INTRODUCTION

Alors que, durant les années de jeunesse, c’était Pierre Louÿs qui incitait Valéry à écrire, et parfois le pressait même assez vivement de le faire, c’est Gide qui, après la fondation de La Nouvelle Revue franзaise à laquelle il a pris une part essentielle, joue rapidement ce rôle d’incitateur, et il ne le fait pas sans une sorte d’amicale persévérance. Au moment de la mise en chantier du premier numéro de la revue qui doit paraоtre le 1er février 1909, il se souvient sans doute que Le Centaure où avait paru la Soirée annonзait, il y a plus de dix ans, une étude de Valéry sur Nietzsche, et il lui propose donc de renouer avec cet ancien projet : Henri Albert qui, en 1907, lui a fait parvenir le premier volume des Considérations inactuelles, fait paraоtre en feuilleton dans le Mercure de France, depuis le 16 novembre 1908, la traduction d’Ecce Homo qui sera ensuite publiée en volume, et cette actualité paraоt justifier une étude. L’idée séduit assez Valéry pour qu’il accepte : il se met au travail, reprend les livres de Nietzsche qu’Albert lui a fidèlement adressés depuis dix ans, jette sur le papier quantité de notes, puis le 1er février, justement, déclare qu’il renonce1. Mais Gide, lui, ne renonce pas et, pour le numéro de décembre de La NRF, il obtient de Valéry ses « Études » sur le rêve2.

Ce ne sont pour l’instant que de bien courtes pages qui ne laissent en rien présager un nouveau départ, et c’est un peu plus tard que tout se joue, lorsque Gide, comme il l’espérait depuis quelque temps, obtient que la revue, sur le modèle autrefois du Mercure, justement, se double désormais d’un comptoir d’édition qui, très vite, inscrit à son catalogue des titres aussi importants que L’Otage de Claudel ou Éloges, premier livre du futur Saint-John Perse. Dès le mois d’octobre 1911, il suggère donc à son ami d’y faire paraоtre un livre, mais, sur le moment, Valéry ne semble pas accorder beaucoup d’importance au projet et confie simplement à sa femme : « Il me fait des propositions assez vagues pour que je publie dans sa collection librairie un volume de mes antiques proses… Maigre volume3. » En dépit de ce vague, une sorte de départ est donné : au mois de janvier 1912, quand Gaston Gallimard, qui vient de prendre la responsabilité du comptoir d’édition, se rend chez Valéry pour s’entretenir avec lui de l’édition des Poésies de Mallarmé qui paraоtra l’année suivante, il en profite pour appuyer le projet et, le 9 mai, c’est Madeleine Gide qui, en visite chez les Valéry, rappelle la proposition de son mari. Ces sollicitations, bien sûr, ne manquent pas de toucher l’intéressé, mais tout reste encore nébuleux, et surtout la nature du volume évolue puisque, le 31, Gide suggère qu’au-delà des premières grandes proses – l’Introduction et la Soirée – le volume s’élargisse aux poèmes, voire à d’autres textes : « La conquête allemande » de 1897, par exemple, ou encore les pages inédites d’Agathe ou bien du « Yalou ». Il laisse bien sûr toute liberté de choix à son ami qui ne dit pas non – mais ne dit pas oui non plus.

C’est que sur la délicate question de la publication, il demeure toujours incertain. En décembre 1909, la parution de ses « Études » sur le rêve lui a donné la curieuse impression de ranimer un mort, et relisant en 1911 certains de ses poèmes de jeunesse, il balanзait entre le regret de n’avoir plus écrit, et l’impression qu’il avait eu raison de cesser d’écrire : « Ce sont des témoins à charge contre le présent, disait-il à sa femme ; heureusement d’autres font rougir – et je les refeuillette ce matin… avec l’impression que j’ai bien suivi le chemin qu’il me fallait suivre4. » Si le chemin du silence qu’il avait choisi était le bon chemin, quelles raisons aurait-il d’en sortir ? Il se contente donc pour l’instant de réfléchir. Le 7 juin 1912, Gallimard le relance courtoisement : « Je tiens à vous dire, écrit-il, que je suis entièrement à votre disposition pour aller m’entendre avec vous au sujet de l’édition de vos écrits » ; puis il ajoute : « Je ne vous cache pas mon impatience de lire enfin ce que j’ai pu trouver5. » « Vos écrits » montre bien que rien ne se trouve tranché quant au contenu du futur volume, mais il propose à Valéry de faire établir une dactylographie des poèmes dispersés en diverses revues, afin qu’il la relise à loisir avant de faire son choix. C’est maintenant vers un livre mêlé que Valéry semble plutôt incliner, dans lequel on pourrait réunir l’Introduction et la Soirée, un ensemble de vers, mais également « Purs drames », le poème en prose de 1892 pour lequel il conserve une tendresse particulière. Mais lorsque Gide le relance par une lettre amicale, sa longue réponse, vers le 20 juin, fait surtout état de ses scrupules, qui sont aussi des inquiétudes : envisager, en particulier, de « paraоtre à deux minutes de Mallarmé » dont l’édition des Poésies est prête, lui semble, « de trois ou quatre faзons diverses, épouvantant ».

Il commence tout de même à classer ses papiers, à numéroter ses anciens poèmes, et à réfléchir à un ensemble peut-être moins complet que celui auquel il songeait, mais où vers et prose resteraient mêlés. Ce pourrait être l’occasion de faire un petit massif autour de la Soirée : « l’ex-commencement d’Agathe » deviendrait « l’intérieur de la nuit de M. Teste » ; à quoi serait joint « un petit tour avec Monsieur Teste6, dont j’ai le début, dit-il à Gide dans la même lettre, et on en ferait le ventre avec des morceaux de mes notes ». « Après tout, ajoute-t-il, un livre tout de vers est bien ennuyeux. Il me semble que Nerval a fait ce mélange et pour les très petits poètes, c’est un mélange avantageux. » Rien de précis, donc, mais la perspective d’un nouveau travail se dessine puisque les deux textes qui s’ajouteraient à la Soirée ne sont pas achevés. Le 18 juillet, Gallimard lui redit son impatience de publier le volume et, peu ou prou, la machine littéraire se trouve remise en marche puisque c’est probablement durant cet été qu’il dactylographie la version d’Agathe que nous connaissons et que sa fille fera paraоtre après sa mort. En tout cas, ce dont il s’agit pour l’instant, ce serait d’étoffer les proses, et non de remanier les poèmes.

Le 21 juillet, nouvelle lettre à Gide. Valéry a naturellement parlé de son projet à Pierre Louÿs, et son ami lui suggère, pour ce recueil, le titre de Mélanges ; puis il change de nouveau d’avis, signe que rien ne l’enthousiasme vraiment en cette affaire où, pourtant, il consent à se laisser entraоner. Il se peut que les livres de vers soient « bien ennuyeux », mais, en même temps, il n’est sans doute pas insensible à l’idée de s’inscrire dans cette prestigieuse lignée, et il songe maintenant plutôt à imprimer, fût-ce à ses frais, une jolie édition de ses vers et, parallèlement, un livre de proses. La décision de faire paraоtre un volume, voire deux, semble bien arrêtée, mais alors qu’il avait songé à reprendre Teste et à l’élargir, il rechigne maintenant à remanier et à étoffer quoi que ce soit et, le 22 juillet 1912, il écrit à sa femme : « Demain Gallimard vient me raser pour ce fameux Tel Quel. J’ai envie – suite d’une lettre bien affectueuse de Gide – de leur livrer vraiment tel quel tout le ballot de vieilleries et – allez donc7. » Les incitations amicales de Gide, on le voit, finissent par porter leurs fruits et Gallimard n’a donc plus vraiment à le convaincre ; mais il semble l’avoir persuadé de plutôt donner un volume de Mélanges – au pluriel ou au singulier, certainement plus facile à vendre. Le 13 octobre, cette perspective semble se maintenir, et Valéry fait part à Gide d’une combinaison possible : comme Alexandre Gaspard-Michel, un obscur jeune poète épris de typographie qui le fréquente durant ces années avec une assiduité parfois un peu lassante, aimerait bien imprimer ses vers, il envisage de lui confier le soin d’une plaquette, luxueuse et chère, à tirage limité, mais qui porterait néanmoins l’estampille de La NRF, et, parallèlement, de rassembler le volume de Mélanges : Gallimard donne bientôt son accord.

Si Valéry songe alors, sous une forme ou une autre, à une publication prochaine de ses poèmes, c’est qu’il pense donner à l’affaire une issue rapide. Mais en reprenant ses anciens vers, qu’il avait volontiers, jadis, légèrement remaniés d’une publication à l’autre, il a le sentiment qu’ils ne correspondent plus vraiment à ce qu’il souhaite et, selon la pente qui est toujours la sienne quand il relit ses textes, le désir lui vient de les retoucher. Or c’est ici que tout bascule car, lorsqu’il en arrive à « Hélène, la reine triste » qui avait été publié dans Chimère vingt et un ans plus tôt, puis repris dans La Conque, l’idée insensiblement se fait jour en cette fin d’année qu’il pourrait ajouter un nouveau poème à ceux qu’il se trouve en train de réunir, et ce qu’il ébauche ce jour-là n’est rien d’autre que le début de La Jeune Parque. La proposition que Gide lui avait faite un an plus tôt trouve donc ici sa double conséquence : négative, d’un côté, si l’on veut, puisque le volume prévu sous une forme qui n’a pas cessé d’évoluer ne verra pas le jour ; mais surtout positive, puisque vient ainsi de s’ouvrir, presque inopinément, un chantier poétique de dix ans : non seulement, Valéry va écrire les cinq cent douze vers de la Parque qui paraоtra en 1917, mais il va en même temps remanier certains des poèmes de jeunesse qui en 1920, donneront lieu à l’Album de vers anciens, et puis ébaucher et parfaire les pièces qui seront ensuite rassemblées dans Charmes.

Il ne le sait pas encore, mais ce qui est en train de s’ouvrir là n’est rien d’autre qu’une seconde carrière littéraire et, de son grand poème de 1917, il sera fondé à écrire joliment, durant la Seconde Guerre : « Son obscurité me mit en lumière8. » Et cependant, lorsqu’il reзoit les tout premiers éloges que la Parque lui vaut, c’est avec une espèce de distance ironique – et, le 27 mai, il écrit à Louÿs que « l’ère des bêtises inutiles a peut-être commencé ». Ces bêtises, bien sûr, ce sont les concessions qu’il lui semble faire au milieu littéraire dont il était sorti, mais elles lui valent pourtant une rapide renommée, et bientôt s’inaugure l’époque des commandes qui ne cesseront plus, et dont la toute première est « La crise de l’esprit » qu’il rédige à l’invitation de John Middleton Murry : séduit par la Parque dont il a fait un compte rendu dans le supplément littéraire du Times, le critique a souhaité le voir collaborer à l’Athenaeum, la revue londonienne qu’il dirige. Assurément, la carrière qui se trouve ainsi relancée n’ouvre pour l’instant qu’à de minces publications – pour l’essentiel une dizaine de poèmes qui paraissent en revue de 1917 à 1920 ; mais rapidement, par effet d’édition, ce sont bien les contours d’une œuvre qui se dessinent puisque, deux ans après la Parque, les Éditions de La NRF réimpriment la Soirée ainsi que le Léonard de 1895 précédé de « Note et digressions » ; l’année suivante paraоt l’Album de vers anciens, suivi de Charmes en 1922, puis de Variété en 1924 : six livres en l’espace de sept ans, presque un livre par an – et qui rapidement imposent la figure d’un grand écrivain. C’est d’ailleurs le jugement que formule le redouté critique du Temps, Paul Souday, lorsqu’il note, le 26 avril 1923, dans un tardif compte rendu d’Eupalinos, de L’Âme et la Danse et de la Soirée, que Valéry « s’est placé au premier rang, en deux ou trois ans et quatre ou cinq ouvrages assez courts, comme le plus intellectuel des poètes de ce temps et le plus poète parmi ceux d’aujourd’hui qui pensent » : intellectualisme qui sera très vite une antienne.

De la fin de la guerre, en effet, à l’élection de Valéry à l’Académie franзaise le 19 novembre 1925, sa renommée s’accroоt de manière régulière jusqu’à ce qu’il n’est pas excessif d’appeler, autour de 1926, une véritable gloire – et qui ne connaоtra pas d’éclipse. Comme toujours, les comptes rendus de presse ont bien sûr joué leur rôle – au premier chef ceux de Souday, réguliers et toujours chaleureux, de 1917 jusqu’à sa mort en 1929 –, mais surtout un double réseau s’est patiemment tissé : celui des écrivains qui ne manquent pas de faire savoir leur admiration, et l’accueil des salons, en particulier celui de Mme Mühlfeld, veuve de Lucien Mühlfeld, l’ancien rédacteur en chef et critique de La Revue blanche, mais également belle-sœur du romancier Paul Adam et du peintre affichiste Leonetto Capiello. La sincère admiration qu’elle voue à Valéry, doublée d’une durable amitié, va faire d’elle, parmi d’autres, un des plus efficaces soutiens de l’écrivain, qu’elle persuadera de se présenter à l’Académie.

Il est arrivé, non sans un soupзon de malveillance qui deviendra une vraie calomnie durant la campagne de presse très violente que Valéry essuiera à l’automne de 1927, que l’on surfasse l’influence de ces salons pour brosser le portrait, gentiment critique chez certains, plus ouvertement caricatural chez d’autres, d’un écrivain mondain – et il est vrai que Valéry, comme on dit, va dans le monde, où il trouve en particulier l’occasion de se faire connaоtre par des causeries rémunérées : celles, par exemple, qu’il donne régulièrement chez la princesse de Polignac à partir de 1923 ; mais on aurait tort d’oublier le rôle qu’a pu jouer le jugement sincère et parfaitement désintéressé de ses pairs. Ce n’est pas ici le lieu de dresser un catalogue d’admirateurs, mais il n’est pas indifférent de rappeler que, outre Gide et Louÿs, bien sûr, qui ne ménagent pas leurs efforts pour accroоtre la réputation de leur ami, des écrivains moins proches ont joué un rôle essentiel. Dès le 11 avril 1914, Léon-Paul Fargue, dans une conférence au Vieux-Colombier à laquelle assiste le jeune André Breton, élève Valéry au rang de « seul poète9 » de l’époque, puis Paul Fort, qui a réimprimé la Soirée en 1906 dans sa revue Vers et prose, Valery Larbaud, André Suarès, Edmond Jaloux ou encore Francis de Miomandre et Natalie Barney, d’autres encore, ne cachent rien de leur admiration pour la Parque. А partir de 1922, quand sa carrière diplomatique le ramène à Paris, Alexis Leger – qui avait rendu visite à Valéry dès le 24 mai 1912 – ne manque pas non plus de faire savoir à quelle hauteur il situe son œuvre. Et puis compte aussi, rapidement, l’enthousiasme d’étrangers prestigieux : Jorge Guillén, Rilke, Ungaretti ou D’Annunzio. Si Julien Gracq, dans La Littérature à l’estomac, peut écrire que « la gloire de Mallarmé, comme on sait, n’a pas eu d’autre véhicule – cinquante lecteurs qui se seraient fait tuer pour lui10 », c’est la qualité, également, de quelques fervents qui va bâtir celle de Valéry – de manière beaucoup plus rapide.

Dans le nouveau départ donné à sa carrière, un événement, naturellement, a compté, et c’est la mort de celui qu’il appelle « le Patron ». L’état de santé depuis longtemps précaire d’Édouard Lebey ne cesse de s’aggraver, et c’est la perspective de sa disparition prochaine qui a conduit Valéry à méditer une véritable stratégie littéraire : dès octobre 1917, encouragé par le succès de la Parque, il fait paraоtre en revue « Aurore », qui deviendra le premier poème de Charmes, puis, à partir du mois de juin 1918, il confie régulièrement aux revues les poèmes qui, encore remaniés, prendront place eux aussi dans Charmes. La mort de Lebey, le 14 février 1922, marque néanmoins un tournant, et ce jour-là, Valéry note crûment dans ses Cahiers : « Me voici à vendre ou à louer11. » Durant de longs mois, il cherche en effet un emploi qu’il ne trouvera pas et, lui qui sait mieux que quiconque que sa littérature réputée difficile ne saurait lui valoir de grands succès de librairie, il inaugure une vie de passeur de culture, et en particulier de conférencier. Dès le 31 mai, il prononce rue de l’Odéon, dans la librairie de son amie Adrienne Monnier, une sorte de causerie sur Poe qui lui vaut la commande d’une préface à Eurêka – préface qui sera suivie d’une centaine d’autres, introductions, souvent, à des contemporains mineurs, mais également aux plus prestigieux écrivains : Descartes, La Fontaine, Montesquieu, Stendhal, Nerval, Flaubert, Baudelaire, Mallarmé – et tous ces textes compteront souvent parmi ses plus belles pages.

Parallèlement, le 31 octobre 1922, ce sont les conférences à l’étranger qui débutent avec une causerie sur « la poésie et le langage » prononcée à Londres. Comme la préface à Edgar Poe, elle aussi sera suivie d’innombrables autres : une œuvre, ainsi, peu à peu se dessine, aux facettes finalement multiples puisque, à côté de ces écrits de circonstance qui donneront lieu en 1924 au premier tome de Variété, de grands textes pleinement littéraires, dès ce début de l’après-guerre, résultent également de commandes : Eupalinos, au premier chef, ou bien encore L’Âme et la Danse. Et puis au début de 1923, sur la suggestion de Gallimard qui le presse d’écrire un roman, il esquisse quelques contes qu’il ne reprendra que durant la Seconde Guerre : d’ores et déjà se trouvent écrites quelques-unes des plus belles pages de ce qu’il intitulera Histoires brisées. Mais à parcourir l’ensemble des publications qui s’échelonnent de 1917 à 1925, on ne peut manquer d’être frappé d’un fait : c’est qu’à l’exception des poèmes, Valéry ne fait paraоtre aucun texte que son propre désir l’ait poussé à écrire.

Autre chose enfin va entrer dans sa stratégie littéraire, et c’est le choix de ses éditeurs. Si grâce à Gide, on l’a vu, le comptoir de La NRF est devenu et restera son principal lieu de publication, il a écouté Louÿs qui lui conseillait de ne se lier à aucune maison de manière exclusive, et ne va pas manquer de faire paraоtre en divers lieux les premières éditions de ses livres, avant de les ramener dans le giron de Gallimard. Dans ce système très concerté de volumes souvent augmentés d’une impression à l’autre, selon le principe des poupées russes qui lui vaudra plus tard de rudes attaques, pèse bien sûr l’enjeu financier que son absence de fortune personnelle le contraint de prendre en compte, et ces multiples éditions sont souvent luxueuses, illustrées, imprimées également à tirage limité. Mais il y a aussi le désir de ne pas se laisser enfermer dans le milieu de La NRF, et de se préserver la possibilité de négocier en homme libre ses contrats avec Gallimard.

De la même manière, dès la publication, vers la fin de la guerre, des futurs poèmes de Charmes, on le voit s’adresser à des revues très diverses – le Mercure de France, Les Écrits nouveaux, La Revue de France, etc. –, et à l’époque de son amitié avec Breton, donner deux poèmes à Littérature, la revue, au commencement très sage et éclectique, que celui-ci fonde en 1919 avec Aragon et Soupault, et dont le titre, d’ailleurs, a été suggéré par lui-même. Après quoi, une autre revue va compter, et c’est Commerce que décide de fonder et de généreusement financer la princesse de Bassiano que Natalie Barney lui a fait rencontrer au printemps de 1921 : en même temps qu’à Fargue et Larbaud, elle lui demande d’en devenir l’un des trois directeurs – et ce sera une fonction de pure apparence, ou à peu près, puisque, si les trois hommes suggèrent de retenir tel ou tel texte, c’est elle seule qui, en dernière instance, tranche souverainement. Mais la revue va être un aiguillon pour Valéry : la princesse tient à ce que son nom y figure aussi régulièrement que possible, et s’il lui arrive de déroger à la règle qu’elle s’impose de ne publier que des inédits, sa signature s’inscrira au sommaire une vingtaine de fois, de 1924 à la disparition de la revue huit ans plus tard.

Pour le reste, que Valéry soit accueilli dans des lieux de publication fort divers contribue, pour une part, à sa figure d’écrivain singulier en même temps qu’atypique qui se dessine en cet immédiat après-guerre. Même si Breton, identifiant un peu trop Valéry à Monsieur Teste qui avait brûlé tous ses papiers, ne lui pardonne pas d’être sorti de son silence, les futurs surréalistes ne cachent pas leur admiration pour certaines de ses œuvres – et ce sont justement les plus singulières : la Soirée ou Agathe, par exemple, dont il accepte de leur donner lecture. En 1924 encore, quoique le silence se soit installé entre les deux hommes et que Breton jette sur Valéry et ses écrits un regard de plus en plus dur, on le verra confier à sa femme que le Cahier B 1910 est « une bien belle et bien forte chose12 ». Or si de nombreux lecteurs moins intrépides, mais cependant sensibles, chez lui, à un certain non-conformisme, n’en contribuent pas moins à son succès, c’est que son œuvre, sous une forme somme toute assez classique, ne s’interdit pas les audaces : lors de sa campagne académique, c’est l’aile gauche de la Compagnie qui d’ailleurs le soutient, l’aile droite brocardant, comme beaucoup, cette fameuse obscurité qui sera toujours l’antienne d’une certaine presse.

Mais ces audaces, si elles se découvrent par exemple dans l’inventivité formelle d’Agathe que Valéry montre à quelques amis mais ne fait pas paraоtre, sont surtout celles d’une pensée qui s’exprime volontiers au rebours des discours dominants, car pour le reste, en ce début de siècle, Valéry a le sentiment, qui parfois l’attriste, d’être l’homme d’un autre âge : le XVIIIe siècle demeure son préféré, et il ne parvient pas à faire son deuil de la hauteur où le symbolisme avait su placer la littérature, et le travail de cette littérature, à une époque où le spontané, de manière à ses yeux navrante, prend une place grandissante. C’est d’ailleurs le leitmotiv de ses lettres à Breton et lorsqu’il reзoit « Pour Lafcadio », un poème partiellement composé de collages, il lui répond le 25 juillet 1918, sur ce ton goguenard qui est souvent le sien : « Mais comme je serais curieux de voir vos “brouillons”13. »

Dans un entretien de 1971, Roland Barthes disait : « Être d’avant-garde, c’est savoir ce qui est mort ; être d’arrière-garde, c’est l’aimer encore14. » Or précisément, Valéry sait que le symbolisme est mort, et d’ailleurs il l’écrit, mais il continue néanmoins de l’aimer : le nouveau, en littérature, ne sera jamais à ses yeux une valeur, et la recherche du choc esthétique, de l’émotion immédiate, qui est celle de ses jeunes contemporains lui donne l’impression, justement, de n’être pas de son époque. Ce qu’il convoite, c’est une sorte d’entre-deux, si l’on veut, et juste après la parution de la Parque, il confie à sa femme : « Puisqu’il faut écrire je voudrais écrire dans le moderne, quelque chose qui ait la substance, la figure, la limpidité profonde, la rigueur et le charme de certaines choses des anciens. Du moins telles qu’elles devaient être à ceux qui les comprenaient15. » Ce sera là, d’ailleurs, souvent sa différence. Mais, au-delà de la poésie, c’est une vision toute personnelle de la littérature qui se maintient, et un de ses leitmotive sera l’idée que s’est perdue l’exigence de lire patiemment à loisir qui répondait symétriquement à l’exigence d’écrire patiemment à loisir.

Et cependant, toute une part de sa réflexion est résolument prospective, et c’est pourquoi il s’impose rapidement comme l’un des analystes les plus aigus du temps présent, mais aussi de ses mutations culturelles, politiques et sociales. Quant à l’approche de la littérature qu’il formule à l’adresse de ses contemporains, son dédain pour le roman marque la singularité d’un écart, tandis que l’attention qu’il porte à l’étude du langage, au rôle du lecteur ou bien encore à la fonction de l’auteur, introduit dans l’époque une manière de formalisme qui l’inscrit dans une véritable avant-garde. De telle sorte que vient tout naturellement à l’esprit la distinction célèbre de Claudel, qui comparait aux deux positions que les voyageurs peuvent occuper dans un train deux attitudes différentes devant la vie : tandis que certains choisissent la banquette arrière et tournent le dos à l’avenir, d’autres s’installent sur la banquette avant ; « Courageusement exposés aux courants d’air, écrit Claudel, ce qui les intéresse, ce n’est pas ce qu’ils laissent derrière eux, c’est ce qui va arriver de nouveau et d’inépuisable16. » Précisément, la singularité de Valéry est qu’il change volontiers de banquette : ce qui l’intéresse, pour parler comme Claudel, c’est sans doute ce qu’il laisse derrière lui, mais c’est aussi ce qui va arriver de nouveau.

1. Voir Lettres et notes sur Nietzsche, in Valéry, pour quoi ?, p. 10-52.

2. Voir p. 253-258.

3. Lettre inédite non datée [octobre 1911], BNF non coté.

4. Lettre inédite non datée [1911], BNF non coté. Sur cette réticence à monter sur la scène littéraire, voir p. 26, la Préface de cette édition.

5. Lettre inédite de Gallimard du 7 juin 1912, archives de la famille Valéry.

7. Lettre inédite, BNF non coté.

8. Voir t. 3 de cette édition, p. 1264.

9. Livres de compte de Mme Valéry, 26 avril 1914, BNF non coté.

10. La Littérature à l’estomac, Corti, 1950, rééd. 1987, p. 21.

11. Ces mots ne figurent que dans le cahier manuscrit et ont été masqués lors de la reproduction en fac-similé du CNRS.

12. Lettre du 22 janvier 1925, Œuvres complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1988, t. 1, p. L.

13. Lettre inédite, collection particulière.

14. Œuvres complètes, Seuil, t. 3, 2002, p. 1038.

15. Lettre non datée [septembre 1917], BNF, non coté.

16. Œuvres en prose, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1965, p. 1311 sq.