L’occasion de cet article est la publication, au début de 1898, de La Cathédrale où, après Là-bas (1891) et En route (1895), Huysmans reprend le personnage de Durtal, et, plus que l’intérêt pour ces livres, c’est le désir de faire plaisir à l’auteur qui conduit Valéry à faire paraître, dans le Mercure de France du mois de mars, un article qui soit plus qu’un simple compte rendu : ces pages ne figurent d’ailleurs pas sous la rubrique « Méthodes367 », et elles ne sont plus signées de son simple nom, mais aussi de son prénom. Les deux hommes entretiennent en effet des relations très amicales : dès son premier voyage à Paris en compagnie de sa mère, le jeune Valéry de vingt ans avait sollicité un rendez-vous, et le romancier l’avait reçu dans son bureau de rédacteur au ministère de l’Intérieur, le 25 septembre 1891368 ; ils se revoient ensuite régulièrement jusqu’à la mort du romancier, le 12 mai 1907, et ces pages sont donc un devoir d’amitié.
Elles laissent cependant Valéry fort peu satisfait, tant lui restent étrangers l’occultisme et le satanisme de Là-bas, aussi bien que le mysticisme d’En route, lié à la conversion qu’a connue Huysmans entre les deux livres. Car bien que lui-même s’intéresse depuis plusieurs années aux mystiques – il a lu en particulier Catherine Emmerich sur le conseil, justement, de Huysmans –, son agnosticisme aussi bien que son goût de la rationalité font de l’univers de la foi un monde où il n’entre pas. C’est bien cette insatisfaction qu’il exprime à l’adresse de Gide quand, le 14 février, il évoque sa « mélasse sur “Durtal” » qu’il vient d’achever, « une chose sans nom, due, pressée par le Mercure », et qu’il exprimera encore en 1937, lorsque, au tome VII de ses Œuvres, il fera précéder son étude de ces lignes369 :
« Quand parut La Cathédrale, quoique ce livre fût très inégal et un peu trop gorgé d’érudition, l’idée me vint d’en saisir l’occasion pour marquer à l’auteur mes sentiments. Je me mis à écrire ce Durtal… Mais à peine entré dans l’ouvrage, je sentis tout le mal que j’aurais à faire plaisir sans cesser d’être moi. Je travaillais pour Huysmans lui-même et non point pour le lecteur indistinct ; mais j’étais à l’opposite de sa nature et de ses idées. Bien des choses qu’il tenait pour réelles ne me paraissaient même pas possibles, et même pas intéressantes. Les singularités, les bizarreries me laissaient froid ; et quant à l’étrange et à l’extraordinaire, j’en trouvais de plus conforme à mes goûts de ce temps-là, dans certaines spéculations ou combinaisons abstraites, que dans les mystères, les diableries et tout ce qui émerveille extérieurement, nécessairement, et comme par essence.
Le plus difficile m’était de parler de l’auteur en personne, et des grands et admirables changements qui s’étaient imposés à son âme. J’étais un aveugle devant parler avec précision des couleurs ; et je me faisais scrupule, du reste, d’écrire quoi que ce fût qui risquât de choquer ou de blesser le moins du monde celui auquel je pensais rendre hommage. Je ne savais quel langage employer, je flottais entre le sien et le mien. Le résultat fut ce qu’il devait être : ni lui ni moi n’en fûmes satisfaits.
Je n’avais pas relu ceci depuis le temps de sa composition. J’en ai retrouvé le style barbare, l’allure pleine de gêne, et comme hésitante entre le pittoresque et l’abstrait, et en somme toutes les marques d’une exécution indécise, et je me suis souvenu des circonstances dans lesquelles je me suis donné ce Durtal pour devoir. »
La présence de Durtal unit trois livres, qui, seuls, ont apporté une nouveauté générale au roman contemporain.
Cette forme, telle que l’ont élaborée les écrivains naturalistes, se composait d’une somme de poèmes370, entre lesquels le dialogue et l’action ne servaient que de liens. Une fois que l’on savait faire un de ces poèmes, l’on savait en faire beaucoup ; et la question, pour ces auteurs, consistait à passer d’un poème dans l’autre et à choisir les sujets les plus propices à ce passage. On arriva rapidement à supprimer toute action. Le dialogue, rigoureusement simplifié, se réduisit à l’échange de mots, notés ou fabriqués par l’auteur, et ne donna plus que par exception le va et vient des conversations réelles, l’ensemble à plusieurs voix de plusieurs esprits. Ni la composition des ouvrages, ni la construction des individus ne furent, à cette époque, approfondies. La composition fut restreinte à la chronologie pure, au développement d’une fonction simple du temps371. La construction de l’homme fut éludée, soit qu’on se bornât à juxtaposer des paroles authentiques à d’arbitraires descriptions de types, soit qu’on s’en tînt à scrupuleusement recueillir l’historiette d’un contemporain. Tous les êtres ainsi déterminés demeurent anecdotiques ; ils restent amusants, indifférents, incommunicables. D’ailleurs, l’impuissance était évidente, d’une psychologie muette devant les plus élémentaires des faits et qui ne retrouvait la parole que pour se tromper au sujet des questions les plus complexes. Enfin, le langage, tandis qu’on l’augmentait, d’une part, avec l’étude du rapprochement372 méthodique des mots les plus lointains et les plus différents entre eux, – c’est-à-dire, de combinaisons purement poétiques, – laissait fuir, d’un autre côté, son ancienne valeur abstraite, puisqu’on négligeait peu à peu la recherche des liaisons de proposition à proposition et que le dénombrement le plus riche se substituait à la poursuite des expressions générales, – au désir de la loi instantanée de tout ce qu’on veut dire.
Huysmans compose Là-Bas, après avoir connu la limite du précédent système373. Alors, pour la première fois, je pense, le roman construit une saisissante multiplicité, et définit un état d’esprit dans plus d’une dimension. Une triple existence court dans ce livre374 ; se pose à la fois dans des milieux qui sont irréductibles et qui coïncident ; détraque le règne accoutumé de la succession du temps ; met en présence de ténébreuses ardeurs communes à des gens épars, à des vivants et à des morts, et à des siècles clos qui gardent ce qui les sépare. Dans le plein de ce riche espace, des figures incomparables, mais similaires, se répondent, des zones de durée se nouent, des étages de mœurs absolument confrontés s’unissent – confrontant375 de pieux intérieurs, un moyen âge qui se réchauffe, un amour dur à la Degas376, une flatteuse buée de cuisine377 élevant le ciel, un éclat pur de ciel. De loin, chaque souvenir de cet ouvrage comporte, comme un bouquet, plusieurs valeurs. La moindre bouffée qui en revient, meurt nombreuse378.
En Route innove et déteste tout de l’ancien roman379. C’est une longue inscription fidèle, c’est le flux des heures intactes, c’est la pensée même, dont le débit entraîne le total des impressions internes et externes, l’ensemble d’une réalité. Plus efficace que l’arrangement habituel des moments de l’homme dans les livres, cette série véridique est assez épurée néanmoins, assez différente des simples suites d’idées, pour ne pas paraître obscure ou arbitraire380, pour n’être pas altérable à volonté.
Rien n’est plus voisin de toute forme de pensée que la forme générale de ce livre fluide et franc : il raconte pourtant un cas d’exception, il énumère de rares états. Rien ne pouvait plus simplement contraindre l’esprit, tiré au hasard, d’autrui, à suivre, par une381 voie la plus naturelle, la direction surnaturelle que l’auteur aimante, et que Durtal montre382. Cette manière pure, forte, implique le renoncement aux calculs ordinaires, l’absence apparente de choix dans les idées, – pour mieux imiter, et, par conséquent, saisir, la variation de cette chose intérieure exacte qui rejoint l’auteur à l’écrit, et l’écrit au lecteur.
Dans le cours indépendant de la pensée qui emporte les notions, les images ou rien, sur sa page quelconque, chaque écrivain retient, pour l’usage littéraire, certaines épaves : ce qui lui a paru bon pour le plus vivement frapper et toucher autrui, ce qui sera isolé et fixé, et mis à quelque place, pour servir contre l’indispensable victime, le lecteur qu’on se figure, avant tout383. On jette le reste, l’inusité ; et il s’écoule, ou ne demeure que variable. Ainsi, par rapport à notre langage, à nos habitudes, à notre réalité, – notre pensée paraît d’une importance irrégulière et changeante, – puisqu’elle amène indifféremment des formes claires ou obscures, belles ou absurdes, et d’autres indicibles, inutiles, incommensurables, – des groupes monstrueux. Nous qualifions ces formes comme je viens de le faire, nous choisissons celles qui nous conviennent, – c’est-à-dire celles qui correspondent à un petit nombre de concepts tout faits et tout prêts, – et nous les écrivons alors, dans un ordre fort différent de celui de leur génération. L’écriture, de toute évidence, rend nécessaire ce choix, en même temps qu’elle le fait possible, puisqu’elle fixe384.
Mais, dans cet En Route singulier, où se reconnaît souvent la voix sans repos et sans bruit, celle qui se tait lorsqu’on parle, – l’écoulement des phrases ressemble si fort385 à celui de nos idées que l’inévitable choix, le travail second386, devient imperceptible et laisse le lecteur croire qu’il pense, cependant qu’il lit. Et cette imitation arrive à son but, à son comble, lorsque le lecteur, qui a retrouvé là un monologue intime analogue au sien, et qui a épousé, à mesure, le détail reconstitué de l’homme pensant, trouve tout à coup qu’il a dépassé quelque chose, qu’il contient déjà une idée non familière, qu’il a bu par surprise une émotion inconnue et qui s’agite, et qu’il se produit387 en lui-même, d’inédites représentations et des mouvements merveilleux.
Car, peu à peu, dans le texte nu, et vrai pour tout le monde, commence et s’accomplit, au fil de l’ordinaire de la vie, la transformation immense, ou conventionnelle, qui est le sujet même du livre. On a touché tous les points d’une Conversion. On a rêvé être un autre, et enfin, on a connu cette opération de l’esprit si complète, qui est le plus grand exemple imaginable de la nouveauté dans la connaissance, et qui, tout de même, n’altère388 ni les lois primitives, ni les éléments concrets de la pensée.
Je remarque maintenant que j’ai pu passer, par un trait continu, de la forme au motif du livre.
Cependant, le changement que nous sommes, ce changement simple et terrible des idées, – quelles qu’elles soient, – ce glissement usé, soudain, des troubles et des adoucissements, des raisonnements et des étendues, subsiste : il semble réduire la conversion de Durtal à n’être qu’une sorte de traduction, l’emploi d’un lexique nouveau, ou bien, une pure substitution entre des termes psychologiques, qui laisserait invariable le fond de l’esprit389. Et, en effet, nous sommes sûrs que le souci de Dieu s’oublie comme une autre chose ; on s’endort, et il s’efface ; on entend du bruit et il quitte l’inattentif ; on additionne quelques nombres, et il n’est plus là, il ne peut plus y être. Lui-même, Durtal conserve, à travers le nouvel espace où lentement il s’est reformé, ses anciens goûts, son œil inventif, l’accent antérieur de sa parole. Qu’y a-t-il de changé ? Cette conversion grande et générale, en quoi diffère-t-elle des mille infiniment petites conversions de chaque instant de l’esprit ?
Ici, je me hasarde… Je ne crois pas qu’on puisse parler du mysticisme sans être mystique, ou absurde. D’autre part, le mystique390 qui écrit et veut s’expliquer, n’est guère entendu que par391 ses pareils, et je pourrai392 dire pourquoi. Je vais cependant risquer quelques suppositions, en faisant bien remarquer que je n’examine en rien la croyance elle-même. Personne ne peut décider sur ce point, sinon pour soi. Je me doute, aussi, que les procédés purement logiques demeurent infructueux pour l’analyse de la foi : ils se bornent, en dernier, à faire reconnaître la conformité ou la non conformité d’une proposition donnée avec certains postulats, – tels celui d’identité ou celui de contradiction. Or, ces postulats sont empiriques, et reposent soit sur une croyance personnelle en leur valeur, soit sur l’assentiment universel393. La logique ne peut donc rien nous apprendre, si on lui oppose directement une autre croyance394. Elle peut ne pas exister pour l’homme solitaire.
Placé au-dehors, privé de compréhension mystique, et de l’érudition spéciale qu’un mystique, seul, peut vraiment acquérir, – je ne vois d’abord dans cette manière d’être, qu’une distribution nouvelle des valeurs des choses, un nouveau dictionnaire, personnel.
Nous aimions un objet ou un acte, c’est-à-dire que la pensée nous en était douce. Nous détestions un autre. Tous les objets, tous les actes étaient ainsi classés. Quelque chose se produit ; le temps marche. La chose aimée, l’être attirant change de valeur. Désormais, il nous fait horreur. Réciproquement, une chose indifférente naguère, ou odieuse, se fait aimer, nous procure395 les plus vifs élans.
Voilà le plus simple des faits de cet ordre. Il faut remarquer que cet objet aimé devenu détesté, est généralement aimé : souvent, même, nous ne l’avions aimé que par imitation, par enseignement.
À un degré plus élevé, l’objet d’horreur que nous changeons en centre de désir, peut être physiquement insupportable ; c’est la douleur de la chair, une chose que tout homme fuit entièrement, et qui se place au premier rang de la réalité, à l’extrême pointe du monde ; c’est la chose en soi momentanément irréfutable, comme une frange pénétrante du milieu étranger. Le mystique parvient à lui sourire, – à se la donner. Alors, le fait élémentaire est devenu énorme.
Pour que cela soit concevable, – et cela est, il faut que le mystique ait substitué une nouvelle idée à l’ancien jugement qu’il portait sur ses sensations. Il faut que ce nouveau groupe, fait d’une action qui n’a pas varié et d’une idée nouvelle, puisse résister, non seulement aux plus immédiates apparences, aux plus indissolubles formes habituées, mais jusqu’aux objurgations de la douleur. Il faut que, par rapport aux nouveaux ensembles spirituels formés dans le mystique, – la réalité sous sa forme396 la plus aiguë ou brûlante, devienne aussi molle et fugace que se montre397 notre pensée ordinaire, si on tire le canon, brusquement, à nos côtés.
Il y a donc, dans cet esprit, l’édification d’une sorte de réalité tout individuelle ; et ce nouveau monde est si capable de solidité, que, chez tous les mystiques, s’accuse, avant tout, la présence de choses étrangères en eux, qui longuement leur398 résistent. Ils entendent des voix qui leur tiennent des propos absolument neufs, qui s’opposent à leurs opinions, qui surprennent leurs connaissances acquises. Ils ont des dialogues qui se prolongent, et où l’imprévu se maintient et peut durer.
C’est pourquoi, si nous retournons à l’exemple d’un dictionnaire, si nous assimilons encore la conversion à un changement de signes, – ce qui abstraitement est exact, – si nous rappelons que tout système de signes repose sur quelque chose considéré fixe, et pouvant être indéfiniment répété, non seulement nous admettrons que le mystique s’est donné cette base dure, mais nous devons la concevoir plus dure que tout. Dans le dictionnaire de cet esprit, à chaque impression correspondra une valeur telle, que la souffrance vulgaire ajoutée à un certain ensemble intérieur deviendra délicieuse, et que le plaisir courant, vu en même temps qu’autre chose, provoquera l’horreur, le dégoût et la peine.
Dans ce lieu de rapports nouveaux, le mystique, comme un physicien du premier ordre, peut désormais construire de colossales figures, – le Dieu et le Démon, leurs cortèges et leurs endroits, – et des systèmes immenses, doués de propriétés suivies et puissantes, qui représenteront, tels que399 d’immenses épures précises, – les grandeurs et le mécanisme de son Amour.
La psychologie des mystiques est à faire comme toutes les autres. Je m’imagine que si quelqu’un, par l’effort d’une analyse double, arrivait à suivre les opérations extraordinaires de cette espèce, à pouvoir retraduire le peu intelligible vocabulaire personnel des auteurs spéciaux, le résultat serait grand. La mystique me fait penser à une sorte de science pure individuelle. Elle développe uniment400, à l’écart de toute réalité, des sentiments et des visions ; elle se crée une langue toute conventionnelle, qui, empruntant les mots de la nôtre, semble pleine de contradictions. De même que le géomètre, en dehors de toute image possible, et dans le domaine spécial du pur concevable, du verbalisme pur et de l’écriture laissée à sa puissance propre, donne l’existence à des quantités imaginaires et à des espaces métagéométriques, – le mystique, dans le règne de l’imaginable, déplace les limites apparentes, réalise les bornes du changement intérieur. Peut-être, si les lois de la représentation étaient déjà inventées, si l’on pouvait apprécier le résultat du travail imaginaire et des transformations d’un objet donné à la conscience ; si, d’autre part, on savait déchiffrer ce vocabulaire vague et spécial, rigoureux et indéterminé, alors, peut-être, la littérature mystique serait le plus précieux des documents, sur toute une région de l’esprit.
Le fait est, qu’en cherchant à traduire de la sorte certains des termes techniques401 qui sont devenus vulgaires, ou qui désignent des choses connues, en cherchant les périphrases correspondantes à des mots comme celui de prière ou d’extase, l’on se sent en présence de la plus profonde des études, de l’invention psychologique la plus surprenante.
La religion, événement continuel, produit de l’expérience la plus étendue, œuvre, aux yeux du non-croyant, incomparable, et qui n’a jamais été attaquée que par des raisonnements incomplets, contient402, dès l’origine, les véritables, les seuls instruments de toute science ; mais ils sont appliqués à un but spécial. Si un analyste403, indifférent comme moi, examine le fait de prier, et le dépouillant de son nom, de sa direction surhumaine, en cherche une définition : il verra, dans l’homme priant, une sorte d’arrangement se faire, une naïveté déterminée et totale, une apparition de tout ce que trouble continuellement le courant du monde mouvant, une exhibition de ces êtres intellectuels honteux ou vagues, que s’arrachent à grand peine les plus clairvoyants, les Pascal, les Stendhal, les Baudelaire. Le sujet regarde son ensemble, se réduit à cette bouffée de souvenirs qui lui remonte, glacée404 ; s’en détache, se résume en un point d’inquiétude unique au monde ; il n’est plus sa chair, il n’est plus ce qu’ont vu ses yeux et flairé ses narines, il se sent différer à chaque instant de sa pensée. Il annule ses405 pensées nécessaires, les unes par les autres, à l’aide d’une insatiable notion de culpabilité, mécanisme parfait. Alors, plus rien ne lui est difficile ; ni, raconter tout haut ce résumé, exactement comme il le voit en lui, à un autre homme, portion d’une réalité vaincue et arbitraire ; ni, associer à l’hostie de pâte légère toute l’immense réalité nouvelle qu’il s’est donnée : il dit qu’il croit à la présence réelle, et il n’y a aucune difficulté. Cela est simple…
J’admire infiniment. Car je connais, d’autre part, que la spéculation la plus élevée et la plus consciente, consiste uniquement dans le pénible travail de faire et de défaire des associations d’idées, soit, méthodiquement, pour un propos déterminé, soit pour parvenir à considérer l’ensemble des transformations possibles, le règne et la région de l’homme pensant. Au même point, mène l’art approfondi.
Mais la mystique n’est pas à tout le monde. Elle est comme l’offensive406 qui se rue sur le monde extérieur – tandis que l’ordinaire religion n’est qu’une médiocre et hésitante défensive.
Maintenant le pas est franchi, le jour a bien tourné ; Durtal retourne aux choses, et elles ont changé aussi. Il faut qu’il puisse retrouver à chaque moment, le chemin des grands moments de son existence.
Au début de la vie mystique, sous le choc vierge, s’annihilent les détails, expirent les petites idées, les minuties morales, les actes tout à fait simples, les instants de végétation. Tout devient nul ou immense, tandis que le nouvel homme s’approche. Ensuite, quand l’habitude s’est refaite différente, dans le milieu changé, renaissent les plus minces objets, et ils disent de nouvelles choses. Le moyen âge, qui n’a manqué à rien, avait pourvu à la nécessité et à la faiblesse de l’attention. À tous les coins du monde, la Symbolique attachait une signification convenue. Huysmans, autour d’une Cathédrale, vient de grouper cette extraordinaire nature artificielle.
Cette fois, le mouvement d’un vocabulaire universel ; une église toujours présente, qu’elle soit un sentiment extrême, ou une énorme pierre, unique dans l’air, ou bien un intérieur infini, une grandeur qui se respire, une gorgée de l’ombre toujours prête ; puis des myriades d’êtres abstraits, engendrés dans un point d’une ville nulle et pleine de vent, par un homme central qui songe et y touche, refuse et s’élève, – composent de suite407 le souvenir de ce livre récent.
Durtal pacifié, – mais son esprit demande encore, – se cherche un lieu tranquille et ardent, une place de cendre brûlante et douce, encore pensive, où un souffle suffirait à raviver les temps consumés et leur certitude qui s’est lentement recouverte408.
Le voici venu à Chartres409, avec de pieuses personnes vivantes, devant le plus pur éclair d’architecture française, parmi le millier de bienheureux coloriant le soleil, foisonnant dans le grès des porches ; plus fluides, d’autres circulent, évadés des livres, dans la mémoire du visiteur.
Et tous les moyens matériels de revenir à Dieu, s’exposent.
C’est avant tout, l’Église410 elle-même, masse de pierre à destination rigoureusement spirituelle, machine presque parfaite.
D’abord, la ténèbre intérieure ferme l’individu, inonde brusquement les sens, qui refluent ; et les laisse ensuite se vider dans une nuit411. L’esprit seul semble être admis à entrer. On s’y fait. Dès qu’on y revoit, ce sont d’immenses lignes412 qui ruissellent, toute une obscure géométrie. Tout ce qui est là, ressemble au noir et aux couleurs de l’esprit qui s’interroge. Des taches colorées singulières palpitent, des lunules précieuses se forment ; on croit avoir fermé les yeux pour réfléchir à quelque chose. Mais, à quoi ? Et on n’a pas fermé les yeux. L’Église, artificieusement, vous a abaissé les paupières ; elle construit l’ombre intime.
Puis, les vitraux éclatent comme des visions qu’on aurait trouvées. Ils ont des colorations imaginaires. On les rencontre tout à coup en s’avançant ; ils sont brusques, symétriques, voulus et délimités. On n’est donc pas sorti de soi-même.
Puis, on se sent nu413, dénudé par l’absence de bruit et de mouvement, par la continuation de choses énormes414 et simples. On regarde l’effort de toutes ces pierres, qui enferment, au-dessus des têtes, un espace énorme où ne passe que le jour415. On est préparé… On se découvre un cynisme pur et triste.
Mais il faut lire, dans la Cathédrale, l’étonnant lever du soleil416, la descente de la lumière dans l’église417. Tout ce prodigieux volume d’érudition, cette table du monde mystique, s’ouvre là, au premier feu des roses de Chartres. Le peuple des saints y bouge, et curieusement se mêle aux êtres falots de la ville, aux prêtres somnolents, aux douillets érudits. Une servante, à la fois béate et inquiétante418, circule, et le petit groupe des personnages réels, amicaux et charmants, nous rassure, au milieu des végétations et des bestiaires symboliques.
Comme un rappel familier, on retrouve, au cours de l’ouvrage, la plupart des thèmes favoris de son auteur. À rebours, À Vau-l’eau, y reparaissent tout à coup dans une indication abrégée. Les cloches de Carhaix419 y sonnent quelque peu. Son excellente cuisine peut se subodorer420 dans le fumet des plats que Mme Bavoil apporte. La Bièvre, elle-même, la vieille Bièvre421, voudrait presque couler à Chartres, avec toute son odeur, au vent ! Et aussi les lueurs de pages déjà célèbres se ravivent dans l’apparition soudainement422 d’un Salomon magnifique, avec sa reine de Saba « venue de si loin pour poser des énigmes et fermenter dans le lit d’un roi423 ».
Durtal, finalement, s’arrête, jette sur l’ensemble de sa durée et de sa crise, un regard ; puis se tourne vers un site enviable et dur, le plus calme du monde, le cloître424.
À cette ligne pure, expirent les trois livres, à la fois, – Là-Bas, âpre et complexe au loin, En Route, doux et plein comme la pierre unie, et ce dernier volume enfin, extraordinaire réseau des métaphores modernes infinies425, où tremble, pris en entier, l’immense et rigoureux alphabet426 voulu par le moyen âge. La succession de ces trois ouvrages n’est pas simple. Elle détermine en nous une chose qui mûrit, change d’ardeur et se dore, un être sensible, emmenant parmi un monde écrit, l’homme avec les milieux qu’il traverse.
Toute cette œuvre d’Huysmans tient d’abord au poème par ses accouplements furibonds d’images, par l’accumulation des éléments de vision, par l’appel de toute substance427 à désigner toute autre, par la transformation systématique des groupes d’impressions, les uns dans les autres. D’autres fois, elle se retient, elle touche à fond le réel, et, au bout, se rencontre elle-même, remonte aux jeux les plus indépendants des mots. Ailleurs, ayant approfondi chaque sensation, ayant distillé l’heure de l’homme habituel, elle paraît différente et sombre. Elle produit, alors, les moments, où, sans ambages, se posent les plus directes et les plus élémentaires questions. Elle dresse l’ennui, la mort, la maladie, l’impuissance. Elle décrit un être qui ne peut plus se détourner. Il prend aussitôt428 l’âge où tout se suppute, clairement, en patience et en souffrance ; il tourne autour de l’instant singulier où l’on n’espère plus rien. C’est le point où les derniers changements de l’homme sont possibles, et il le sait. Mais, dans l’individu ainsi préparé429, par l’opération du temps et de sa430 pensée, à sentir sa faible et claire importance, tout s’agrandit. Trouvant dans chaque chose, le goût amer et précieux du définitif, il est disposé pour les hésitations les plus curieuses, pour les sentiments les plus vifs et les plus patients ; il va dans le passé qui est sûr, et dans la croyance qui est encore plus sûre431 ; il est mûr pour figurer, parmi le plus grand luxe littéraire, et selon les plus neuves ressources du roman contemporain, l’étrange et opulente pensée de son auteur.
Cette étude, la dernière que Valéry donne au Mercure, toujours simplement signée « Valéry », au mois de mai 1899, dans la rubrique « Méthodes », est écrite à l’occasion de la parution en français – en feuilleton, puis en volume, dans le Mercure même – de La Machine à explorer le temps de H. G. Wells. La traduction française est due à Henry D. Davray (1873-1944), qui, dans la revue, tient la rubrique des « Lettres anglaises » : Valéry le connaît bien, et comme Davray a signalé à ses lecteurs la publication de « La conquête allemande432 » dans la New Review, peut-être ce compte rendu est-il d’abord un signe de reconnaissance – à supposer que le terme de compte rendu convienne pour désigner ces pages toutes théoriques qui doivent beaucoup aux réflexions que Valéry, dans ses Cahiers, conduit sur le temps et le fonctionnement de l’esprit. D’ailleurs, le 12 juillet, dans une lettre à Gide, il se montrera sans tendresse pour « ce Wells stupide dont Davray nous inonde ».
Le temps.
Le roman que l’on a pu lire*20 ici même, grâce à notre Davray, – précipite son lecteur dans l’absurde ; puis, l’arbitraire est exploré.
Ce n’est pas mon rôle de juger cet ouvrage. – Je laisse la fable, je penserai au Temps.
Un lien singulier, un sentiment, une quantité, une catégorie, – cela, est présent dans beaucoup d’esprits sous la figure d’une sorte de fluide qui transporte, altère tous les objets, les dissout, les recompose et les analyse, comme le bain chimique ou l’eau mère de tous les événements connaissables. Certains attribuent à la simple durée une action propre qui vieillit les êtres ; use les choses ; a rongé les roches ; améliorera les sociétés, les vins, les livres vraiment bons : et ils se reposent sur l’activité intelligente de ce moteur pour leur amener, souvent, au réveil, l’idée, qu’en se couchant, ils n’auront pas eue.
Ces images sont générales. Elles paraissent grandement dans le langage des hommes quelconques, et elles se cachent dans celui des savants. En vérité, les sciences actuelles ne nous apprennent rien sur le Temps même.
Elles le définissent une quantité continue, à une dimension, mesurable par le déplacement d’un point dans l’espace. On suppose qu’à chaque longueur parcourue correspond une quantité de temps, et que, si les longueurs sont égales, les temps correspondants sont égaux.
Mais cette supposition, si utile, n’est qu’un abus de langage destiné à permettre des raisonnements ultérieurs. En effet, des longueurs sont dites égales quand on peut, ou les superposer directement, ou leur superposer, suivant une loi uniforme, la même unité. L’égalité résulte alors de la parfaite confusion des deux longueurs, ou, si l’on veut, de l’impossibilité de les distinguer qui se produit à la fin de l’opération. C’est ce qui est impraticable dans le domaine du temps. Deux instants, battements du même pendule, ou trajets, au-dessus de l’horizon, d’un astre, ne peuvent être comparés et enfin confondus. Aucune opération ne peut les faire coïncider, aucune méthode ne peut les substituer l’un à l’autre, ou les transformer l’un dans l’autre ou les altérer de la même façon tous les deux. Chacun, définitivement étranger à l’autre est inexprimable par l’autre – et quand nous croyons de les confronter, quand nous énumérons dans la même série arithmétique plusieurs battements de pendule, c’est que nous comptons ensemble des objets d’espèce différente et que nous ajoutons des sensations à des souvenirs, comme un écolier additionnerait, sans trouble, des mètres cubes à des mètres carrés…
On va voir que les autres caractères du temps mathématique sont également en opposition avec ceux du temps physique ou psychologique.
Une fois le temps regardé comme une quantité, on l’a employé à ce titre dans les problèmes de la Dynamique et de la Cinématique. Il joue, dans ces domaines, un rôle particulier ; il y est considéré comme quantité variable indépendante, de sorte que sa variation détermine celles de toutes les autres quantités qui représentent le fait mécanique à exprimer. Ici, on lui attribue implicitement cette action propre dont j’ai parlé, et le savant donne une forme abstraite, analytique, à une opinion vulgaire.
De plus, en tant que variable indépendante, on peut assigner à la quantité t toutes les valeurs que l’on veut, – et en particulier, des valeurs décroissantes… La représentation mathématique est donc en défaut. Elle ne conserve presque rien de la notion singulière de temps. Elle ne distingue pas le passé de l’avenir. Elle postule la correspondance complète d’une quantité de temps avec un continu quelconque à une dimension.
Cependant, quelque chose à faire, demeure. Plus riche, plus difficile à représenter, plus singulière me semble être la notion du temps.
La première idée m’en vint en dénouant quelquefois, dans mon esprit, ce vieux et étrange Principe de Contradiction. Je le regardais de toutes mes forces comme une prescription arbitraire. Je me disais que la Logique consiste simplement à voir si une chaîne de propositions est, ou non, conforme à certains postulats, tels que ce Principe. – Je pensai ensuite que cette loi absolue : « Une chose ne peut, en même temps… être et ne pas être » ne pouvait avoir été tirée que d’une observation intérieure, et qu’au lieu de la soustraire à tout examen et à tout recommencement, comme le font beaucoup d’auteurs, il convenait, peut-être, de renouveler les antiques tâtonnements et de redescendre dans la région toujours vivante, suffisamment pareille, presque ineffable, d’où péniblement**21, après des siècles de tentatives, les Grecs l’ont extraite.
Tel, le temps m’apparut comme possibilité de contradiction, contact de contradictoires. Mais si je m’écartais du langage, et, par conséquent, du lieu des contradictions, si je n’observais que les phénomènes mentaux eux-mêmes, le Principe s’évanouissant, je croyais en apercevoir un autre dont celui-là n’était que la projection dans le domaine du parler. Il me semblait que certains objets de connaissance étaient incompatibles entre eux, – et, parmi eux, comme une simple catégorie de cette quantité de couples, devaient être ceux qui, une fois nommés et affirmés ensemble, constituent contradiction.
À ce moment de moi, le Principe ne paraissait plus que l’effet admirable, mais incomplet, d’une foule d’expériences de la plus grande délicatesse, tentées sur la pensée même. Ces opérations ayant manqué, le problème, abaissé du degré de la pensée à celui plus accessible du langage, put, à peu près, être résolu. Le Principe était tout ce qu’on avait pu, à une autre époque, dénominer433 et organiser dans cet ordre de recherches, et il n’était que l’approximation d’une loi bien plus élémentaire ou bien plus étendue, dont existe cette forme vulgaire : On ne pense pas à tout à la fois.
Ainsi, toute connaissance est constamment considérée comme partielle, et nécessairement.
Naïve, valable, – ou non, – cette idée me fut le signe de réfléchir indéfiniment434. Elle, qui m’inclinait à regarder le temps comme une certaine division de l’ensemble du connaissable, me conduisait de suite à rechercher un procédé de divisibilité, qui, s’il pouvait être inventé, brisant tout objet de pensée en opérations distinctes, indépendantes entre elles et indépendantes de leur contenu, conférerait à son possesseur une méthode neuve et extrêmement uniforme d’analyse. J’illustrerai ce projet par une figure grossière. Qu’on se représente un homme, subitement devant un édifice considérable. Que l’esprit de cet homme soit d’abord infiniment surpassé : il ne lui faut qu’un coup d’œil pour être accablé, anéanti. Ensuite, divisant la masse debout dans sa vue, par celle qu’il imagine pouvoir remuer lui-même, défaisant le monument en opérations successives dont chacune lui est possible, le réduisant en changements qu’il commande, et en éléments invariables définis comme matériaux extérieurs, – il achève par avoir substitué, à un grand étonnement instantané, une certaine suite d’actes simples…
Je tâchais, au même temps, de me préciser ce principe d’incompatibilité que je situais plus profondément que celui de contradiction. J’avoue que je voyais dans la limitation de la connaissance et dans sa partition nécessaire, quelque chose de la nature d’une quantité. Peut-être, les difficultés que je mettais à accepter cette analogie, et qu’il fallait y mettre, ne sont-elles dues qu’à l’insuffisante connaissance que nous avons de la nature des quantités. Quoi qu’il en soit, je supposais mon Principe déjà connu, et je voyais qu’il contenait l’assurance d’une psychologie formelle, venant entourer et situer la Logique formelle. Je crois toujours fermement que si la psychologie peut devenir une science, c’est seulement quand nous connaîtrons comment on ne pense pas tout à la fois. Alors, cette nouvelle science sera, en quelque sorte, la Géométrie du Temps, – c’est-à-dire le résumé des lois suivant lesquelles se substituent et se réfléchissent, les uns sur les autres, les états de conscience.
Il est clair que nous sommes faits de choses séparées, parmi lesquelles il en est où l’on peut introduire de nouvelles séparations, ou que l’on peut confondre, et d’autres qui sont indivisibles ou premières. Notre connaissance est A, ou elle est B, et aucun chemin ne nous conduit, en général, de A en B. Nous savons que A et B peuvent être quelconques, aussi différents que l’on voudra ; nous n’en passerons pas moins immédiatement de l’un à l’autre, continuellement enfermés par deux termes tels, comme un être qui serait un point vivant dans une courbe. La question du changement se pose donc, comme la clef de toute psychologie utile, et il est inévitable de se demander comment s’opère la variation de la connaissance, quelle est la règle universelle des altérations ou des transformations d’un état de conscience, soit qu’on le regarde comme comprenant à la fois des données externes et des phénomènes purement mentaux, soit qu’on se borne à l’un de ces mondes. Entre ces deux domaines, uniformément et indifféremment débités en états de conscience, existent des échanges, des correspondances, des actions et réactions, qui, partiellement étudiés et observés, n’ont pas encore fait l’objet d’une recherche méthodique. Je conseille au lecteur qui voudrait se donner une idée simple de ces questions, de s’appliquer à concevoir, à titre de fantaisie, un système de notation ou d’écriture de la connaissance. L’éminent professeur F. Klein, dans sa préface aux œuvres de Riemann, dénonce quelque part l’importance du rôle joué dans les Mathématiques modernes « par la définition des fonctions au moyen de leur mode d’existence dans le domaine infinitésimal435… ». Il faut accorder, d’avance, une importance analogue à toute méthode qui permettrait de définir ce que nous appelons une idée, non point, comme on le fait toujours, par un certain développement, – ou signification, – du contenu de cette idée, car ce développement est, d’ordinaire, hasardeux dès ses premiers termes, mais à l’aide d’une combinaison de conditions générales, ou d’un groupement convenable de relations indépendantes, formelles.
Je terminerai ces indications par une sorte de programme. Il faut, avant tout, se faire une notion précise du changement. Non le définir, sans doute, ni monter au ton métaphysique. Il s’agit de caractériser ses propriétés. Elles résultent de l’expérience. On le posera comme indépendant de ses termes. Puis, considérant un ensemble ou état de conscience sans aucune variation (c’est-à-dire à un instant donné), le changement d’une simple portion de cet ensemble sera toujours comparable et, en quelque sorte, équivalent à un changement de toute autre portion ou de la totalité de l’ensemble. De plus, si une sensation suit immédiatement une autre sensation, il y aura toujours entre elles un fait purement mental – un changement. Ces propriétés montrent comment le temps a pu être considéré comme homogène et comme ne comportant qu’une seule dimension. Le temps est l’ensemble des changements. La diversité infinie des choses correspond à cet ensemble, et cet ensemble est composé d’impressions identiques, parfaitement détachées de tout objet.
D’autre part, à un autre point de vue, les changements sont comparables à tous les autres faits de conscience, perceptions, images, etc. On peut rapprocher cette dernière propriété de certaines propriétés des symboles. Ainsi, – dans la notation algébrique, lorsqu’on écrit a + b, le signe a et le signe +, dont l’un désigne une quantité et l’autre une opération, sont si indifférents comme signes que l’on pourrait, par convention, se servir de l’un au lieu de l’autre, intervertir leur signification. Il y a donc, quelque part, une sorte d’assimilation entre l’opération et les quantités, – ou la possibilité de faire correspondre à deux choses qui ne se peuvent prendre l’une pour l’autre, deux choses dont l’échange est sans influence.
Pour circonvenir436 davantage la notion de temps, il faudrait adjoindre maintenant à celle du changement quelque chose qui différencierait en antérieur et en postérieur les termes en présence, et qui figurerait cet aspect saisissant des choses temporelles dont nous semblons nous éloigner à reculons, nous mouvant dans une direction opposée à celle où nous y voyons. Ici, il sera indispensable, je crois, de préciser davantage le contenu des états de conscience : on observera, par exemple, que la succession d’une sensation et d’un fait purement mental diffère de celle de deux sensations ou de deux faits mentaux. On considérera, de même, les relations, autres que la succession, existant entre les états. On trouvera, à ce point de vue, deux grandes classes. Dans l’une, il n’y aura que les couples constitués par la séquence seule, par une substitution pure et simple d’une chose à l’autre. Dans la seconde, les couples reliés plus richement, ceux dans lesquels un terme est donné par une opération de l’esprit sur le premier. Là, encore, la distinction entre phénomènes externes et internes est de première importance. Par exemple : tous les objets peuvent être associés entre eux, en général, et l’on peut également toujours concevoir que cette association soit renversée, et que le premier succède au deuxième. Mais cette règle tombe, dans la plupart des cas, si l’un des termes est un phénomène externe.
Nous sommes ainsi conduits à parler de la réversibilité ou de l’irréversibilité des états de conscience.
Les transformations que subit un système quelconque sont réversibles lorsque le système peut revenir d’un certain état à un état antérieur, en passant dans ce retour par les mêmes états qu’à l’aller, pris dans l’ordre inverse. Cette définition, quoique d’origine physique, est tellement générale qu’on peut l’essayer à l’esprit et le regarder comme un système de transformations. Il y a des cas où l’application de cette définition est en quelque sorte évidente, quoique la théorie n’en soit pas facile. Par exemple : ce que nous appelons l’ordre des mots dans une phrase, et la relation de cet ordre avec la compréhension de la phrase. De même, les procédés logiques de déduction et d’induction, replacés dans leurs états psychologiques, doivent pouvoir être étudiés au moyen de considérations de réversion ou d’irréversion. Je citerai, encore, comme un cas spécieux, la répétition d’un phénomène. Il est clair, d’abord, que le système formé par deux états de conscience successifs et n’ayant entre eux que cette relation de séquence, est parfaitement réversible. Mais cette réversibilité n’a plus lieu, si l’on considère le retour final du premier de ces états, comme non absolument identique avec sa première apparition. En conséquence, la répétition d’un phénomène est possible ou non, suivant la définition particulière de la réversibilité qu’on adopte. Ce qui est assez remarquable, c’est que nous croyons, généralement, à la répétition intégrale possible d’un phénomène, conviction qui supporte toute expérience, – et en même temps, nous ne pouvons penser d’une chose qu’elle se répète, qu’en distinguant ses apparitions entre elles et en créant pour chacune un état de conscience irréductible.
À un autre point de vue, une succession qui comprend comme termes des sensations et des faits internes est généralement irréversible. La vue d’un objet me fait penser, mais cette pensée ne peut me faire voir l’objet, à moins que, par définition, je n’aie résolu de ne pas distinguer entre la vue d’un objet et sa représentation.
Tout me sollicitant d’achever cette revue précipitée de tentatives, je me borne à signaler finalement une branche de l’étude possible du temps qui nous ramènerait aux conceptions de M. Wells. Je veux parler des symboles. Le symbole est un peu une machine à explorer le temps. C’est un raccourci inconcevable de la durée des opérations de l’esprit, au point que l’on pourrait presque définir le monde mental en disant que c’est le monde où l’on peut symboliser. Un symbole peut représenter non seulement des images ou des états simultanés, mais des groupes d’états. Tout se passe, quand on s’en sert, comme si l’on avait exécuté les opérations qu’il représente, – et sa condition nécessaire est de n’avoir aucun rapport avec la chose représentée. S’il n’en était pas ainsi, il ne pourrait constituer avec elle un couple réversible, c’est-à-dire qu’il ne serait d’aucune utilité.
Ce poème est publié le 1er décembre 1900 à l’initiative de Karl Boès qui, après avoir dirigé Le Courrier libre où ont paru « Élévation de la lune » et « La marche impériale437 », est maintenant responsable de La Plume où il souhaite accueillir des vers inédits du poète qui n’en est plus un ; ainsi sollicité par l’intermédiaire de Paul Fort, Valéry lui donne ces quatrains qui ont eu pour titre, un moment, semble-t-il, « La dormeuse » puisque Léautaud lui demande le 29 avril : « Cette “Dormeuse” avance-t-elle438 ? » Rien n’explique en tout cas la mention finale de « 1893 », si ce n’est, peut-être, un souvenir privé – et lié au prénom devenu titre – à moins que Valéry n’ait simplement voulu montrer qu’il n’écrit plus de vers depuis longtemps. Cinq des six strophes, un peu modifiées, seront reprises en mars 1912 dans le numéro 3 du Recueil pour Ariane ou le Pavillon dans un parc. Une nouvelle version du poème paraîtra de nouveau dans l’Album de vers anciens en 1920 et, quasi identique, dans Les Écrits nouveaux en décembre 1920. En 1926, la réédition de l’Album donnera l’ultime version439.
ANNE qui se mélange au drap pâle et délaisse
Des cheveux endormis sur ses yeux mal ouverts
Mire ses bras lointains tournés avec mollesse
Sur la peau sans couleur du ventre découvert.
D’air sombre l’aube basse enfle sa gorge lente440
Et comme un souvenir pressant ses propres chairs
Une bouche brisée et pleine d’eau brûlante
Roule le goût immense et le reflet des mers.
Enfin, désemparée et libre d’être fraîche,
La dormeuse déserte aux touffes de couleur
Flotte sur son lit blême et d’une lèvre sèche
Tette dans la ténèbre un vestige de fleur441.
Toute une main défaite ou perdant le délice
À travers ses doigts nus dénoués de l’humain
Se fane, de la couche épouvantable glisse
Et touche la lueur grossière du demain.
Délicieusement dans les sommeils sans hommes
Purs des tristes éclairs de leurs embrassements
Elle laisse rouler les tresses et les pommes
Puissantes qui pendaient aux treilles d’ossements.
Mais suave, de l’arbre extérieur la palme
Vaporeuse remue au delà du remords
Et doucement, parmi trois feuilles, l’oiseau calme
Commence son chant seul qui réprime les morts442.
1893
Ces courtes pages sont liées à la naissance de la revue L’Occident qu’Adrien Mithouard (1864-1919) est en train de fonder au début du siècle. Il songe alors à Valéry qu’il a connu au Mercure de France, sans probablement ignorer qu’il n’écrit plus, sinon dans ses Cahiers – et c’est justement là que Valéry puisera pour donner ces quelques notes qu’il signe simplement « P. V. »443. Elles paraissent dans le numéro 2 de L’Occident, au mois de janvier 1902.
Dans les assemblées, le plus fou, le plus vieux, le plus bruyant l’emporte. Mais toujours le plus quelque chose.
Si l’on savait lire, le besoin s’en perdrait. Si on lisait entre les lignes, disparition des lignes.
J’ai ce malheur de ne pas connaître de barbares. Quoi qu’on en dise avec amertume, il y a une foule, à Paris, pour admirer le méconnu. Ils sont si nombreux et leurs goûts sont si rares qu’ils se rencontrent toujours. Ils transportent toutes les bonnes opinions. Ils ne sont ni ridicules, ni sots : ils ne sont que trop beaux. En cherchant leur vrai poids, on le trouve : ils n’osent mépriser que ce qui est méprisable, et admirer ce qui est admirable.
Une loi magnifique fonde et habite l’imbécile444.
Je ne pourrais écrire de romans que si j’avais un domestique pour écrire à ma place tout ce qu’il y faut d’arbitraire445. Je me consolerais, en changeant mon domestique, de tout cela que tout lecteur peut changer.
Je ne saisis pas qu’on lutte pour ses idées446 : je comprends qu’on les enferme et, si on peut, qu’on les traite précieusement et durement.
Obscur n’a point de sens, appliqué à un livre. Cela ne va qu’au lecteur447.
Tout écrit sur les arts qui ne se compare en clarté à une recette de cuisine, tombe de soi-même448.
Quand la foule aura le loisir qu’on lui veut pour s’orner les esprits, – elle en fera tout juste comme ceux qui ont déjà du loisir.
Toute morale se réduit ainsi : Si je fais telle chose, j’aurai telle idée. Chacun porte quelques idées qui lui sont insupportables ; leur ensemble fait sa véritable morale.
Ma nature a horreur du vague449. Je ne sais pas aimer ce que je connais mal. L’humanité m’échappe : je la figure comme je veux. Mais puisque je ne la figure qu’en supposant moins connus les hommes que je connais le mieux, je retiens seulement ces derniers. J’adore donc les petits nombres, les coteries, les préférences inégales, les personnes exactement favorites.
Le reste, mobile, marche avec les chevaux, les roues et la lune. Son image est le plus véritable à l’heure où tous ces êtres sont assez décolorés pour plaire comme de simples mouvements.
On n’est beau, on n’a du « génie » que pour les autres450. Une fatale loi fait naître l’homme rare pour l’aliment des hommes nombreux. Ce sont eux qui donnent et qui prennent ; et ce qu’ils donnent est toujours étrange.
Jamais personne n’a été empêché de penser. Ce fut l’éclat qui fut empêché. Le meilleur de l’esprit ne repousse ni le secret, ni la contrainte ; car il est le plus grand secret et la plus grande contrainte. Mais où se passent les plus purs travaux, là étouffe la vanité. C’est la vanité qui est délivrée.
Notre temps craint le sang et le temps. La multitude a horreur de la durée, où elle ne trouve que répétition et mort. La ville est pleine de Césars faibles et de Jésus méchants ; tous écrivent. Si on lit, on est épouvanté, on voit des flammes. Si on regarde, on s’ennuie, on s’est trompé en lisant.
Enfin tout s’enseigne, tout s’imite, et il faut que périsse tout ce qui est inimitable.
L’esprit a les plus grandes peines à saisir d’un objet connu des vues quelconques et très nombreuses ; à proportion même des peines qu’il s’est toujours données pour le réduire à un petit nombre d’aspects non mélangés.
On lutte contre le temps par la passion ou par la patience : en allant plus vite ou plus lentement que les événements ne le crient.
En 1906, paraît chez Delagrave une Anthologie des poètes français contemporains préfacée par Sully Prudhomme, prix Nobel de littérature en 1901, et qui couvre quarante années de poésie en trois volumes : Les Parnassiens, Symbolistes et décadents, Poètes actuels. À la fin de 1903, depuis Amsterdam, le maître d’œuvre néerlandais, Gérard Walch (1865-1931), a demandé à Valéry son choix de poèmes ainsi que « quelques lignes de sa main, à mettre après la notice biographique, et devant servir, en quelque sorte, de préface ou d’introduction à chaque choix de poésies451 ». Valéry lui propose de reprendre « La fileuse » et « Narcisse parle », et lui adresse « L’amateur de poèmes », sorte de bref art poétique dont les manuscrits montrent qu’il a été très travaillé452 et où retentit l’éloge de la maîtrise qui fonde la continuité de l’écriture poétique. Le texte reparaîtra en conclusion de l’Album de vers anciens en 1920.
Si je regarde tout à coup ma véritable pensée, je ne me console pas de devoir subir cette parole intérieure sans personne et sans origine ; ces figures éphémères ; et cette infinité d’entreprises interrompues par leur propre facilité, qui se transforment l’une dans l’autre, sans que rien ne change avec elles. Incohérente sans le paraître, nulle instantanément comme elle est spontanée, la pensée, par sa nature, manque de style.
Mais je n’ai pas tous les jours la puissance de proposer à mon attention quelques êtres nécessaires, ni de feindre les obstacles spirituels qui formeraient une apparence de commencement, de plénitude et de fin, au lieu de mon insupportable fuite.
Un poème est une durée, pendant laquelle, lecteur, je respire une loi qui fut préparée. Je donne mon souffle et les machines de ma voix ; ou seulement leur pouvoir, qui se concilie avec le silence.
Je m’abandonne à l’adorable allure : lire, vivre où mènent les mots… Leur apparition est écrite. Leur sonorité fut écoutée. Leur ébranlement se compose d’après une méditation antérieure, et ils se précipiteront, en groupes magnifiques, dans la résonance. Même mes étonnements sont assurés : ils sont cachés d’avance, et font partie du nombre.
Mû par l’écriture fatale, et si le mètre toujours futur enchaîne sans retour ma mémoire, je ressens chaque parole dans toute sa force, pour l’avoir indéfiniment attendue. Cette mesure qui me transporte et que je colore, me garde du vrai et du faux. Ni le doute ne me divise, ni la raison ne me travaille. Nul hasard, – mais une chance extraordinaire se continue. Je trouve sans effort le langage de ce bonheur ; et je pense, par artifice, une pensée toute certaine, merveilleusement prévoyante, – aux lacunes calculées, sans ténèbres involontaires, dont le mouvement me commande et la quantité me comble ; une pensée singulièrement achevée453.
En ce début de siècle où Valéry n’écrit plus, ces pages de 1909 sont, comme les précédentes, le résultat d’une commande, celle de Gide qui souhaite le voir écrire dans la toute jeune Nouvelle Revue française qu’il vient de fonder avec quelques amis. Puisque le sommeil et le rêve sont de ces questions qu’il aborde dans les Cahiers, Valéry se décide à en faire le sujet de son article, mais il se contente de reprendre, sans chercher tout à fait à le plier à un ordre satisfaisant, un modeste ensemble de notes à peine remaniées. Visiblement peu enthousiaste, Gide, aidé de son beau-frère Marcel Drouin – qui signe Michel Arnaud dans la revue –, supprime trois pages, et reclasse l’ensemble dans un ordre à ses yeux plus satisfaisant. Quoique tout amicale, cette liberté presque un peu désinvolte qui atteste qu’aux yeux de ses amis Valéry est comme désacralisé, lui-même ne s’en offusque pas. Mais comme il n’a rien fait paraître depuis les « Cendres » données à Mithouard454, cette intervention étrangère sur ses propres papiers lui donne une pénible impression posthume : c’est « comme si j’étais mort depuis 10 ans455 », confie-t-il à sa femme. L’article paraît dans La NRF de décembre. Presque sans modifications, il est repris en plaquette sous le titre d’Études et fragment sur le rêve aux Éditions Claude Aveline en 1925, puis chez le même éditeur l’année suivante dans la seconde édition de Variété, enfin dans Variété II, chez Gallimard, en 1929 : Valéry introduit alors de menues modifications et revient au titre de 1909.
Le rêve est en deçà de la volonté, et tu n’obtiens rien par volonté, dès le seuil du sommeil. Toutes les facilités, tous les empêchements sont changés de place : les portes sont murées, et les murs sont de gaze. Il y a des noms connus sur des personnes inconnues. Ce qui ferait l’absurde de telles choses dort. Il est absurde de marcher sur les mains, mais si l’on n’a plus de jambes, et qu’un déplacement s’impose, il le faut bien.
Ici, mélange intime de vrai et de faux. Il est vrai que j’étouffe ; il est faux qu’un lion me presse. Quelque chose de faux (j’ai fait un opéra) rappelle quelque chose de vrai (je ne sais pas la musique). Mais non tout le vrai. Embarras. (Mélange homogène.)
Dans le rêve, j’agis sans vouloir ; je veux sans pouvoir ; je sais sans avoir vu jamais, avant d’avoir vu ; je vois sans prévoir.
Ce qui est étrange, ce n’est pas que les fonctions soient déconcertées, c’est qu’elles entrent en jeu dans cet état.
Le faux ou arbitraire est la fonction de la pensée toute seule. La notion de vrai, de réel, implique un dédoublement. Pour penser utilement, il faut, à la fois, confondre l’image avec son objet, et cependant être toujours prêt (vigilare456) à reconnaître que cette identité apparente de choses très dissemblables n’est qu’un moyen provisoire, un usage de l’inachevé. C’est parce que je les confonds que je puis penser à agir, et parce que je ne les confonds pas que je puis agir. Le réel est ce dont on ne peut s’éveiller, ce dont nul mouvement ne me tire, mais que tout mouvement renforce, reproduit, régénère. Le non réel, au contraire, naît à proportion de l’immobilisation partielle. (Observe que l’attention et le sommeil ne sont pas très éloignés.)
Dans le rêve, tout m’est également imposé. Dans la veille, je distingue des degrés de nécessité et de stabilité.
Je rêve d’un flacon d’odeur dans un carton violet : je ne sais qui a commencé. Est-ce le mot : violet, ou la coloration ? Il y a symétrie de ces membres qui se substituent. L’un n’est pas plus réel que l’autre. Si je regarde (éveillé) ce papier de mur à fleurs, je ne vois, au lieu d’un semis isotrope de roses, qu’un ensemble de diagonales parallèles, et je m’éveille littéralement de cette figure de choix, en remarquant qu’il y a d’autres figures également possibles dans le champ, à l’aide des mêmes éléments.
Chacune de ces figures est comparable à un rêve ; chacune est un système complet et fermé, qui suffit à recouvrir entièrement ou masquer la multiplicité réelle. La vision de l’un de ces systèmes exclut celle des autres.
Dans un milieu tendu, les mouvements ondulatoires se croisent sans se mêler. Dans l’homme éveillé, en quelque sorte monté au ton du réel, il y a, de même, indépendance, non composition des excitations coexistantes. Dans le rêve, il y a composition automatique de tout, nulle réserve. Si je pense quelque chose de A, ce jugement chasse A, comme lui étant étranger. Un jugement ne suit pas l’impression pour la raccorder à un système net et uniforme qui assure et définit ma réalité, mon ordre. Mais ce jugement succède à mon impression, et l’annule entièrement, ou la modifie au lieu de la consolider. On pense comme on se heurte.
Oublier insensiblement la chose que l’on regarde. L’oublier en y pensant, par une transformation naturelle, continue, invisible, en pleine lumière, immobile, locale, imperceptible… comme à celui qui l’étreint, échappe un morceau de glace.
Et inversement :
Retrouver la chose oubliée en regardant l’oubli.
Il m’arrive souvent si j’ai oublié quelque chose précise, de m’en apercevoir, et de me mettre à m’observer pour saisir cet état et cette lacune. Je veux me voir oubliant, sachant que j’ai oublié, et cherchant.
Peut-être est-ce une méthode, d’opposer à toute défaillance mentale, son portrait par la conscience.
Ainsi (ou contrairement ?), la douleur même pâlit, pour un instant, quand on la regarde en face, si l’on peut.
J’oublie que je dois sortir ce soir. Je songe à mes pantoufles. Mais le commencement d’exécution me fait penser au bien-être qui va s’ensuivre, et cet avant-goût me mène à la complaisance de ma soirée intime. Là, à cette place spirituelle dans le temps futur, se trouve déjà quelque chose : le lieu où je devais aller se réveille, avec des signes obligatoires, et la place retenue refuse de recevoir ma soirée tranquille. Je me rappelle l’injonction, comme suite de l’avoir oubliée, – pour l’avoir oubliée avec trop de précision.
Je vais m’endormir, mais un fil me retient encore à la nette puissance, par lequel je la puis réciproquement retenir : un fil, une sensation tenant encore à mon tout, et qui peut devenir un chemin pour la veille aussi bien que pour le sommeil.
Une fois endormi, je ne puis plus me réveiller volontairement, je ne puis voir le réveil comme but. J’ai perdu la vigueur de regarder quelque chose comme un rêve.
Il faut attendre la fissure de jour, le soupirail qui me livrera tout mon espace, le brin conducteur qui ramène à l’état où les efforts rencontrent les choses, où la sensation détermine un point commun entre deux visions. Elle est un point double appartenant à la fois à un objet et à mon corps ; ou à une chose une mais aussi à un nœud de fonctions de moi.
En rêve, les opérations ne s’échafaudent pas, ne sont pas perçues comme facteurs indépendants. Il y a séquences, non conséquences. Pas de buts, mais le sentiment d’un but. Nul objet de pensée ne s’y forme par le rassemblement manifeste de données indépendantes, de sorte qu’il doive clairement son existence à une différence de « réalité », à une machine finie. Dans la veille, reconnaître A est un phénomène qui dépend de A, tandis qu’en rêve, je reconnais souvent A dans l’objet B. La reconnaissance ne résulte plus d’un choc actuel : mais elle est de la suite même du rêve, au titre d’un objet quelconque y compris.
L’esprit du rêveur ressemble à un système sur lequel les forces extérieures s’annulent ou n’agissent pas, et dont les mouvements intérieurs ne peuvent amener ni déplacement du centre ni rotation.
On n’avancerait pas si la résistance du sol et son frottement ne venaient annuler la force qui tend à maintenir immobile le centre de gravité, quand la première jambe s’éloigne du corps. Mais si la jambe arrière est endormie, la pression au sol ne réveille pas la raideur ou tension des muscles, et la force n’est pas annulée, parce que la tension n’est pas excitée par le sentiment du contact. On sent le sol comme à distance, comme dans un rêve, sans pouvoir répondre.
Et quand tout l’être est endormi, c’est que le changement ou la modification imprimés ne peuvent amener un changement ou déplacement relatifs, non que des forces extérieures fassent défaut, mais l’instrument de leur application est momentanément aboli.
Le rêveur réagit par des visions et mouvements qui ne peuvent changer la cause de l’impression. Ne pouvant arrêter l’impression par une image partielle fixe, ni opposer telle image (vraie) à telle (fausse), ni la mémoire à l’actuel, etc., il est comme celui qui glisse sur une surface polie, et qui ne peut isoler une jambe par la fixation extérieure.
Mais le rêveur n’en sait rien. Il prend son impuissance même pour l’effet d’une puissance extérieure ; il ne peut jamais trouver la cause finie de ses impressions, car il la cherche dans les visions que l’impression provoque, il la cherche en trouvant indéfiniment, forgeant ce qui pourra la produire au lieu de reproduire ce qui l’a produite. Il croit voir comme il croit se déplacer. Mais sentiments, émotions, spectacles, causes apparentes, simulacres d’apartés… se modifient réciproquement et constituent un même système, analogue à un système de forces « intérieures ». L’effort qui devrait produire un changement défini demeure toujours vain, parce qu’un changement inverse, une sorte de recul, – me replace à l’état initial, par conséquence de l’effort même.
Je m’éveille d’un rêve, et l’objet que je serrais, cordage, devient mon autre bras, dans un autre monde. La sensation de striction demeurant, la corde que je serrais s’anime. J’ai tourné autour d’un point fixe. La même sensation s’est comme éclairée, divisée. La même pierre entre dans deux constructions successives. Le même oiseau marche jusqu’au bord du toit, et là, tombe dans le vol.
Je m’aperçois tout à coup qu’il faut traduire tout autrement cette sensation : c’est le moment qu’elle ne peut plus appartenir à tel groupe, qui devient alors rêve, et passé non ordonné.
Jamais le rêve ne permet ce fini admirable que prend la connaissance dans la veille et à la lumière.
Dans tel rêve, est un personnage. Mais je ne le vois pas distinctement. Car, si je le voyais net, de suite il changerait. Il y a conversation, mais pas distincte. Je sais bien de quoi nous parlons, et j’entends certains mots, mais la suite m’échappe, point de détail, et ces mots n’ont pas de sens : (le Mellus du Mellus457 ??). Mais rien ne me manque. Mais tout se passe comme si la conversation était réelle. Elle n’est pas arrêtée par son inconsistance. Le moteur n’est pas en elle.
Dans le rêve la pensée ne se distingue pas du vivre et ne retarde pas sur lui. Elle adhère au vivre ; – elle adhère entièrement à la simplicité du vivre.
On trouvera ci-dessous la version très remaniée de « Blanc » qui paraît dans le numéro 39 de la revue Les Fêtes, le 15 janvier 1914. Le texte, dont les tercets seront réécrits, deviendra « Féerie » dans l’Album de 1920.
La lune mince verse une lueur sacrée
Toute une jupe d’un tissu d’argent léger
Sur les bases de marbre où va l’Ombre songer
Que suit d’un char de perle une gaze nacrée.
Pour les cygnes soyeux qui frôlent les roseaux
De carènes de plume à demi-lumineuse,
Elle effeuille infinie une rose neigeuse
Et les pétales font des cercles sur les eaux.
Mouvant l’Ombre et458 l’iris de présences subtiles
Son frisson sur les flots coule de blancs reptiles
À ses pieds fins glacés d’hermine et de cristal ;
La chair confuse des molles roses commence
À frémir, si d’un chant le diamant fatal