Ces quelques pages ont d’abord paru en juin 1934, en ouverture du numéro 7, Dictatures et dictateurs, de Témoignages de notre temps. Elles sont ensuite reprises en 1938, dans la seconde édition des Regards.
TOUTE politique, même la plus grossière, implique quelque idée de l’homme, et quelque idée d’une société71. On ne peut concevoir une société – sa durée, sa cohésion, ses défenses contre les causes externes ou internes qui tendent à la corrompre – qu’au moyen de figures empruntées à la connaissance que nous avons de systèmes matériels ou d’êtres vivants, et de leur fonctionnement. On use plus ou moins consciemment de la notion plus ou moins savante que l’on a de machines ou d’organismes qui sont, les uns et les autres, des assemblages complexes auxquels nous donnons ou supposons une fin. On parlait du char ou du vaisseau de l’État ; on parle de leviers, de forces, de rouages ; ou bien d’action, de coordination, de périls, de remèdes, de croissance ou de décadence, pour parler de certaines liaisons et de certains événements qui dépendent d’un nombre immense d’hommes.
Les images72 valent ce qu’elles valent ; (mais comment penser sans de tels moyens ?). Les unes et les autres introduisent des idées d’ordre et de désordre, de bon ou de mauvais fonctionnement, et donc, nous permettent de juger et de critiquer tantôt la structure du mécanisme supposé ; tantôt la personne (ou les personnes) qui paraissent le surveiller ou le conduire. (Ici peuvent s’insinuer de grandes illusions sur la portée et la réalité du pouvoir politique – sur le pouvoir du Pouvoir, lequel semble toujours d’autant plus grand et plus certain que l’on en est plus éloigné.)
Or, il arrive parfois et partout que les circonstances fassent craindre pour l’existence de la machine ou de l’organisme dont il s’agit. Des vices de construction, des erreurs de conduite, des événements auxquels il n’était pas fait pour résister, troublent son ordre, compromettent les biens ou les vies des hommes qui en sont les éléments. Ils constatent que rien ne va et que rien ne se fait ; que le danger s’accroît, que l’impression d’impuissance, de ruine imminente s’impose et se fortifie : chacun se sent enfin sur un navire en perdition…
C’est alors que se forme inévitablement dans les esprits l’idée du contraire de ce qui est – l’idée complémentaire de la dispersion, de la confusion, de l’indécision… Ce contraire est nécessairement quelqu’un. Ce quelqu’un germe en tous.
Comme la faim engendre la vision de mets succulents, et la soif celle de breuvages délicieux, ainsi dans l’attente anxieuse d’une crise, le danger pressenti excite le besoin de voir agir et de comprendre les actes du pouvoir, et développe chez la plupart l’image d’une action puissante, prompte, résolue, délivrée de tous les obstacles de convention et de toutes les résistances passives. Cette action ne peut appartenir qu’à un seul. Ce n’est que dans une tête seule que la vision nette de la fin et des moyens, les transformations des notions en décisions, la coordination la plus complète se peuvent produire. Il y a une sorte de simultanéité et de réciprocité des facteurs du jugement et une sorte de force décisive dans les résolutions, qui ne se trouvent jamais dans la pluralité délibérante. Si donc la dictature est instituée, si l’Unique prend le pouvoir, la conduite des affaires publiques portera toutes les marques de la volonté concentrée et réfléchie, et le style d’une certaine personne sera empreint dans tous les actes du gouvernement, cependant que l’État, sans visage et sans accent, ne se manifeste que comme une entité inhumaine, une émanation abstraite, d’origine statistique ou traditionnelle, qui procède soit par routine, soit par tâtonnements infinis.
En vérité, ce doit être une jouissance extraordinaire, (comme c’est pour l’observateur un spectacle prodigieusement captivant), que de joindre la puissance avec la pensée, de faire exécuter par un peuple ce que l’on a conçu à l’écart ; et parfois de modifier à soi seul, et pour une longue durée, le caractère d’une nation – comme le fit jadis le plus profond des dictateurs – CROMWELL, monstre et merveille aux yeux de Pascal et de Bossuet73, qui transforma l’âme énergique de l’Angleterre.
Le dictateur demeure enfin seul possesseur de la plénitude de l’action. Il absorbe toutes les valeurs dans la sienne, réduit aux siennes toutes les vues. Il fait des autres individus des instruments de sa pensée, qu’il entend qu’on croie la plus juste et la plus perspicace, puisqu’elle s’est montrée la plus audacieuse et la plus heureuse dans le moment du trouble et de l’égarement public. Il a bousculé le régime impuissant ou décomposé, chassé les hommes indignes ou incapables ; avec eux, les lois ou les coutumes qui produisaient l’incohérence, les lenteurs, les problèmes inutiles, énervaient les ressorts de l’État. Parmi ces choses dissipées, la liberté. Beaucoup se résignent aisément à cette perte. Il faut avouer que la liberté est la plus difficile des épreuves que l’on puisse proposer à un peuple. Savoir être libres n’est pas également donné à tous les hommes et à toutes les nations, et il ne serait pas impossible de les classer selon ce savoir. Davantage : la liberté dans notre temps n’est, et ne peut être, pour la plupart des individus, qu’apparence. Jamais l’État le plus libéral74 par l’essence et les affirmations, n’a plus étroitement saisi, défini, borné, scruté, façonné, enregistré les vies. Davantage : jamais le système général de l’existence n’a pesé si fortement sur les hommes, les réduisant par des horaires, par la puissance des moyens physiques que l’on fait agir sur leurs sens, par la hâte exigée, par l’imitation imposée, par l’abus de la « série », etc., à l’état de produits d’une certaine organisation qui tend à les rendre aussi semblables que possible jusque dans leurs goûts et dans leurs divertissements. Nous sommes des esclaves d’un fonctionnement dont les gênes ne cessent de croître, grâce aux moyens que nous nous créons d’agir de plus en plus largement sur les milieux communs de la vie. L’amateur de vitesse gêne l’amateur de vitesse ; et il en est ainsi des amateurs d’ondes entre eux, des amateurs de plages ou de montagne. Si l’on joint à ces contraintes, nées des interférences de nos plaisirs, celles qu’imposent au plus grand nombre les disciplines modernes du travail, on trouvera que la dictature ne fait qu’achever le système de pressions et de liaisons dont les modernes, dans les pays politiquement les plus libres, sont les victimes, plus ou moins conscientes.
Quoi qu’il en soit, l’état dictatorial installé se résume en une division simple de l’organisation d’un peuple : un homme, d’une part, assume toutes les fonctions supérieures de l’esprit : il se charge du « bonheur », de l’« ordre », de l’« avenir », de la « puissance », du « prestige » du corps national ; toutes choses en vue desquelles l’unité, l’autorité, la continuité du pouvoir sont, sans doute, nécessaires. Il se réserve d’agir directement dans tous les domaines, et de décider souverainement en toute matière. D’autre part, le reste des individus seront réduits à la condition d’instruments ou de matière de cette action, quelle que soit leur valeur et leur compétence personnelle. Ce matériel humain, convenablement différencié, sera chargé de l’ensemble des « automatismes ».
Une division de cette nature est d’autant plus instable que le peuple auquel elle est appliquée contient plus d’esprits eux-mêmes dictatoriaux, (c’est-à-dire : qui veulent comprendre et sont capables d’agir). La conservation de la dictature exige des efforts perpétuels, puisque la dictature, sorte de réponse la plus brève et la plus énergique à une situation critique ressentie par tous, risque d’être rendue inutile et comme dissoute par l’heureux effet de la mission qu’elle s’est donnée. Certains dictateurs ont su se démettre au point juste. D’autres ont essayé de desserrer l’étreinte de leur pouvoir, et de revenir par degrés au régime le plus modéré. C’est là une opération des plus délicates. D’autres encore cherchent à s’affermir par tous les moyens. Ils trouveront, en dehors des mesures coercitives directes et des surveillances constantes, des ressources assez précieuses, dans le dressage des jeunes gens et dans l’éclat qu’ils pourront donner aux succès et aux avantages sensibles du système. Ils mettront dans cette tâche tout l’esprit et toute l’énergie par lesquels ils se sont imposés. Mais cette politique peut être insuffisante ou ne promettre de résultats que dans un avenir trop éloigné. Il arrive alors que l’on songe à un retour artificiel aux conditions initiales et à organiser l’angoisse et les mêmes périls à la faveur desquels la dictature fut créée. Des images de guerre peuvent alors séduire.
Nous avons vu, en quelques années, sept monarchies (je crois) disparaître75 ; un nombre presque égal de dictatures s’instituer ; et dans plusieurs nations dont le régime n’a pas changé, ce régime assez tourmenté, tant par les faits que par les réflexions et comparaisons que ces changements chez les voisins excitaient dans les esprits. Il est remarquable que la dictature soit à présent contagieuse, comme le fut jadis la liberté.
Le monde moderne n’ayant su jusqu’ici ajuster son âme, sa mémoire, ses habitudes sociales, ni ses conventions de politique et de droit au corps nouveau et aux organes qu’il s’est récemment formés, s’embarrasse des contrastes et des contradictions qui se déclarent à chaque instant entre les concepts et les idéaux d’origine historique, qui composent son acquis intellectuel et sa capacité émotive, et les besoins, les connexions, les conditions et les variations rapides d’origine positive et technique, qui, dans tous les ordres, le surprennent et mettent sa vieille expérience en défaut.
Il se cherche une économie, une politique, une morale, une esthétique, et même une religion – et même… une logique, peut-être ? Il n’est pas merveilleux que parmi des tâtonnements qui ne font que commencer et dont il est impossible de prévoir le succès ni le terme, l’idée de dictature, l’image fameuse du « tyran intelligent », se soit proposée, et même imposée, ici ou là.
Ces pages ont paru pour la première fois le 9 février 1938, dans l’hebdomadaire Marianne, fondé par Gaston Gallimard. Elles sont reprises la même année dans la seconde édition des Regards. On lira aussi, sur le même voyage de 1896, la notice et le texte de « Earlier visits to England76 ».
J’ÉTAIS à Londres en 1896, fort seul, quoique obligé par mes occupations de voir quantité de personnes, et des plus pittoresques, chaque jour. J’aimais Londres, qui était encore assez étrange, et assez « Ville de la Bible », comme dit Verlaine : nul ne l’a mieux décrite en quelques vers77.
J’y trouvais merveilleusement forte la sensation de se dissoudre dans le nombre des hommes, de ne plus être qu’un élément parfaitement quelconque de la pluralité fluente des vivants dont l’écoulement par les voies infinies, par les Strand, par les Oxford Street, par les ponts qui se vont perdant parmi les vapeurs dans le vague, m’enivrait d’une rumeur de pas sur le sol sourd qui ne laissait à ma conscience que l’impression de l’emportement fatal de nos destinées. J’obéissais ; je me livrais sans but, et jusqu’à l’extrême fatigue, à ce fleuve de gens en qui se fondaient les visages, les démarches, les vies particulières, les certitudes de chacun d’être unique et incomparable. Je sentais puissamment, entre tous ces passants, que passer était notre affaire ; que tous ces êtres et moi-même ne repasserions jamais plus. J’éprouvais avec un amer et bizarre plaisir la simplicité de notre condition statistique. La quantité des individus absorbait toute ma singularité, et je me devenais indistinct et indiscernable. C’est bien là ce que nous pouvons penser de plus vrai au sujet de nous-mêmes.
Un jour, las de la foule et de la solitude, je décidai d’aller faire visite au poète Henley. Mallarmé, qui l’aimait beaucoup, m’avait parlé de lui. Il l’avait peint d’un mot : « Vous lui verrez une face de lion », m’avait-il dit.
William Henley me reçut beaucoup mieux que courtoisement, dans le cottage qu’il habitait sur les bords de la Tamise, à Barnes78.
Le vieux poète m’imposa par cet air de visage assez formidable qui avait frappé Mallarmé. Mais, dès les premiers mots, ce fauve à tête forte et vraiment léonine, ornée d’une crinière épaisse et d’une barbe de poil roux et blanc, me mit à l’aise ; et bientôt, un peu trop à l’aise. Jovial, se prenant à parler français d’une voix chaude et profonde, très marquée d’accent, il me fit entendre un langage dont la vigueur et la verdeur me saisirent. Cela sonnait ou dissonait étrangement dans l’atmosphère assez victorienne de son petit salon. Je n’en pouvais croire mes oreilles. (C’est là une expression tout usée, mais une figure admirable.)
Henley, avec de grands éclats de rire et une joie enfantine que ma stupeur très visible excitait et ravivait à chaque instant, me contait des choses énormes, qu’il débitait dans un argot d’une crudité et d’une authenticité surprenantes.
Je me sentais choqué… Mais quoi de plus flatteur que de l’être par un Anglais en Angleterre ?
Mais la curiosité me poignait de savoir d’où mon hôte avait pris cette science du verbe obscène et tout ce vocabulaire à haute puissance. Ayant assez joui de ma surprise, il ne me fit aucun mystère des circonstances qui l’avaient si complètement instruit. Il avait fréquenté, au lendemain de la Commune, nombre de réfugiés plus ou moins compromis, qui avaient trouvé asile à Londres. Il avait connu Verlaine, Rimbaud, et divers autres qui parlaient absomphe79 – et cœtera.
Il faut avouer que le discours familier des poètes est assez souvent d’une liberté sans bornes. Tout le domaine des images et des mots leur appartient. Les deux que j’ai nommés le parcouraient de leurs génies, et ne se privaient point de l’accroître dans ses parties les plus expressives. Ceci est assez connu ; mais voici qui l’est moins et qui pourra surprendre : une tradition des plus orales veut que Lamartine lui-même ait quelquefois laissé d’extrêmes propos choir de sa bouche d’or…
Je le dis à Henley, qui s’en montra ravi…
Or, deux dames entrèrent.
Le dîner pris, elles nous laissèrent à nous-mêmes, et une tout autre conversation s’institua entre la pipe de Henley et toutes mes cigarettes.
Il me parla d’une publication qu’il dirigeait, « The New Review », où il insérait de temps à autre des articles en français. Je sentis par ces derniers mots qu’il allait être question de moi ; mais je ne pouvais deviner que cet entretien allait m’induire à des réflexions et m’engager dans une application de l’esprit fort éloignées de mes objets et de mes problèmes ordinaires.
La Revue, m’expliqua-t-il, venait de publier un ensemble d’études qui causaient en Angleterre une surprise qui, de jour en jour, se développait en émoi, et presque en indignation.
L’auteur, Mr Williams, avait eu l’idée d’examiner de fort près la situation du commerce et des industries britanniques, et l’avait trouvée dangereusement menacée par la concurrence allemande. Dans tous les domaines économiques, grâce à une organisation toute scientifique de la production, de la consommation, des moyens de transport et de la publicité, grâce à une information extraordinairement précise et pénétrante qui centralisait d’innombrables renseignements, l’entreprise réalisait systématiquement l’éviction des produits anglais sur tous les marchés du monde, et parvenait à dominer jusque dans les colonies mêmes de la Grande-Bretagne. Tous les traits de cette vaste et méthodique opération étaient relevés un à un, décrits avec le plus grand soin par Williams, et présentés à la manière anglaise : le moins possible d’idées et le plus possible de faits.
Le titre même que Williams avait donné à l’ensemble de ses articles était en train de faire fortune, un bill célèbre allait l’incorporer dans la législation, et ces trois mots « Made in Germany » s’incrustèrent du coup dans les têtes anglaises.
— Vous avez lu cela ? me dit Henley.
— Certainement non, Monsieur.
— Of course. Demain je vous enverrai le paquet. Vous lirez toutes ces petites histoires de Williams80.
— Et après ?
— Après, vous me ferez un bon article sur l’ensemble, une espèce de conclusion philosophique, genre français. Shall we say ten pages (4.500 words) ? And can you let me have the copy very soon ? Say, within ten days81 ?
Je lui ai ri au nez, aussi sûr qu’on peut l’être quand on n’a ni le désir, ni les moyens, ni l’obligation de faire quelque chose, qu’on ne la fera pas. Je n’allais même pas songer à me risquer dans un travail si étranger à mes goûts, et pour l’exécution duquel je n’avais rien dans la tête.
En conséquence, à peine rentré à Paris (chargé d’amitiés for the good Stéphane82), je me mis à l’ouvrage, c’est-à-dire à réfléchir. En conséquence, car la conséquence la plus probable d’une décision immédiate et qui s’impose par elle-même, est la décision complémentaire : l’évidence excite le doute ; l’affirmation est excitée par la négation ; et l’impossible, perçu d’abord bien nettement, irrite aussitôt toutes les ressources imaginaires qui s’affairent contre lui et prodiguent les solutions les plus variées…
L’une d’elles me retint. J’avais quelques lectures militaires car les méthodes m’intéressaient par elles-mêmes, et qu’il n’y avait guère à cette époque d’exemples d’organisation à grande échelle avec division des fonctions et hiérarchie que dans les armées européennes de premier rang. La généralisation de ce type me parut possible. La guerre économique n’est qu’une des formes de la guerre naturelle des êtres : je ne dis pas des hommes, car on peut douter si l’homme n’est pas encore à l’état de projet…
J’observai aussi que la science du type moderne se rapprochait d’autant plus aisément de ces activités organisées qu’elle en avait fourni le modèle. Elle divise, spécialise, exige discipline, etc. Je déduisais enfin de mes comparaisons de graves pronostics. Ici je me permettrai de me citer :
« … Tous les peuples qui arrivent à l’état de grandes nations ou qui reprennent ce rang à une époque déjà pourvue de grandes nations, plus anciennes et plus complètes, tendent à imiter subitement ce qui a demandé des siècles d’expérience aux nations aînées, et s’organisent entièrement selon une méthode délibérée, de même qu’une cité délibérément construite s’élève toujours sur un plan géométrique. L’Allemagne, l’Italie, le Japon sont de telles nations recommencées fort tard sur un concept scientifique aussi parfait que l’analyse des prospérités voisines et des progrès contemporains pouvait le fournir. La Russie offrirait le même exemple si l’immensité de son territoire ne mettait obstacle à l’exécution rapide d’un projet d’ensemble…
… Le Japon doit penser que l’Europe était faite pour lui83… »
Cet article a paru le 1er janvier 1897 dans la « New Review ». Il est âgé de 48 ans84. Toutefois le rapprochement des noms des nations qui s’y trouve, et quelques-unes des idées qu’il contient me semblent n’avoir pas perdu toute signification. Ce qui se passe en Extrême-Orient et même ailleurs me fait l’effet d’un souvenir85.
L’Amérique,
projection de l’esprit européen
Ces pages ont été écrites pour le numéro 81 de la revue Sintesis de Mexico, paru au mois de mai 1938, où elles figurent tout à la fois en espagnol et dans la version française présentée comme « l’original du message de Paul Valéry aux lecteurs de Sintesis ». Elles sont ensuite reprises dans la dernière édition des Regards (1945).
VOUS avez bien voulu me demander de commenter pour les lecteurs de « SINTESIS » une phrase qui a trait à l’Amérique et qui figure dans mon livre « VARIÉTÉ »86. Je crois qu’il sera plus intéressant et plus suggestif de vous donner ici une opinion plus générale, dont l’application à l’Amérique se fera d’elle-même.
Si le monde moderne ne doit pas en venir à une ruine universelle et irrémédiable de toutes les valeurs créées par des siècles de tâtonnements et d’expériences de tout genre, et si, (après je ne sais quels troubles et quelles vicissitudes), il doit atteindre un certain équilibre politique, culturel et économique, il faut regarder comme probable que les diverses régions du globe, au lieu de s’opposer par leurs différences de tous ordres, se compléteront par elles. Elles pourront être d’autant plus elles-mêmes qu’elles participeront plus librement et rationnellement à l’œuvre commune de vie. Par exemple, on ne verra plus des nations créer et entretenir chez elles des industries entièrement artificielles, qui ne vivent que de subventions et de protection. D’ailleurs, la division même du territoire habitable en nations politiquement définies est purement empirique. Elle est historiquement explicable : elle ne l’est pas organiquement, car la ligne tracée sur la carte et sur le sol qui constitue une frontière résulte d’une suite d’accidents consacrés par des traités. Dans bien des cas, cette ligne fermée est bizarrement dessinée ; elle sépare des contrées qui se ressemblent, elle en réunit qui diffèrent grandement ; et elle introduit dans les relations humaines des difficultés et des complications dont la guerre qui en résulte n’est jamais une solution, mais au contraire un nouvel ensemencement.
Le point curieux de cette définition historique et traditionnelle des nations est le suivant : la conception actuelle du groupement des hommes en nations est toute anthropomorphique. Une nation est caractérisée par des droits de souveraineté et de propriété. Elle possède, achète, vend, se bat, essaye de vivre et de prospérer aux dépens des autres ; elle est jalouse, fière, riche ou pauvre ; elle critique les autres ; elle a des amies et des ennemies, des sympathies ; elle est artiste ou elle ne l’est pas ; etc. En somme, ce sont des personnes que les nations, et nous leur attribuons des sentiments, des droits et des devoirs, des qualités et des défauts, des volontés et des responsabilités, par une habitude immémoriale de simplification.
Je n’ai pas besoin de développer les conséquences de cette identification des groupes humains à des êtres bien déterminés.
Mais la transformation moderne de la terre se poursuit, et le nouveau système de la vie qui devrait correspondre à cette énorme modification se heurte à la structure politique que je viens d’esquisser. Rappelons en deux mots les grands traits de cette transformation, comme je les ai signalés dans mes « Regards sur le Monde Actuel ».
D’abord toute la terre est occupée : plus de terre libre. Ensuite, égalisation technique croissante des peuples, – d’où diminution des causes de prééminence des nations du type Européen. Puis, besoin toujours croissant d’énergie physique – et, par conséquent, des matières qui en produisent par leur transformation (charbon, pétroles). Enfin, accroissement rapide et fantastique des moyens de communication et de transmission87.
Tout ceci se confirme, s’accuse et agit de plus en plus, de jour en jour. Tout ceci se combine avec l’héritage pesant de l’ancien monde et de l’ancienne et primitive politique. Les chances de conflit en sont terriblement multipliées. L’instabilité de l’équilibre mondial est extrême. Personne ne peut plus se flatter de prévoir. Les plus grands politiques, les têtes les plus profondes sont incapables de rien calculer. Une invention imprévue peut changer demain toutes les conditions de puissance économique ou militaire.
Ainsi, d’une part, conceptions primitives et anthropomorphiques ; personnalités nationales, souveraines et propriétaires de territoires arbitrairement découpés. D’autre part, dépendance croissante des régions, besoins d’échanges et d’équilibres, interdépendance technique ou économique inévitable. Dans une guerre moderne, l’homme qui tue un homme tue un producteur de ce qu’il consomme, ou un consommateur de ce qu’il produit.
Il est inutile de décrire les funestes effets de cet état de choses. La malheureuse Europe est en proie à une crise de bêtise, de crédulité et de bestialité trop évidente. Il n’est pas impossible que notre vieille et richissime culture se dégrade au dernier point en quelques années. J’ai déjà écrit il y a vingt ans : « Nous autres, civilisations, nous savons à présent que nous sommes mortelles88… » Tout ce qui s’est passé depuis ce moment n’a fait qu’accroître le péril mortel que je signalais.
J’en viens donc à l’Amérique. Toutes les fois que ma pensée se fait trop noire, et que je désespère de l’Europe, je ne retrouve quelque espoir qu’en pensant au Nouveau Continent89. L’Europe a envoyé dans les deux Amériques ses messages, les créations communicables de son esprit, ce qu’elle a découvert de plus positif, et, en somme, ce qui était le moins altérable par le transport et par l’éloignement des conditions générales. C’est une véritable « sélection naturelle » qui s’est opérée et qui a extrait de l’esprit européen ses produits de valeur universelle, tandis que ce qu’il contient de trop conventionnel ou de trop historique demeurait dans le Vieux Monde.
Je ne dis pas que tout le meilleur ait passé l’Océan, ni que tout le moins bon ne l’ait pas franchi. Ce ne serait plus une sélection naturelle. Je dis que ce sont les choses les plus capables de vivre sous des cieux très éloignés de leurs cieux d’origine qui ont passé l’Océan, et qui ont pris racine dans une terre qui était en grande partie vierge.
Considérons pour terminer deux idées qui peuvent se dériver des observations trop sommaires qui précèdent.
D’abord, la terre américaine portait des races et des traces de vie antérieure de diverses sortes. Il n’est pas impossible que des réactions importantes ne se manifestent un jour comme conséquence du contact et de la pénétration des facteurs européens. Je ne serais pas étonné, par exemple, que des combinaisons très heureuses puissent résulter de l’action de nos idées esthétiques s’insérant dans la puissante nature de l’Art autochtone mexicain. La greffe est dans le développement des arts une méthode des plus fécondes. Tout l’art classique, avouons-le, est un produit de greffage.
Deuxième idée, d’ordre tout différent. Si l’Europe doit voir périr ou dépérir sa culture ; si nos villes, nos musées, nos monuments, nos universités doivent être détruits dans la fureur de la guerre scientifiquement conduite ; si l’existence des hommes de pensée et des créateurs est rendue impossible ou atroce par des circonstances brutales, politiques ou économiques, une certaine consolation, un certain espoir sont contenus dans l’idée que nos œuvres, le souvenir de nos travaux, les noms de nos plus grands hommes ne seront pas comme s’ils n’avaient jamais été, et qu’il y aura, çà et là, dans le Nouveau Monde, des esprits dans lesquels vivront d’une seconde vie quelques-unes des créatures merveilleuses des malheureux Européens.
D’abord intitulé « Introduction aux images de la France », ce texte a servi de préface, en 1927, à un recueil de trois cent quatre photographies du Suisse Martin Hurlimann (1897-1984) intitulé La France, Architecture et paysages, et édité par la Librairie des arts décoratifs. Il a figuré dans les Regards dès l’édition de 1931, mais le titre définitif n’apparaît que dans l’édition de 1945.
IL n’est pas de nation plus ouverte, ni sans doute de plus mystérieuse que la française ; point de nation plus aisée à observer et à croire connaître du premier coup. On s’avise par la suite qu’il n’en est point de plus difficile à prévoir dans ses mouvements, de plus capable de reprises et de retournements inattendus. Son histoire offre un tableau de situations extrêmes, une chaîne de cimes et d’abîmes plus nombreux et plus rapprochés dans le temps que toute autre histoire n’en montre. À la lueur même de tant d’orages, la réflexion peu à peu fait apparaître une idée qui exprime assez exactement ce que l’observation vient de suggérer : on dirait que ce pays soit voué par sa nature et par sa structure à réaliser dans l’espace et dans l’histoire combinés, une sorte de figure d’équilibre, douée d’une étrange stabilité, autour de laquelle les événements, les vicissitudes inévitables et inséparables de toute vie, les explosions intérieures, les séismes politiques extérieurs, les orages venus du dehors, le font osciller plus d’une fois par siècle depuis des siècles. La France s’élève, chancelle, tombe, se relève, se restreint, reprend sa grandeur, se déchire, se concentre, montrant tour à tour la fierté, la résignation, l’insouciance, l’ardeur, et se distinguant entre les nations par un caractère curieusement personnel.
Cette nation nerveuse et pleine de contrastes trouve dans ses contrastes des ressources tout imprévues. Le secret de sa prodigieuse résistance gît peut-être dans les grandes et multiples différences qu’elle combine en soi. Chez les Français, la légèreté apparente du caractère s’accompagne d’une endurance et d’une élasticité singulières. La facilité générale et l’aménité des rapports se joignent chez eux à un sentiment critique redoutable et toujours éveillé. Peut-être la France est-elle le seul pays où le ridicule ait joué un rôle historique ; il a miné, détruit quelques régimes, et il y suffit d’un mot, d’un trait heureux, (et parfois trop heureux), pour ruiner dans l’esprit public, en quelques instants, des puissances et des situations considérables. On observe d’ailleurs chez les Français une certaine discipline naturelle qui le cède toujours à l’évidence de la nécessité d’une discipline. Il arrive qu’on trouve la nation brusquement unie quand on pouvait s’attendre à la trouver divisée.
On le voit, la nation française est particulièrement difficile à définir d’une façon simple ; et c’est là même un élément assez important de sa définition que cette propriété d’être difficile à définir. On ne peut la caractériser par une collection d’attributs non contradictoires. J’essaierai tout à l’heure d’en faire sentir la raison. Mais qu’il s’agisse de la France ou de toute autre personne politique du même ordre, ce n’est jamais chose facile que de se représenter nettement ce qu’on nomme une nation. Les traits les plus simples et les plus gros d’une nation échappent aux gens du pays, qui sont insensibles à ce qu’ils ont toujours vu. L’étranger qui les perçoit, les perçoit trop fortement, et ne ressent pas cette quantité de caractères intimes et de réalités invisibles par quoi s’accomplit le mystère de l’union profonde de millions d’hommes.
Il y a donc deux grandes manières de se tromper au sujet d’une nation donnée.
Entre une terre et le peuple qui l’habite, entre l’homme et l’étendue, la figure, le relief, le régime des eaux, le climat, la faune, la flore, la substance du sol, se forment peu à peu des relations réciproques qui sont d’autant plus nombreuses et entremêlées que le peuple est fixé depuis plus longtemps sur le pays.
Si le peuple est composite, s’il fut formé d’apports successifs au cours des âges, les combinaisons se multiplient.
Au regard de l’observateur, ces rapports réciproques entre la terre mère ou nourrice et la vie organisée qu’elle supporte et alimente, ne sont pas également apparents. Car les uns consistent dans les modifications diverses que la vie humaine fait subir à un territoire ; les autres, dans la modification des vivants par leur habitat ; et tandis que l’action de l’homme sur son domaine est généralement visible et lisible sur la terre, au contraire, l’action inverse est presque toujours impossible à isoler et à définir exactement. L’homme exploite, défriche, ensemence, construit, déboise, fouille le sol, perce des monts, discipline les eaux, importe des espèces. On peut observer ou reconstituer les travaux accomplis, les cultures entreprises, l’altération de la nature. Mais les modifications de l’homme par sa résidence sont obscures comme elles sont certaines. Les effets du ciel, de l’eau, de l’air qu’on respire, des vents qui règnent, des choses que l’on mange, etc…, sur l’être vivant, vont se ranger dans l’ordre des phénomènes physiologiques, cependant que les effets des actes sont, pour la plupart, de l’ordre physique ou mécanique. Le plus grand nombre de nos opérations sur la nature demeurent reconnaissables ; l’artificiel en général tranche le naturel ; mais l’action de la nature ambiante sur nous est une action sur elle-même, elle se fond et se compose avec nous-mêmes. Tout ce qui agit sur un vivant et qui ne le supprime pas, produit une forme de vie, ou une variation de la vie plus ou moins stable.
On voit par ces remarques très simples que la connaissance d’un pays nous demande deux genres de recherches d’inégales difficultés. Ici, comme en bien d’autres matières, il se trouve que ce qui nous importerait le plus de connaître est aussi le plus difficile. Les mœurs, les idéaux, la politique, les produits de l’esprit sont les effets incalculables de causes infiniment enchevêtrées, où l’intelligence se perd au milieu de nombre de facteurs indépendants et de leurs combinaisons, où même la statistique est grossièrement incapable de nous servir. Cette grande impuissance est fatale à l’espèce humaine ; c’est elle, bien plus que les intérêts, qui oppose les nations les unes aux autres, et qui s’oppose à une organisation de l’ensemble des hommes sur le globe, entreprise jusqu’ici vainement tentée par l’esprit de conquête, par l’esprit religieux, par l’esprit révolutionnaire, chacun suivant sa nature.
L’homme n’en sait pas assez sur l’homme pour ne pas recourir aux expédients. Les solutions grossières, vaines ou désespérées, se proposent ou s’imposent au genre humain exactement comme aux individus, parce qu’ils ne savent pas.
Voilà des propos assez abstraits, dont quelques-uns de fort sombres, pour ouvrir un recueil d’images. C’est que les images d’un pays, la vision d’une contrée nourrice d’un groupe humain, et théâtre et matière de ses actes, excitent invinciblement en nous, comme un accompagnement continu, émouvant, impossible à ne pas entendre, toutes les voix d’un drame et d’un rêve d’une complexité et d’une profondeur illimitées, dans lesquels nous sommes chacun personnellement engagés.
La terre de France est remarquable par la netteté de sa figure, par les différences de ses régions, par l’équilibre général de cette diversité de parties qui se conviennent, se groupent et se complètent assez bien.
Une sorte de proportion heureuse existe en ce pays entre l’étendue des plaines et celle des montagnes, entre la surface totale et le développement des côtes ; et sur les côtes mêmes, entre les falaises, les roches, les plages qui bordent de calcaire, de granit ou de sables le rivage de la France sur trois mers. La France est le seul pays d’Europe qui possède trois fronts de mer bien distincts. Quant aux ressources de surface ou de fond, on peut dire que peu de choses essentielles à la vie manquent à la France. Il s’y trouve beaucoup de terres à céréales, d’illustres coteaux pour la vigne ; l’excellente pierre à bâtir et le fer y abondent. Il y a moins de charbon qu’il n’en faudrait de nos jours. D’autre part, l’ère moderne a créé des besoins nouveaux et intenses, quoique accidentels et peut-être éphémères, auxquels ce pays ne peut subvenir ou suffire par soi seul.
Sur cette terre vit un peuple dont l’histoire consiste principalement dans le travail incessant de sa propre formation. Qu’il s’agisse de sa constitution ethnique, qu’il s’agisse de constitution psychologique, ce peuple est plus que tout autre une création de son domaine et l’œuvre séculaire d’une certaine donnée géographique. Il n’est point de peuple qui ait des relations plus étroites avec le lieu du monde qu’il habite. On ne peut l’imaginer se déplaçant en masse, émigrant en bloc sous d’autres cieux, se détachant de la figure de la France. On ne peut concevoir ce peuple français en faisant abstraction de son lieu, auquel il doit non seulement les caractères ordinaires d’adaptation que tous les peuples reçoivent à la longue des sites qu’ils habitent, mais encore ce que l’on pourrait nommer sa formule de constitution, et sa loi propre de conservation comme entité nationale.
Les Îles Britanniques, la France, l’Espagne terminent vers l’Ouest l’immense Europasie ; mais tandis que les premières par la mer, la dernière par la masse des Pyrénées, sont bien séparées du reste de l’énorme continent, la France est largement ouverte et accessible par le Nord-Est. Elle offre, d’autre part, de nombreux points d’accostage sur ses vastes frontières maritimes.
Ces circonstances naturelles, jointes à la qualité générale du sol, à la modération du climat, ont eu la plus grande influence sur le peuplement du territoire. Quelle qu’ait été la population primitive du pays, – je veux dire la population qui a vécu sur cette terre à partir de l’époque où sa physionomie physique actuelle s’est fixée dans ses grands traits, – cette population a été à bien des reprises modifiée, enrichie, appauvrie, reconstituée, refondue à toute époque par des apports et des accidents étonnamment variés ; elle a subi des invasions, des occupations, des infiltrations, des extinctions, des pertes et des gains incessants.
Le vent vivant des peuples, soufflant du Nord et de l’Est à intervalles intermittents, et avec des intensités variables, a porté vers l’Ouest, à travers les âges, des éléments ethniques très divers, qui, poussés successivement à la découverte des régions de l’Extrême Occident de l’Europe, se sont enfin heurtés à des populations autochtones, ou déjà arrêtées par l’Océan et par les monts, et fixées. Ils ont trouvé devant eux des obstacles humains ou des barrières naturelles, autour d’eux, un pays fertile et tempéré. Ces arrivants se sont établis, juxtaposés ou superposés aux groupes déjà installés, se faisant équilibre, se combinant peu à peu les uns aux autres, composant lentement leurs langues, leurs caractéristiques, leurs arts et leurs mœurs. Les immigrants ne vinrent pas seulement du Nord et de l’Est ; le Sud-Est et le Sud fournirent leurs contingents. Quelques Grecs par les rivages du Midi ; des effectifs romains assez faibles, sans doute, mais renouvelés pendant des siècles ; plus tard, des essaims de Maures et de Sarrasins. Grecs ou Phéniciens, Latins et Sarrasins par le Sud, comme les Northmans90 par les côtes de la Manche et de l’Atlantique, ont pénétré dans le territoire par quantités assez peu considérables. Les masses les plus nombreuses furent vraisemblablement celles apportées par les courants de l’Est.
Quoi qu’il en soit, une carte où les mouvements de peuples seraient figurés comme le sont les déplacements aériens sur les cartes météorologiques, ferait apparaître le territoire français comme une aire où les courants humains se sont portés, mêlés, neutralisés et apaisés, par la fusion progressive et l’enchevêtrement de leurs tourbillons.
Le fait fondamental pour la formation de la France a donc été la présence et le mélange sur son territoire d’une quantité remarquable d’éléments ethniques différents. Toutes les nations d’Europe sont composées, et il n’y a peut-être aucune d’elles dans laquelle une seule langue soit parlée. Mais il n’en est, je crois, aucune dont la formule ethnique et linguistique soit aussi riche que celle de la France. Celle-ci a trouvé son individualité singulière dans le phénomène complexe des échanges internes, des alliances individuelles qui se sont produits en elle entre tant de sangs et de complexions différents. Les combinaisons de tant de facteurs indépendants, le dosage de tant d’hérédités expliquent dans les actes et les sentiments des Français bien des contradictions et cette remarquable valeur moyenne des individus. À cause des sangs très disparates qu’elle a reçus, et dont elle a composé, en quelques siècles, une personnalité européenne si nette et si complète, productrice d’une culture et d’un esprit caractéristiques, la nation française fait songer à un arbre greffé plusieurs fois, de qui la qualité et la saveur de ses fruits résultent d’une heureuse alliance de sucs et de sèves très divers concourant à une même et indivisible existence.
La même circonstance permet de comprendre la plupart des institutions et des organisations spécifiquement françaises, qui sont en général des productions ou des réactions souvent très énergiques du corps national en faveur de son unité. Le sens de cette unité vitale est extrême en France.
Si j’osais me laisser séduire aux rêveries qu’on décore du beau nom de philosophie historique, je me plairais peut-être à imaginer que tous les événements véritablement grands de cette histoire de la France furent, d’une part, les actions qui ont menacé, ou tendu à altérer, un certain équilibre de races réalisé dans une certaine figure territoriale ; et, d’autre part, les réactions, parfois si énergiques, qui répondirent à ces atteintes, tendant à reconstituer l’équilibre.
Tantôt la nation semble faire effort pour atteindre ou reprendre sa composition optima, celle qui est la plus favorable à ses échanges intérieurs et à sa vie pleine et complète ; et tantôt faire effort pour rejoindre l’unité que cette composition même lui impose. Dans les dissensions intérieures aiguës, c’est toujours le parti qui semble en possession de rétablir au plus tôt, et à tout prix, l’unité menacée, qui a toutes les chances de triompher. C’est pourquoi l’histoire dramatique de la France se résume mieux que toutes autres en quelques grands noms, noms de personnes, noms de familles, noms d’assemblées, qui ont particulièrement et énergiquement représenté cette tendance essentielle aux moments critiques et dans les périodes de crise ou de réorganisation. Que l’on parle des Capétiens, de Jeanne d’Arc, de Louis XI, d’Henri IV, de Richelieu, de la Convention ou de Napoléon, on désigne toujours une même chose, un symbole de l’identité et de l’unité nationales en acte.
Mais un autre nom me vient à l’esprit, comme je pense à tous ces noms représentatifs. C’est un nom de ville. Quel phénomène plus significatif et qui illustre mieux ce que je viens de dire, que l’énorme accroissement au cours des siècles de la prééminence de Paris ? Quoi de plus typique que cette attraction puissante et cette impulsion continuelle qu’il exerce comme un centre vital dont le rôle passe de beaucoup celui d’une capitale politique ou d’une ville de première grandeur ?
L’action certaine, visible et constante de Paris, est de compenser par une concentration jalouse et intense les grandes différences régionales et individuelles de la France. L’augmentation du nombre des fonctions que Paris exerce91 dans la vie de la France depuis deux siècles correspond à un développement du besoin de coordination totale, et à la réunion assez récente de provinces plus lointaines à traditions plus hétérogènes. La Révolution a trouvé la France déjà centralisée au point de vue gouvernemental, et polarisée à l’égard de la Cour en ce qui concerne le goût et les mœurs. Cette centralisation n’intéressait guère directement que les classes dirigeantes et aisées. Mais à partir de la réunion des Assemblées révolutionnaires, et pendant les années critiques, un intense mouvement d’hommes et d’idées s’établit entre Paris et le reste de la France. Les affaires locales, les projets, les dénonciations, les individus les plus actifs ou les plus ambitieux, tout vient à Paris, tout y fermente ; et Paris à son tour inonde le pays de délégués, de décrets, de journaux, des produits de toutes les rencontres, de tous les événements, des passions et des discussions que tant de différences appelées à lui et heurtées en lui engendrent dans ses murs.
Je ne sais pourquoi les historiens en général ne soulignent pas ce grand fait que me représente la transformation de Paris en organe central de confrontation et de combinaison, organe non seulement politique et administratif, mais organe de jugement, d’élaboration et d’émission, et pôle directeur de la sensibilité générale du pays. Peut-être répugnent-ils à mettre au rang des événements un phénomène relativement lent et qu’on ne peut dater avec précision. Mais il faut quelquefois douer le regard historique des mêmes libertés à l’égard du temps et de l’espace que nous avons obtenues de nos instruments d’optique et de vues animées. Imaginez que vous perceviez en quelques instants ce qui s’est fait en quelques centaines d’années, Paris se former, grossir, ses liaisons avec tout le territoire se multiplier, s’enrichir ; Paris devenir l’appareil indispensable d’une circulation généralisée ; sa nécessité et sa puissance fonctionnelle s’affirmer de plus en plus, croître avec la Révolution, avec l’Empire, avec le développement des voies ferrées, avec celui des télégraphes, de la presse, et de ce qu’on pourrait nommer la littérature intensive… vous concevez alors Paris comme événement, événement tout comparable à la création d’une institution d’importance capitale, et à tous les événements significatifs que l’histoire inscrit et médite.
Il n’y a pas d’événements plus significatifs que celui-ci. J’ai dit à quoi il répond. C’est une production typique de la France, de la diversité extraordinaire de la France, que cette grande cité à qui toute une grande nation délègue tous ses pouvoirs spirituels, par qui elle fait élaborer les conventions fondamentales en matière de goûts et de mœurs, et qui lui sert d’intermédiaire ou d’interprète, et de représentant à l’égard du reste du monde, comme elle sert au reste du monde à prendre une connaissance rapide, inexacte et délicieuse de l’ensemble de la France.
Les idées sur la France que je viens d’exposer ou plutôt de proposer au lecteur à titre de pures approximations, me sont venues par une conséquence lointaine de remarques que j’ai faites, il y a fort longtemps, sur un sujet tout particulier.
La poésie a quelquefois occupé mon esprit ; et non seulement j’ai consumé quelques années de ma vie à composer divers poèmes ; mais encore, je me suis plu assez souvent à examiner dans leur généralité la nature et les moyens de cet art.
Or, en méditant sur les caractères physiques de la poésie, c’est-à-dire, sur ses rapports avec la musique, et en développant cette étude jusqu’à une comparaison des métriques et des prosodies de quelques peuples, on ne peut pas ne pas apercevoir un fait, qui pour être assez connu et très sensible, n’a pas été, je crois, suffisamment considéré et interrogé.
La poésie française diffère musicalement de toutes les autres, au point d’avoir été regardée parfois comme presque privée de bien des charmes et des ressources qui se trouvent en d’autres langues à la disposition des poètes. Je crois bien que c’est là une erreur ; mais cette erreur, comme il arrive fort souvent, est une déduction illégitime et subjective d’une observation exacte. C’est la langue elle-même qu’il fallait considérer pour en définir la singularité phonétique ; celle-ci bien déterminée, on pourrait chercher à se l’expliquer.
Trois caractères distinguent nettement le français des autres langues occidentales : le français, bien parlé, ne chante presque pas. C’est un discours de registre peu étendu, une parole plus plane que les autres. Ensuite : les consonnes en français sont remarquablement adoucies ; pas de figures rudes ou gutturales. Nulle consonne française n’est impossible à prononcer pour un Européen. Enfin, les voyelles françaises sont nombreuses et très nuancées, forment une rare et précieuse collection de timbres délicats qui offrent aux poètes dignes de ce nom des valeurs par le jeu desquelles ils peuvent compenser le registre tempéré et la modération générale des accents de leur langue. La variété des é et des è, – les riches diphtongues, comme celles-ci : feuille, paille, pleure, toise, tien, etc., – l’e muet qui tantôt existe, tantôt ne se fait presque point sentir s’il ne s’efface entièrement, et qui procure tant d’effets subtils de silences élémentaires, ou qui termine ou prolonge tant de mots par une sorte d’ombre que semble jeter après elle une syllabe accentuée, voilà des moyens dont on pourrait montrer l’efficacité par une infinité d’exemples.
Mais je n’en ai parlé que pour établir ce que je prétendais tout à l’heure : que la langue française doit se ranger à part ; également éloignée, au point de vue phonétique, des langues dites latines ou romanes et des langues germaniques.
Il est bien remarquable, en particulier, que la langue parlée sur un territoire intermédiaire entre l’Italie et l’Espagne se contienne dans un registre bien moins étendu que celui où se meuvent les voix italiennes et espagnoles. Ses voyelles sont plus nombreuses et plus nuancées ; ses consonnes jamais ne sont de la force, ne demandent l’effort qui s’y attache dans les autres langues latines.
L’histoire du français nous apprend à ce sujet des choses curieuses, que je trouve significatives. Elle nous enseigne, par exemple, que la lettre r, quoique très peu rude en français, où elle ne se trouve jamais roulée ni aspirée, a failli disparaître de la langue, à plusieurs reprises, et être remplacée, selon un adoucissement progressif, par quelque émission plus aisée. (Le mot chaire est devenu chaise, etc.)
En somme, un examen phonétique même superficiel, (comme celui qu’un simple amateur pouvait faire), m’a montré dans la poétique et la langue de France des traits et des singularités que je ne puis m’expliquer que par les caractères mêmes de la nation que j’ai énoncés tout à l’heure.
Si la langue française est comme tempérée dans sa tonalité générale ; si bien parler le français c’est le parler sans accent ; si les phonèmes rudes ou trop marqués en sont proscrits, ou en furent peu à peu éliminés ; si, d’autre part, les timbres y sont nombreux et complexes, les muettes si sensibles, je n’en puis voir d’autre cause que le mode de formation et la complexité de l’alliage de la nation. Dans un pays où les Celtes, les Latins, les Germains, ont accompli une fusion très intime, où l’on parle encore, où l’on écrit, à côté de la langue dominante, une quantité de langages divers, (plusieurs langues romanes, les dialectes du français, ceux du breton, le basque, le catalan, le corse), il s’est fait nécessairement une unité linguistique parallèle à l’unité politique et à l’unité de sentiment. Cette unité ne pouvait s’accomplir que par des transactions statistiques, des concessions mutuelles, un abandon par les uns de ce qui était trop ardu à prononcer pour les autres, une altération composée. Peut-être pourrait-on pousser l’analyse un peu plus loin et rechercher si les formes spécifiques du français ne relèvent pas, elles aussi, des mêmes nécessités ?
La clarté de structure du langage de la France, si on pouvait la définir d’une façon simple, apparaîtrait sans doute comme le fruit des mêmes besoins et des mêmes conditions ; et il n’est pas douteux, d’autre part, que la littérature de ce pays, en ce qu’elle a de plus caractéristique, procède mêmement d’un mélange de qualités très différentes et d’origines très diverses, dans une forme d’autant plus nette et impérieuse que les substances qu’elle doit recevoir sont plus hétérogènes. Le même pays produit un Pascal et un Voltaire, un Lamartine et un Victor Hugo, un Musset et un Mallarmé. Il y a quelques années, on pouvait rencontrer, dans un même salon de Paris, Émile Zola et Théodore de Banville, ou bien aller en un quart d’heure du cabinet d’Anatole France au bureau de J.-K. Huysmans : c’était visiter des extrêmes92.
Ici se placeraient tout naturellement des considérations sur ce que la France a donné aux Lettres de proprement et spécialement français. Il faudrait, par exemple, mettre en lumière ce remarquable développement de l’esprit critique en matière de forme qui s’est prononcé à partir du XVIe siècle ; cet esprit a dominé la littérature pendant la période dite classique, et n’a jamais cessé depuis lors d’exercer une influence directe ou indirecte sur la production.
La France est peut-être le seul pays où des considérations de pure forme, un souci de la forme en soi, aient persisté et dominé dans l’ère moderne. Le sentiment et le culte de la forme me semblent être des passions de l’esprit qui se rencontrent le plus souvent en liaison avec l’esprit critique et la tournure sceptique des esprits. Ils s’accompagnent, en effet, d’une particulière liberté à l’égard du contenu, et coexistent souvent avec une sorte de sens de l’ironie généralisée. Ces vices ou ces vertus exquises sont ordinairement cultivés dans des milieux sociaux riches en expériences et en contrastes, où le mouvement des échanges d’idées, l’activité des esprits concentrés et heurtant leur diversité s’exagèrent et acquièrent l’intensité, l’éclat, parfois la sécheresse d’une flamme. Le rôle de la cour, le rôle de Paris dans la littérature française furent ou sont essentiels. Le chef-d’œuvre littéraire de la France est peut-être sa prose abstraite, dont la pareille ne se trouve nulle part. Mais je ne puis ici développer ces vues. Il y faudrait tout un livre.
Je n’ajoute qu’une remarque à cet aperçu tout insuffisant : des fondations comme l’Académie Française, des institutions comme la Comédie-Française et quelques autres, sont bien, chacune selon sa nature et sa fonction, des productions nationales spécifiques, dont l’essence est de renforcer et de consacrer, et en somme de représenter à la France même, sa puissante et volontaire unité93.
Quant aux beaux-arts, je dirai seulement quelques mots de notre architecture française, qui auront pour objet de faire remarquer son originalité pendant les grandes époques où elle a flori94. Pour comprendre l’architecture française de 1100 à 1800, – sept siècles dont chacun a donné ses chefs-d’œuvre, cathédrales, palais, admirables séries, – il importe de se reporter au principe le plus délicat et le plus solide de tous les arts, qui est l’accord intime, et aussi profond que le permet la nature des choses, entre la matière et la figure de l’ouvrage.
L’indissolubilité de ces deux éléments est le but incontestable de tout grand art. L’exemple le plus simple est celui que nous offre la poésie à l’existence de laquelle l’union étroite ou la mystérieuse symbiose du son et du sens est essentielle.
C’est par cette recherche d’une liaison qui doit se pressentir et s’accomplir dans la vibrante profondeur de l’artiste, et en quelque sorte dans tout son corps, que l’œuvre peut acquérir quelque ressemblance avec les productions vivantes de la nature, dans lesquelles il est impossible de dissocier les forces et les formes95.
En ce qui concerne l’architecture, il faut s’accoutumer, pour en avoir une opinion exacte et en tirer une jouissance supérieure, à distinguer les constructions dont la figure et la matière sont demeurées indépendantes l’une de l’autre, de celles où ces deux facteurs ont été rendus comme inséparables. Le public confond trop souvent les qualités véritablement architectoniques avec les effets de décor purement extérieurs. On se satisfait d’être ému, ou étonné, ou amusé par des apparences théâtrales ; et, sans doute, il existe de très beaux monuments qui émerveillent les yeux quoiqu’ils soient faits d’une grossière matière, d’un noyau de concrétion revêtu d’enduits menteurs, de marbres appliqués, d’ornements rapportés. Mais, au regard de l’esprit, ces bâtisses ne vivent pas. Elles sont des masques, des simulacres sous lesquels se dissimule une misérable vérité. Mais, au contraire, il suffit au connaisseur de considérer une simple église de village comme il en existe encore des milliers en France, pour recevoir le choc du Beau total, et ressentir, en quelque sorte, le sentiment d’une synthèse96.
Nos constructeurs des grandes époques ont toujours visiblement conçu leurs édifices d’un seul jet, et non en deux mouvements de l’esprit ou en deux séries d’opérations, les unes relatives à la forme, les autres à la matière. Si l’on me permet cette expression, ils pensaient en matériaux. D’ailleurs la magnifique qualité de la pierre dans les régions où l’architecture médiévale la plus pure s’est développée, leur était infiniment favorable à ce mode de concevoir. Si l’on considère la suite des découvertes et des réalisations qui se sont produites dans cet ordre de choses du XIIe au XIVe siècle, on assiste à une évolution bien remarquable, qui peut s’interpréter comme une lutte entre une imagination et des desseins de plus en plus hardis, un désir croissant de légèreté, de fantaisie et de richesse, et d’autre part, un sentiment de la matière et de ses propriétés qui ne s’obscurcit et ne s’égare que vers la fin de cette grande époque. Ce développement est marqué par l’accroissement de la science combinée de la structure et de la coupe des pierres, et s’achève par des prodiges et par les abus inévitables d’une virtuosité excessive. Mais avant d’en arriver à cette décadence, que de chefs-d’œuvre, quels accords extraordinairement justes entre les facteurs de l’édifice ! L’art n’a jamais approché de si près la logique et la grâce des êtres vivants, j’entends, de ceux que la nature a heureusement réussis, que dans ces œuvres admirables qui, bien différentes de celles dont la valeur se réduit à la valeur d’un décor de théâtre, supportent, et même suggèrent et imposent, le mouvement, l’examen, la réflexion. Circonstance singulière : nous ignorons entièrement les méthodes, la culture technique et théorique, les connaissances mathématiques et mécaniques de leurs grands créateurs97.
Je signalerai au passage deux caractères très importants de leurs ouvrages, qui illustreront avec précision ce que je viens de dire au sujet de leur manière de concevoir. Entrez à Notre-Dame de Paris, et considérez la tranche de l’édifice qui est comprise entre deux piliers successifs de la nef. Cette tranche constitue un tout. Elle est comparable à un segment de vertébré. Au point de vue de la structure comme au point de vue de la décoration, elle est un élément intégrant complet, et visiblement complet. D’autre part, si vous portez votre attention sur les profils des formes de passage, des moulures, des nervures, des bandeaux, des arêtes qui conduisent l’œil dans ses mouvements, vous trouverez dans la compréhension de ces moyens auxiliaires si simples en eux-mêmes, une impression comparable à celle que donne en musique l’art de moduler et de transporter insensiblement d’un état dans un autre une âme d’auditeur. Mais il n’est pas besoin d’édifices considérables pour faire apparaître ces qualités supérieures. Une chapelle, une maison très simple suffisent, dans dix mille villages, à nous représenter des témoins séculaires de ce sentiment de l’intimité de la forme avec la matière, par laquelle une construction, même tout humble, a le caractère d’une production spontanée du sol où elle s’élève.
Après tout ce que j’ai dit, on ne sera point étonné que je considère la France elle-même comme une forme, et qu’elle m’apparaisse comme une œuvre. C’est une nation dont on peut dire qu’elle est faite de main d’homme, et qu’elle est en quelque manière dessinée et construite comme une figure dont la diversité de ses parties s’arrangent en un individu. On pourrait dire aussi qu’elle est une sorte de loi, qu’un certain territoire et une certaine combinaison ethnique donnent à un groupement humain qui ne cesse au cours des âges de s’organiser et de se réorganiser suivant cette loi. L’effet le plus visible de la loi qui ordonne l’existence de la France est, comme je l’ai dit plus haut, la fonction de Paris, et la singularité de son rôle. Ce phénomène capital était nécessaire dans un pays qui n’est point défini par une race dominante, ni par des traditions ou des croyances, ni par des circonstances économiques, mais par un équilibre très complexe, une diversité extrêmement riche, un ensemble de différences des êtres et des climats auxquels devait répondre un organe de coordination très puissant. Quant au caractère de la nation, on le connaît assez. Elle est vive d’esprit, généralement prudente dans les actes, mobile à la surface, constante et fidèle en profondeur. Elle néglige assez facilement ses traditions, garde indéfiniment ses habitudes ; elle est sagace et légère, clairvoyante et distraite, tempérée à l’excès, et même infiniment trop modérée dans ses vrais désirs pour une époque où l’énormité des ambitions, la monstruosité des appétits sont presque des conditions normales. Le Français se contente de peu. Il n’a pas de grands besoins matériels, et ses instincts sont modérés. Même il considère avec un certain scepticisme le développement du machinisme et les progrès de cet ordre dans lequel il lui arrive souvent de créer et de dormir sur son œuvre, laissant aux autres le soin et le profit de s’en servir. Peut-être les Français pressentent-ils tout ce que l’esprit et ses valeurs générales peuvent perdre par l’accroissement indéfini de l’organisation et du spécialisme.
Ce dernier trait s’accorde bien avec la thèse générale de ma petite étude. Il est clair qu’un peuple essentiellement hétérogène et qui vit de l’unité de ses différences internes, ne pourrait, sans s’altérer profondément, adopter le mode d’existence uniforme et entièrement discipliné qui convient aux nations dont le rendement industriel et la satisfaction standardisée sont des conditions ou des idéaux conformes à leur nature. Le contraste et même les contradictions sont presque essentiels à la France. Ce pays où l’indifférence en matière de religion est si commune, est aussi le pays des plus récents miracles. Pendant les mêmes années que Renan développait sa critique et que le positivisme ou l’agnosticisme s’élargissaient, une apparition illuminait la grotte de Lourdes98. C’est au pays de Voltaire et de quelques autres que la foi est la plus sérieuse et la plus solide, peut-être, et que les Ordres se recruteraient le plus aisément ; c’est à lui que l’Église a attribué les canonisations les plus nombreuses dans ces dernières années. Mais peu de superstition ; je veux dire : moins qu’ailleurs. Il y a en France moins de télépathies, moins de recherches psychiques, moins d’évocations et de thérapeutiques prestigieuses, qu’il n’y en a dans certaines contrées moins superficielles. Je ne veux pas dire qu’il n’y en ait point.
Sous le simple titre de « Paris », ces pages figurent d’abord dans un ouvrage collectif illustré de lithographies et d’eaux-fortes, Tableaux de Paris, auquel ont contribué de nombreux écrivains dont Colette et Cocteau, Giraudoux et Max Jacob, ou encore Paul Morand, et qui est publié en 1927 aux Éditions Émile-Paul. Elles prennent le titre actuel dès la première édition des Regards, en 1931.
UNE très grande ville a besoin du reste du monde, s’alimente comme une flamme aux dépens d’un territoire et d’un peuple dont elle consume et change en esprit, en paroles, en nouveautés, en actes, et en œuvres les trésors muets et les réserves profondes. Elle rend vif, ardent, brillant, bref et actif ce qui dormait, couvait, s’amassait, mûrissait ou se décomposait sans éclat dans l’étendue vague et semblable à elle-même d’une vaste contrée. Les terres habitées se forment ainsi des manières de glandes, organes qui élaborent ce qu’il faut aux hommes de plus exquis, de plus violent, de plus vain, de plus abstrait, de plus excitant, de moins nécessaire à l’existence élémentaire ; quoique indispensable à l’édification d’êtres supérieurs, puissants et complexes, et à l’exaltation de leurs valeurs.
Toute grande ville d’Europe ou d’Amérique est cosmopolite : ce qui peut se traduire ainsi : plus elle est vaste, plus elle est diverse, plus grand est le nombre des races qui y sont représentées, des langues qui s’y parlent, des dieux qui s’y trouvent adorés simultanément.
Chacune de ces trop grandes et trop vivantes cités, créations de l’inquiétude, de l’avidité, de la volonté combinées avec la figure locale du sol et la situation géographique, se conserve et s’accroît en attirant à soi ce qu’il y a de plus ambitieux, de plus remuant, de plus libre d’esprit, de plus raffiné dans les goûts, de plus vaniteux, de plus luxurieux et de plus lâche quant aux mœurs. On vient aux grands centres pour avancer, pour triompher, pour s’élever ; pour jouir, pour s’y consumer ; pour s’y fondre et s’y métamorphoser ; et en somme pour jouer, pour se trouver à la portée du plus grand nombre possible de chances et de proies, femmes, places, clartés, relations, facilités diverses ; pour attendre ou provoquer l’événement favorable dans un milieu dense et chargé d’occasions, de circonstances, et comme riche d’imprévu, qui engendre à l’imagination toutes les promesses de l’incertain. Chaque grande ville est une immense maison de jeux.
Mais dans chacune il est quelque jeu qui domine. L’une s’enorgueillit d’être le marché de tout le diamant de la terre ; l’autre tient le contrôle du coton. Telle porte le sceptre du café, ou des fourrures, ou des soies ; telle autre fixe le cours des frets ou des fauves, ou des métaux. Toute une ville sent le cuir ; l’autre, la poudre parfumée.
Paris fait un peu de tout. Ce n’est point qu’il n’ait sa spécialité et sa propriété particulière ; mais elle est d’un ordre plus subtil, et la fonction qui lui appartient à lui seul est plus difficile à définir que celles des autres cités.
La parure des femmes et la variation de cette parure ; la production des romans et des comédies ; les arts divers qui tendent au raffinement des plaisirs fondamentaux de l’espèce, tout ceci lui est communément et facilement attribué.
Mais il faut y regarder plus attentivement et chercher un peu plus à fond le caractère essentiel de cet illustre Paris.
Il est d’abord à mes yeux la ville la plus complète qui soit au monde, car je n’en vois point où la diversité des occupations, des industries, des fonctions, des produits et des idées soit plus riche et mêlée qu’ici.
Être à soi seul la capitale politique, littéraire, scientifique, financière, commerciale, voluptuaire et somptuaire d’un grand pays ; en représenter toute l’histoire ; en absorber et en concentrer toute la substance pensante aussi bien que tout le crédit et presque toutes les facultés et disponibilités d’argent, et tout ceci, bon et mauvais pour la nation qu’elle couronne, c’est par quoi se distingue entre toutes les villes géantes, la ville de Paris. Les conséquences, les immenses avantages, les inconvénients, les graves dangers de cette concentration sont aisés à imaginer.
Ce rapprochement si remarquable d’êtres diversement inquiets, d’intérêts tout différents entre eux, qui s’entrecroisent, de recherches qui se poursuivent dans le même air, qui, s’ignorant, ne peuvent toutefois qu’elles ne se modifient l’une l’autre par influence ; ces mélanges précoces de jeunes hommes dans leurs cafés, ces combinaisons fortuites et ces reconnaissances tardives d’hommes mûrs et parvenus dans les salons, le jeu beaucoup plus facile et accéléré qu’ailleurs des individus dans l’édifice social, suggèrent une image de Paris toute psychologique.
Paris fait songer à je ne sais quel grossissement d’un organe de l’esprit. Il y règne une mobilité toute mentale. Les généralisations, les dissociations, les reprises de conscience, l’oubli, y sont plus prompts et plus fréquents qu’en aucun lieu de la terre. Un homme, par un seul mot, s’y fait un nom ou se détruit en un instant. Les êtres ennuyeux n’y trouvent pas autant de faveur qu’on leur en accorde en d’autres villes de l’Europe ; et ceci au détriment quelquefois des idées profondes. Le charlatanisme y existe, mais presque aussitôt reconnu et défini. Il n’est pas mauvais à Paris de déguiser ce que l’on a de solide et de péniblement acquis sous une légèreté et une grâce qui préservent les secrètes vertus de la pensée attentive et étudiée. Cette sorte de pudeur ou de prudence est si commune à Paris qu’elle lui donne au regard étranger l’apparence d’une ville de pur luxe et de mœurs faciles. Le plaisir est en évidence. On y vient expressément pour s’y délivrer, pour se divertir. On y prend aisément bien des idées fausses sur la nation la plus mystérieuse du monde, d’ailleurs la plus ouverte.
Encore quelques mots sur un grand sujet qu’il ne s’agit point ici d’épuiser.
Ce Paris, dont le caractère résulte d’une très longue expérience, d’une infinité de vicissitudes historiques ; qui, dans un espace de trois cents ans, a été deux ou trois fois la tête de l’Europe, trois fois conquis par l’ennemi, le théâtre d’une demi-douzaine de révolutions politiques, le créateur d’un nombre admirable de renommées, le destructeur d’une quantité de niaiseries ; et qui appelle continuellement à soi la fleur et la lie de la race, s’est fait la métropole de diverses libertés et la capitale de la sociabilité humaine.
L’accroissement de la crédulité dans le monde, qui est dû à la fatigue de l’idée nette, à l’accession de populations exotiques à la vie civilisée, menace ce qui distinguait l’esprit de Paris. Nous l’avons connu capitale de la qualité, et capitale de la critique. Tout fait craindre pour ces couronnes que des siècles de délicates expériences, d’éclaircissements et de choix avaient ouvrées.
Ce texte est écrit pour un ouvrage collectif, Paris 1937, illustré de soixante-trois gravures de divers artistes : réalisé à l’occasion de l’Exposition universelle, il est imprimé par Jean-Gabriel Daragnès qui est aussi l’un des graveurs ; de nombreux autres écrivains y participent, dont Claudel et Colette, Fargue et Giraudoux, ou encore Paul Morand. Ces pages sont reprises l’année suivante dans la seconde édition des Regards. En 1940, l’éditeur Guy Le Prat les réimprime accompagnées de douze eaux-fortes de Ricardo Florès (1878-1918) qui représentent les grands monuments de la capitale.
JE rêvais d’être en mer… C’est PARIS qui m’éveille. Une riche rumeur accueille mon retour. Elle environne et borne99 mon silence de tout ce qui se passe au-delà de mes murs ; et, seul, me fait peuplé.
Si je prête l’oreille, mon sens tendu divise et mon esprit déchiffre ce murmure mêlé d’une diversité d’incidents inconnus et de faits invisibles, qui me sont présents et absents.
Sur le fond fluvial et grondeur qu’alimente éternellement le roulement de la roue innombrable, une sorte de perspective de bruits dont le tableau sonore se compose et se décompose à chaque instant donne l’idée d’une action immense qu’entretient une multitude d’événements indépendants, mais qui ne manquent jamais de se produire, l’un ou l’autre.
Je discerne à toute distance, et je puis nommer ceci ou cela : l’aboi d’un chien ; la trompe qui corne ; le fer froissé qui grince ; le cri aigu du tourment d’un câble sur sa poulie ; la pierre qui se plaint de la râpe ; l’affreux gémissement de l’excavateur quand il arrache sa charge de sable à terre ; le sifflement perdu d’un train en détresse lointaine ; une voix nette ; et de vagues vociférations frustes.
Au premier plan, le chant d’un mendiant longuement lamentable se traîne.
Tout ce que le choc et le frottement peuvent engendrer à l’ouïe appelle à moi de toutes parts ce désordre de noms et d’images, venus de l’horizon de ma mémoire et de mon attente. J’entends mugir, bramer, cogner ou geindre la foule des forces mécaniques qui agissent et malmènent la matière dans PARIS.
PARIS caché, PARIS moteur dans l’étendue, et cause multiforme, être puissant fait de pierre et de vie, que suppose cette présence inépuisable d’un flux de rumeur sourde aux éclats de vacarme, veut alors se produire à ma pensée.
Voici me naître et me décourager cet absurde désir : penser PARIS.
Comment songer à vaincre, à réduire à quelque forme intelligible un tel monstre de grandeur, de rapports, de différences concentrées ? PARIS, valeur d’un site, ouvrage de vingt siècles ; PARIS, produit des mains, des biens et de la politique d’un grand peuple ; foyer de délice et de peine ; objet des vœux de tant de conquérants, les uns forts de leurs noms, les autres, de leurs armes ; PARIS, trésor ; PARIS, mêlée ; PARIS, table de jeu où tous les visages de la fortune, tous les lots du destin brillent à tous les yeux ; et PARIS, œuvre et phénomène, théâtre d’événements d’importance universelle, événement lui-même de première grandeur, création semi-statistique, semi-volontaire ; mais sur toutes choses, PARIS, Personne Morale du plus haut rang, très illustre héritière des titres les plus nobles, et qui joint à la possession des plus beaux et des plus noirs souvenirs, la conscience d’une mission spirituelle permanente.
Penser Paris ?… Je me perds dans les voies de ce propos. Chaque idée qui me vient se divise sous le regard de mon esprit. À peine elle se dessine dans la durée et la logique de mon effort, aussitôt elle s’égare d’elle-même parmi tant d’autres qui s’en détachent et la prolongent, dont chacune enfanterait cent livres. La quantité des beautés sensibles et des caractères abstraits de la Grand’Ville est telle que je me trouve en proie au nombre d’idées qui m’en reviennent et de leurs combinaisons possibles, comme un promeneur étranger qui s’embarrasse dans le réseau de nos rues, et que le tumulte étonne et que le mouvement étourdit. Cette image même s’empare du pouvoir, se développe en moi, et m’inspire tout à coup une étrange similitude. Il m’apparaît que penser PARIS se compare, ou se confond, à penser l’esprit même. Je me représente le plan topographique de l’énorme cité, et rien ne me figure mieux le domaine de nos idées, le lieu mystérieux de l’aventure instantanée de la pensée, que ce labyrinthe de chemins, les uns, comme au hasard tracés, les autres, clairs et rectilignes…
Et je me dis qu’il est en nous des avenues, des carrefours et des impasses ; il s’y trouve des coins sinistres et des points qu’il faut redouter. Il en est de charmants aussi, et de sacrés. L’âme contient des tombes ; comme elle renferme les monuments de nos victoires, et les hauts édifices de notre orgueil. Et nous savons que dans notre Cité intérieure, où chaque instant est un pas qu’y fait notre vie, une activité perpétuelle enfante le bien et le mal, le faux et le vrai, le beau et l’horrible, tous les contraires qui sont de l’homme et le font homme, comme ils s’assemblent nécessairement et contrastent puissamment dans une capitale.
Penser PARIS ? Mais comment penser PARIS, quand nous ne pouvons même embrasser le système du simple organisme, concevoir l’unité que composent ses fonctions avec sa substance ; savoir ce qu’il puise dans son milieu, ce qu’il repousse, ce qu’il en rejette, imaginer comme il s’édifie et s’accroît ; comme il développe ses liaisons intérieures ; comme il transforme ce qui l’entoure, et comme il se fait peu à peu un individu, un être incomparable aux autres, qui se distingue de tous ses semblables par une histoire, par des réactions, par des sympathies et des antipathies qui ne sont qu’à lui.
Cette rumeur que je ne cesse d’entendre, et que ne cesse de me verser le fleuve de la présence infiniment naissante de la Ville, cette riche rumeur grosse de mouvements que je retrouve et que je consulte entre deux idées, comme la voix confuse qui atteste le réel, est fille des grands nombres. Le NOMBRE de PARIS occupe, obsède, assiège mon esprit.
Que de relations, de conséquences, de rapprochements, de combinaisons, que de commencements et de fins scintillent devant la pensée dès que la pensée considère la quantité des vivants qui co-existent ici, agissant et réagissant les uns sur les autres, de toutes les manières imaginables et inimaginables, dans un conflit perpétuel de leurs différences de toutes espèces !… Elle croit voir, dans cet espace de quelques lieues carrées, une transmutation ardente de la vie en elle-même, une prodigieuse consommation de faits et de gestes, une fermentation de projets, un échange constamment intense de signes et d’actes, de volontés et de sentiments, dont les valeurs, les éclats, les accès, les effets se répondent, se renforcent ou se détruisent à toute heure du jour. Mille nœuds, à chaque moment, s’y forment ou s’y défont. Bien des mystères s’y dérobent ; et l’on imagine dans cette profondeur tout habitée, amas de ruches populeuses accumulées, un travail du destin terriblement actif.
Un physicien qui rêverait se divertirait peut-être dans un rêve, à tenter d’évaluer l’énergie interne de la ville… Après tout, la compression de quelques millions d’êtres libres sur un territoire restreint peut prêter à quelques divagations par analogie… Sans doute, ce problème insensé expire, à peine on l’exprime ; il se dissout dans l’absurde ; mais le simple énoncé qu’il précise suffit à ébaucher une notion fantasmagorique de la quantité de vie qui se produit ou se dissipe et se consume dans la masse de PARIS. La seule idée de tous les pas qui se font dans PARIS en un jour, de toutes les syllabes qui s’y prononcent, de toutes les nouvelles qui y parviennent écrase la pensée. Je songe même à toutes les tentations, décisions, lueurs et niaiseries qui s’y déclarent dans les esprits ; à toutes les naissances et morts quotidiennes de fortunes, d’amours, de renommées, – qui, dans l’ordre mental et social, imitent le mouvement de la population qu’enregistre l’état civil… Ce sont là des observations imaginaires à base réelle, qui font concevoir cette ville énorme comme une nébuleuse d’événements, située à l’extrême limite de nos moyens intellectuels.
Mais il ne manque pas sur la terre d’amas comparables à celui-ci, il en est quelques-uns de plus vastes encore. PARIS, pourtant, se distingue fort nettement des autres monstres à millions de têtes, les NEW YORK, les LONDRES, les PÉKING100… Il n’est point, en effet, d’entre nos BABYLONES, de ville plus personnelle et qui assemble des fonctions plus nombreuses que celle-ci et plus diverses. C’est qu’il n’en est point où, depuis des siècles, l’élite, en tous genres, d’un peuple ait été si jalousement concentrée ; où toute valeur ait dû venir se faire reconnaître, subir l’épreuve des comparaisons, affronter la critique, la jalousie, la concurrence, la raillerie, et le dédain. Il n’est point d’autre ville où l’unité d’un peuple ait été élaborée et consommée par une suite aussi remarquable et aussi diverse de circonstances et le concours d’hommes si différents par le génie et les méthodes. En vérité, c’est ici que notre nation, la plus composée d’Europe, a été fondue et refondue à la flamme des esprits les plus vifs et les plus opposés, et comme par la chaleur de leurs combinaisons.
C’est pourquoi PARIS est bien autre chose qu’une capitale politique et un centre industriel, qu’un port de première importance et un marché de toutes valeurs, qu’un paradis artificiel et un sanctuaire de la culture. Sa singularité consiste d’abord en ceci que toutes ces caractéristiques s’y combinent, ne demeurent pas étrangères les unes aux autres. Les hommes éminents des spécialités les plus différentes finissent toujours par s’y rencontrer et faire échange de leurs richesses. Ce commerce très précieux ne pouvait guère s’instituer que dans un lieu où, depuis des siècles, l’élite en tous genres d’un grand peuple a été jalousement appelée et gardée. Tout Français qui se distingue est voué à ce camp de concentration. PARIS l’évoque, l’attire, l’exige et, parfois, le consume.
PARIS répond à la complexité essentielle de la nation française. Il fallait bien que des provinces, des populations, des coutumes et des parlers si dissemblables se fissent un centre organique de leurs rapports, un agent et un monument de leur mutuelle compréhension. En vérité, c’est là la grande, propre et glorieuse fonction de PARIS.
Il est la tête réelle de la France où elle assemble ses moyens de perception et de réaction les plus sensibles. Par sa beauté et sa lumière, il donne à la France un visage sur lequel par moments vient briller toute l’intelligence du pays. Quand de fortes émotions saisissent notre peuple, le sang monte à ce front et le sentiment tout-puissant de la fierté l’illumine.
Penser PARIS ?…
Plus on y songe, plus se sent-on, tout au contraire, pensé par PARIS.
La présence de ce bref récit largement dialogué peut surprendre ici, dans un recueil d’essais. Mais si Valéry l’y a placé pour la réédition de 1938, c’est que ce dialogue où un lettré chinois confie : « Nippon nous fait la guerre101 », trouve une sorte d’actualité puisque le Japon a pénétré en Mandchourie en septembre 1931, et que, six ans plus tard, en envahissant la partie orientale de la Chine, il a ouvert ce qu’on appelle la seconde guerre sino-japonaise, qui ne cessera qu’avec la Seconde Guerre mondiale. Et puis, si Valéry reprend ce texte, c’est également parce qu’il fait à ses yeux partie intégrante de la vision du monde que sa jeunesse a commencé de se forger, et que l’« Avant-propos » de ces Regards évoque selon le protocole d’un récit de formation102. Au mois de mai 1932, dans une petite note destinée à son ami suisse Martin Bodmer, mécène fondateur de la revue Corona qui, l’année suivante, va publier une traduction allemande du « Yalou », Valéry note d’ailleurs : « Ce petit écrit, mon cher Martin Bodmer, n’a d’autre intérêt que de fixer assez naïvement l’époque où j’ai commencé de “regarder le monde actuel”. / Mon écriture, il me semble, n’a pas beaucoup changé. Le style, à demi abstrait, à demi… “impressionniste”, n’est plus tout à fait le mien103. »
« Le Yalou », en effet, est une œuvre des commencements. Même s’il y songe depuis quelque temps, c’est au moment de la publication de La Soirée avec Monsieur Teste, en décembre 1896, dans le second numéro du Centaure, que Valéry commence à écrire ce qu’il appelle, le 16 décembre, dans une lettre à Louÿs, « une salade chinoise » – et le point de départ de ce petit récit est la bataille qui a opposé la Chine et le Japon, le 17 septembre 1894, à l’embouchure du fleuve Yalou qui sépare la Corée du Nord de la Mandchourie. Le Japon, jeune nation, y a défait la vieille Chine, et Valéry en a été frappé, comme il sera frappé de voir, en 1898, les jeunes États-Unis défaire la vieille Espagne dans le conflit dont Cuba sera l’enjeu104.
Cette proximité avec la Soirée saute aux yeux : là où un narrateur anonyme racontait sa rencontre avec M. Teste et rapportait son dialogue avec lui, un même narrateur anonyme évoque ici sa promenade et sa conversation avec un lettré chinois. Pour le reste, il ne s’agit plus de portraiturer un homme, mais un peuple et, à cet égard, il convient de rapprocher « Le Yalou » de « La conquête allemande105 » qui va paraître le 1er janvier 1897 et dont Valéry corrige les épreuves au moment même où il s’attache à la rédaction des pages qu’on va lire. Mais si « La conquête » évoquait de manière louangeuse la construction toute méthodique d’une jeune nation, Valéry semble ici plutôt incliner vers un éloge de la vieille nation chinoise, naguère si inventive, et désormais comme assoupie. C’est que la question est différente – et il s’agit ici de louer, aux dépens de l’imitation, la fidélité d’un peuple à soi-même : « Les hommes de génie, écrit-il un peu brutalement dans un Cahier de cette époque, servent à tout mettre aux mains des imbéciles. Les nations civilisées cultivent les Japons106. » À quoi s’ajoute une critique sévère de l’Occident français et de la faiblesse de son pouvoir, que Valéry place dans la bouche du lettré chinois, et qui retient d’autant plus l’attention qu’elle consonne bien avec l’image que le jeune écrivain se fait de la IIIe République dont il ne cesse de brocarder, en ces années-là, l’impuissance intérieure aussi bien qu’extérieure.
Si Valéry abandonne bientôt son « Yalou », c’est que Le Centaure, il l’apprend très vite, n’aura pas de troisième numéro. Or, c’était une revue d’amis qui avaient immédiatement marqué de l’enthousiasme pour la Soirée : à quoi bon maintenant continuer, si c’est pour courir le risque de voir ce texte énigmatique refusé par les revues, et revivre l’humiliation que lui avait fait subir Mme Adam au moment de l’Introduction107 ? Mais c’est aussi qu’en ce printemps de 1897, il entre au ministère de la Guerre comme rédacteur : requis par une besogne beaucoup plus lourde qu’il ne se l’était imaginée, il va très vite cesser de faire paraître quoi que ce soit. De loin en loin, il repense pourtant au « Yalou » qu’il avait songé à dédier à son ami André-Ferdinand Herold et envisage d’en faire un « Teste en Chine » – signe que le personnage ne s’est pas effacé en lui avec la publication de la Soirée – et, le 24 juillet 1899, André Gide lui en demande des nouvelles : Valéry, en effet, a emporté le manuscrit à Montpellier où il passe ses vacances. Peut-être y travaille-t-il : en tout cas, il ne l’achève pas.
Lorsqu’en 1912, après la création du comptoir d’édition de La NRF, Gide encore lui propose de recueillir en volume ses premières œuvres108 – projet qui ne se concrétisera qu’avec la parution de l’Album de vers anciens en 1920, mais édité par Adrienne Monnier, et non par Gallimard –, il lui suggère d’y inclure le Teste en Chine. Valéry ne dit pas non, mais il ne dit pas oui non plus. Et quand, après le succès de La Jeune Parque, Gaston Gallimard lui-même revient à la charge et lui demande d’étoffer de cet inédit la Soirée qu’il désire réimprimer, il fait semblant d’y travailler, sans trop y croire : en 1919, la Soirée reparaît seule et, parmi les raisons qui ont pu le pousser à ne pas intégrer « Le Yalou » à ce qui deviendra le Cycle Teste, la première est sans doute la personnalité de son protagoniste : personnage d’exception que le narrateur de la Soirée admire comme un héros de l’esprit, il aurait pu difficilement devenir le Français sans beaucoup d’épaisseur qui, dans « Le Yalou », s’efface largement devant la forte présence du lettré chinois.
Ce n’est qu’une dizaine d’années plus tard que Valéry cède aux instances de son ami et secrétaire Julien-Pierre Monod. Il vient alors de rédiger la préface au livre de Cheng Tcheng, Ma mère109, qui évoque, au détour d’une phrase, la guerre sino-japonaise qui l’a tant requis autrefois : « Un tout petit pays a battu la Chine, un tout petit pays ! La souris blessa le chat110. » En lisant le manuscrit de son ami chinois, il a tout naturellement resongé au « Yalou » et, en décembre 1928, le texte, mis au net de la main de Valéry, bizarrement daté de 1895 alors que la traduction allemande que j’évoquais le sera de 1896, est reproduit en fac-similé, à trente-cinq exemplaires, pour des souscripteurs que Monod sollicite lui-même. À partir de la seconde édition de 1938, on l’a vu, il est intégré aux Regards111, mais, noyé parmi des essais de facture bien différente, il n’a jamais trouvé sa vraie présence : c’est pourtant l’un des plus beaux textes de Valéry.
EN septembre mil huit cent quatre-vingt-quinze, et en Chine, un jour bleu et blanc, le lettré me conduisit à un phare de bois noir, sur le sable du rivage. Nous quittâmes les derniers bosquets. Nous marchâmes, dormants, assoupis par la paresse du sol en poudre fondante, par qui étaient bus nos efforts, et qui descendait sous nos pas. Nous quittâmes le sable, enfin. Je regardai, en résumé, la vague trace de notre chemin se tordre et fuser sur la plage. Je vis dans les jambes du phare cligner la lumière de l’eau. À chaque marche, nous devenions plus légers, et nous respirions et nous voyions davantage. Vers la mi-hauteur, nous devînmes plus lourds. Un vent plein et bien tendu se mit heureusement à exister : il a tâtonné les barres de bois tièdes à travers la soie se gonflant de la robe du Chinois. La mer monte avec nous. Toute la vue nous vint comme un frais aliment. Là-haut, il faisait si bon que nous sentîmes bientôt un petit besoin à satisfaire. Au bout d’un temps indifférent, la douce égalité du mouvement, du calme nous saisit. La mer, qui me remuait tendrement, me rendait facile. Elle emplissait tout le reste de ma vie, avec une grande patience qui me faisait plaisir : elle m’usait, je me sentais devenir régulier. Les ondes, tournant sans peine, me donnaient la sensation de fumer, après avoir beaucoup fumé, et de devoir fumer infiniment encore. C’est alors que le souvenir édulcoré de maintes choses importantes passa aisément dans mon esprit : je sentis une volupté principale à y penser avec indifférence ; je souris à l’idée que ce bien-être pouvait éliminer certaines erreurs, et m’éclairer. Donc… Et je baissai mes paupières, ne voyant plus de la brillante mer que ce qu’on voit d’un petit verre de liqueur dorée, portée aux yeux113. Et je fermai les yeux. Les sons de la promenade de l’eau me comblaient.
J’ignore comment vint à mon compagnon un désir de parler et de vaincre l’air délicieux, l’oubli. Je me disais : Que va-t-il dire ? aux premiers mots obscurs.
— Nippon, dit-il, nous fait la guerre114. Ses grands bateaux blancs fument dans nos mauvais rêves115. Ils vont troubler nos golfes. Ils feront des feux dans la nuit paisible.
— Ils sont très forts, soupirai-je, ils nous imitent116.
— Vous êtes des enfants, dit le Chinois, je connais ton Europe.
— En souriant tu l’as visitée.
— J’ai peut-être souri. Sûrement, à l’ombre des autres regards, j’ai ri. La figure que je me vois seul, riait abondamment, tandis que les joyeux moqueurs qui me suivaient et me montraient du doigt n’auraient pu supporter la réflexion de leur propre rire. Mais je voyais et je touchais le désordre insensé de l’Europe. Je ne puis même pas comprendre la durée, pourtant bien courte, d’une telle confusion. Vous n’avez ni la patience qui tisse les longues vies, ni le sentiment de l’irrégularité, ni le sens de la place la plus exquise d’une chose, ni la connaissance du gouvernement. Vous vous épuisez à recommencer sans cesse l’œuvre du premier jour. Vos pères ainsi sont deux fois morts117, et vous, vous avez peur de la mort.
Chez vous, le pouvoir ne peut rien. Votre politique est faite de repentirs, elle conduit à des révolutions générales, et ensuite aux regrets des révolutions, qui sont aussi des révolutions. Vos chefs ne commandent pas, vos hommes libres travaillent, vos esclaves vous font peur, vos grands hommes baisent les pieds des foules, adorent les petits, ont besoin de tout le monde. Vous êtes livrés à la richesse et à l’opinion féroces118. Mais touche de ton esprit la plus exquise de vos erreurs.
L’intelligence, pour vous, n’est pas une chose comme les autres. Elle n’est ni prévue, ni amortie, ni protégée, ni réprimée, ni dirigée ; vous l’adorez comme une bête prépondérante. Chaque jour elle dévore ce qui existe. Elle aimerait à terminer chaque soir un nouvel état de société. Un particulier qu’elle enivre, compare sa pensée aux décisions des lois, aux faits eux-mêmes, nés de la foule et de la durée : il confond le rapide changement de son cœur avec la variation imperceptible des formes réelles et des Êtres durables. (Durant une fleur, mille désirs ont existé ; mille fois, on a pu jouir d’avoir trouvé le défaut de la corolle… mille corolles qu’on a crues plus belles ont été coloriées dans l’esprit, mais ont disparu…) C’est par cette loi que l’intelligence méprise les lois… et vous encouragez sa violence ! Vous en êtes fous jusqu’au moment de la peur. Car vos idées sont terribles et vos cœurs faibles. Vos pitiés, vos cruautés sont absurdes, sans calme, comme irrésistibles. Enfin, vous craignez le sang, de plus en plus. Vous craignez le sang et le temps.
Cher barbare, ami imparfait, je suis un lettré du pays de Thsin, près de la mer Bleue119. Je connais l’écriture, le commandement à la guerre, et la direction de l’agriculture. Je veux ignorer votre maladie d’inventions et votre débauche de mélange d’idées. Je sais quelque chose de plus puissant. Oui, nous, hommes d’ici, nous mangeons par millions continuels, les plus favorables vallées de la terre ; et la profondeur de ce golfe immense d’individus garde la forme d’une famille ininterrompue depuis les premiers temps. Chaque homme d’ici se sent fils et père, entre le mille et le dix mille, et se voit saisi dans le peuple autour de lui, et dans le peuple mort au-dessous de lui, et dans le peuple à venir, comme la brique dans le mur de briques. Il tient. Chaque homme d’ici sait qu’il n’est rien sans cette terre pleine, et hors de la merveilleuse construction d’ancêtres. Au point où les aïeux pâlissent, commencent les foules des Dieux. Celui qui médite peut mesurer dans sa pensée la belle forme et la solidité de notre tour éternelle.
Songe à la trame de notre race ; et, dis-moi, vous qui coupez vos racines et qui desséchez vos fleurs, comment existez-vous encore ? Sera-ce longtemps ?
Notre empire est tissu de vivants et de morts et de la nature. Il existe parce qu’il arrange toutes les choses. Ici, tout est historique : une certaine fleur, la douceur d’une heure qui tourne, la chair délicate des lacs entr’ouverts par le rayon, une éclipse émouvante… Sur ces choses, se rencontrent les esprits de nos pères avec les nôtres. Elles se reproduisent et, tandis que nous répétons les sons qu’ils leur ont donnés pour noms, le souvenir nous joint à eux et nous éternise.
Tels, nous semblons dormir et nous sommes méprisés. Pourtant, tout se dissout dans notre magnifique quantité. Les conquérants se perdent dans notre eau jaune. Les armées étrangères se noient dans le flux de notre génération, ou s’écrasent contre nos ancêtres. Les chutes majestueuses de nos fleuves d’existences et la descente grossissante de nos pères les emportent.
Il nous faut donc une politique infinie, atteignant les deux fonds du temps, qui conduisent mille millions d’hommes, de leurs pères à leurs fils, sans que les liens se brisent ou se brouillent. Là est l’immense direction sans désir. Vous nous jugez inertes. Nous conservons simplement la sagesse suffisante pour croître démesurément, au delà de toute puissance humaine, et pour vous voir, malgré votre science furieuse, vous fondre dans les eaux pleines du pays de Thsin. Vous qui savez tant de choses, vous ignorez les plus antiques et les plus fortes, et vous désirez avec fureur ce qui est immédiat, et vous détruisez en même temps vos pères et vos fils.
Doux, cruels, subtils ou barbares, nous étions ce qu’il faut à son heure. Nous ne voulons pas savoir trop. La science des hommes ne doit pas s’augmenter indéfiniment. Si elle s’étend toujours, elle cause un trouble incessant et elle se désespère elle-même. Si elle s’arrête, la décadence paraît. Mais, nous qui pensons à une durée plus forte que la force de l’Occident, nous évitons l’ivresse dévorante de sagesse. Nous gardons nos anciennes réponses, nos Dieux, nos étages de puissance. Si l’on n’avait conservé aux supérieurs, l’aide inépuisable des incertitudes de l’esprit, si, en détruisant la simplicité des hommes, on avait excité le désir en eux, et changé la notion qu’ils ont d’eux-mêmes, – si les supérieurs étaient restés seuls dans une nature devenue mauvaise, vis-à-vis du nombre effrayant des sujets et de la violence des désirs, – ils auraient succombé, et avec eux, toute la force de tout le pays. Mais notre écriture est trop difficile. Elle est politique. Elle renferme les idées. Ici, pour pouvoir penser, il faut connaître des signes nombreux ; seuls y parviennent les lettrés, au prix d’un labeur immense. Les autres ne peuvent réfléchir profondément, ni combiner leurs informes desseins. Ils sentent, mais le sentiment est toujours une chose enfermée. Tous les pouvoirs contenus dans l’intelligence restent donc aux lettrés, et un ordre inébranlable se fonde sur la difficulté et l’esprit.
Rappelle-toi maintenant que vos grandes inventions eurent chez nous leur germe120. Comprends-tu désormais pourquoi elles n’ont pas été poursuivies ? Leur perfection spéciale eût gâté notre lente et grande existence en troublant le régime simple de son cours. Tu vois qu’il ne faut pas nous mépriser, car, nous avons inventé la poudre, pour brandir, le soir, des fusées.
Je regarde. Le Chinois était déjà très petit sur le sable, regagnant les bosquets de l’intérieur. Je laisse passer quelques vagues. J’entends un mélange de tous les oiseaux légèrement bouillir dans la brise ou dans une vapeur d’arbustes, derrière moi et loin121. La mer me soigne.
À quoi penser ? Pensai-je122 ? Que reste-t-il à saisir ? Où repousser ce qui maintenant me caresse, satisfaisant, habile, aisé ? Se mouvoir, en goûtant certaines difficultés, là-dedans, dans l’air ?… Tu me reposes, simple idée de me transporter si haut, et, au moindre élan, si près de toute pointe de vague qui crève ; ou d’arriver vers chaque chose infiniment peu désirée, avec nul effort, un temps imperceptible selon d’immenses trajets, amusants par eux-mêmes, si faciles, et revenir. Je suis attiré ; dans ce calme, ma plus petite idée se corrige, en se laissant, dans tout l’espace, se satisfaire, en improvisant tout de suite son exécution parfaite et le plaisir de se contenter qui la termine. Elle meurt chaque fois, ayant d’elle-même rétabli l’ensemble antérieur. Mais toute autre l’imite, et s’épuise pareille, voluptueusement, car le groupe de lumière et pensée qui dans ce moment me constitue, demeure encore identique. Alors, le changement est nul. Le temps ne marche plus. Ma vie se pose.
Presque rien ne me le fait sentir, puisque je reconquiers à chaque minute la précédente ; et mon esprit voltige à tous les points d’ici. Tout ce qui est possible est becqueté… Si tous les points de l’étendue d’ici se confondent successivement, – si je puis en finir si vite avec ce qui continue, – si cette eau brillante qui tourne et s’enfonce comme une vis brillante dans le lointain de ma gauche, – si cette chute de neige dorée, mince, posée au large, en face…
Désormais, ouverte comme une huître, la mer me rafraîchit au soleil par l’éclat de sa chair grasse et humide : j’entends aussi l’eau, tout près, boire longuement, ou, dans les bois du phare, sauter à la corde, ou faire un bruit de poules.
Pour mieux l’écouter, je coupe le regard. Je baisse les paupières, et vois bouger bientôt deux ou trois petites fenêtres lumineuses, précieuses : des lunules orangées qui se contractent et sont sensibles ; une ombre où elles battent et m’aveuglent moi-même. Je veux reconstruire alors toute la vue que je viens de clore ; j’appelle les bleus nombreux, et les lignes fermées du tissu simple étendu sur une chose tremblante ; je fais une vague qui bouffe et qui m’élève…
Je n’en puis faire mille. Pourquoi ? Et la mer que je formais, disparaît. Déjà, je raisonne, et je trouve.
Rouvrons. Revenons au jour fixe. Ici il faut se laisser faire.
Les voilà toutes. Elles se roulent : je me roule. Elles murmurent : je parle. Elles se brisent en fragments, elles se lèchent, elles retournent, elles flottent encore, elles moussent et me laissent mourant sur un sable baisé. Je revis au lointain dans le premier bruit du moindre qui ressuscite, au seuil du large. La force me revient. Nager contre elles, – non, nager sur elles, – c’est la même chose ; debout dans l’eau où les pieds se perdent, le cœur en avant, les yeux fondus sans poids, sans corps…
L’individu, alors, sent profondément sa liaison avec ce qui se passe sous ses yeux, l’eau.
Cette étude a paru pour la première fois dans le numéro 4 de Lumière et Radio, le 10 décembre 1929. Reprise dès 1931 dans Pièces sur l’art, elle figure également, mais en une version un peu plus longue, dans toutes les éditions des Regards sur le monde actuel. Les passages que ne donnaient pas les Pièces sur l’art se trouvent ici placés entre crochets droits. Pour le reste, les deux textes ne présentent que d’infimes variantes qui ont trait surtout à la ponctuation, aux blancs, et au découpage des paragraphes.
LES artistes naguère n’aimaient pas ce qu’on appelait le Progrès. Ils n’en voyaient pas dans les œuvres beaucoup plus que les philosophes dans les mœurs. Ils condamnaient les actes barbares du savoir, les brutales opérations de l’ingénieur sur les paysages, la tyrannie des mécaniques, la simplification des types humains qui compense la complication des organismes collectifs. Vers 1840, on s’indignait déjà des premiers effets d’une transformation à peine ébauchée. Les Romantiques, tout contemporains qu’ils étaient des Ampère et des Faraday, ignoraient aisément les sciences, ou les dédaignaient ; ou n’en retenaient que ce qui s’y trouve de fantastique. Leurs esprits se cherchaient un asile dans un moyen âge qu’ils se forgeaient ; fuyaient le chimiste dans l’alchimiste. Ils ne se plaisaient que dans la Légende ou dans l’Histoire, – c’est-à-dire aux antipodes de la Physique. Ils se sauvaient de l’existence organisée dans la passion et les émotions, dont ils instituèrent une culture (et même une comédie).
[Voici cependant une contradiction assez remarquable dans la conduite intellectuelle d’un grand homme de cette époque. Le même Edgar Poe, qui fut l’un des premiers à dénoncer la nouvelle barbarie et la superstition du moderne, est aussi le premier écrivain qui ait songé à introduire dans la production littéraire, dans l’art de former des fictions, et jusque dans la poésie, le même esprit d’analyse et de construction calculée dont il déplorait, d’autre part, les entreprises et les forfaits.]
En somme, à l’idole du Progrès répondit l’idole de la malédiction du Progrès ; ce qui fit deux lieux communs.
[Quant à nous, nous ne savons que penser des changements prodigieux qui se déclarent autour de nous, et même en nous. Pouvoirs nouveaux, gênes nouvelles, le monde n’a jamais moins su où il allait.]
Comme je songeais à cette antipathie des artistes à l’égard du progrès, il me vint à l’esprit quelques idées accessoires qui valent ce qu’elles valent, et que je donne pour aussi vaines que l’on voudra.
Dans la première moitié du XIXe siècle, l’artiste découvre et définit son contraire, – le bourgeois. Le bourgeois est la figure symétrique du romantique. On lui impose d’ailleurs des propriétés contradictoires, car on le fait à la fois esclave de la routine et sectateur absurde du progrès. Le bourgeois aime le solide et croit au perfectionnement. Il incarne le sens commun, l’attachement à la réalité la plus sensible, – mais il a foi dans je ne sais quelle amélioration croissante et presque fatale des conditions de la vie. L’artiste se réserve le domaine du « Rêve ».
Or la suite du temps, – ou si l’on veut, le démon des combinaisons inattendues, (celui qui tire et déduit de ce qui est les conséquences les plus surprenantes dont il compose ce qui sera), – s’est diverti à former une confusion tout admirable de deux notions exactement opposées. Il arriva123 que le merveilleux et le positif ont contracté une étonnante alliance, et que ces deux anciens ennemis se sont conjurés pour engager nos existences dans une carrière de transformations et de surprises indéfinie. On peut dire que les hommes s’accoutument à considérer toute connaissance comme transitive, tout état de leur industrie et de leurs relations124 comme provisoire. Ceci est neuf. Le statut de la vie générale doit de plus en plus tenir compte de l’inattendu. Le réel n’est plus terminé nettement. Le lieu, le temps, la matière admettent des libertés dont on n’avait naguère aucun pressentiment. La rigueur engendre des rêves. Les rêves prennent corps. Le sens commun, cent fois confondu, bafoué par d’heureuses expériences, n’est plus invoqué que par l’ignorance. La valeur de l’évidence moyenne est tombée à rien. Le fait d’être communément reçus, qui donnait autrefois une force invincible aux jugements et aux opinions, les déprécie aujourd’hui. Ce qui fut cru par tous, toujours et partout, ne paraît plus peser grand’chose. À l’espèce de certitude qui émanait de la concordance des avis ou des témoignages d’un grand nombre de personnes, s’oppose l’objectivité des enregistrements contrôlés et interprétés par un petit nombre de spécialistes. Peut-être, le prix qui s’attachait au consentement général, (sur lequel consentement reposent nos mœurs et nos lois civiles), n’était-il que l’effet du plaisir que la plupart éprouvent à se trouver d’accord entre eux et semblables à leurs semblables.
Enfin presque tous les songes qu’avait faits l’humanité, et qui figurent dans nos fables de divers ordres, [– le vol, la plongée, l’apparition des choses absentes, la parole fixée, transportée, détachée de son époque et de sa source, – et maintes étrangetés qui n’avaient même été rêvées, –] sont à présent sortis de l’impossible et de l’esprit. Le fabuleux est dans le commerce. La fabrication de machines à merveilles fait vivre des milliers d’individus. Mais l’artiste n’a pris nulle part à cette production de prodiges. Elle procède de la science et des capitaux. Le bourgeois a placé ses fonds dans les phantasmes et spécule sur la ruine du sens commun.
Louis XIV, au faîte de la puissance, n’a pas possédé la centième partie du pouvoir sur la nature et des moyens de se divertir, de cultiver son esprit, ou de lui offrir des sensations, dont disposent aujourd’hui tant d’hommes de condition assez médiocre. Je ne compte pas, il est vrai, la volupté de commander, de faire plier, d’intimider, d’éblouir, de frapper ou d’absoudre, qui est une volupté divine et théâtrale. Mais le temps, la distance, la vitesse, la liberté, les images de toute la terre…
Un homme aujourd’hui, jeune, sain, assez fortuné, vole où il veut, traverse vivement le monde, couchant tous les soirs dans un palais. Il peut prendre cent formes de vie ; goûter un peu d’amour, un peu de certitude, un peu partout. S’il n’est pas sans esprit, (mais cet esprit pas plus profond qu’il ne faut), il cueille le meilleur de ce qui est, il se transforme à chaque instant en homme heureux. Le plus grand monarque est moins enviable. Le corps du grand roi était bien moins heureux que le sien peut l’être125 ; qu’il s’agisse du chaud ou du froid, de la peau ou des muscles. Que si le roi souffrait, on le secourait bien faiblement. Il fallait qu’il se tordît et gémît sur la plume, sous les panaches, sans l’espoir de la paix subite ou de cette absence insensible que la chimie accorde au moindre des modernes affligés.
Ainsi, pour le plaisir, contre le mal, contre l’ennui, et pour l’aliment des curiosités de toute espèce, quantité d’hommes sont mieux pourvus que ne l’était, il y a deux cent cinquante ans, l’homme le plus puissant d’Europe.
Supposé que l’immense transformation que nous vivons126 et qui nous meut, se développe encore, achève d’altérer ce qui subsiste des coutumes, articule tout autrement les besoins et les moyens de la vie, bientôt l’ère toute nouvelle enfantera des hommes qui ne tiendront plus au passé par aucune habitude de l’esprit. L’histoire leur offrira des récits étranges, presque incompréhensibles ; car rien dans leur époque n’aura eu d’exemple dans le passé ; ni rien du passé ne survivra dans leur présent. Tout ce qui n’est pas purement physiologique dans l’homme aura changé, puisque nos ambitions, notre politique, nos guerres, nos mœurs, nos arts, sont à présent soumis à un régime de substitutions très rapides ; ils dépendent de plus en plus étroitement des sciences positives, et donc, de moins en moins, de ce qui fut. Le fait nouveau tend à prendre toute l’importance que la tradition et le fait historique possédaient jusqu’ici.
Déjà quelque natif des pays neufs qui vient visiter Versailles, peut et doit regarder ces personnages chargés de vastes chevelures mortes, vêtus de broderies, noblement arrêtés dans des attitudes de parade, du même œil dont nous considérons au Musée d’Ethnographie les mannequins couverts de manteaux de plumes ou de peau qui figurent les prêtres et les chefs de peuplades éteintes.
L’un des effets les plus sûrs et les plus cruels du progrès est donc d’ajouter à la mort une peine accessoire, qui va s’aggravant d’elle-même à mesure que s’accuse et se précipite la révolution des coutumes et des idées. Ce n’était pas assez que de périr ; il faut devenir inintelligibles, presque ridicules ; et que l’on ait été Racine ou Bossuet, prendre place auprès des bizarres figures bariolées, tatouées, exposées aux sourires et quelque peu effrayantes, qui s’alignent dans les galeries et se raccordent insensiblement aux représentants naturalisés de la série animale…
Je me suis essayé autrefois à me faire une idée positive de ce que l’on nomme progrès. Éliminant donc toute considération d’ordre moral, politique, ou esthétique, le progrès me parut se réduire à l’accroissement très rapide et très sensible de la puissance (mécanique) utilisable par les hommes, et à celui de la précision qu’ils peuvent atteindre dans leurs prévisions. Un nombre de chevaux-vapeur, un nombre de décimales vérifiables, voilà des indices dont on ne peut douter qu’ils n’aient grandement augmenté depuis un siècle. Songez à ce qui se consume chaque jour dans cette quantité de moteurs de toute espèce, à la destruction de réserves qui s’opère dans le monde. Une rue de Paris travaille et tremble comme une usine. Le soir, une fête de feu, des trésors de lumière expriment aux regards à demi éblouis un pouvoir de dissipation extraordinaire, une largesse presque coupable. Le gaspillage ne serait-il pas devenu une nécessité publique et permanente ? [Qui sait ce que découvrirait une analyse assez prolongée de ces excès qui se font familiers ?] Peut-être quelque observateur assez lointain, considérant notre état de civilisation, songerait-il que la grande guerre ne fut qu’une conséquence très funeste, mais directe et inévitable du développement de nos moyens ? L’étendue, la durée, l’intensité, et même l’atrocité de cette guerre répondirent à l’ordre de grandeur de nos puissances. Elle fut à l’échelle de nos ressources et de nos industries du temps de paix ; aussi différente par ses proportions des guerres antérieures que nos instruments d’action, nos ressources matérielles, notre surabondance l’exigeaient. Mais la différence ne fut pas seulement dans les proportions. Dans le monde physique, on ne peut agrandir quelque chose qu’elle ne se transforme bientôt jusque dans sa qualité ; ce n’est que dans la géométrie pure qu’il existe des figures semblables. La similitude n’est presque jamais que dans [le désir de] l’esprit. La dernière guerre ne peut se considérer comme un simple agrandissement des conflits d’autrefois. Ces guerres du passé s’achevaient bien avant l’épuisement réel des nations engagées. Ainsi, pour une seule pièce perdue, les bons joueurs d’échecs abandonnent la partie. C’était donc par une sorte de convention que se terminait le drame, et l’événement qui décidait de l’inégalité des forces était plus symbolique qu’effectif. Mais nous avons vu, au contraire, il y a fort peu d’années, la guerre toute moderne se poursuivre fatalement jusqu’à l’extrême épuisement des adversaires, dont toutes les ressources, jusqu’aux plus lointaines, venaient l’une après l’autre se consumer sur la ligne de feu. Le mot célèbre de Joseph de Maistre qu’une bataille est perdue parce que l’on croit l’avoir perdue127, a lui-même perdu de son antique vérité. La bataille désormais est réellement perdue, parce que les hommes, le pain, l’or, le charbon, le pétrole manquent non seulement aux armées, mais dans la profondeur du pays.
Parmi tant de progrès accomplis, il n’en est pas de plus étonnant que celui qu’a fait la lumière. Elle n’était, il y a peu d’années, qu’un événement pour les yeux. Elle pouvait être ou ne pas être. Elle s’étendait dans l’espace où elle rencontrait une matière qui la modifiait plus ou moins, mais qui lui demeurait étrangère. La voici devenue la première énigme du monde. Sa vitesse exprime et limite quelque chose d’essentiel à l’univers. On pense qu’elle pèse. L’étude de son rayonnement ruine les idées que nous avions d’un espace vide et d’un temps pur. Elle offre avec la matière des ressemblances et des différences mystérieusement groupées. Enfin cette même lumière, qui était le symbole ordinaire d’une connaissance pleine, distincte et parfaite, se trouve engagée dans une manière de scandale intellectuel. Elle est compromise, avec la matière sa complice, dans le procès qu’intente le discontinu au continu, la probabilité aux images, les unités aux grands nombres, l’analyse à la synthèse, le réel caché à l’intelligence qui le traque, – et pour tout dire, l’inintelligible à l’intelligible. La science trouverait ici son point critique. Mais l’affaire s’arrangera.