme généralement vague. Il mériterait cependant des études moins enivrantes. Ce n’est pas d’imprécises observations et de signes arbitraires que Léonard se servait. La Joconde n’eût jamais été faite. Une sagacité perpétuelle le guidait.

Au fond de la Cène223, il y a trois fenêtres. Celle du milieu, qui s’ouvre derrière Jésus, est distinguée des autres par une corniche en arc de cercle. Si l’on prolonge cette courbe, on obtient une circonférence dont le centre est sur le Christ. Toutes les grandes lignes de la fresque aboutissent à ce point ; la symétrie de l’ensemble est relative à ce centre et à la longue ligne de la table d’agape. Le mystère, s’il y en a un, est celui de savoir comment nous jugeons mystérieuses de telles combinaisons ; et celui-là, je crains, peut être éclairci.

Ce n’est pas dans la peinture, néanmoins, que nous choisirons l’exemple saisissant qu’il faut de la communication entre les diverses activités de la pensée. La foule des suggestions émanant du fait de décorer un plan, la ressemblance des premières tentatives de cet ordre avec certaines ordinations naturelles, l’évolution de la sensibilité rétinienne seront ici délaissées, de crainte d’entraîner le lecteur vers des spéculations bien trop arides. Un art plus vaste et comme l’ancêtre de celui-ci servira mieux nos intentions.

 

Le mot de construction que j’ai employé à dessein – pour plus fortement désigner le problème de l’intervention humaine parmi les choses du monde, et dans le but de donner à l’esprit du lecteur une direction vers la logique du sujet, une suggestion matérielle – ce mot prend maintenant sa signification restreinte. L’architecture devient notre exemple.

Le monument (qui compose la Cité, laquelle est presque toute la civilisation) est un être si complexe que notre connaissance y épèle224 successivement un décor faisant partie du ciel et changeant, puis une richissime texture de motifs selon hauteur, largeur et profondeur, infiniment variés par les perspectives ; puis une chose solide, résistante, hardie, avec des caractères d’animal : une subordination, une membrure, et, finalement, une machine dont la pesanteur est l’agent, qui conduit de notions géométriques à des considérations dynamiques et jusqu’aux spéculations les plus ténues de la physique moléculaire dont il suggère les théories, les modèles représentatifs des structures. C’est à travers le monument, ou plutôt parmi ses échafaudages imaginaires faits pour accorder ses conditions entre elles – son appropriation avec sa stabilité, ses proportions avec sa situation, sa forme avec sa matière – et pour harmoniser chacune de ces conditions avec elle-même, ses millions d’aspects entre eux, ses équilibres entre eux, ses trois dimensions entre elles, que nous recomposons le mieux la clarté une d’une intelligence léonardienne. Elle peut se jouer à concevoir les sensations futures de l’homme qui fera le tour de l’édifice, s’en rapprochera, paraîtra à une fenêtre, et ce qu’il apercevra ; à suivre le poids des faîtes conduit le long des murs et des voussures jusqu’à la fondation, à sentir les efforts contrariés des charpentes, les vibrations du vent qui les obsédera ; à prévoir les formes de la lumière libre sur les tuiles, les corniches, et diffuse, encagée dans les salles que le soleil touche aux planchers. Elle éprouvera et jugera le faix du linteau sur les supports, l’opportunité de l’arc, les difficultés des voûtes, les cascades d’escaliers vomis de leurs perrons, et toute l’invention qui se termine en une masse durable, ornée, défendue, mouillée de vitres, faite pour nos vies, pour contenir nos paroles et d’où fuient nos fumées.

Communément, l’architecture est méconnue. L’opinion qu’on en a varie du décor de théâtre à la maison de rapport. Je prie qu’on se rapporte à la notion de Cité pour en apprécier la généralité, et qu’on veuille bien, pour en connaître le charme complexe, se rappeler l’infinité de ses aspects : l’immobilité d’un édifice est l’exception ; le plaisir est de se déplacer jusqu’à le mouvoir et à jouir de toutes les combinaisons que donnent ses membres, qui varient : la colonne tourne, les profondeurs dérivent, des galeries glissent, mille visions s’évadent du monument, mille accords.

(Maint projet d’une église, jamais réalisée, se rencontre dans les manuscrits de Léonard. On y devine généralement un Saint-Pierre de Rome, que fait regretter celui de Michel-Ange. Léonard, à la fin de la période ogivale et au milieu de l’exhumation des antiques, retrouve, entre ces deux types, le grand dessein des Byzantins : l’élévation d’une coupole sur des coupoles, les gonflements superposés de dômes foisonnant autour du plus haut, mais avec une hardiesse et une pure ornementation que les architectes de Justinien n’ont jamais connues225.)

L’être de pierre existe dans l’espace : ce qu’on appelle espace est relatif à la conception de tels édifices qu’on voudra ; l’édifice architectural interprète l’espace et conduit à des hypothèses sur sa nature, d’une manière toute particulière, car il est à la fois un équilibre de matériaux par rapport à la gravitation, un ensemble statique visible et, dans chacun de ces matériaux, un autre équilibre, moléculaire et mal connu. Celui qui compose un monument se représente d’abord la pesanteur et pénètre aussitôt après dans l’obscur royaume atomique. Il se heurte au problème de la structure et de savoir quelles combinaisons doivent s’imaginer pour satisfaire à certaines conditions de résistance, d’élasticité, etc., s’exerçant dans un espace donné. On voit quel est l’élargissement logique de la question et comment, du domaine architectural, si généralement abandonné à des praticiens, l’on passe aux plus profondes théories de physique générale et de mécanique.

Grâce à la docilité de l’imagination, les propriétés d’un édifice et celles intimes d’une substance quelconque s’éclairent mutuellement. L’espace, dès que nous voulons nous le figurer, cesse aussitôt d’être vide, se remplit d’une foule de constructions arbitraires et peut, dans tous les cas, se remplacer par la juxtaposition de figures qu’on sait rendre aussi petites qu’il est nécessaire. Un édifice, si complexe qu’on pourra le concevoir, multiplié et proportionnellement rapetissé, représentera l’élément d’un milieu continu dont les propriétés dépendront de celles de cet élément. Nous nous trouvons ainsi pris et nous déplaçant dans une quantité de structures. Qu’on remarque autour de soi de quelles façons différentes l’espace est occupé, c’est-à-dire formé, concevable, et qu’on fasse un effort vers les conditions qu’impliquent, pour être perçues, avec leurs qualités particulières, les choses diverses, une étoffe, un minéral, un liquide, une fumée, on ne s’en donnera une idée nette qu’en grossissant une particule de ces textures et en y intercalant un édifice tel que sa simple multiplication reproduise une structure ayant les mêmes propriétés que celle considérée… À l’aide de ces conceptions, nous pouvons circuler sans discontinuité à travers les domaines apparemment si distincts de l’artiste et du savant, de la construction la plus poétique et même la plus fantastique jusqu’à celle tangible et pondérable. Les problèmes de la composition sont réciproques des problèmes de l’analyse ; et c’est une conquête psychologique de notre temps que l’abandon de concepts trop simples au sujet de la constitution de la matière, non moins que de la formation des idées. Les rêveries substantialistes autant que les explications dogmatiques disparaissent, et la science de former des hypothèses, des noms, des modèles, se libère des théories préconçues et de l’idole de la simplicité.

Je viens d’indiquer, avec une brièveté dont le lecteur différent me saura gré ou m’excusera, une évolution qui me paraît considérable. Je ne saurais mieux l’exemplifier qu’en prenant dans les écrits de Léonard lui-même une phrase dont on dirait que chaque terme s’est compliqué et purifié jusqu’à ce qu’elle soit devenue une notion fondamentale de la connaissance moderne du monde : « L’air, dit-il, est rempli d’infinies lignes droites et rayonnantes, entre-croisées et tissues sans que l’une emprunte jamais le parcours d’une autre, et elles représentent pour chaque objet la vraie FORME de leur raison (de leur explication). » L’aria e piena d’infinite linie rette e radiose insieme intersegate e intessute sanza ochupatione luna dellaltra rapresentano aqualunche obietto laurea forma della lor chagione226 (Man. A, fol. 2). Cette phrase paraît le premier germe de la théorie des ondulations lumineuses, surtout si on la rapproche de quelques autres sur le même sujet*12. Elle donne l’image du squelette d’un système d’ondes dont toutes ces lignes seraient les directions de propagation. Mais je ne tiens guère à ces sortes de prophéties scientifiques, toujours suspectes : trop de gens pensent que les anciens avaient tout inventé. Du reste, une théorie ne vaut que par ses développements logiques et expérimentaux. Nous ne possédons ici que quelques affirmations dont l’origine intuitive est l’observation des rayons, celles des ondes de l’eau et du son. L’intérêt de la citation est dans sa forme, qui nous donne une clarté authentique sur une méthode, la même dont j’ai parlé tout le long de cette étude. Ici, l’explication ne revêt pas encore le caractère d’une mesure. Elle ne consiste que dans l’émission d’une image, d’une relation mentale concrète entre des phénomènes, – disons, pour être rigoureux, – entre les images des phénomènes. Léonard semble avoir eu la conscience de cette sorte d’expérimentation psychique, et il me paraît que, pendant trois siècles après sa mort, cette méthode n’a été reconnue par personne, tout le monde s’en servant, – nécessairement. Je crois également, – peut-être est-ce beaucoup s’avancer ! – que la fameuse et séculaire question du plein et du vide peut se rattacher à la conscience ou à l’inconscience de cette logique imaginative. Une action à distance est une chose inimaginable. C’est par une abstraction que nous la déterminons. Dans notre esprit, une abstraction seule potest facere saltus227. Newton lui-même, qui a donné leur forme analytique aux actions à distance, connaissait leur insuffisance explicative. Mais il était réservé à Faraday de retrouver dans la science physique la méthode de Léonard. Après les glorieux travaux mathématiques des Lagrange, des d’Alembert, des Laplace, des Ampère et de bien d’autres, il apporta des conceptions d’une hardiesse admirable, qui ne furent littéralement que le prolongement, par son imagination, des phénomènes observés ; et son imagination était si remarquablement lucide « que ses idées pouvaient s’exprimer sous la forme mathématique ordinaire et se comparer à celles des mathématiciens de profession*13 ». Les combinaisons régulières que forme la limaille autour des pôles de l’aimant furent, dans son esprit, les modèles de la transmission des anciennes actions à distance. Lui aussi voyait des systèmes de lignes unissant tous les corps, remplissant tout l’espace, pour expliquer les phénomènes électriques et même la gravitation ; ces lignes de force, nous les apprécions ici comme celles de la moindre résistance de compréhension ! Faraday n’était pas mathématicien, mais il ne différait des mathématiciens que par l’expression de sa pensée, par l’absence des symboles de l’analyse. « Faraday voyait, par les yeux de son esprit, des lignes de force traversant tout l’espace où les mathématiciens voyaient des centres de force s’attirant à distance ; Faraday voyait un milieu où ils ne voyaient rien que la distance*14. » Une nouvelle période s’ouvrit pour la science physique à la suite de Faraday, et quand son disciple J. Clerk Maxwell eut traduit dans le langage mathématique les idées de son maître, les imaginations scientifiques s’emplirent de telles visions dominantes. L’étude du milieu qu’il avait formé, siège des actions électriques et lieu des relations intermoléculaires, demeure la principale occupation de la physique moderne. La précision de plus en plus grande demandée à la figuration des modes de l’énergie, la continuité (dans l’espèce, une théorie cinétique) introduite par les représentations ont fait apparaître des constructions hypothétiques d’un intérêt logique et psychologique sans précédent. Je ne puis passer sous silence le nom de lord Kelvin228. (J’espère que le lecteur ne verra pas une digression dans ce qui est commandé par le but et le sujet, et qui se lie aussi strictement à Léonard que La Joconde aux écluses et aux machines.) Chez ce savant, le besoin d’exprimer les plus subtiles actions naturelles par une liaison mentale, poussée jusqu’à pouvoir se réaliser matériellement, est si vif que toute explication lui paraît devoir aboutir à un modèle mécanique ; et il a acquis, à côté d’un vaste savoir théorique, une ingéniosité expérimentale en quelque sorte légendaire. Un tel esprit substitue à l’atome inerte, ponctuel, grossier et démodé de Boscovitch229 et des physiciens du commencement de ce siècle, un mécanisme déjà très complexe, pris dans la trame de l’éther, qui devient lui-même une construction assez perfectionnée pour satisfaire aux très diverses conditions qu’elle doit remplir. Cet esprit ne fait aucun effort pour passer de l’architecture cristalline à celle de pierre ou de fer ; il retrouve dans nos viaducs, dans les symétries des trabes230 et des entretoises, les symétries de résistance que les gypses et les quartz offrent à la compression, au clivage, – ou, différemment, à la trajectoire lumineuse.

Les personnalités que nous venons d’énumérer nous paraissent avoir eu l’intuition des méthodes que nous avons indiquées ; nous nous permettons même d’étendre ces méthodes au delà de la science physique ; nous croyons qu’il ne serait ni absurde ni tout à fait impossible de vouloir se créer un modèle de la continuité des opérations intellectuelles d’un Léonard de Vinci ou de tout autre esprit déterminé par l’analyse des conditions à remplir…

Les artistes et les amoureux d’art qui auraient feuilleté ceci dans l’espoir d’y retrouver quelques-unes des impressions obtenues au Louvre, à Florence ou à Milan, devront me pardonner la déception présente. Néanmoins, je ne crois pas m’être trop éloigné de leur occupation favorite, malgré l’apparence. Je pense, au contraire, avoir effleuré le problème, capital pour eux, de la composition. J’en étonnerai, sans doute, plusieurs en disant que de telles difficultés relatives à l’effet sont généralement abordées et résolues à l’aide de notions et de mots extraordinairement obscurs et entraînant mille embarras. J’en connais plus d’un qui passe son temps à changer sa définition du beau, de la vie ou du mystère. Dix minutes de simple attention à soi-même doivent suffire pour faire justice de ces idola specus231 et pour reconnaître l’inconsistance de l’accouplement d’un nom abstrait, toujours vide, à une vision toujours personnelle et rigoureusement personnelle. De même, la plupart des désespoirs d’artistes se fondent sur la difficulté ou l’impossibilité de rendre par les moyens de leur art une image qui leur semble se décolorer et se faner en la captant dans une phrase, sur une toile ou sur une portée. Quelques autres minutes de conscience peuvent se dépenser à constater qu’il est illusoire de vouloir produire dans l’esprit d’autrui les fantaisies du sien propre. Ce projet est même à peu près inintelligible. Ce qu’on appelle une réalisation est un véritable problème de rendement dans lequel n’entre à aucun degré le sens particulier, la clef que chaque auteur attribue à ses matériaux, mais seulement la nature de ces matériaux et l’esprit du public. Edgar Poe qui fut, dans ce siècle littéraire troublé, l’éclair même de la confusion et de l’orage poétique et de qui l’analyse s’achève parfois, comme celle de Léonard, en sourires mystérieux, a établi clairement sur la psychologie, sur la probabilité des effets, l’attaque de son lecteur232. De ce point de vue, tout déplacement d’éléments fait pour être aperçu et jugé dépend de quelques lois générales et d’une appropriation particulière, définie d’avance pour une catégorie prévue d’esprits auxquels il s’adresse spécialement ; et l’œuvre d’art devient une machine destinée à exciter et à combiner les formations individuelles de ces esprits. Je devine l’indignation qu’une telle suggestion, tout à fait éloignée du sublime ordinaire, peut susciter ; mais l’indignation elle-même sera une bonne preuve de ce que j’avance – sans, d’ailleurs, que ceci soit en rien une œuvre d’art.

Je vois Léonard de Vinci approfondir cette mécanique, qu’il appelait le paradis des sciences233, avec la même puissance naturelle qu’il s’adonnait à l’invention de visages purs et fumeux. Et la même étendue lumineuse avec ses dociles êtres possibles est le lieu de ces actions qui se ralentirent en œuvres distinctes. Lui n’y trouvait pas des passions différentes : à la dernière page du mince cahier, tout mangé de son écriture secrète et des calculs aventureux où tâtonne sa recherche la préférée, l’aviation, il s’écrie, – foudroyant son labeur imparfait, illuminant sa patience et les obstacles par l’apparition d’une suprême vue spirituelle, obstinée certitude : « Le grand oiseau prendra son premier vol monté sur son grand cygne ; et remplissant l’univers de stupeur, remplissant de sa gloire toutes les écritures, louange éternelle au nid où il naquit*15 ! » « Piglierà il primo volo il grande uccello sopra del dosso del suo magnio cecero e empiendo l’universo di stupore, empiendo di sua fama tutte le scritture e grogria eterna al nido dove nacque.234 »

Éléments d’économie politique pure par Léon Walras

La première édition des Éléments d’économie politique pure de Léon Walras (1834-1910), fondateur de l’économie mathématique qui a, le premier, formulé les équations de l’équilibre économique, parut en 1874. C’est à la demande de son frère Jules, professeur à la faculté de droit de Montpellier et codirecteur de la Revue générale du droit, de la législation et de la jurisprudence en France et à l’étranger, que Valéry y fait paraître ce compte rendu de la troisième édition, pages un peu roides qui, rédigées dès le début de 1896, sont assez tardivement publiées, dans le numéro de novembre-décembre, où elle suivent d’ailleurs un bref compte rendu, rédigé par son frère, de la Philosophie du droit à Genève de Brocher de la Fléchère. Quelques semaines plus tard, un autre jeune écrivain, Péguy, consacre à son tour un article à Walras, « Un économiste socialiste235 ».

 

La troisième édition du livre de M. Walras présente sous une forme complète les théories de l’auteur. M. Walras est de ceux qui pensent que le domaine de l’analyse mathématique ne saurait être trop étendu et que l’étude des phénomènes de la vie et de la société n’a rien d’incompatible a priori avec les méthodes purement quantitatives. Les adversaires de cette tendance sont généralement peu familiers avec les théories physico-mathématiques ou celles de la mécanique rationnelle. Ils pourraient y voir que l’application de l’analyse aux phénomènes dépend surtout de l’ingéniosité mise en œuvre par les fondateurs des sciences exactes. Quelle que soit donc la valeur intrinsèque des résultats de M. Walras, nous ne pouvons qu’approuver la direction de ses travaux et apprécier hautement l’effort qu’il a fait, à la suite de Cournot, de Gossen et de Jevons236, pour constituer une Économie mathématique.

Nous ne saurions donner ici un exposé de cet ouvrage. Par cela même qu’il est de nature mathématique, il ne pourrait être raconté ni résumé. On peut dire des bons ouvrages mathématiques, que le rapport de leur forme à leur fond est constant237.

M. Walras commence par dégager, dans le fouillis des phénomènes sociaux, ceux qui pourront lui servir à créer un « espace économique », c’est-à-dire un ensemble de variables liées par des relations purement quantitatives et sur lesquelles on n’ait plus qu’à opérer mathématiquement pour connaître les propriétés de leurs combinaisons et de leurs variations. C’est sur ce début indispensable que le critique devra s’acharner. Nous regrettons d’y trouver maint paragraphe dépourvu de rigueur et de criticisme, et tout un chapitre (2e leçon) sur la distinction entre la science, l’art et la morale qui nous montre que l’esprit analytique de M. Walras ne s’est pas souvent écarté du domaine de l’économie pure*16. Nous regrettons également de ne pas rencontrer en tête du volume, – au lieu d’une esquisse de la théorie des fonctions qui est insuffisante à la fois pour le mathématicien et pour le non-mathématicien, – une idée générale de la méthode physico-mathématique, et surtout un bref exposé de la théorie des unités. Toute explication est soumise à la nécessité d’exprimer tout un ordre de phénomènes par les combinaisons d’un nombre limité et généralement petit de quantités variables soigneusement déterminées. Ainsi, la mécanique rationnelle a pour unique but de ramener tout problème qu’elle se pose à une équation entre le temps, l’espace et la masse, et cette restriction est évidemment fondée sur la nature philologique et logique d’une explication. M. Walras, pour avoir négligé l’exposé dont nous parlons, pour avoir passé à peu près sous silence les idées si importantes de continuité et la généralisation de l’idée de mesure, a été contraint de poser d’une façon assez embarrassée sa définition de la valeur et du prix. Il n’est pas jusqu’à la remarquable équation du numéro 117 :

x1y1 pb + z1 pcw1 pd… = 0.

qui exprime que la somme des quantités offertes et demandées à divers prix est nulle, qui ne se présente assez désavantageusement à cause de l’insuffisance du contexte.

Mais tout ceci n’est qu’une querelle de forme. Le malheur est qu’elle nous paraît porter sur la portion importante du travail de M. Walras, sur l’analyse primitive des faits, qui doit précéder l’analyse mathématique. Dès que le calcul peut intervenir, on peut dire que les difficultés sont terminées, et il ne reste plus enfin que la lecture des résultats, ou leur contrôle, c’est-à-dire la comparaison des nouveaux rapports que les opérations d’algèbre dégagent, avec la réalité.

Rappelons enfin que des spéculations comme celles de M. Walras méritent plus que toutes autres d’être encouragées. En dehors de l’attrait spécial qu’elles présentent et du document qu’elles offrent à l’histoire si passionnante de l’expansion mathématique, elles impliquent un véritable courage et un beau dédain pour le succès immédiat : n’oublions pas que les économistes mathématiciens sont aussi rares que les mathématiciens économistes, et que personne n’est tendre pour les fondateurs de quelque chose.

Deux poèmes

par V.

« Été » et « Vue » sont les premiers poèmes que Valéry ait publiés depuis sa décision, quatre ans plus tôt, de s’éloigner de la poésie, et ils attestent que cette décision n’était pas aussi entière ni irrévocable qu’il a pu le dire plus tard. Mais, en même temps, ils doivent beaucoup aux circonstances qui, en l’espèce, sont la naissance de la revue Le Centaure que dirige Henri Albert, le traducteur de Nietzsche. Pierre Louÿs238, Jean de Tinan et André Lebey sont avec lui les fondateurs de cette publication illustrée dont ils veulent faire l’équivalent du Yellow Book anglais – et André-Ferdinand Herold, Henri de Régnier, Gide et Valéry viennent très vite grossir la petite équipe fondatrice. La revue n’aura que deux numéros, mais le premier, au mois de mars 1896, accueille, simplement signés de l’initiale qui suit le titre et se retrouve à la table des matières, les deux poèmes qu’on va lire et que sans doute Valéry n’aurait pas écrits si l’occasion ne lui en eût été ainsi donnée. Ils témoignent en tout cas d’une écriture assez nouvelle, plus ouverte à la sensualité du monde, dépouillée aussi d’une certaine langueur antérieure et de quelques afféteries fin de siècle, et si le second renoue avec la forme du sonnet – mais disposé en sonnet élisabéthain –, Valéry y emploie l’heptasyllabe, fort rare chez lui. Dans le Mercure de France de juillet, le poète Robert de Souza, qui rend compte de ce numéro du Centaure, y évoque les deux poèmes de Valéry, « dont le premier, Été, à mon sens est une pure merveille ».

Été

Été ! roche d’air pur et toi, ardente ruche

De mer240 éparpillée en mille mouches sur

Les touffes d’une chair fraîche comme une cruche

Et jusque dans la bouche où se mouille241 l’azur,

 

Et toi, maison brûlante, espace, cher espace

Tranquille, où l’arbre fume et perd quelques oiseaux,

Où crève infiniment la rumeur de la masse

De la mer, de la marche et des troupes des eaux,

 

Tonnes d’odeurs, grands ronds par les races heureuses

Sur le golfe qui mange et qui monte au soleil,

Nids purs, écluses d’herbe, ombres des vagues creuses

Bercent242 l’enfant ravie en un poreux sommeil.

 

Mais les jambes, dont l’une est fraîche et se dénoue

De la plus rose, les épaules, le sein mûr243

Sous les meules de brise aux écumeuses roues

Brûlent abandonnés autour du vase obscur

 

Où filtrent les grands bruits pleins de bêtes puisées

Dans les chambres de feuille et les cages de mer244

Par les moulins marins et les huttes rosées

Du jour… Toute la peau dore les treilles d’air.

Vue

Si la plage penche, si

L’ombre sur l’œil s’use et pleure

Si l’azur est larme, ainsi

Au sel des dents pur affleure

 

La Vierge fumée ou l’air

Que berce en soi puis expire,

Vers l’eau debout d’une mer245

Assoupie en son empire,

 

Celle qui sans les ouïr

(Si la lèvre au vent remue)

Se joue à évanouir

Mille mots vains où se mue

 

Sous l’humide éclair des dents

Le très doux feu du dedans.

La Soirée avec Monsieur Teste

par P. V.

De même qu’elle a favorisé la naissance des deux poèmes qu’on vient de lire, c’est sans doute l’existence de la revue Le Centaure qui permet l’écriture de la Soirée car, blessé par le refus que lui avait d’abord opposé Mme Adam de publier l’Introduction246, Valéry, par ailleurs toujours incertain sur sa vocation d’écrivain, hésite à écrire autrement que pour lui-même. Or, le 18 mai 1896, il confie à Gide : « J’ai envie de faire des expériences dans Le Centaure, une vivisection enfin ! Mais je manque d’un sujet adéquat. J’ai toujours eu l’envie (depuis 18…, la grande époque) d’inventer l’histoire d’un bonhomme qui pense – puisque personne ne veut s’y mettre – et j’aimerais à faire une étude pour cela. » Tout porte à croire que « la grande époque » renvoie à 1894, car à Montpellier, pendant l’été, il relit de près le Discours de la méthode et écrit à Henri de Régnier que le livre de Descartes offre « les éléments d’une forme d’ouvrage qui pourrait être reprise. Car la portion autobiographique qui s’y trouve élargit singulièrement le contour philosophique. On a oublié cela depuis. Au fond, c’était le germe du roman qui est encore à faire : celui d’un vaste esprit – avec les seuls adultères, ameublements et duels que connaît la recherche intellectuelle247. » Dans les Cahiers ouverts à la fin de cette année-là, il note bientôt laconiquement : « Le portrait de Monsieur un tel », et inscrit également un titre : La vie et les aventures solitaires du chevalier Auguste Dupin. / Les Mémoires du chevalier Dupin – Londres 1853 / Cazanova [sic] de l’esprit248. Le nom de Dupin, bien sûr, vient directement d’Edgar Poe passionnément lu durant ces années, et ces Mémoires, peut-être est-ce dès l’été 94 que Valéry en rédige les premières lignes, qui recoupent donc la dimension autobiographique du Discours de la méthode.

Ainsi viennent s’entrecroiser plusieurs genres – roman, portrait, mémoires – entre lesquels il conviendra de trancher, à moins qu’il ne faille les métisser. En tout cas, un an plus tard, à l’automne 1895, l’Introduction une fois parue, c’est le portrait qui paraît retenir surtout Valéry : il songe à écrire celui de Degas qu’il admire sans le connaître encore – la première rencontre aura lieu à la fin de janvier 1896 –, mais quelques semaines plus tard, il apprend que le peintre ne voit pas d’un bon œil le travail que Camille Mauclair songe à lui consacrer, et il décide de s’en tenir là ; il pense aussi à Henri Poincaré qui habite près de chez lui et que souvent il voit regagner son domicile une fois son cours achevé à l’École polytechnique249, mais il faudrait également le connaître, et, au début de février 96, après avoir acheté un beau Tacite, c’est un portrait de Tibère, enfin, qu’il envisage. Dans cette attirance pour le portrait, le souvenir de Montpellier a sans doute compté. Durant ses années de jeunesse, Valéry, en effet, a vu et revu au musée Fabre la série de portraits du grand mécène Alfred Bruyas, dont certains sont dus à des peintres prestigieux puisque Delacroix et Courbet l’ont portraituré en 1853250. Très probablement, cette série l’a marqué. Le jour de sa première visite à Huysmans, le 25 septembre 1891, il lui en a parlé, et peut-être l’idée d’une sorte de transposition littéraire se dessinait-elle dès ce moment-là.

En tout cas, au mois de juin 96, il a déjà sans doute élaboré une sorte de plan de la future Soirée où Monsieur Teste doit se rendre à l’Opéra puisque, quand Pierre Louÿs lui propose de l’accompagner au Palais Garnier le lundi 15 pour y entendre La Walkyrie, il accepte d’autant plus volontiers qu’il a besoin de revoir les lieux afin de parfaire, dit-il, sa « documentation ». Après quoi, fin juillet, il descend retrouver sa famille à Montpellier et se met très vite au travail. S’il abandonne l’idée de rédiger les Mémoires de Dupin, c’est que le projet s’inscrit trop visiblement dans le sillage de Poe, et ne permet pas le portrait qu’il souhaite désormais. Il en conserve néanmoins, presque inchangées, les premières lignes qui vont devenir le prologue – « La bêtise n’est pas mon fort » – de telle sorte que le lecteur, au commencement, peut un instant penser que cette espèce d’autoportrait est celui de Teste lui-même, alors qu’il évoque simplement le narrateur-témoin qui demeurera anonyme. Tout ce mois d’août montpelliérain va être consacré à l’écriture de la Soirée, mais, une fois le premier enthousiasme retombé, Valéry a du mal à terminer, et pour une raison essentielle : c’est qu’il s’est engagé dans l’écriture d’un texte hybride, et du coup difficile à construire, puisque c’est surtout un portrait que le narrateur brosse de Monsieur Teste251, mais qu’il le fait selon le protocole d’un récit qui ne repose sur aucune véritable intrigue, alors que, au départ, il envisageait très probablement une narration plus continûment composée, comme l’atteste la lettre qu’il adresse à Régnier le 18 août : « Malheureusement, je me suis embourbé à vouloir raconter une histoire dont j’ignore le premier mot252 », et il se résout donc à centrer le texte, non point sur l’histoire du bonhomme qui pense, mais sur deux moments essentiels : la soirée à l’Opéra, puis le retour dans la chambre de Teste.

Mais Valéry se méfie déjà de l’arbitraire du roman, comme du prétendu réalisme qui offrirait la représentation des choses telles qu’elles sont. D’où le ton d’authenticité qu’il choisit de donner à son texte en le situant délibérément dans la dépendance d’un Je qui le garantit, et ce n’est pas le dehors du monde qui se trouve ici privilégié, mais le dedans d’un esprit qui se souvient : « Ce soir, il y a précisément deux ans et trois mois que j’étais avec lui au théâtre, dans une loge prêtée. J’y ai songé tout aujourd’hui253. » La mémoire suscite le retour du passé dans le présent qui le fait resurgir, et affirme d’emblée le congé donné à l’expérience et l’extériorité communes. À Gide qui, le 4 octobre 1896, lui suggère que, peut-être, il eût pu mettre son protagoniste en relation avec autrui et la réalité du monde, on le voit donc répondre dès le lendemain que « rien ne devait briser la sphère d’intellectualité complète où se meut lui-même le récitant… ». Le présent de la parole éloigne l’imitation de la réalité, et tout se passe en effet comme si le narrateur s’écrivait à soi-même, ou plutôt se parlait puisque, dans Le Centaure, tout le texte est entre des guillemets – qui seront maintenus dans la réédition de 1919 et par la suite disparaîtront – comme s’il s’agissait d’un discours rapporté. Il ne serait donc pas illégitime, ici, de songer au roman d’Édouard Dujardin, Les lauriers sont coupés, où s’inaugure ce qu’on appellera plus tard « monologue intérieur » lorsque Joyce, dans Ulysse, en aura repris le procédé. Or Valéry rencontre Dujardin parfois chez Mallarmé et, quoique le livre, paru en revue en 1887, puis en volume l’année suivante, n’ait reçu qu’un accueil très confidentiel, il n’est pas impossible qu’il l’ait lu. Mais la forme du monologue ne concerne ici véritablement que le prologue, où d’ailleurs se dessine, non le mouvement de la pensée, mais un très bref autoportrait, après quoi c’est un récit à la première personne qui se découvre.

Le même Je, dix-huit mois plus tôt, gouvernait également l’Introduction. Mais Valéry a connu entre-temps le double ébranlement d’une crise sentimentale, à la fin de 1895, et de cette autre crise qu’a été la fin du voyage à Londres où il était allé, en mars, traduire des articles de propagande pour la « Chartered Company » de Cecil Rhodes : il y a vécu une sévère dépression. Il a aussi mûri, et la Soirée n’est déjà plus tout à fait une œuvre de jeunesse. Un durcissement s’est opéré, et surtout, après le Léonard qui évoquait un esprit dont la création s’accomplit, il s’agit de brosser le portrait d’un esprit dont, à l’inverse, les ressources – immenses – restent parfaitement virtuelles. Comme dans l’Introduction, cependant, la littérature est ici encore congédiée : Monsieur Teste n’écrit pas, il a brûlé tous ses papiers et, depuis vingt ans, n’a plus de livres. Cette figure du bonhomme qui pense se trouve ainsi étroitement nouée à l’idée, chère au jeune Valéry, que « plus on écrit, moins on pense254 ». Ce qui faisait toute la plénitude sensuelle et concrète du Léonard se trouve donc ici épuré, et c’est une prose abstraite qui maintenant dessine la figure d’un homme dont le pouvoir pourrait certes s’exercer, mais cependant ne s’exerce pas : si Vinci était l’homme qui déploie universellement ses moyens, Monsieur Teste est celui qui tout au contraire les réserve. Moyens extraordinaires, sans doute, puisque « s’il eût tourné contre le monde la puissance régulière de son esprit, rien ne lui eût résisté255 », mais tournés cependant vers soi-même, et du coup ignorés de tous. Et puisqu’il a fait le choix de dédaigner l’emploi de ces moyens, les deux moments de la Soirée, qui se trouvent bornés à ces espaces clos que sont le théâtre – lieu du drame de la pensée –, puis la chambre nue du héros, servent à marquer toute la distance conquise par rapport au monde. Nulle surprise, par conséquent, si le personnage s’offre à nous sous l’apparence d’un homme banal dont on ne doit pas voir le génie qui lui est chose facile. Vinci était connu de tous, Teste à l’inverse est inconnu, et nul ne le remarque. Il vit dans un morne logis, se contente des ressources de quelques minces opérations boursières, et lorsque son ami rencontre cet homme de l’ombre, c’est la nuit.

Quant au nom même du héros, ce « Teste » étrange sur le sens duquel ont tellement glosé les commentateurs, il est tout simplement celui d’un habitant de Valvins qu’a connu Mallarmé – et si Valéry l’a choisi, c’est à la fois pour sa simplicité et pour ce que connote d’intellectualité ce patronyme qui, bien sûr, fait écho à la tête. Cet étrange protagoniste, on n’a naturellement pas manqué de s’ingénier à en retrouver le modèle : Vacher de Lapouge, le sulfureux théoricien d’une anthropologie ouvertement raciste qui donnait des cours à Montpellier et que le jeune Valéry a bien connu256 ? Marcel Schwob, ami très proche ces années-là ? Mallarmé ? Ou bien encore Huysmans dont la physionomie eût assez bien correspondu à celle que le lecteur peut imaginer à la lecture de la Soirée257 ? En réalité, le débat est vain puisque le personnage est né ici des opérations tout intellectuelles que lui prête Valéry et, pour le reste, de quelques traits réels qui proviennent de personnes trop diverses pour être repérables, et parfois de l’auteur lui-même : songeons à l’hyposomnie du héros, ou au plaisir de l’eau qu’évoquent certaines formules finales : « Je fais la planche. Je flotte !… »

En revanche, Valéry reconnaîtra : « Je m’étais fait de Degas l’idée d’un personnage réduit à la rigueur d’un dur dessin, un spartiate, un stoïcien, un janséniste artiste. Une sorte de brutalité d’origine intellectuelle en était le trait essentiel. J’avais écrit peu de temps auparavant La Soirée avec Monsieur Teste, et ce petit essai d’un portrait imaginaire, quoique fait de remarques et de relations vérifiables, aussi précises que possible, n’est pas sans avoir été plus ou moins influencé, (comme l’on dit), par un certain Degas que je me figurais258. » Peu importe ici que ses souvenirs, comme souvent, le trompent, puisqu’il connaît Degas depuis le début de cette année 96, mais quelque chose, sans doute, de la nature bourrue du peintre et de son intransigeance altière a pu passer en Teste. Pour le reste, la notion de « portrait imaginaire » n’est pas sans prix, qui, pour une part, peut-être, fait signe du côté de ces « vies imaginaires » que son ami Marcel Schwob venait de rassembler en volume peu avant que la Soirée ne fût écrite.

La question qui résume le héros : « Que peut un homme ? » est bien celle du jeune Valéry et, près de trente ans plus tard, il confiera à Jean Prévost : « Sur Teste, la vérité est simple : j’ai cherché longuement des connaissances ou plutôt des opérations d’un certain genre – et j’ai attribué à M. Teste l’état de celui qui les aurait découvertes. Hélas ou heureusement, – je ne fus et ne suis que l’interlocuteur259. » Dans la rencontre du héros et de son narrateur ami, on ne s’étonne donc pas qu’une sorte de dédoublement s’opère, une mise en miroir, comme si l’écrivain se trouvait présent à la fois dans l’un et dans l’autre. On a vu se faire jour, déjà, la figure de Narcisse260 ; puis Valéry, en 1895, s’était projeté en Léonard comme en un moi possible, et, entre Teste et son admirateur, une sorte de structure spéculaire se construit : « Je me demandais s’il se sentait observé. Je détournais vivement mon regard du sien, pour surprendre le sien me suivre261. » Et le vertige qui se fait jour ici est celui d’une lucidité dédoublée – lucidité qui, vers la fin, permettra au protagoniste d’affirmer : « Je suis étant, et me voyant ; me voyant me voir, et ainsi de suite… »

Valéry, on l’a vu, avait un moment songé à Dupin, et le souvenir de Poe ne s’est pas tout à fait effacé. D’abord parce que le Double assassinat dans la rue Morgue s’ouvre, comme la Soirée, sur un prologue que Poe appelle « préface » et qui est consacré à l’étude des facultés analytiques de l’esprit, mais surtout parce que vient ensuite le récit d’une rencontre : « Je demeurais à Paris, – pendant le printemps et une partie de l’été de 18.., – et j’y fis la connaissance d’un certain C. Auguste Dupin. » Après quoi le narrateur admire bientôt chez le jeune Français « une aptitude analytique particulière », « une intelligence surexcitée, – malade peut-être262 », à laquelle la lucidité de Teste n’est pas sans offrir quelque écho. En tout cas, après Léonard, c’est encore à bien des égards une figure de son Moi idéal qu’a voulu construire Valéry : ce héros de la conscience veut faire de la pensée le tout de son existence, et y plier son corps lui-même, comme Valéry, quatre ans plus tôt, avait voulu se soumettre le sien pour le protéger des atteintes affectives – sans tout à fait y parvenir. Car chez celui qui a « tué la marionnette », qui mange « comme on se purge263 » et marche d’un pas régulier, dominé, la douleur tout à coup retourne le rapport de l’esprit au corps et, à la fin de la Soirée, la souffrance qui le terrasse annule cette suprématie voulue, et signe sa défaite.

À la fin du mois d’août, la Soirée est achevée, mais le directeur du Centaure, Henri Albert, tout juste rentré d’Alsace, accorde à son auteur un bref délai supplémentaire avant de lui réclamer sa copie, le 8 septembre. Le récit de Valéry aussitôt lu, il confie à Pierre Louÿs : « Nous avons reçu une admirable chose de Valéry “La Soirée avec Monsieur Teste”264. » De Montpellier, l’auteur renvoie les épreuves qui ont été rapidement composées et, dès le lendemain, c’est à lui-même qu’Albert fait part de l’enthousiasme de l’équipe du Centaure : « Nous avons trouvé votre Soirée avec Monsieur Teste admirable265. » Une question reste néanmoins en suspens, et c’est celle de la dédicace que les épreuves ne portent pas encore. Si peu familier que Valéry soit avec Degas qu’il connaît depuis quelques mois à peine, l’admiration qu’il lui porte est assez forte pour qu’il souhaite lui dédier ses pages – hommage qui rappellerait aussi qu’il a désiré, il y a peu, lui consacrer tout un portrait. Il se méfie pourtant de ses réactions parfois bourrues et, plutôt que de lui faire part lui-même de son vœu, il confie à Eugène Rouart – un des fils de l’industriel Henri Rouart, grand ami de jeunesse de Degas – le soin de lui demander s’il agréerait la dédicace respectueusement rédigée en toutes lettres : À Monsieur Edgar Degas. Mais à Paris où il est rentré le 27 septembre, le verdict tombe : « Je ne tiens pas à ce qu’on me dédie des choses que je ne comprendrai pas. J’ai soupé des poètes266… » Du coup, Valéry décide de dédier son récit à Eugène Kolbassine267.

Si l’accueil des amis parmi lesquels le manuscrit circule est moins réservé que pour l’Introduction, ou leurs éloges moins laconiques, c’est que la Soirée est moins déroutante. Le 23 septembre, Louÿs se dit « renversé » : « Non pas que j’attendisse moins de ta part, ah ! certes non ! mais je n’attendais pas cela. Et cela, persuade-toi que c’est (ou du moins ce serait pour nous autres “pecus”) ce qu’il faut faire. Et c’est écrit… La perfection ! » Quant à Gide, le 4 octobre, il confie que la Soirée est « incomparable ». Puis le texte paraît, en décembre seulement, dans Le Centaure qui a pris du retard, et ne donne lieu à aucun écho qui nous soit parvenu. Il est vrai que la revue est une publication confidentielle et que la Soirée est signée des seules initiales de l’auteur – du coup bien mal identifiable. Valéry, à la différence de ce qu’il avait fait pour l’Introduction, a renoncé aux tirés à part trop coûteux et s’est contenté, en guise d’étrennes, de donner à quelques amis les pages de la revue très artisanalement reliées. Si l’on ignore ce qu’en pensa Mallarmé, la Soirée, néanmoins, d’après ce que son auteur apprit, intrigua Barrès. Et il est vrai que, dans l’histoire de ce genre très particulier qu’est le court récit à la première personne et qui va, si l’on veut, de Manon Lescaut à l’Alexis de Marguerite Yourcenar, ces quelques pages occupent une place qui va devenir très vite capitale. Après la publication très confidentielle du Centaure, de nouveaux lecteurs pourront découvrir la Soirée dans la réédition que Paul Fort en donnera en 1906 dans sa revue Vers et prose. Adrienne Monnier, la libraire de la rue de l’Odéon, en rachètera tout un stock à la fin de la Première Guerre, et, grande amie de Valéry, la fera lire en 1918 à Reverdy, par exemple, ou bien encore à Aragon qui, au début des années vingt, dans un Projet d’histoire littéraire contemporaine destiné au couturier Jacques Doucet, affirmera nettement : « Depuis Zola et Huysmans, je n’ai qu’une date à noter, c’est La Soirée avec M. Teste de Paul Valéry268. »