La première édition de ces Pièces sur l’art paraît au mois de mars 1931, trois mois avant les Regards sur le monde actuel et, comme eux, elle sera augmentée d’autres textes en 1934 – Henri de Régnier en rend alors compte dans Le Figaro du 3 octobre –, en 1936, et puis au mois de mars 19381 : afin d’intégrer à cette troisième réédition, de manière assez curieuse, Degas Danse Dessin qui, en juin, va cependant ressortir en édition courante après la parution de l’édition originale de luxe au début de 1937, Valéry ôte d’assez nombreux textes pour ne pas trop alourdir le volume, – bizarrerie qu’il corrigera en 1943, pour l’ultime édition qui reviendra au contenu de 1936. La composition du volume qu’on va lire est donc conforme à cette toute dernière édition, mais, de tous les recueils de Valéry, c’est sans doute celui, avouons-le, dont la structure est la moins convaincante. Et cependant, la diversité même des textes pouvait-elle donner lieu à de vrais ensembles cohérents ? Rien n’est moins sûr.
Néanmoins, l’ordre est à peu près thématique et, après deux petits textes sur les arts du feu et sur la broderie, les études suivantes font passer le lecteur de la question du livre à celle de la diction des vers, d’où l’on glisse aux poèmes du Chinois T’ao Ts’ien ; suivent trois textes sur la musique, un important massif qui a pour objet la peinture, après quoi la fin du volume est un peu erratique : les « Propos sur le progrès » – qui auraient plutôt leur place dans les Regards où d’ailleurs ils figurent aussi – introduisent une réelle disparate, de même que la libre méditation des « Regards sur la mer » ; « L’infini esthétique » relève de l’esthétique, précisément, plus que de l’art lui-même et l’on aurait attendu ensuite que le « Préambule », qui est un catalogue d’exposition, fût intégré plus haut à la série des textes sur la peinture ; enfin, après deux courtes études sur la céramique et sur la sculpture du buste de Valéry par son amie Renée Vautier, « Fontaines de mémoire », préface à un recueil de poèmes, aurait, là encore, plus légitimement trouvé sa place après la précédente préface qui introduisait aux « Poèmes chinois ».
Quant au fond, Valéry, très tôt, a écrit sur l’art comme le montre, dès 1892, la « Glose » de Cristoforo Allori et de Zurbarán, deux peintres du Musée de Montpellier qu’il fréquente régulièrement en ses années de jeunesse ; et bientôt va se manifester l’enthousiasme pour Léonard qui conduira à l’écriture de l’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci2. À Paris, où il va définitivement résider à partir de 1894, il croise Whistler chez Mallarmé, fait la connaissance de Jacques-Émile Blanche qui fera plus tard de lui plusieurs portraits, rencontre à Londres en 1894 le dessinateur Aubrey Beardsley, et surtout, au tout début de 1896, son ami Eugène Rouart le conduit chez Degas auquel, durant vingt ans, le liera une fidèle amitié3. 1900 marque ensuite une sorte de tournant : son mariage avec Jeannie Gobillard, fille de Berthe Morisot et cousine de Julie Manet, la nièce d’Édouard, le fait entrer davantage encore dans l’univers des peintres, et il fait tour à tour connaissance d’Odilon Redon, de Renoir et de Monet, en même temps qu’il visite chaque année, avant la Première Guerre, le Salon des indépendants et le Salon d’automne : c’est ainsi qu’il découvre par exemple la rétrospective Cézanne de 1907, qu’il peut voir les toiles exposées pour la première fois par Robert Delaunay, mais aussi découvrir des tableaux de Van Dongen et du Douanier Rousseau, de Matisse, Dufy ou Marquet, de bien d’autres encore. Par la suite, durant ses voyages, il parcourra, mais toujours du même pas pressé, les salles d’assez nombreux musées d’Europe dont il ne gardera souvenir, le plus souvent, que d’un ou deux tableaux qui l’auront véritablement marqué. À partir du 11 janvier 1932, enfin, sa participation au Conseil des musées nationaux lui permettra de porter sur l’art un regard différent, tout ensemble, et plus large.
Cet intérêt constant se double d’une pratique précoce. Dès ses toutes jeunes années sétoises, il dessine et il peint, activité qui ne cessera pas, même quand le poids croissant de ses activités lui laissera moins de loisir ; il sculpte aussi à l’occasion, des têtes de Degas et de Mallarmé en 19104, ou bien le buste de Catherine Pozzi à Vence en 1924 ; il pratique enfin volontiers la gravure sur cuivre, où il s’est perfectionné dans l’atelier de Jean-Gabriel Daragnès, et la recommande à son amie la comtesse de Béhague : « Si vous vous sentez de l’ennui, prenez du cuivre. Je vous prédis que vous y passerez des heures. Cette distraction ajoute au plaisir de dessiner, la petite anxiété de l’issue. On ne sait trop ce qui sortira de la presse, et quand les langes sur lesquels le rouleau a roulé sont rejetés et que la feuille humide s’élève aux doigts de l’artiste, il y a un charmant petit moment. On fait connaissance avec ce qu’on a fait5 ! »
À l’inverse, son intérêt pour la musique ne s’accompagne d’aucune pratique ni d’aucune connaissance technique, même rudimentaire, mais, durant les années montpelliéraines, son ami et voisin Pierre Féline, futur polytechnicien qui conforte sa culture scientifique, mais aussi pianiste amateur et fils d’un professeur de violon au Conservatoire, lui fait également mieux connaître la musique – Wagner surtout –, culture qui s’approfondira à Paris aux Concerts Lamoureux6, puis encore après son mariage : son épouse, excellente pianiste, lui fera découvrir César Franck ou Ravel dont il fera d’ailleurs connaissance. Pierre Louÿs lui avait déjà présenté Debussy, et il se liera tour à tour avec Stravinski, Honegger, Germaine Tailleferre ou bien encore Poulenc.
Outre Allori et Zurbarán, plusieurs peintres sont évoqués dans les Pièces sur l’art : Véronèse, puis Berthe Morisot, Corot et Manet – et ces études forment le cœur du livre. Dans l’espace littéraire, Valéry, certes, n’est pas le premier à écrire sur l’art, mais son propos est singulier. Diderot soutenait Greuze, Baudelaire défendait Delacroix et Constantin Guys, Zola Manet, Mallarmé Manet et Berthe Morisot, Huysmans Degas – et cette idée d’une défense et illustration est d’ailleurs au cœur de « Triomphe de Manet7 ». Mais c’est à tort que l’on inscrirait Valéry dans cette prestigieuse lignée, parce que les études qu’il consacre aux peintres sont des commandes, qui ne marquent donc pas d’inclination particulière – et s’il y en avait une, c’est vers Degas qu’elle s’orienterait, quoique l’écriture de Degas Danse Dessin8 se trouve dictée par l’affection véritable portée à l’homme durant plus de vingt ans autant que par l’admiration – très réelle – que lui inspire son œuvre.
Si Valéry s’établit d’autre part à la marge de cette grande tradition, c’est qu’il n’est pas un critique d’art : son souci n’est nullement de formuler un jugement ou de rendre compte d’un tableau et, d’ailleurs, il n’écrit pas sur des œuvres contemporaines, mais sur des peintres disparus depuis plus ou moins longtemps, et ce n’est pas non plus en historien de l’art qu’il les regarde : il juge d’ailleurs qu’« en matière d’art, l’érudition est une sorte de défaite » car elle manque l’essentiel et « éclaire ce qui n’est point le plus délicat »9. Si, pour le reste, sa culture artistique est réelle, on peut aisément supposer que ce qu’il sait, il le doit, tout autant et peut-être plus encore qu’aux musées et aux livres, à la fréquentation des peintres qu’il interroge très volontiers sur leur métier, et aux confidences qu’il en recueille. Enfin, il ne se compte pas non plus au nombre de « ces connaisseurs, ces amateurs » qu’il place très haut et définit comme « des juges passionnés, mais incorruptibles, pour lesquels ou contre lesquels, il était beau de travailler »10. Or c’est bien ici qu’apparaît la nervure centrale du discours qu’il tient : s’il se juge amateur, quoique sa pratique occasionnelle de la peinture, de la sculpture ou de la gravure ne laisse pas de manifester quelque talent, c’est au sens plus banal du mot, et il ne considère par conséquent jamais qu’il puisse vraiment parler en homme de l’art.
Ce jugement porté sur lui-même, prenons-y garde, n’est pas une coquetterie, mais se trouve fondé en raison : au Collège de France, le 11 décembre 1937, lorsqu’il prononce sa leçon inaugurale du cours de Poétique, il affirme devant ses collègues qui viennent de l’élire : « Vous avez peut-être pensé que certaines matières qui ne sont pas proprement objet de science, et qui ne peuvent pas l’être, à cause de leur nature presque toute intérieure et de leur étroite dépendance des personnes mêmes qui s’y intéressent, pouvaient cependant, sinon être enseignées, du moins, être en quelque manière communiquées comme le fruit d’une expérience individuelle, longue déjà de toute une vie, et que, par conséquence, l’âge était une sorte de condition qui, dans ce cas assez particulier, se pouvait justifier11. » L’idée qui est ici discrètement exprimée est ancienne et se découvrait déjà chez Corneille qui, en ouverture de ses Trois discours sur le poème dramatique, après avoir un peu raillé les grammairiens ou philosophes qui ont commenté Aristote et Horace alors qu’ils avaient « plus d’étude et de spéculation que d’expérience du Théâtre », écrivait : « Je hasarderai quelque chose sur trente ans de travail pour la Scène. »
Or si celui qui pratique un art est meilleur juge ou théoricien que celui qui ne le pratique pas, c’est ici que s’affirme la différence radicale, chez Valéry, entre ses écrits sur la littérature et ses écrits sur l’art : dans un cas, il parle en homme de métier, dans l’autre non. La fameuse phrase sur quoi s’ouvre « Autour de Corot » : « On doit toujours s’excuser de parler peinture12 », cette phrase, derrière l’anonymat du « on », ne dit rien d’autre que ceci : je n’ai aucun titre à parler peinture. Et c’est précisément ce qu’écrit Valéry à propos d’une discussion avec Degas qui exposait sa doctrine du dessin : « Il était vrai que je n’avais aucun titre à la discuter13. » De la même manière, si dans son « Discours aux peintres graveurs », il se refuse à se dire l’un des leurs14, c’est que peindre ou graver de chic, comme il lui arrive de le faire, c’est s’exclure de ceux dont l’art a d’abord été l’acquisition d’une technique devenue maîtrise ; c’est s’exclure de ceux dont le faire est issu, outre le talent, d’une longue expérience. C’est bien pourquoi il n’avait aucun titre à contester la pensée de Degas : ne peut s’autoriser à discuter que celui qui travaille et sait travailler, et c’est bien là le sens de la querelle constamment faite par Valéry à l’esthétique, qui est un discours sur l’art dénoué de la réalité de l’art : « L’Esthétique ainsi décrétée, d’abord et pendant fort longtemps, se développa in abstracto dans l’espace de la pensée pure, et fut construite par assises, à partir des matériaux bruts du langage commun, par le bizarre et industrieux animal dialectique qui les décompose de son mieux, en isole les éléments qu’il croit simples, et se dépense à édifier, en appareillant et contrastant les intelligibles, la demeure de la vie spéculative15. » L’esthétique procède des idées et des mots, non d’un art dûment pratiqué, et le savoir n’a de sens aux yeux de Valéry que s’il devient, ou peut devenir, pouvoir : « expliquer, c’est faire16 » et, au début de Degas Danse Dessin, il peut donc avertir le lecteur qu’il n’y trouvera « point d’esthétique ; point de critique, ou le moins du monde17 ».
Du coup, quel discours tenir, et lesté de quelle légitimité ? Dans « Autour de Corot », il constate : « Ôtez aux tableaux la chance d’un discours intérieur ou autre, aussitôt les plus belles toiles du monde perdent leur sens et leur fin18. » Mais ce discours intérieur qui se forme quand chacun regarde un tableau, Valéry le garde à vrai dire intérieur, et ses écrits sur l’art n’offrent guère d’appréciations véritablement personnelles. Où ses goûts le portent-ils ? Historiquement, nous verrons que ce qui suit l’impressionnisme de sa jeunesse ne le séduit guère, mais dans les Pièces sur l’art aussi bien que dans Degas Danse Dessin, ses préférences pour tel ou tel artiste s’affichent peu, et c’est surtout par ses lettres ou ses Cahiers que nous savons qu’il préfère Léonard à Michel-Ange, ou encore qu’il n’aime pas Rubens et préfère Monet à Renoir – sans que ces préférences se trouvent vraiment explicitées, ni fondées sur des goûts clairement exprimés. Ce qui le requiert en fait, ici comme dans l’Introduction ou la Soirée, c’est de percer à jour, si peu que ce soit, le fonctionnement intérieur du peintre, ses intentions et ses moyens. Et, comme toujours, ce sont, d’une certaine façon, ses propres questions d’écrivain qu’il projette sur ces peintres et transpose dans sa réflexion sur leur art. Comme en littérature, c’est le théâtre de la création qui le retient ici. Et de même qu’il a pu répéter de diverses manières que son intérêt se porte plus à la fabrication même du poème qu’à son achèvement en vue de la publication – « Faire un poème est un poème19 » –, de même affirme-t-il ici : « Et pourquoi ne pas concevoir comme une œuvre d’art l’exécution d’une œuvre d’art20 ? »
C’est ce qui donne leur double dimension à ces écrits sur l’art : d’une part, Valéry s’intéresse à la fabrication de l’œuvre, mais de l’extérieur, d’une manière que l’on peut dire pour une part imaginaire ; et d’autre part, historiquement, il ne se trouve vraiment requis que par la peinture où ce faire, transmis de génération en génération, se manifestait et se déchiffrait. De la littérature à la peinture, un parallèle serait d’ailleurs aisé à établir chez lui : depuis le début du XXe siècle, l’une et l’autre à ses yeux misent sur l’immédiat, sur la valeur de choc, sur l’émotion rapide – et c’est là tout le contraire d’un art qui est d’abord technique, apprentissage, métier. C’est tout le sens du mot de Degas prononcé à soixante-dix ans et qu’il cite dans son livre avec admiration : « Il faut avoir une haute idée, non pas de ce qu’on fait, mais de ce qu’on pourra faire un jour ; sans quoi, ce n’est pas la peine de travailler21. »
Reste qu’une différence essentielle s’impose de la peinture à la littérature. Telle que l’envisage Valéry, la seconde est très largement dénouée du réel : il considère le poème comme un objet verbal refermé sur lui-même dont l’enchantement tient à la musicalité qui constitue une manière d’espace-temps séparé ; et, d’autre part, parce qu’à ses yeux les mots ne disent jamais vraiment les choses, la valeur de représentation du réel dans le roman ne saurait importer. En littérature, la puissance du faire se resserre tout entière dans le travail de la forme et de ce qu’il désigne volontiers comme la composition. Au printemps 1937, dans le programme de son futur enseignement de la Poétique au Collège de France, il écrira d’ailleurs que « la littérature est, et ne peut être autre chose qu’une sorte d’extension et d’application de certaines propriétés du Langage22 ». Il en va tout différemment de la peinture qui, au contraire, représente le réel, et même doit le représenter. Mais cette approche n’ouvre aucune contradiction avec sa vision de la littérature : d’abord, parce que le langage ici n’est pas en cause et que les moyens du peintre – dessin et couleurs – lui permettent de représenter le monde extérieur ; ensuite, et peut-être surtout, parce que c’est dans ce travail même de la représentation que vient se loger le métier du peintre : c’est ce qui explique que Valéry se détourne très vite de la peinture postimpressionniste où le métier, justement, selon lui, se perd, cédant la place à la recherche d’un effet sensoriel brut, en quelque sorte, et immédiat.
Dans cette allégeance au réel, on aurait tort, pourtant, de voir une approche de la peinture comme art d’imitation : le regard du peintre, bien sûr, relève de la vision personnelle bien plus que de la vue ordinaire, et le dessin d’un contour n’en est jamais le simple décalque. C’est ce qui s’exprime très clairement dans « Mon buste » au sujet de la sculpture : « […] il ne faut pas vouloir la ressemblance avant toute chose : elle doit, au contraire, résulter d’une convergence d’observations et d’actions qui accumulent dans la forme de l’ensemble une quantité toujours croissante de relations observées entre les parties23. » Parce que chacun voit le monde de la même manière, le génie du peintre est de le voir autrement, et c’est ce qu’il dira en toute clarté dans Degas Danse Dessin : « La valeur des artistes tient à certaines inégalités de même sens ou de même tendance, qui révèlent à la fois, à l’occasion d’une figure, d’une scène ou d’un paysage, la facilité, les volontés, les exigences, la puissance de transposition et de reconstitution de quelqu’un. Rien de tout ceci ne se trouve dans les choses ; et ne se trouve jamais le même dans deux individus différents24. » Reste que la valeur-travail est ici essentielle et que cette manière d’esprit universel qu’il déchiffrait en Léonard trouvera un écho dans ce qu’il appellera, à propos de Degas encore, le « Grand Art », c’est-à-dire cet art « qui exige que toutes les facultés d’un homme s’y emploient, et dont les œuvres sont telles que toutes les facultés d’un autre soient invoquées et se doivent intéresser à les comprendre » ; et c’est bien pourquoi il importe « que l’œuvre d’art soit l’acte d’un homme complet »25.
De l’éminente dignité des arts du feu
En 1900, Georges Rouard (1874-1929) prend, au 34, avenue de l’Opéra, la direction d’une maison d’art décoratif spécialisée dans la vente de porcelaines, « À la paix », et, à partir de 1914, il décide d’exposer chaque année les œuvres d’« Artisans Français Contemporains » : verriers, céramistes, dinandiers, orfèvres, émailleurs… C’est pour le dépliant d’invitation à la XIV e exposition de ces artisans – placée sous la présidence de Paul Léon26, le directeur général des Beaux-Arts – que Valéry, en 1930, rédige ce texte : le vernissage a lieu le 2 décembre. Le texte est aussitôt imprimé en une plaquette hors commerce dont les exemplaires sont signés de la main de Valéry, puis il est repris dès la première édition des Pièces sur l’art.
Un désir, une idée, une action, une matière, s’unissent dans toute œuvre.
Ces éléments essentiels ont entre eux des rapports très divers, très peu simples et parfois si subtils que leur expression est impossible. Quand il en est ainsi, c’est-à-dire quand nous ne pouvons représenter ou définir un ouvrage par une sorte de formule qui nous permette de le concevoir fait et refait à volonté, nous l’appelons une Œuvre d’art.
La noblesse d’un art dépend de la pureté du désir dont il procède et de l’incertitude de l’auteur quant à l’heureux succès de son action. Plus l’artiste est-il rendu incertain du résultat de son effort par la nature de la matière qu’il tourmente et des agents dont il use pour la contraindre, plus pur est son désir, plus évidente sa vertu.
C’est pourquoi dans tous les arts dont la matière n’oppose point par elle-même de résistances positives, les véritables artistes ressentent le péril et l’ennui d’une facilité trop grande. La plume ou le pinceau leur semblent trop légers. Ils s’inquiètent de la durée de ce qui leur coûte si peu et se développe si aisément. On les voit, dans les belles époques, se créer des difficultés imaginaires, inventer des conventions et des règles tout arbitraires, restreindre leurs libertés, qu’ils ont compris qu’il fallait craindre, et s’interdire de pouvoir faire sûrement et immédiatement tout ce qu’ils veulent.
Et c’est pourquoi le travail du marbre nous semble plus digne que celui de la glaise ; le burin, plus honorable que l’eau-forte ; la fresque (qui s’exécute sous la pression du temps, et dans laquelle l’action, la matière et la durée sont intimement et réciproquement liées), plus relevée et vertueuse que toute peinture qui admet la reprise, la retouche, le repentir.
Mais, entre tous les arts, je n’en sais de plus aventureux, de plus incertains, et donc de plus nobles, que les arts qui invoquent le Feu.
Leur nature exclut ou punit toute négligence. Nul abandon, point de répit ; point de fluctuations de pensée, de courage ou d’humeur. Ils imposent, sous l’aspect le plus dramatique, le combat resserré de l’homme et de la forme. Leur agent essentiel, le feu, est aussi le plus grand ennemi. Il est un agent de précision redoutable dont l’opération merveilleuse sur la matière qu’on propose à son ardeur est rigoureusement bornée, menacée, définie par quelques constantes physiques ou chimiques difficiles à observer. Tout écart est fatal : la pièce est ruinée. Si le feu s’assoupit ou que le feu s’emporte, son caprice est désastre, la partie est perdue. Perdus en un instant le galbe gracieux, le décor longuement médité, la couverte27 savamment dosée et posée, le temps, l’argent, les soins, l’amour. Ou bien, si l’œuvre est de métal, le métal façonné et dressé par mille petits chocs du marteau rythmiquement frappés dans un ordre qui engendre une forme, s’effondre et fond soudain, flambant sous un brusque éveil de flamme.
Qu’il s’agisse du cuivre, ou du verre, ou du grès, cependant que le feu agit, l’homme se consume. Il veille, il brûle ; il est à la fois un joueur dont la chute d’un dé va décider le sort, et pareil à quelque âme anxieuse en prière.
Sa main qui suscita le feu ; qui le nourrit, le pousse, le tempère, guette l’instant unique de lui retirer cette formation incandescente qu’il vient de produire et qu’il va détruire dans l’instant suivant, comme le fait de ses créatures l’aveugle et monotone puissance de la vie.
C’est de même que le poète doit promptement arracher à son esprit et fixer aussitôt l’accident précieux de son enthousiasme, avant que ce même esprit, emporté au-delà du plus beau, le reprenne, le dissolve et refonde dans ses combinaisons infinies.
Mais toute la vigilance du noble artisan du feu, tout ce que son expérience, sa science de la chaleur, des états critiques, des températures de fusion et de réaction lui font prévoir, laissent immense la noble incertitude. Elles n’abolissent point le Hasard28. Son grand art demeure dominé, et comme sanctifié, par le risque.
Tel que les anciens à leurs pythies soumettaient en tremblant leurs projets et leurs doutes, et comme ils confiaient à la fureur d’une devineresse la fonction de former des réponses que le raisonnement ni les connaissances froides ne leur permettaient d’obtenir, tel le potier ou le verrier adresse au feu le problème d’un vase ; et le feu rend l’oracle. Parfois heureux, parfois désastre ; parfois ambigu, parfois unique et ravissante surprise. Parfois le feu créa une substance toute inconnue de la nature : du sable il fit un verre, un corps étrange, qui pendant quelques siècles demeura transparent comme une eau solide, fixé dans un équilibre de contrainte, soustrait par une sorte de saisissement intime à l’intime fatalité de l’orientation cristalline. Parfois le jeu comble l’attente et rend transfiguré, chargé d’émail, vêtu d’un tégument minéral éternel, quoiqu’aussi doux et vivant que la peau d’un fruit, l’objet que les mains de l’artiste avaient pieusement offert au dieu et placé dans la mystique enceinte où le rayonnement captif s’exalte, compose du désordre parfait des vibrations, l’unisson tout-puissant de l’énergie.
Que font les arts du feu si ce n’est de célébrer la conquête capitale de l’homme ? Ils dérivent de ses premières fabrications. À peine eut-il apprivoisé le feu, asservi cette ardeur et par elle l’argile et les métaux, créant l’outil, l’arme et l’ustensile, que le voici qui le détourne à lui former des valeurs de contemplation et de plaisir. Il y eut un premier homme qui, caressant distraitement quelque vase grossier, sentit naître l’idée d’en modeler un autre à fin de caresses.
Oserai-je avouer qu’un bel objet sorti des épreuves du feu me représente assez souvent une histoire de planète ? Je songe qu’une Terre ou qu’un Mars habitables, ce ne sont après tout que des corps refroidis, sur quoi les conditions très nombreuses, très étroites, très composées de la vie se trouvent très improbablement réunies. Ce sont peut-être les ouvrages incertains, très rarement et difficilement obtenus, de quelque potier inconcevable. Les planètes, peut-être, ne sont-elles que des objets utiles à quelque dessein que les vivants, sans le savoir, servent ou desservent. Les arts du feu seraient par là les plus vénérables de tous, imitant si exactement l’opération transcendante d’un démiurge.
Les broderies de Marie Monnier
C’est le 5 mai 1917 que Valéry fait la connaissance de la célèbre libraire de la rue de l’Odéon, Adrienne Monnier, qui devient rapidement une amie et l’éditrice, en 1920, de son Album de vers anciens ; grâce à elle, il rencontre très vite sa sœur Marie (1894-1976), épouse du peintre Paul-Émile Bécat (1885-1960) qui, en 1919, dessine son portrait au crayon29 : c’est donc de manière assez naturelle qu’il accepte de préfacer le catalogue de la galerie Druet qui, du 5 au 30 mai 1924, expose ses broderies, 20, rue Royale. Avant d’être reprises dans la première édition des Pièces sur l’art, ces courtes pages figurent dans le Petit recueil de paroles de circonstance (1926), puis, sous le titre « La brodeuse », dans le numéro 7 du Manuscrit autographe, en janvier-février 1927.
Des choses précieuses, les unes sont le produit d’une rencontre rarissime de circonstances favorables : les diamants, le bonheur, et certaines émotions très pures, sont de cette espèce. Mais les autres sont formées par l’accumulation d’une infinité d’événements imperceptibles et d’apports élémentaires, qui absorbent un temps très long, et qui exigent autant de calme que de temps. Les perles fines, les vins profonds et mûrs, les personnes véritablement accomplies, font songer d’une lente thésaurisation de causes successives et semblables ; la durée de l’accroissement de leur excellence a la perfection pour limite.
L’homme, jadis, imitait cette patience. Enluminures ; ivoires profondément refouillés ; pierres dures parfaitement polies et nettement gravées ; laques et peintures obtenues par la superposition d’une quantité de couches minces et translucides ; sonnets amoureusement attendus, volontairement retardés, indéfiniment ressaisis par le poète, – toutes ces productions d’une industrie opiniâtre et vertueuse ne se font guère plus, et le temps est passé où le temps ne comptait pas. L’homme d’aujourd’hui ne cultive point ce qui ne peut point s’abréger. On dirait que l’affaiblissement dans les esprits de l’idée d’éternité coïncide avec le dégoût croissant des longues tâches. Nous ne supportons plus de former une valeur inestimable par un travail égal et indéfini comme celui de la nature. L’attente et la constance pèsent à notre époque, qui essaye de se délivrer de son ouvrage à grands frais d’énergie…
Mais considérez ces panneaux merveilleusement colorés. Leur éclat les apparente aux plus vermeilles productions de la vie, – aux élytres, aux plumes d’oiseau, aux coquillages, aux pétales. Nulle peinture ne peut atteindre à ces forces ni à ces délicatesses que les brins de soie teinte savamment associés font paraître. Le point ajouté au point compose insidieusement une substance somptueuse. Même la chair est imitée à ravir, et le modelé d’une épaule ou d’un sein est le fruit délicieux de je ne sais quels artifices d’une aiguille.
La brodeuse a choisi ses prétextes dans quelques poèmes30.
Elle n’a plaint la peine ni la durée. Ces belles pages tissues d’or et de soie ont consumé plusieurs années. Il y a du sacrifice et du paradoxe sous cette œuvre de grâce et de magnificence, où l’opiniâtreté de l’insecte et l’ambition fixe du mystique se combinent dans l’oubli de soi-même et de tout ce qui n’est pas ce que l’on veut.
D’abord peu soucieux de bibliophilie, Valéry, entre les deux guerres, s’intéresse de plus en plus aux arts du livre et en 1935, il préfacera les Cinquante ans de typographie de Lajos Káldor, imprimeur d’origine hongroise qui s’était chargé de ses Odes en 1920. En décembre 1926, sous le titre Notes sur le livre et le manuscrit, il rassemble en volume quelques petits textes, dont « Les deux vertus d’un livre », d’abord destiné au premier numéro de la revue Arts et Métiers graphiques qui ne paraîtra que le 15 septembre 1927. Ces pages sont reprises dans Pièces sur l’art dès l’édition de 1931.
Si j’ouvre un livre, le livre offre à mes yeux deux manières bien différentes de s’intéresser à lui. Il leur propose l’alternative de deux usages de leur fonction.
Il peut leur suggérer de s’engager dans un mouvement régulier qui se communique et se poursuit de mot en mot le long d’une ligne, renaît à la ligne suivante, après un bond qui ne compte pas, et provoque dans son progrès une quantité de réactions mentales successives dont l’effet commun est de détruire à chaque instant la perception visuelle des signes, pour lui substituer des souvenirs et des combinaisons de souvenirs. Chacun de ces effets est le premier terme de quelque développement infini possible.
C’est là la Lecture. On lui pourrait donner pour symbole l’idée d’une flamme qui se propage, celle d’un fil qui brûle de bout en bout, avec de petites explosions et des scintillations de temps à autre.
Ce mode successif et linéaire exige la vision nette, et la conservation de la vision nette, – condition essentielle de la production des actes élémentaires du cerveau qui répondent aux excitations de l’écriture par des sons virtuels ou réels, par des significations.
La lisibilité d’un texte est la qualité de ce texte d’être approprié à la vision nette.
En se reportant à ce qui précède, on pourrait dire que la lisibilité est la qualité d’un texte qui en prévoit et en facilite la consommation, la destruction par l’esprit, la transsubstantiation en événements de l’esprit.
Mais à côté et à part de la lecture même, existe et subsiste l’aspect d’ensemble de toute chose écrite. Une page est une image. Elle donne une impression totale, présente un bloc ou un système de blocs et de strates, de noirs et de blancs, une tache de figure et d’intensité plus ou moins heureuses. Cette deuxième manière de voir, non plus successive et linéaire et progressive comme la lecture, mais immédiate et simultanée, permet de rapprocher la typographie de l’architecture, comme la lecture aurait pu tout à l’heure faire songer à la musique mélodique et à tous les arts qui épousent le temps.
Ainsi le Livre, d’une part, comporte de quoi exciter et conduire le mouvement du point de la vision nette, – mouvement qui engendre des effets intellectuels et discontinus, et qui de proche en proche s’intègre en idées le long de la ligne ; il est d’autre part, un objet, un ensemble d’impressions stationnaires, doué de propriétés immédiates, non conventionnelles, qui peut plaire ou déplaire à nos sens.
Ces deux modes de regard sont indépendants l’un de l’autre. Le texte vu, le texte lu sont choses toutes distinctes, puisque l’attention donnée à l’une exclut l’attention donnée à l’autre. Il y a de très beaux livres qui n’engagent pas à la lecture, belles masses de noir pur sur champ très pur, mais cette plénitude et cette puissance de contraste obtenues aux dépens des interlignes, et qui semblent très recherchées en Angleterre et en Allemagne où l’on s’efforce de rejoindre certains modèles du XVe et du XVIe siècles, ne sont pas sans peser sur le lecteur, et sans paraître un peu trop archaïques. La littérature moderne ne s’accommode pas de ces formes compactes et comme gorgées de caractères. Il existe, en revanche, des livres très lisibles, bien ajourés, mais qui sont faits sans grâce, insipides à l’œil, ou même franchement laids.
À cause de cette indépendance dans les qualités que peut posséder un livre, il est permis à l’imprimerie d’être un art.
Quand elle ne veut répondre qu’au besoin simple de lire, elle se passe d’artistes, car les exigences de la lisibilité peuvent être exactement définies, et être satisfaites par des moyens également définis et uniformes. L’expérience et l’analyse suffiront à déterminer ce qui s’impose au graveur de la lettre, au compositeur et au tireur pour obtenir un texte clair et net.
Mais à peine l’imprimeur a-t-il conscience de la complexité de son ouvrage, il se sent aussitôt un devoir d’être artiste, car le propre de l’artiste est de choisir, et le choisir est commandé par le nombre des possibles. Tout ce qui laisse place à l’incertitude appelle un artiste, quoiqu’il ne l’obtienne pas toujours.
L’imprimeur artiste se trouve devant sa tâche dans la situation complexe de l’architecte qui s’inquiète de l’accord de la convenance de sa construction avec l’apparence. Le poète lui-même a pour destin de se débattre entre les formes et le contenu, entre ses desseins et le langage. Dans tous les arts, et c’est pourquoi ils sont des arts, la nécessité que doit suggérer une œuvre heureusement accomplie ne peut être engendrée que par l’arbitraire31. L’arrangement et l’harmonie finale des propriétés indépendantes qu’il faut composer ne sont jamais obtenus par recette ou par automatisme, mais par miracle ou bien par effort ; par miracles et par efforts volontaires combinés.
Un livre est matériellement parfait quand il est doux à lire, délicieux à considérer ; quand enfin le passage de la lecture à la contemplation, et le passage réciproque de la contemplation à la lecture sont très aisés et correspondent à des changements insensibles de l’accommodation visuelle. Alors les noirs et les blancs sont des repos l’un de l’autre, l’œil circule sans effort dans son domaine bien disposé, en apprécie l’ensemble et les détails, et se sent dans les conditions idéales de son fonctionnement. Cet idéal ne peut être atteint que par une collaboration du graveur du caractère avec l’imprimeur. En dernière analyse toute la forme doit dérouler du caractère. Celui-ci ne doit pas être créé par la pure fantaisie. Sa figure, ses pleins et ses déliés doivent dépendre de sa grosseur. Je me permets de penser que c’est une erreur que de reproduire les mêmes figures à des échelles différentes.
L’art de l’imprimeur abonde en difficultés subtiles, en finesses insensibles au plus grand nombre. Personne cependant n’a songé jusqu’ici à reprocher aux maîtres de cet art de travailler avec acharnement pour ne satisfaire qu’une élite presque imperceptible. Ce que bien des gens refusent à certains auteurs qu’ils blâment de ne point écrire pour tout le monde, ils le concèdent aisément à des artistes d’une autre espèce. Stendhal toutefois n’est pas fort loin de se moquer du grand Bodoni32. Comme il traversait Parme, il n’a pas manqué d’aller visiter la célèbre imprimerie du grand-duché. Bodoni se consumait à chercher la disposition idéale d’une page de titre. Comment ordonner cette façade pure qu’il rêvait pour un Boileau ?
« Après m’avoir montré tous ses auteurs français, il m’a demandé lequel je préférais, du Télémaque, du Racine, ou du Boileau. J’ai avoué que tous me semblaient également beaux. — Ah ! monsieur, vous ne voyez pas le titre du Boileau ! – J’ai considéré longtemps, et enfin j’ai avoué que je ne voyais rien de plus parfait dans ce titre que dans les autres. — Ah ! monsieur, s’est écrié Bodoni, Boileau-Despréaux, dans une seule ligne de majuscules ! J’ai passé six mois, monsieur, avant de pouvoir trouver ce caractère. Le titre est en effet disposé ainsi :
ŒUVRES
DE
Voilà le ridicule des passions, dans lequel, en ce siècle d’affectations, j’avoue que je ne crois pas. »
En résumé, un beau livre est sur toute chose une parfaite machine à lire, dont les conditions sont définissables assez exactement par les lois et les méthodes de l’optique physiologique ; et il est en même temps un objet d’art, une chose, mais qui a sa personnalité, qui porte les marques d’une pensée particulière, qui suggère la noble intention d’une ordonnance heureuse et volontaire. Observons ici que l’œuvre typographique exclut l’improvisation ; elle est le fruit d’essais qui disparaissent, l’objet d’un art qui ne retient que des ouvrages achevés, qui rejette les ébauches et les esquisses, et ne connaît point d’états intermédiaires entre l’être et le non-être. Il nous donne par là une grande et redoutable leçon.
L’esprit de l’écrivain se regarde au miroir que lui livre la presse. Si le papier et l’encre se conviennent, si la lettre est d’un bel œil, si la composition est soignée, la justification exquisement33 proportionnée, la feuille bien tirée, l’auteur ressent nouvellement son langage et son style. Il se trouve de la gêne et de l’orgueil. Il se voit revêtu d’honneurs qui peut-être ne lui sont pas dus. Il croit entendre une voix bien plus nette et plus ferme que la sienne, une voix implacablement pure articuler ses paroles, détacher dangereusement tous ses mots. Tout ce qu’il écrivit de faible, de mol, d’arbitraire, d’inélégant parle trop clair et trop haut. C’est un jugement très précieux et très redoutable que d’être magnifiquement imprimé.
Ce petit texte est écrit pour le troisième numéro du Catalogue de livres anciens et modernes de la Librairie Gallimard du boulevard Raspail, qui paraît au mois de mai 1923. Il est repris dans Petit recueil de paroles de circonstance en 1926 et juste après, la même année, dans Notes sur le livre et le manuscrit, avant de figurer dans Pièces sur l’art en 1931.
Rien ne mène à la parfaite barbarie plus sûrement qu’un attachement exclusif à l’esprit pur. On méprise les objets et les corps. On ne s’attarde que dans les choses hors de vue. On ne veut point de plaisir local, point de jouissance immobile ni de demeure voluptueuse. Le spiritualiste consent aisément que la matière soit mauvaise ou mal façonnée. Le flacon ne lui importe pas, mais il se réduit à l’ivresse, qui ne laisse pas quelquefois de lui donner des inspirations dangereuses. L’esprit tend à consumer tout le reste, et il est arrivé que la destruction et la flamme réelle lui obéissent.
J’ai connu de très près ce fanatisme. Il me souvient d’un temps où je méprisais dans les livres tout ce qui n’était pas lecture. Il m’eût suffi de chiffons souillés de têtes de clous34. Je me disais qu’un méchant papier, des caractères écrasés, une mise en page négligée, si toutefois le texte même était fait pour le séduire, devaient contenter un lecteur véritablement spirituel.
Mais les goûts changent, et les dégoûts. Les enfants n’aiment pas les huîtres. Beaucoup de grandes personnes répugnent au lait de nos commencements. Si nous vivions un temps bien plus long que nous n’avons coutume de le faire, nous épuiserions sans aucun doute toutes les combinaisons possibles des attractions et des répulsions de nos sens, nous finirions par avoir brûlé toutes nos idoles, et adoré tous les objets de nos premières antipathies.
Quant à moi, je suis venu insensiblement à ne plus dédaigner le physique des livres. J’admire et je caresse volontiers un de ces volumes de grand prix qui se rangent avec les plus beaux meubles, et les égalent. Mais je ne les aime pas d’un amour de concupiscence. Ce serait chercher à souffrir.
La rareté, non plus, ne me touche excessivement. Elle n’est d’ailleurs, qu’une notion toute abstraite et imaginaire, si ce n’est à l’Hôtel des ventes. Les yeux ne savent pas que tel exemplaire est unique ; le toucher n’en jouit pas singulièrement. Mais je chéris les livres solides et « confortables » comme on les a faits au XVIIe siècle. On trouve assez aisément l’Imitation de Corneille35, les Principes de Descartes, le Discours sur l’histoire universelle36, ou l’Histoire des variations37, en de nobles in-quartos revêtus d’un veau sombre et luisant, noirement et largement imprimés, ornés de fleurons et de culs-de-lampe et pourvus de marges raisonnables. Un auteur ne peut souhaiter d’éditions plus robustes, ni de plus adaptées à ce lecteur très sérieux qu’il doit désirer d’avoir. Bossuet s’inquiétait de l’impression de ses ouvrages ; il ne laissait pas la Veuve Sébastien Mabre-Cramoisy sans recommandations et sans surveillance38. Esther et Athalie exécutées par les soins de Denis Thierry et de Claude Barbin39 dans le format du grand in-quarto, sont aussi de fort belles choses. On ne peut guère malheureusement y songer, ou plutôt, on ne peut guère qu’y songer, car ces pièces, dans l’état que j’ai dit, valaient en 1860 cinq ou six cents francs40 selon un catalogue de cette époque, et j’ai grand’peur qu’elles aient fait depuis comme toutes choses.
Il y a plus pur, toutefois, dans l’ordre de la typographie, et l’extrême du goût me semble avoir été atteint par le Didot qui imprimait à la veille de la Révolution, et par son rival italien, Bodoni de Parme41. L’un et l’autre ont créé des caractères d’une netteté et d’une élégance incomparables. Bodoni a fait un Racine après lequel je soupirerai toujours. Stendhal, qui visita ses ateliers, s’est un peu moqué des recherches de cet artiste du livre42.
Didot l’aîné43 a conçu et réalisé un type qui semble placer hors du temps les textes confiés à ses presses. Lui enjoindre, en termes magnifiques, à raison de la beauté de ses travaux et de l’excellence de son art, d’imprimer aux frais de l’État, les Fables de La Fontaine et d’autres œuvres illustres, fut l’un des derniers actes de l’ancienne monarchie.
Valéry a toujours témoigné le plus grand intérêt pour la diction des vers, dont il s’entretient volontiers, par exemple, avec Claire Croiza pour qui il a récemment écrit la « Lettre à Madame C.44 » ; et c’est tout naturellement de cette question qu’il choisit de parler le 27 mai 1926 lorsque La Revue critique et la « Petite Scène », un théâtre ambulant, donnent un dîner en son honneur. Le discours est immédiatement publié par Émile Chamontin, à Paris, ainsi que par Stols, à Maestricht, et il est repris, toujours en 1926, dans le Petit recueil de paroles de circonstance. Il figure ensuite avec quelques variantes dans trois volumes successifs : Poësie. Essais sur la poëtique et le poëte45 (1928), Pièces sur l’art (1931) et au tome V des Œuvres (1935) qui rassemble des discours, ce qui explique que ces pages y deviennent « Discours de la diction des vers ». Mais seule l’édition Chamontin de 1926, augmentée en 1933 de la « Lettre à Mme C… », donne le texte intégral. Ces nombreuses reprises d’une allocution assez brève ne sont pas sans raison, car c’est la première fois que Valéry, quoique très succinctement, théorise en public sa conception du vers et de la différence qu’il entretient avec la prose. Le 14 novembre 1928, il reviendra sur la diction des vers à l’occasion d’une conférence à l’Université des Annales durant laquelle Claire Croiza dira des poèmes, et qui, elle, demeurera inédite.
Je pouvais m’attendre à bien des énigmes, mais point que l’on me consultât sur une affaire de théâtre46. Je ne crois pas qu’il y ait homme de France moins entendu en ces matières, plus neuf, ni de plus naïf devant les prestiges de la scène, et, du reste, plus aisément ébloui par le moindre talent qui s’y manifeste. Ce que je ne sais pas faire, je l’admire même mal fait. Si je devais ici vous donner à concevoir à quel point m’est prodigieux ce qui se passe sur le théâtre, il me suffirait de vous développer certaines pensées d’autrefois, quand il m’est arrivé de spéculer en manière de jeu sur l’art de la scène47.
Je n’ai point conçu un sujet, et ce ne furent point des caractères ou des situations dramatiques qui me vinrent alors à l’esprit ; et ni l’intrigue, ni le dialogue ne m’ont d’abord préoccupé ; mais je me suis perdu avec plaisir à considérer de plus loin les choses, – de si loin, que je repoussais le vrai théâtre à l’infini ! Il ne vous étonnera pas, Mesdames et Messieurs, que je me sois longuement complu à imaginer une quantité de conditions de forme, un système de contraintes fort serrées, que je déduisais d’une analyse de ma façon, et que j’imposais à des comédies imaginaires et à des tragédies qui ne devaient pas exister. Quelle perversité il faut pour être amateur de ces gênes, et pour en préférer l’invention, peut-être, à des mérites qui pussent être plus sensibles !
Je n’ai pas tardé, vous le pensez bien, à retrouver la loi fameuse des trois unités, et je ne manquai point de l’aggraver avec délices ! Mais enfin, me disais-je, est-il si raisonnable d’opposer ce qu’on nomme la Vie à ces trois vénérables conditions ? Ne voyons-nous pas, hélas ! que la vie, au contraire, la véritable vie, est assujettie, pour exister, à un nombre immense de restrictions obligatoires et d’unités inévitables, auprès desquelles les trois si célèbres, et qui furent si blasphémées, sont peu de chose et des chaînes légères ?
C’est que je suis, de temps à autre, un homme terrible. Je suis parfois celui qui, s’il rencontrait aux enfers l’inventeur du sonnet, lui dirait avec bien du respect (supposé qu’il en reste dans l’autre monde) :
« Mon cher confrère, je vous salue très humblement. Je ne sais ce que valent vos vers que je n’ai point lus, et je parie qu’ils ne valent rien, parce qu’il y a toujours beaucoup à parier que des vers sont mauvais ; mais si mauvais soient-ils, si plats, si insipides, si clairs, si niais, si naïvement formés, qu’ils puissent être, – toutefois je vous place dans mon cœur au-dessus de tous les poètes de la terre et des enfers !… Vous avez inventé une forme, et dans cette forme les plus grands se sont adaptés. »
Mais ceci nous mène trop loin. Faisons évanouir mon théâtre formel, et revenons au vôtre, qui a la vertu d’exister.
Il ne s’agissait heureusement avec vous que d’une consultation toute restreinte sur une question qui, après tout, ne m’était point si étrangère. On se flattait que je pouvais donner quelques sages avis sur la manière de dire les vers, car le dessein était formé de donner Bajazet sur la fin de la dure saison48.
Diverses choses que j’avais dites ou écrites49, ou que l’on pouvait penser que je pensais, m’impliquaient assez naturellement dans l’affaire. Et moi, en vertu de la redoutable fiction de la responsabilité, – qui consiste, en somme, à être considéré sans limite comme ayant voulu, pleinement voulu, – voulu jusqu’à la corde, voulu jusqu’à l’enfer, toutes les conséquences, et surtout les plus imprévues, de ce qu’on n’a voulu naïvement que jusqu’au plaisir, j’ai dû me rendre à l’idée qu’on se faisait de ma compétence. Je n’ai pas allégué ce que je suis, je n’ai pas osé m’abstenir, et c’est pourquoi, tel matin de janvier, payant de ma personne, je dus faire ma partie dans une sorte de concert tenu par des voix.
Comment dire les vers ?
C’est un sujet scabreux que celui-ci. Tout ce qui touche à la poésie est difficile. Tous ceux qui s’en mêlent sont d’une exquise irritabilité. Le mélange inextricable des sentiments de chacun et des exigences communes donne occasion à des dissentiments infinis. Rien de plus naturel que de ne point s’entendre ; le contraire est toujours surprenant. Je crois que l’on ne s’accorde sur rien que par méprise, et que toute harmonie des humains est le fruit heureux d’une erreur.
Pour ne parler que de la diction des vers, il est aisé d’évaluer le nombre infime des chances que l’on a de convenir de la manière de s’y prendre. Songez qu’il y a d’abord, nécessairement, presque autant de dictions différentes qu’il existe ou qu’il a existé de poètes, car chacun fait son ouvrage selon son oreille singulière. Il y a, d’autre part, autant de modes de dire qu’il y a de genres en poésie, et qu’il y a de types ou de mètres différents. Il y a encore une source de variété : il y a autant de dictions que d’interprètes, dont chacun a ses moyens, son timbre de voix, ses réflexes, ses habitudes, ses facilités, ses obstacles et répugnances physiologiques.
Le produit de tous ces facteurs est un nombre admirable de partis possibles et de malentendus, – et je ne parle pas des différences d’exégèse.
Vous savez assez comme il est aisé, par un usage très plausible des variables de la diction, de changer un vers qui semblait beau en vers qui semble atroce ; de sauver au contraire un vers qui est un désastre, en éloignant ou en adoucissant quelque peu les syllabes émises.
En somme, un interprète, selon son intelligence, selon ses intentions, et parfois contre elles, peut opérer des transmutations étonnantes d’euphonie en cacophonie, ou de cacophonie en euphonie. Un poème, comme un morceau de musique, n’offre en soi qu’un texte, qui n’est rigoureusement qu’une sorte de recette ; le cuisinier qui l’exécute a un rôle essentiel. Parler d’un poème en soi, juger un poème en soi, cela n’a point de sens réel et précis. C’est parler d’une chose possible. Le poème est une abstraction, une écriture qui attend, une loi qui ne vit que sur quelque bouche humaine, et cette bouche est ce qu’elle est.
Cependant, comme tout poète se fie nécessairement dans son travail à quelque lecteur idéal qui le serve le mieux du monde, et qui, d’ailleurs, lui ressemble un peu plus qu’un frère50, je m’étais fait quant à moi, pour mon usage personnel, une certaine idée de la diction que je souhaitais, et cette idée toute privée, prenant forme de conseil, se pouvait résumer ainsi : Qu’il ne faut point, dans l’étude d’une pièce de poésie que l’on veut faire entendre, prendre pour origine ou point de départ de sa recherche, le discours ordinaire et la parole courante pour s’élever de cette prose plane jusqu’au ton poétique voulu ; mais au contraire, je pensais qu’il faudrait se fonder sur le chant, se mettre dans l’état du chanteur, accommoder sa voix à la plénitude du son musical, et de là redescendre jusqu’à l’état un peu moins vibrant qui convient aux vers. Il me semblait que ce fût là le seul moyen de préserver l’essence musicale des poèmes. Avant toute chose, bien poser la voix fort loin de la prose, étudier le texte sous le rapport des attaques, des modulations, des tenues qu’il comporte, et réduire peu à peu cette disposition, qu’on aura exagérée au début, jusqu’aux proportions de la poésie.
Ces proportions très délicates par quoi celle-ci se distingue du véritable chant, résultent de l’importance relative du son et du sens dans l’un et l’autre usage de la voix humaine.
L’intention de raccorder la poésie au chant me semble exacte dans son principe et conforme aux origines comme à l’essence de notre art. C’est dans cet esprit que j’ai fait – il y a deux ans – l’expérience d’appeler une cantatrice à étudier avec moi et à dire devant le public des poèmes de Ronsard. Je ne sais si l’événement m’a justifié ; du moins il a tourné à la gloire de Mme Croiza, qui a osé51.
La première condition pour bien dire les vers est d’avoir compris ce qu’ils ne sont pas, et quelle immense différence les sépare du langage ordinaire.
La parole plane et courante, celle qui sert à quelque chose, vole à sa signification, à sa traduction purement mentale, et s’y abolit, et s’y fond, comme un germe dans l’œuf qu’il féconde.
Sa forme, son apparence auditive n’est qu’un relais que brûle l’esprit. Si le ton, si le rythme y paraissent pour le sens, ils n’interviennent que dans l’instant, comme nécessités immédiates, comme auxiliaires de la signification qu’ils transportent, et qui les absorbe aussitôt sans résonances, car elle est leur fin dernière. Mais le vers a pour fin une volupté suivie, et il exige, sous peine de se réduire à un discours bizarrement et inutilement mesuré, une certaine union très intime de la réalité physique du son et des excitations virtuelles du sens. Il demande une sorte d’égalité entre les deux puissances de la parole. Le poète est un politique qui use de deux « majorités »52.
Observons en résumé que les paroles dans le chant tendent à perdre leur importance significative, qu’elles la perdent le plus souvent, tandis qu’à l’autre extrême, dans la prose de l’usage, c’est la valeur musicale qui tend à s’évanouir, – tellement que le chant, d’une part, la prose de l’autre, sont placés comme symétriquement par rapport au vers –, lequel s’établit dans un équilibre admirable et fort délicat entre la force sensuelle et la force intellectuelle du langage53.
Tout ceci est en soi fort simple à concevoir, et n’a contre soi que de mauvaises habitudes et une sorte de tradition mal entendue.
J’en déduisais sans peine une certaine manière de dire les vers, et très particulièrement de dire Racine.
Entre tous les poètes, Racine est celui qui s’apparente le plus directement à la musique proprement dite, – ce Racine de qui les périodes donnent si souvent l’idée des récitatifs à peine un peu moins chantants que ceux des compositions lyriques, – ce Racine de qui Lulli allait si studieusement entendre les tragédies ; et des lignes, des mouvements duquel les belles formes et les purs développements de Gluck semblent des transformations immédiates54.
J’ai donc exposé aux futurs interprètes de Bajazet ces sentiments que je viens de dire sur la déclamation des vers, et je les ai exhortés qu’ils renonçassent à cette tradition que je crois détestable, et qui consiste à sacrifier aux effets directs de la scène toute la partie musicale de la pièce. Cette fâcheuse tradition détruit la continuité, la mélodie infinie qui se remarque si délicieusement dans Racine. Elle fait que l’artiste semble lutter contre les vers, ne les supporter qu’avec peine, les trouver à regret dans un ouvrage qui pourrait s’en passer. On les brise, on les dérobe ; ou, d’autres fois, semble-t-il qu’on n’en retienne que les gênes : on accuse, on exagère les carrures, les supports de l’alexandrin, ses signes conventionnels, qui sont choses très utiles à mon sens, mais qui deviennent des moyens grossiers si la diction ne les enveloppe et ne les revêt de ses grâces.
Je disais donc à nos jeunes Turcs raciniens : « Apprivoisez-vous tout d’abord à la mélodie de ces vers ; considérez de près la structure de ces phrases doublement organisées, dont la syntaxe, d’une part, – la prosodie, de l’autre, composent une substance sonore et spirituelle, engendrent savamment une forme pleine de vie. N’allez pas vous borner à respecter rimes et césures. Sans doute, l’admirable Auteur les a observées ; mais une création musicale ne se réduit pas à une observance, comme jadis trop de personnes l’ont cru, qui ont donné dans la sécheresse, rendu les règles absurdes et suscité en retour de terribles réactions. Mais éprouvez à loisir, écoutez jusqu’aux harmoniques les timbres de Racine, les nuances, les reflets réciproques de ses voyelles, les actes nets et purs, les liens souples de ses consonnes et de leurs ajustements.
« Et donc, et surtout, ne vous hâtez point d’accéder au sens. Approchez-vous de lui sans force, et comme insensiblement. N’arrivez à la tendresse, à la violence, que dans la musique et par elle. Défendez-vous longtemps de souligner des mots ; il n’y a pas encore des mots, il n’y a que des syllabes et des rythmes. Demeurez dans ce pur état musical jusqu’au moment que le sens survenu peu à peu ne pourra plus nuire à la forme de la musique. Vous l’introduirez à la fin comme la suprême nuance qui transfigurera sans l’altérer votre morceau. Mais il faut tout d’abord que vous ayez appris le morceau.
« À la fin, ce moment viendra. Enfin, vous découvrirez votre rôle, et vous vous emploierez à représenter quelque vie. Vous mêlerez à cette musique profondément apprise et ressentie ce qu’il faut d’accents et d’accidents pour qu’elle paraisse jaillir des affections et des passions de quelque être. Vous devrez à présent distinguer entre les vers. Mettez-vous un peu dans l’auteur. Voyez ses objets, ses difficultés, son facile et son difficile. Vos trouverez bientôt qu’il faut distinguer entre les vers. Les uns servent à la pièce même, dont ils sont des membres indispensables ; ils annoncent, provoquent, dénouent les événements ; ils répondent aux questions logiques ; ils permettent de résumer le drame, et sont en quelque sorte, de plain-pied avec la prose. C’est un grand art que d’articuler ces vers nécessaires ; mais l’art de les faire est plus grand. Mais d’autres vers, qui sont toute la poésie de l’ouvrage, chantent, et renferment du poète ce qu’il tient de sa plus profonde nature. Je n’ai pas besoin de vous recommander ces divines parties. »
Telle, sans doute, fut ma petite exhortation. Et cœtera55…
Valéry a entendu pour la première fois la mezzo-soprano Claire Croiza (1882-1946) le 16 juin 1923 dans le salon d’une amie, puis, à la salle Érard, le 14 décembre, où elle chantait trois mélodies composées par Claude Debussy sur des poèmes de Baudelaire. Frappé par son talent, il ne se contente pas de la féliciter, mais l’encourage à la diction des vers, et elle va en effet devenir peu à peu récitante. Après ce concert, il la revoit pour les célébrations du quatrième centenaire de la naissance de Ronsard et, quelques jours avant la conférence qu’il doit donner le 5 janvier 1924 sur « L’esprit de la Pléiade » et qui doit être suivie d’une lecture de poèmes, ils se retrouvent pour des répétitions qui seront suivies d’autres rencontres, pendant bien des années. Lorsque son ami Paul Poujaud56, le 3 mars 1925, organise en l’honneur de la cantatrice, au restaurant Saint-Michel, 2, place Saint-Michel, un dîner auquel il est empêché d’assister, Valéry rédige cette petite lettre que Daniel Halévy publie en 1928 dans un de ses « Cahiers verts » de Grasset et qui figure ensuite dans la première édition des Pièces sur l’art.
D’autres, chère Croiza, célébreront celle qui chante.
Mais moi, que les circonstances éloignent d’un dîner si désirable et si bien imaginé, – je vous dirai quelque autre chose. Laissez l’absent emprunter d’un ami ce qu’il faut de présence et de souffle pour vous faire son compliment.
L’idée depuis longtemps m’était venue de séduire une cantatrice à la poésie. Comment venue, et de quelles réflexions :
La poésie n’est pas la musique ; elle est encore moins le discours. C’est peut-être cet ambigu qui fait sa délicatesse. On peut dire qu’elle va chanter, plus qu’elle ne chante ; et qu’elle va s’expliquer, plus qu’elle ne s’explique. Elle n’ose sonner trop haut, ni parler trop net. Elle ne hante ni les sommets, ni les abîmes de la voix. Elle se contente de ses collines et d’un profil très modéré. Mais par le rythme, les accents et les consonances, faisant ce qu’elle peut, elle essaye de communiquer une vertu quasi musicale à l’expression de certaines pensées. Non de toutes les pensées.
La diction accoutumée part de la prose et se hausse jusqu’au vers. Il lui arrive assez souvent de confondre le ton du drame, ou le mouvement de l’éloquence avec la musique intrinsèque du langage. Alors l’interprète gagne en effets ce que le poème perd en harmonie.
Mais je voulais essayer d’une voix qui descende au contraire de la mélodie pleine et entière des musiciens à notre mélodie de poètes, qui est restreinte et tempérée. J’avais rêvé d’engager à ce mode singulier de se faire entendre une voix assurée de tout son registre, voix bien plus étendue que la voix qui suffit à la poésie : voix savante, vivante, bien plus consciente, plus nette dans ses attaques, plus riche dans ses sonorités, plus attentive aux temps et aux silences, plus marquée dans les changements de ton, que la voix ordinairement prêtée aux œuvres versifiées.
Cette idée vous a rencontrée. Ou plutôt elle s’est heurtée à elle-même sous vos traits, chère Croiza.
Quand donc je vous ai dit :
Vous chantez, j’en suis fort aise !
Eh ! bien, osez maintenant !…
Osez vous mettre aux vers !
Vous m’avez sur-le-champ présenté un visage où la crainte et l’enthousiasme se composaient en un grand désir. Vos regards semblaient dire à la poésie : Tu ne me trouverais pas si je ne t’avais déjà cherchée57 !
Vous souvient-il de nos essais ?
Ronsard ouvert devant nous ; les œuvres de ce Ronsard, qui chantonnait ses vers en s’accompagnant de son luth, nous servirent de sujet d’expériences… Les études ne furent pas longues. Je n’ai jamais vu de plus prompte compréhension du système musical de la poésie. Votre âme, chère et noble artiste, le possédait dans sa puissance. Je vous salue et vous admire. Le feu le plus pur est en vous.
Les droits du poète sur la langue
Lettre adressée à M. Léon Clédat
Directeur de la Revue de Filologie58 Française
C’est ici l’histoire d’une petite querelle littéraire comme l’époque les aimait. Dans une lettre à Paul Souday, le grand chroniqueur du journal Le Temps, André Thérive, qui tient de son côté, aux Nouvelles littéraires, une chronique grammaticale, note qu’un vers de La Jeune Parque – « Délicieux linceuls, mon désordre tiède59 » – suppose que l’adjectif final compte « trois syllabes » – et ajoute que « c’est affreux ». Le 29 juillet 1927, dans « Questions de grammaire », Souday décide de prendre, comme d’habitude, la défense de son ami, et affirme que le poète est simplement « un peu en avance sur l’usage », mais « en accord avec le génie de la langue » car « le mouvement de la langue française va contre la diphtongaison ». Léon Clédat lui répond aussitôt dans sa Revue de philologie française60 par un article intitulé « Paul Souday dogmatise » : il y affirme que « rien n’est plus faux » et ajoute que Valéry a sans doute « prolongé à dessein la durée du mot, voulant, par une sorte d’harmonie imitative, non pas devancer l’usage, qui ne va sûrement pas de ce côté, mais donner une impression de ralenti, d’alanguissement ».
La lecture de cet article entraîne la réponse de Valéry qu’on lira ci-dessous, et qui paraît, datée du 19 novembre 1927, dans la revue l’année suivante61. Elle est précédée d’un chapeau de Léon Clédat intitulé « Les droits du poète sur la langue » et suivie d’un autre article, « L’opinion de M. Meillet », grand linguiste à qui Clédat a soumis la lettre de Valéry pour avoir son avis. Antoine Meillet se montre en fait embarrassé et se contente de suggérer que « les poètes ne s’écartent pas trop de la prononciation courante ». Suivent alors quelques lignes signées « L. C. » où le directeur de la revue, afin de clore le débat, propose que, lorsqu’il s’agit de mots comme « tiède » ou « ciel », on n’aille pas « chicaner les poètes pour quelques diérèses ». Sous le même titre, Les Droits du poète sur la langue, ces divers textes sont repris chez Champion en une plaquette tirée à vingt-neuf exemplaires.
[Monsieur le Doyen62]
Veuillez m’excuser. Je suis excédé d’occupations dont les plus vaines sont les plus urgentes. L’épreuve de la Revue de Filologie est sous ma main, – ou plus exactement, sous un exemplaire de la première édition de votre Dictionnaire. Cet exemplaire ne me quitte pas. Je l’ai singulièrement « exercé » et fatigué pendant la longue élaboration de la « Jeune Parque », travail que j’ai poursuivi – vous ne le croirez pas – avec un souci linguistique de tous les instants63. Je n’imaginais pas d’ailleurs, qu’il me vaudrait, un jour, le plaisir d’en discuter un détail avec un homme du métier, et précisément avec celui auquel je m’adressais si souvent in petto, il y a quinze ans.
Venons au vers incriminé. Il serait doux de s’y attarder et d’épuiser toutes les subtilités qui sont en puissance dans un problème de cette espèce. Mais, je vous l’ai dit, tout mon temps est grevé de niaiseries et je dois me borner à une esquisse de réponse.
Il est exact que j’ai, de ma propre autorité et contre la coutume, opéré la « diérèse » ti-è-de, dans l’intention d’obtenir un certain effet, la symétrie : Déli-ci-eux, – ti-è-de. J’y trouvais une nuance voluptueuse.
Je pense que si le lecteur – quelque lecteur – en ressent l’effet, le poète, ipso facto, est justifié.
Je considère que c’est donc une question de fait, – et en somme, de puissance.
Ingres, parfois, allongeait le col des odalisques. L’anatomiste doit protester, même s’il jouit du dessin. Chacun est dans sa fonction.
D’ailleurs, il paraît qu’il existe un précédent. Je l’ignorais. Thérive le signale chez Vigny64. La même cause a dû produire le même effet.
En somme, si j’impose ti-è-de, si quelques-uns trouvent ti-è-de plus tiède que tiè-de, je n’ai pas à m’inqui-é-ter d’avoir vi-o-lé la loi.
J’observe ici, et en passant, que la prononciation pratique varie selon les régions. Vous le savez mille fois mieux que moi. En ce qui concerne la diphtongaison, j’ai remarqué combien duel est rare en une syllabe. Quant aux mots en tion, sion, ssion, dont la diphtongaison – comme vous le dites très bien – ruinerait une quantité de beaux vers (dans Racine, en particulier) – il m’apparaît que cette manière de les prononcer dépend de l’allongement de la syllabe précédente, allongement qui décroît sensiblement en allant du sud vers le nord. Aux extrêmes, on trouve opposés le na-zione italien et le né-cheun des Anglais ? Cheun est une muette, ou presque.
Quoi qu’il en soit, je suis sensible à l’harmonie de ce vers, qui est dans Esther65 :
La nation chérie a violé sa foi
et il n’y a pas de raison qui m’empêche de l’être.
Restent les questions de l’usage de la langue, et « du mouvement général ».
Quant à l’usage, je distingue nettement entre l’usage général, c’est-à-dire inconscient, et l’usage poétique.
L’usage général n’est soumis qu’à la statistique, – reflet de la moyenne des facilités de prononciation. La langue parlée ordinaire est un instrument pratique. Elle résout à chaque instant des problèmes immédiats. Son office est rempli quand chaque phrase a été entièrement abolie, annulée, remplacée par le sens. La compréhension est son terme.
Mais, au contraire, l’usage poétique est dominé par des conditions personnelles, par un sentiment musical conscient, suivi, maintenu66…
Ces conditions se combinent, d’ailleurs, en général, avec le souci d’observer diverses conventions techniques, dont l’effet est de rappeler à chaque instant au versifiant qu’il ne se meut pas dans le système de la langue vulgaire, mais dans un autre système bien distinct.
Ici le langage n’est plus un acte transitif, un expédient. Il lui est au contraire attribué une valeur propre, qui doit se retrouver intacte, en dépit des opérations de l’intellect sur les propositions données. Le langage poétique doit se conserver soi-même, par soi-même, et demeurer identique, inaltérable par l’acte de l’intelligence qui lui trouve ou lui donne un sens67.
Toute littérature qui a dépassé un certain âge montre une tendance à créer un langage poétique séparé du langage ordinaire, avec un vocabulaire, une syntaxe, des licences et des inhibitions, différents plus ou moins des communs. Le relevé de ces écarts serait très instructif. Cette différenciation est inévitable, puisque les fonctions des mots et des moyens d’expression ne sont pas les mêmes. On pourrait concevoir que le langage poétique se développât au point de constituer un système de notations aussi différent du langage pratique que le sont la langue artificielle de l’algèbre ou celle de la chimie. Le moindre poème contient tous les germes, toutes les indications de ce développement possible. Je ne dis pas qu’il soit souhaitable ou non. Ce jugement n’aurait aucun sens.
Mais il résulte de ces remarques qu’il doit y avoir, – et qu’il y a, – contraste nécessaire, – « constitutionnel » dirais-je, – entre l’écrivain et le linguiste. Celui-ci est par définition, un observateur et un interprète de la statistique. L’écrivain, c’est tout le contraire : il est un écart, un agent d’écarts. Ce qui ne veut point dire que tous les écarts lui sont permis ; mais c’est précisément son affaire, son ambition, que de trouver les écarts qui enrichissent, – ceux qui donnent l’illusion de la puissance, ou de la pureté, ou de la profondeur du langage. Pour agir par le langage, il agit sur le langage. Il exerce sur ce donné une action artificielle – c’est-à-dire voulue, reconnaissable, – et il l’exerce à ses risques et périls. Si le linguiste est comparé à un physicien, l’écrivain se compare à un ingénieur, et c’est pourquoi il lui est bon de consulter la linguistique. Naturæ non imperatur nisi parendo68, – il lui importe d’avoir une idée précise des lois majoritaires du langage, pour les utiliser à ses fins personnelles et accomplir l’œuvre de l’homme qui est toujours d’opposer la nature à la nature.
Quant au « mouvement général de la langue », je ne crois pas du tout qu’il puisse fournir un argument légitime dans un sens ou dans l’autre. Nous voyons qu’elle se meut, mais nous ne savons où elle va. Il y a des tournants, des retours, des mutations assez brusques. Brantôme écrivait et prononçait Asture ce que nous écrivons et prononçons À cette heure69.
Quel état et quel état ! dirait Bossuet70… Parler de ce mouvement pour en déduire un pronostic sur le sort d’un écart donné, c’est faire un pari. Je dois constater à ce sujet que la science du langage a pris, je ne sais pourquoi, une position si partiale dans les questions qui touchent à la littérature. Elle incline à considérer sacrés les résultats moyens de l’action désordonnée de tous !… Mais je dois achever cette lettre trop longue quoique trop courte ; je me suis laissé entraîner par un sujet qui ne me laisse jamais indifférent.
[Veuillez trouver ici, Monsieur le Doyen, avec les excuses d’un hérétique, l’expression de mes sentiments reconnaissants et très dévoués71.]
Cette préface aux poèmes de T’ao Ts’ien72 (365-427) a été rédigée à la demande de leur traducteur, Liang Tsong Taï73 (1903-1983). Arrivé en Europe en 1924, il étudie à Genève et à Paris, et, ainsi que le raconte Valéry, vient bientôt le voir afin de lui montrer ses vers. Le Français se montre séduit par le Chinois, le reçoit de temps en temps et l’introduit dans les salons : en 1932, Liang Tsong Taï regagne la Chine où il deviendra un important poète et traducteur. Avant de figurer, en mai 1930, en tête des poèmes de T’ao Ts’ien publiés par les Éditions Lemarget, la préface paraît en pré-originale dans le numéro de l’hiver 1929 (XXII) de la revue Commerce dont Valéry est l’un des directeurs. Elle est reprise en 1934 dans la seconde édition des Pièces sur l’art.
Le premier de sa race dont j’aie fait la connaissance74, fut Monsieur Liang Tsong Taï. Il parut un matin chez moi, fort jeune et fort élégant. Il parlait un français très net, un peu plus châtié que celui de l’usage.
Monsieur Liang m’entretint de poésie avec une sorte d’enthousiasme. À peine entré dans ce sujet sublime, il cessa de sourire. Il laissa même percer quelque fanatisme. Cette flamme rare me plut. Bientôt mon contentement se fit surprise, sitôt lus, et relus aussitôt, les feuillets que Liang me mit sous les yeux.
C’étaient des vers anglais ; c’étaient des vers français. Les premiers me semblèrent assez bons ; mais je n’osai me prononcer, car je n’osai me croire. Quant aux français, leur qualité était certaine.
À quoi le vîtes-vous ? pensera-t-on.
Dieu sait si mon état m’oblige à regarder des vers ! On m’en adresse chaque jour comme s’il appartenait d’en juger à ceux dont ce fut le travail d’en faire ! Il y eut jadis, sans doute, quelques « vérités » ou principes communs, quelques exigences définies qui s’imposaient assez pour qu’une manière de science des vers existât, permît de trier les poèmes et de conseiller les auteurs. On s’accordait entre soi sur diverses finesses de métier et quelques difficultés cruciales. Il existait une convention pour la connaissance du Bien et du Mal. Mais tous les arts sont libres désormais ; personne n’y est plus expert que quiconque. L’antique distinction du Bien et du Mal est remplacée par ceci : Génie ou non ?
Je n’y vois point d’objection. Mais je trouve assez remarquable qu’une époque dont on peut bien dire qu’elle s’est donné pour souveraine, et presque pour idole, la Technique ; qui se consume à organiser, articuler, rythmer, décomposer et recomposer tous les actes de fabrication ; qui ne parle que de contrôle, de tests, de standards, de spécialités et de spécialistes, – ait, au contraire, dans l’industrie des Lettres et des Beaux-Arts, rejeté toutes méthodes transmissibles, toutes communes mesures, toutes conditions de comparaison universellement consenties. Mais l’art, dans l’opinion des modernes, est si étroitement associé à l’idée fixe de spontanéité, ou à une sorte de spiritualisme révolutionnaire75, qu’un ouvrage qui ne respire je ne sais quoi de rebelle et de factieux est présumé peu intéressant. Ce n’est, au fond, qu’une convention de rupture et d’incommensurabilité qui se substitue aux anciennes, – avec cet avantage sur celles-ci qu’elle est simple et unique.
Cependant la tradition de juger existe encore, au rang de ces coutumes et de ces rites qui survivent à leur vertu. Comment juger sans lois ? – Et ensuite, comment se prononcer sur une œuvre, si l’on répugne à ne fonder son appréciation que sur l’impression d’un moment ? – Il faut donc se faire une règle simple et assez constante, qui ne peut, sans doute, qu’être arbitraire dans son principe, mais qui soit fixe, une fois choisie, – qui s’ajuste à des caractères de l’œuvre existant nécessairement dans toutes les œuvres, et qui réduise le plus possible la part du sentiment personnel.
J’ai adopté le système de considérer sur toute chose, dans les textes qu’il faut bien que je juge76, le langage même, et son harmonie.
Ce n’est pas que je m’inquiète fort de la correction grammaticale toute sèche : orthographe et accords sont des observances de pure vanité, qui n’engagent pas les vrais intérêts du discours et qui n’ont rien à faire avec les valeurs vives de l’esprit. Elles n’importent qu’aux ambitions les plus restreintes. L’orthographe est enfant du hasard ; les accords n’ont rien d’essentiel : divers peuples s’en passent. Mais il existe un sentiment du poids et des puissances des mots, il existe une possession profonde, et comme organique, des fonctions de la syntaxe, un goût de l’enchaînement des formes, de la manœuvre des unités du discours et de la subordination des figures qui le composent : les percevoir dans un texte, c’est y lire un avenir d’écrivain.
Que s’il s’agit d’un poème, la condition musicale est absolue : si l’auteur n’a pas compté avec elle, spéculé sur elle ; si l’on observe que son oreille n’a été que passive, et que les rythmes, les accents et les timbres n’ont pas pris dans la composition du poème une importance substantielle, équivalente à celle du sens, – il faut désespérer de cet homme qui veut chanter sans trop sentir la nécessité de le faire, et dont les mots qu’il offre suggèrent d’autres mots.
Ce système simple permet de conclure assez vite et assez raisonnablement. Si l’on trouve dans un écrit une certaine conscience des ressources de la langue, de ses valeurs et de ses articulations ; si l’on y reconnaît aussi d’heureuses dispositions musicales, on peut penser qu’il y a dans l’auteur assez de sensualité et de force de construction ou de combinaison pour qu’il puisse songer sans démence à se développer en poète.
Je fus étonné, presque intrigué, de remarquer dans les essais de mon jeune Chinois la présence des bons symptômes que je viens d’indiquer. Ses vers étaient positivement meilleurs que la plupart de ceux que l’on me prie ou que l’on me somme de lire. J’y trouvai quelque chose de plus. Ces petites pièces étaient visiblement écrites sous l’influence des poètes français d’il y a quarante ans. Il parut alors, entre le Parnasse et le Symbolisme, une recherche d’accommodement entre la rigueur extrême et l’extrême liberté ; et cet effort de composer l’architectonique des uns avec les musiques des autres conduisit ceux qui s’y complurent à étudier, inventer ou multiplier divers artifices parfois délicieux.
Quoique Chinois, et n’ayant que depuis peu appris notre langage, Monsieur Liang Tsong Taï semblait, dans ses vers et dans ses propos, non seulement instruit, mais friand de ces finesses fort spéciales. Il en usait, il en parlait étrangement bien.
Mais je trouvai bientôt que ma surprise était naïve. Quoique Chinois… Mais non ! Parce qu’il était Chinois, Liang nécessairement devait mieux qu’un Européen, mieux qu’un Français moyen77, voire qu’un bachelier, – soupçonner, pressentir, déceler, tenter de surprendre et de faire siens ces moyens délicats, ces abus très précieux qui transforment le vil langage en matière d’opérations exquises, et en tirent des objets trop purs ou trop délectables ; font d’un mot une pierre rare ; et d’un vers, une structure définitive dont la perfection intrinsèque enferme un éternel événement d’incorruptible volupté.
La race des Chinois est, ou fut, la plus littéraire des races, la seule qui jadis ait osé confier le soin du gouvernement à des lettrés, celle de qui les maîtres se vantaient plus de leur pinceau que de leur sceptre, et plaçaient des poèmes dans leurs trésors.
Je sais bien que les Chinois n’ont pas fait assez de mathématiques ; malheureuse négligence dont ils pâtissent à présent ; et négligence inconcevable, car on ne conçoit guère comment leur esprit étonnamment ingénieux ne s’est pas laissé égarer du côté des nombres et séduire aux symboles. On dirait cependant à considérer certains travaux fort compliqués qu’ils exécutent en ivoire ou en bois très dur, qu’ils aiment à imaginer, et imaginent avec précision, des modèles de continus. Or les complexités de cette espèce intéressent une science encore fort jeune, l’une des branches les plus difficiles de la géométrie78. Mais il n’y eut pas de géomètres chez les Chinois, et leurs intuitions sont demeurées intuitions d’artistes ; elles n’ont pas servi de prétexte et de premier support aux développements logiques d’une pensée abstraite…
Ces réflexions me conduisirent à trouver enfin naturel que Monsieur Liang ait perçu dans notre littérature, presque aussitôt qu’il l’eut connue, ce par quoi elle s’apparente aux créations de l’art le plus subtil et le plus ancien des arts existants. Les Chinois passent pour inventeurs de raffinements de toutes sortes. On dit qu’ils amenuisaient l’amour comme les supplices, et exerçaient la matière morte ou vivante avec la même hardiesse, la même patience et les mêmes curiosités que l’Occident en dépensait sur les idées dans ses déductions et ses analyses.
Un rejeton de cette race a donc de grandes chances pour être sensibilisé bien plus qu’homme d’Europe à l’endroit des recherches de jouissance les plus déliées.
Il me suffit maintenant de suivre un peu plus avant cette pensée pour aboutir au présent ouvrage. L’extrême du raffinement, en tous pays, à toute époque, en arrive toujours à une sorte de suicide : il expire dans le désir d’une suprême simplicité ; mais savante, et comme parfaite simplicité, pareille à la simplicité ruineuse d’un homme très riche qui se vêt, chez le tailleur le plus coûteux, de vêtements dont le prix est imperceptible à première vue, ou qui ne s’alimente que de fruits, que toutefois il cultive à grands frais dans ses campagnes. C’est qu’il y a deux simplicités, l’une primitive, et qui vient du manque ; l’autre, née de l’excès, et par l’abus désabusée. La fameuse simplicité des classiques, leur nudité composée, leur pureté si éloignée de l’innocence ne peuvent jamais paraître qu’après des temps d’abondance désordonnée et d’expériences thésaurisées, à la faveur du dégoût qui émane de trop de richesses et qui inspire de les réduire à leur essence. Dans les ouvrages qui se font alors, on s’abstient de les faire voir ; on préfère montrer ce qu’elles supposent.
Voilà ce que je reconnais dans les poèmes de T’au Yuan Ming, dont Monsieur Liang Tsong Taï nous offre cette aimable traduction ; et voilà ce qui m’engage à rapprocher cet antique poète des classiques anciens et de certains de nos français.
Voyez comme T’au Yuan Ming regarde la « nature ». Il s’y mêle, il en participe ; mais il ne songe pas à épuiser ses sensations. Les classiques ne font pas de ces descriptions qui supposent des yeux spéciaux de peintre, ou qui appellent tout le dictionnaire sur la scène. Un classique, même chinois, répugne à cette inhumanité, quelquefois admirable, qui, de précisions en précisions ou de métaphores en métaphores, parvient à rendre les choses mille fois plus sensibles au lecteur qu’elles ne furent à l’écrivain par elles-mêmes, dans le réel. Ces artistes discrets contemplent les paysages parfois en amoureux, parfois en sages, plus ou moins souriants. Ils se donnent d’autres fois pour amateurs de jardins, ou de pêche, ou de chasse ; ou simplement de fraîcheur et de quiétude. Il en est ainsi des Virgile et des La Fontaine chinois.
T’au Yuan Ming aurait aisément trouvé le frigus opacum, les amica silentia79 ; et quant au sombre plaisir d’un cœur mélancolique80, il ne fait guère autre chose que nous le chanter. Il se peint quelquefois délicieusement soi-même :
Je m’appuie sur la fenêtre, dit-il,
Je contemple dans ma joie mes branches favorites…
L’ombre s’épaissit ; cependant je m’attarde
À caresser le pin solitaire.
Cette caresse va fort loin.
Les poètes, sans doute, perdent presque toute la substance de leur art dans les traductions ; mais je me fie au sens littéraire qui m’a tant surpris et ravi chez Monsieur Liang Tsong Taï pour m’assurer qu’il a tiré pour nous de l’original tout ce que permettait d’en tirer l’immense différence des langages.
Allocution prononcée le 4 janvier 1931
à l’occasion du cinquantenaire des Concerts Lamoureux
Chaque année, de l’automne au printemps, à la fin du XIXe siècle, dans le Cirque d’Été situé aux Champs-Élysées à l’emplacement de l’actuel théâtre Marigny, se donnaient des concerts, et en particulier ceux de Charles Lamoureux (1834-1899) qui avait fondé en 1881 les Nouveaux Concerts, devenus ensuite les Concerts Lamoureux : de nombreux auditeurs y entendirent ou découvrirent Wagner. Valéry y accompagnait volontiers Mallarmé, et ce sont ces souvenirs qu’il évoque ici. Et cependant, pourquoi les dater de 1893 ? Sans doute parce que, comme souvent, sa mémoire le trompe : de novembre 1892 à octobre 1893, il résida certes à Paris auprès de sa mère et de son frère qui préparait l’agrégation de droit, mais c’est au mois de mars 1894 qu’il s’installa pour toujours à Paris, et c’est cette date-là qui importe surtout. Sous le simple titre d’« Allocution », les propos de Valéry sont d’abord publiés dans le numéro XXVI de Commerce (hiver 1930), puis repris dans la seconde édition des Pièces sur l’art en 1934.
M’est-il permis de parler ici ? De déranger les pupitres, d’apparaître au milieu des merveilleuses cordes, des bois suaves, des cuivres tout-puissants, non point pour chanter, mais pour essayer de faire entendre une voix, – ni chantante, ni harmonieuse, et que ne soutient pas la baguette de M. Wolff81 ? Je vous avoue que je suis ému de me trouver tout seul de mon espèce dans cette forêt essentiellement magique, où parmi la ramure diverse des timbres souffle si tendrement ou si violemment le génie.
Comment donc justifier cette rupture de charme que l’on me fait commettre ! Je me sens dans l’état honteux et coupable du monsieur, qui, dans le Cirque d’Été de jadis, survenant pendant l’exécution d’un morceau, voyait avec terreur Lamoureux frapper un coup sec de baguette, cesser de conduire, se tourner lentement vers lui, croiser les bras, et le foudroyer d’un coup de silence subit, absolu, consternant. Cinq cents regards fixés sur lui le réduisaient en cendres.
Comment s’explique donc mon sacrilège, et cette introduction d’un écrivain, et de sa parole plane et pauvre dans le sanctuaire ?
C’est que la dette de la littérature à l’égard de Charles Lamoureux est immense ; et que l’on s’acquitte comme l’on peut.
Observez d’abord que toute histoire littéraire de la fin du XIXe siècle qui ne parlera pas de musique sera une histoire vaine ; une histoire pire qu’incomplète, – inexacte ; pire qu’inexacte, inintelligible. D’ailleurs, toute histoire littéraire, en général, qui ne parle que de littérature est une œuvre aussi infirme que le serait, par exemple, une histoire politique où ne seraient point mentionnés les événements économiques.
Chaque époque a ses grands excitants, ses sujets dominants d’intérêt, et la littérature en est toujours affectée, quoique d’une manière plus ou moins directe.
Or, je vous dis à présent qu’on ne peut rien comprendre au mouvement poétique qui s’est développé depuis 1840 ou 50 jusqu’à nos jours, si le rôle profond et capital que la musique a joué dans cette remarquable transformation n’est pas mis en évidence, élucidé et précisé. L’éducation musicale du public français, – et particulièrement d’un nombre croissant d’écrivains français, a contribué plus que toutes considérations théoriques, à orienter la poésie vers un destin plus pur et à éliminer de ses ouvrages tout ce que la prose peut exactement exprimer82. Comme la musique dans ses débuts, a divisé les impressions de l’ouïe, – rejetant les unes, les bruits, qui ont une sorte de signification, mais qui se combinent mal entre eux ; recueillant, au contraire, les sons, qui ne signifient rien par eux seuls, mais qui se peuvent bien reproduire, et bien combiner, – ainsi la Poésie s’est efforcée, parfois très laborieusement, parfois très dangereusement, – de distinguer (de son mieux) dans le langage, des expressions dans lesquelles le sens, le rythme, les sonorités de la voix, le mouvement s’accordent et se renforcent, tandis qu’elle s’essayait au contraire à proscrire les expressions dans lesquelles le sens est indépendant de la forme musicale, de toute valeur auditive.
Cette sorte de rééducation de la poésie, (considérée dans la période qui va de 1880 à 1900) eut Lamoureux83 et les Concerts Lamoureux pour agents de première importance. Comme Baudelaire eut les Concerts Pasdeloup84, Mallarmé et ses suivants eurent les Concerts Lamoureux.
Charles Lamoureux était tout scrupule, tout zèle, tout rigueur et honnêteté dans son admirable métier, – ce métier, véritablement sacré du chef d’orchestre, qui demande que l’on soit à la fois un critique et un apôtre, un connaisseur et un enchanteur, un capitaine et un virtuose. – Le chef d’orchestre est un étrange soliste, un exécutant complexe, formé de cent vingt exécutants. Monsieur le chef d’orchestre, vous êtes un Monstre de la Fable !…
Lamoureux, par les traits si nobles de sa nature, par son exigence même, par son amour de la perfection et ses scrupules, était bien de cette époque presque religieuse à l’égard du beau, que nous avons vécue au temps de notre jeunesse.
Cette jeunesse voyait dans l’art la seule issue, la seule culture désormais possible, des sentiments les plus élevés. L’acte de l’artiste, l’émotion communiquée par les œuvres lui paraissaient les seuls objets indiscutables d’amour, de travail, de désir, les seuls moyens de rédemption ; en somme, les seules certitudes qui lui fussent immédiates, soustraites à toute atteinte critique, qui donnassent enfin la force de la foi sans exiger aucune croyance.
Or la musique, – et particulièrement, la musique d’orchestre, était, entre tous les arts, le plus propre à imposer, – et même à exaspérer, ce sentiment de certitude et de puissance.
D’ailleurs, dans l’ordre des arts, la grande musique des maîtres modernes figure bien l’analogue des moyens puissants, presque excessifs, que d’autres modernes ont su créer dans l’ordre des entreprises matérielles. Cette grande musique dispose en quelque sorte, d’une énergie esthétique démesurée. Elle joue des profondeurs de la vie, des extrêmes de la passion, imite les combinaisons de la pensée, semble remuer la nature ; agite, apaise, parcourt tout le système des nerfs, – et ceci obtenu par action irrésistible, en quelques instants : parfois, par une seule note. La musique se joue de nous, nous faisant tristes, gais, ivres ou pensifs, nous rendant à son gré plus ardents, plus profonds, plus tendres ou plus forts que jamais hommes ne le furent.
Ainsi que nos machines nous accomplissent des travaux, nous communiquent des vitesses qui excèdent démesurément nos forces propres, – ainsi la grandiose Musique85, – extase, fureurs toujours prêtes à s’emparer de nous, connaissance fictive sans limites, possession presque totale de l’être, – nous offre, nous impose des états à demi mensongers, et cependant plus puissants que la plupart de nos états réels. Nul des autres arts ne peut prétendre à cette souveraineté.
Il n’est donc pas étonnant que cette musique ait pris le caractère d’un culte. À la fois, elle prêchait pour l’art, elle était une expérience qui explorait toute l’étendue de l’être affectif et psychique, – et de plus elle était en soi jouissance supérieure.
À la fois excitation de vie intérieure intense, et communion. Car un millier d’êtres réunis, qui par les mêmes causes, ferment les yeux, subissent le même transport, se sentent seuls avec eux-mêmes, et pourtant identifiés par cette émotion intime avec tant de leurs prochains devenus véritablement leurs semblables, – forment bien la condition religieuse par excellence, l’unité sensible d’une pluralité vivante.
La musique produit artificiellement ce que produisent les grandes joies ou les grandes tristesses publiques, ce que l’on voit dans les jours solennels où les hommes dans la rue se parlent sans se connaître, et pour un peu, s’embrasseraient86…
Eh bien, ce culte, cette fonction sacrée, cet office, c’est au Cirque d’Été, que du temps de ma jeunesse, on le célébrait. De la fin de l’automne à la fin du printemps, le concert Lamoureux était l’événement hebdomadaire, qui sanctifiait les fidèles de l’art, et particulièrement les poètes.
Représentez-vous ce cirque disparu87, ce cirque bondé, gorgé de ce qu’il y avait à Paris de plus élégant, de plus profond, de plus capable d’enthousiasme. Il se dégageait de cette combinaison une chaleur étouffante et très favorable.
Lamoureux paraissait ; toujours digne ; jamais souriant, même sous les bravos. Il montait au pupitre. On eût dit qu’il montait à l’autel, qu’il prenait le pouvoir suprême ; et en vérité, il le prenait, il allait promulguer les lois des dieux de la Musique.
Il levait les bras… C’était suspendre six cents âmes à son geste. Aussitôt l’unisson des respirations et des cœurs se faisait. Le recueillement, la disposition à frémir s’instituaient. Personne n’osait même songer au moindre mouvement, car il y avait, dans cette rotonde du Cirque, deux êtres d’une intolérance totale et presque brutale : l’un, Lamoureux ; l’autre, c’était nous, jeunes gens tassés dans les galeries à deux francs, – fanatiques, et comme tous les purs, prêts à massacrer les indignes dont la chaise grince ou dont le rhume se déclare.
Mais sur une banquette du Promenoir, assis à l’ombre et à l’abri d’un mur d’hommes debout, un auditeur singulier qui, par une faveur insigne, avait ses entrées au Cirque, STÉPHANE MALLARMÉ, – subissait avec ravissement, mais avec cette angélique douleur qui naît des rivalités supérieures88, l’enchantement de Beethoven ou de Wagner. Il protestait dans ses pensées, il déchiffrait aussi en grand artiste du langage ce que les dieux du son pur énonçaient et proféraient à leur manière. Mallarmé sortait des concerts plein d’une sublime jalousie. Il cherchait désespérément à trouver les moyens de reprendre pour notre art ce que la trop puissante Musique lui avait dérobé de merveilles et d’importance89.
Les poètes avec lui quittaient le Cirque éblouis et mortifiés. Mais nous sommes beaux joueurs. Il ne m’en coûte pas du tout de chanter les louanges de la Musique, qui impliquent celles de son admirable serviteur, Charles Lamoureux. N’oublions point que la gloire de tous les arts a l’écrivain pour agent indispensable90. Toutes les trompettes ne sont pas chez vous, Monsieur le chef d’Orchestre !… Que deviendrait le nom d’un Lamoureux, si quelque plume ne l’inscrivait en marge de l’Histoire de la Littérature et de la Musique Françaises ?
C’est à la demande de Madeleine Brisson que Valéry, le 14 janvier 1932, vient devant l’Université des Annales91 prononcer cette nouvelle conférence d’abord intitulée « Comment j’ai écrit Amphion » ; après quoi le mélodrame est donné dans une version de concert dirigée par Robert Sihoan avec Ida Rubinstein dans le rôle d’Amphion et Henri Fabert, de l’Opéra, dans celui d’Apollon. L’« Histoire d’Amphion » paraît dans Conferencia le 5 août, puis se trouve reprise dans la seconde édition de Pièces sur l’art, en 1934. On la lira au tome 2 de cette édition, p. 297-305, où, reprise une nouvelle fois, elle sert de préface à Amphion dans Variété III (1936), en une version très légèrement modifiée, mais aussi un peu augmentée, où Valéry gomme les références trop précises à la représentation du 14 janvier 1932.
Né d’une commande, ce petit texte paraît d’abord en 1929 dans un ouvrage collectif publié par les Éditions du Tambourinaire, De la musique avant toute chose…, qui comprenait en particulier des contributions de Cocteau, Tristan Klingsor et Henri Massis. Il est repris en 1934 dans la seconde édition des Pièces sur l’art.
Nos Beaux-Arts ont été institués, et leurs types comme leurs usages fixés, dans un temps bien distinct du nôtre, par des hommes dont le pouvoir d’action sur les choses était insignifiant auprès de celui que nous possédons. Mais l’étonnant accroissement de nos moyens, la souplesse et la précision qu’ils atteignent, les idées et les habitudes qu’ils introduisent nous assurent de changements prochains et très profonds dans l’antique industrie du Beau. Il y a dans tous les arts une partie physique qui ne peut plus être regardée ni traitée comme naguère, qui ne peut pas être soustraite aux entreprises de la connaissance et de la puissance modernes. Ni la matière, ni l’espace, ni le temps ne sont depuis vingt ans ce qu’ils étaient depuis toujours. Il faut s’attendre que de si grandes nouveautés transforment toute la technique des arts, agissent par là sur l’invention elle-même, aillent peut-être jusqu’à modifier merveilleusement92 la notion même de l’art.
Sans doute ce ne seront d’abord que la reproduction et la transmission des œuvres qui se verront affectées. On saura transporter ou reconstituer en tout lieu le système de sensations, – ou plus exactement, le système d’excitations, – que dispense en un lieu quelconque un objet ou un événement quelconque. Les œuvres acquerront une sorte d’ubiquité. Leur présence immédiate ou leur restitution à toute époque obéiront à notre appel. Elles ne seront plus seulement dans elles-mêmes, mais toutes où quelqu’un sera, et quelque appareil. Elles ne seront plus que des sortes de sources ou des origines, et leurs bienfaits se trouveront ou se retrouveront entiers où l’on voudra. Comme l’eau, comme le gaz, comme le courant électrique viennent de loin dans nos demeures répondre à nos besoins moyennant un effort quasi nul, ainsi serons-nous alimentés d’images visuelles ou auditives, naissant et s’évanouissant au moindre geste, presque à un signe. Comme nous sommes accoutumés, si ce n’est asservis, à recevoir chez nous l’énergie sous diverses espèces, ainsi trouverons-nous fort simple d’y obtenir ou d’y recevoir ces variations ou oscillations très rapides dont les organes de nos sens qui les cueillent et qui les intègrent font tout ce que nous savons. Je ne sais si jamais philosophe a rêvé d’une société pour la distribution de Réalité Sensible à domicile.
La Musique, entre tous les arts, est le plus près d’être transposé dans le mode moderne. Sa nature et la place qu’elle tient dans le monde la désignent pour être modifiée la première dans ses formules de distribution, de reproduction et même de production. Elle est de tous les arts le plus demandé, le plus mêlé à l’existence sociale, le plus proche de la vie dont elle anime, accompagne ou imite le fonctionnement organique. Qu’il s’agisse de la marche ou de la parole, de l’attente ou de l’action, du régime ou des surprises de notre durée, elle sait en ravir, en combiner, en transfigurer les allures et les valeurs sensibles. Elle nous tisse un temps de fausse vie en effleurant les touches de la vraie. On s’accoutume à elle, on s’y adonne aussi délicieusement qu’aux substances justes, puissantes et subtiles que vantait Thomas de Quincey93. Comme elle s’en prend directement à la mécanique affective dont elle joue et qu’elle manœuvre à son gré, elle est universelle par essence ; elle charme, elle fait danser sur toute la terre. Telle que la science, elle devient besoin et denrée internationaux. Cette circonstance, jointe aux récents progrès dans les moyens de transmission, suggérait deux problèmes techniques :
I. – Faire entendre en tout point du globe, dans l’instant même, une œuvre musicale exécutée n’importe où.
II. – En tout point du globe, et à tout moment, restituer à volonté une œuvre musicale.
Ces problèmes sont résolus. Les solutions se font chaque jour plus parfaites.
Nous sommes encore assez loin d’avoir apprivoisé à ce point les phénomènes visibles. La couleur et le relief sont encore assez rebelles. Un soleil qui se couche sur le Pacifique, un Titien qui est à Madrid ne viennent pas encore se peindre sur le mur de notre chambre aussi fortement et trompeusement que nous y recevons une symphonie.
Cela se fera. Peut-être fera-t-on mieux encore, et saura-t-on nous faire voir quelque chose de ce qui est au fond de la mer. Mais quant à l’univers de l’ouïe, les sons, les bruits, les voix, les timbres nous appartiennent désormais. Nous les évoquons quand et où il nous plaît. Naguère, nous ne pouvions jouir de la musique à notre heure même, et selon notre humeur. Notre jouissance devait s’accommoder d’une occasion, d’un lieu, d’une date et d’un programme. Que de coïncidences fallait-il ! C’en est fait à présent d’une servitude si contraire au plaisir, et par là si contraire à la plus exquise intelligence des œuvres. Pouvoir choisir le moment d’une jouissance, la pouvoir goûter quand elle est non seulement désirable par l’esprit, mais exigée et comme déjà ébauchée par l’âme et par l’être, c’est offrir les plus grandes chances aux intentions du compositeur, car c’est permettre à ses créatures de revivre dans un milieu vivant assez peu différent de celui de leur création. Le travail de l’artiste musicien, auteur ou virtuose, trouve dans la musique enregistrée la condition essentielle du rendement esthétique le plus haut.
Il me souvient ici d’une féerie que j’ai vue enfant dans un théâtre étranger94. Ou que je crois d’avoir vue. Dans le palais de l’Enchanteur, les meubles parlaient, chantaient, prenaient à l’action une part poétique et narquoise. Une porte qui s’ouvrait sonnait une grêle ou pompeuse fanfare. On ne s’asseyait sur un pouf, que le pouf accablé ne gémît quelque politesse. Chaque chose effleurée exhalait une mélodie.
J’espère bien que nous n’allons point à cet excès de sonore magie. Déjà l’on ne peut plus manger ni boire dans un café sans être troublés de concerts. Mais il sera merveilleusement doux de pouvoir changer à son gré une heure vide, une éternelle soirée, un dimanche infini, en prestiges, en tendresses, en mouvements spirituels. Il est de maussades journées ; il est des personnes fort seules, et il n’en manque point que l’âge ou l’infirmité enferment avec elles-mêmes qu’elles ne connaissent que trop. Ces vaines et tristes durées, et ces êtres voués aux bâillements et aux mornes pensées, les voici maintenant en possession d’orner ou de passionner leur vacance.
Tels sont les premiers fruits que nous propose l’intimité nouvelle de la Musique avec la Physique, dont l’alliance immémoriale nous avait déjà tant donné. On en verra bien d’autres.
Musée de Montpellier (1891)
Valéry reprend ici, dès la première édition des Pièces sur l’art, un texte vieux de quarante ans, puisque cette « Glose », signée « M. Doris », parut dans Chimère en mars 189295. Le texte a déjà reparu une première fois en janvier 1928 dans la revue Le Voile d’Isis, avec la lettre inédite de février 1892 qui accompagnait le manuscrit adressé à Paul Redonnel, l’ami de Valéry qui dirigeait Chimère. De menues modifications se trouvent apportées à la version originale. Sur le musée Fabre, on lira au tome 3 de cette édition, la préface aux Chefs-d’œuvre du Musée de Montpellier96.
Cristoforo Allori97
Tête d’un page
Vers un occident inconnu la tendre figure est tournée, ornée d’une écume de boucles et de spires d’ambre, ou chevelure dont l’or enfantin s’atténue : il y a deux siècles qu’elle est ondée.
Mais les yeux sont arrêtés fixement sur nous-mêmes, et dans la brume délicate que sera cette peinture demain, ils brilleront solitaires. (Des grands yeux toujours éclairés sous le front pur, pervenche…)
Scintille une bouche en pierrerie, froide et tacite, avec un grain d’ombre parmi les joyaux des deux lèvres. Et plus bas, se forme le pommeau sombre d’une épée, dont jouent avec impuissance les faibles mains invisibles.
L’heure n’est pas encore de s’amuser avec la mort.
Attends que le sourire clair s’envole précieusement, et, bel enfant, que tu voies disparaître la fleur des narines frêles. Ta beauté ne manquera pas à d’autres jeunes figures… Tu deviendras quelque homme. Et toute candeur abolie, misère, tu ne seras plus Adam – mais une triste, individuelle pensée qui regrettera son adolescence gracile, les jeux, la similitude d’un cygne…
Zurbarán
Sainte Alexandrine98
Quel sommeil n’accorde à nos ténèbres intimes de telles apparitions ?
Une rose ! c’est la première lueur parue sur l’ombre adorable.
Elle se figure doucement en cette martyre silencieuse, penchée.
Puis un vif manteau fuit par derrière – l’étoffe baigne dans l’obscurité pour laisser très beau le geste idéal.
Car, issues des folles manches citrines, les mains pieuses conservent le plat d’argent où pâlissent les seins coupés par le bourreau – les seins inutiles qui se fanent.
Et regarde la courbe de ce corps que les robes allongent, des minces cheveux noirs à la pointe délicieuse du pied, il désigne mollement l’absence de tous fruits à la poitrine.
Mais la joie du supplice est dans ce commencement de la pureté : perdre les plus dangereux ornements de l’incarnation, – les seins, les doux seins, faits à l’image de la terre.
189199.
Valéry donne ce petit texte le 4 avril 1923 au journal Le Gaulois à la demande de son directeur Arthur Meyer (1844-1924) qui le connaît depuis la fin de la guerre et sollicite parfois sa collaboration. Repris en plaquette chez Émile-Paul, il reparaît dans Pièces sur l’art dès la première édition de 1931, quelques mois avant que Valéry ne soit nommé membre du Conseil des musées nationaux. Et le 11 janvier 1932, lors de la première séance à laquelle il assiste, le vice-président du Conseil, le grand industriel et mécène Maurice Fenaille, au moment de prononcer son allocution de bienvenue, ne manque pas de le taquiner sur ces pages sévères qui ne lui ont pas échappé. Il n’empêche qu’elles reflètent parfaitement son peu de goût pour les musées, qu’il parcourt toujours rapidement, insoucieux d’une visite exhaustive, mais à la recherche de ce qui va solliciter son attention et la retenir un moment. Ainsi s’atteste une constante réserve à l’égard de l’accumulation des chefs-d’œuvre, et c’est ce qui le conduit aussi bien à ne point trop aimer les villes qui, comme Florence, s’en trouvent à ses yeux surchargées.
Je n’aime pas trop les musées. Il y en a beaucoup d’admirables, il n’en est point de délicieux. Les idées de classement, de conservation et d’utilité publique, qui sont justes et claires, ont peu de rapport avec les délices.
Au premier pas que je fais vers les belles choses, une main m’enlève ma canne, un écrit me défend de fumer.
Déjà glacé par le geste autoritaire et le sentiment de la contrainte, je pénètre dans quelque salle de sculpture où règne une froide confusion. Un buste éblouissant apparaît entre les jambes d’un athlète de bronze. Le calme et les violences, les niaiseries, les sourires, les contractures, les équilibres les plus critiques me composent une impression insupportable. Je suis dans un tumulte de créatures congelées, dont chacune exige, sans l’obtenir, l’inexistence de toutes les autres. Et je ne parle pas du chaos de toutes ces grandeurs sans mesure commune, du mélange inexplicable des nains et des géants, ni même de ce raccourci de l’évolution que nous offre une telle assemblée d’êtres parfaits et d’inachevés, de mutilés et de restaurés, de monstres et de messieurs…
L’âme prête à toutes les peines, je m’avance dans la peinture. Devant moi se développe dans le silence un étrange désordre organisé. Je suis saisi d’une horreur sacrée100. Mon pas se fait pieux. Ma voix change et s’établit un peu plus haute qu’à l’église, mais un peu moins forte qu’elle ne sonne dans l’ordinaire de la vie. Bientôt, je ne sais plus ce que je suis venu faire dans ces solitudes cirées, qui tiennent du temple et du salon, du cimetière et de l’école… Suis-je venu m’instruire, ou chercher mon enchantement, ou bien remplir un devoir et satisfaire aux convenances ? Ou encore, ne serait-ce point un exercice d’espèce particulière que cette promenade bizarrement entravée par des beautés, et déviée à chaque instant par ces chefs-d’œuvre de droite et de gauche, entre lesquels il faut se conduire comme un ivrogne entre les comptoirs ?
La tristesse, l’ennui, l’admiration, le beau temps qu’il faisait dehors, les reproches de ma conscience, la terrible sensation du grand nombre des grands artistes marchent avec moi.
Je me sens devenir affreusement sincère. Quelle fatigue, me dis-je, quelle barbarie ! Tout ceci est inhumain. Tout ceci n’est point pur. C’est un paradoxe que ce rapprochement de merveilles indépendantes mais adverses, et même qui sont le plus ennemies l’une de l’autre, quand elles se ressemblent le plus.
Une civilisation ni voluptueuse, ni raisonnable peut seule avoir édifié cette maison de l’incohérence. Je ne sais quoi d’insensé résulte de ce voisinage de visions mortes. Elles se jalousent et se disputent le regard qui leur apporte l’existence. Elles appellent de toutes parts mon indivisible attention ; elles affolent le point vivant qui entraîne toute la machine du corps vers ce qui l’attire…
L’oreille ne supporterait pas d’entendre dix orchestres à la fois. L’esprit ne peut ni suivre, ni conduire plusieurs opérations distinctes, et il n’y a pas de raisonnements simultanés. Mais l’œil, dans l’ouverture de son angle mobile et dans l’instant de sa perception, se trouve obligé d’admettre un portrait et une marine, une cuisine et un triomphe, des personnages dans les états et les dimensions les plus différents ; et davantage, il doit accueillir dans le même regard des harmonies et des manières de peindre incomparables entre elles.
Comme le sens de la vue se trouve violenté par cet abus de l’espace que constitue une collection, ainsi l’intelligence n’est pas moins offensée par une étroite réunion d’œuvres importantes. Plus elles sont belles, plus elles sont des effets exceptionnels de l’ambition humaine, plus doivent-elles être distinctes. Elles sont des objets rares dont les auteurs auraient bien voulu qu’ils fussent uniques. Ce tableau, dit-on quelquefois, TUE tous les autres autour de lui…
Je crois bien que l’Égypte, ni la Chine, ni la Grèce, qui furent sages et raffinées, n’ont connu ce système de juxtaposer des productions qui se dévorent l’une l’autre. Elles ne rangeaient pas des unités de plaisir incompatibles sous des numéros matricules, et selon des principes abstraits.
Mais notre héritage est écrasant. L’homme moderne, comme il est exténué par l’énormité de ses moyens techniques, est appauvri par l’excès même de ses richesses. Le mécanisme des dons et des legs, – la continuité de la production et des achats, – et cette autre cause d’accroissement qui tient aux variations de la mode et du goût, à leurs retours vers des ouvrages que l’on avait dédaignés, concourent sans relâche à l’accumulation d’un capital excessif et donc inutilisable.
Le musée exerce une attraction constante sur tout ce que font les hommes. L’homme qui crée, l’homme qui meurt, l’alimentent. Tout finit sur le mur ou dans la vitrine… Je songe invinciblement à la banque des jeux qui gagne à tous les coups.
Mais le pouvoir de se servir de ces ressources toujours plus grandes est bien loin de croître avec elles. Nos trésors nous accablent et nous étourdissent. La nécessité de les concentrer dans une demeure en exagère l’effet stupéfiant et triste. Si vaste soit le palais, si apte, si bien ordonné soit-il, nous nous trouvons toujours un peu perdus et désolés dans ces galeries, seuls contre tant d’art. La production de ce millier d’heures que tant de maîtres ont consumées à dessiner et à peindre agit en quelques moments sur nos sens et sur notre esprit, et ces heures elles-mêmes furent des heures toutes chargées d’années de recherches, d’expérience, d’attention, de génie !… Nous devons fatalement succomber. Que faire ? Nous devenons superficiels.
Ou bien, nous nous faisons érudits. En matière d’art, l’érudition est une sorte de défaite : elle éclaire ce qui n’est point le plus délicat, elle approfondit ce qui n’est point essentiel. Elle substitue ses hypothèses à la sensation, sa mémoire prodigieuse à la présence de la merveille ; et elle annexe au musée immense une bibliothèque illimitée. Vénus changée en document101.
Je sors la tête rompue, les jambes chancelantes, de ce temple des plus nobles voluptés. L’extrême fatigue, parfois, s’accompagne d’une activité presque douloureuse de l’esprit. Le magnifique chaos du musée me suit et se combine au mouvement de la vivante rue. Mon malaise cherche sa cause. Il remarque ou il invente, – je ne sais quelle relation entre cette confusion qui l’obsède et l’état tourmenté des arts de notre temps.
Nous sommes, et nous nous mouvons dans le même vertige du mélange, dont nous infligeons le supplice à l’art du passé.
Je perçois tout à coup une vague clarté. Une réponse s’essaye en moi, se détache peu à peu de mes impressions, et demande à se prononcer. Peinture et Sculpture, me dit le démon de l’Explication, ce sont des enfants abandonnés. Leur mère est morte, leur mère Architecture. Tant qu’elle vivait, elle leur donnait leur place, leur emploi, leurs contraintes. La liberté d’errer leur était refusée. Ils avaient leur espace, leur lumière bien définie, leurs sujets, leurs alliances… Tant qu’elle vivait, ils savaient ce qu’ils voulaient…
— Adieu, me dit cette pensée, je n’irai pas plus loin.
Ces quelques pages ont d’abord servi de préface au livre accompagné d’illustrations, Les Fresques de Paul Véronèse et de ses disciples, qu’a fait paraître en 1928, aux Éditions Marcel Seheur, Georges Loukomski (1884-1952), peintre et dessinateur d’origine russe, mais aussi critique et historien d’art. Elles sont reprises dans Pièces sur l’art dès la première édition de 1931.
Les artistes d’aujourd’hui ont leurs mérites ; mais il faut bien confesser qu’ils n’affrontent guère les grandes œuvres ; qu’ils ne sont pas à l’aise devant les problèmes de la composition ; qu’ils n’aiment point d’inventer. S’ils inventent, ils succombent trop souvent dans le détail ; s’ils n’inventent pas, ils sont incapables d’ensembles. Le morceau les absorbe : ce devrait être le contraire.
Notre art ne semble plus créer que par exhaustion. Il se réfugie dans des expériences dont la somme est encore à faire.
Rien ne semble donc plus loin de lui, rien peut-être de quoi nous soyons moins capables, que ces vastes entreprises décoratives à la fois libres et savantes comme celles qui se voient dans les villas de la Vénétie.
De tels travaux qui appartiennent à l’âge épique de la peinture exigent une réunion de conditions qui est plus que rare de nos jours : ils supposent dans l’artiste une science complète de son art, devenue en lui une seconde nature. L’extrême de la virtuosité lui est indispensable. Il faut, d’autre part, pour offrir à cette technique incarnée le lieu et les moyens de montrer ce qu’elle est, que les circonstances sociales admettent et conservent une aristocratie à qui ne manquent les richesses ni le goût, et qui se sente le courage de son faste.
Dans le temps que ces conditions se rencontraient naquit tout un art de la surabondance. Rubens en fut sans doute le héros le plus retentissant102 ; mais dans la campagne arrosée par la Brenta, sur les plafonds et les murs des célèbres villas palladiennes103, Véronèse et ses élèves avaient déjà déployé leurs talents extraordinaires.
Tandis que l’exécution d’un simple et solitaire art « nu », d’un paysage ou d’une nature morte semble suffire à épuiser les ambitions, sinon les puissances, de la peinture de notre époque, ces êtres étonnants prodiguaient les êtres. Les nus par dizaines de groupes, les pays, les fabriques, les animaux les plus divers, et en fait de natures mortes, des monceaux de fleurs et de fruits, les amas d’instruments, d’armes… Ils combinaient tout ce personnel et ce matériel en de vives et sonores compositions, se dépensaient en dieux, en nymphes, en héros, en décors d’une noble facilité et d’une ingéniosité prodigieuse.
Mais encore, ils réalisaient ces exploits au moyen du plus téméraire des moyens. Ils usaient du métier sans recours, qui n’admet ni la retouche, ni le repentir, ni l’hésitation, ni même la patience, qui exclut le calque et le temps, et qui subordonne étrangement l’acte aventureux de l’artiste aux actes mécaniques du maçon dont la truelle plaque et étale, de proche en proche, devant le pinceau prêt à peindre, une portion restreinte de la surface à faire vivre !
La fresque exige l’improvisation. L’improvisation requiert sur toute chose une possession intime, une présence prochaine et imminente des ressources et des solutions les plus heureuses, une mémoire immédiate des formes possibles.
Qu’il s’agisse de perspective ou d’anatomie, de la science des contrastes colorés ou des masses, et du clair-obscur, aucune difficulté locale ne doit arrêter le mouvement du créateur, embarrasser sa manœuvre pendant qu’il développe son dessin et qu’il couvre progressivement le champ de l’enduit frais, envahissant et peuplant peu à peu le vide.
Les dons admirables de Paul Véronèse se sont exercés avec une générosité particulière dans la décoration des villas bâties pour d’opulents patriciens par les Palladio et les Sansovino104. Les Sages de la République savaient offrir à l’imagination des artistes une hospitalité libre et magnifique. Ils se plaisaient à voir naître autour d’eux un monde carnavalesque et mythique, et à recevoir du ciel entr’ouvert toute la troupe des déités olympiennes comme ils eussent vu descendre chez eux un brillant cortège d’invités de marque.
Un bel excès de fantaisie et de maîtrise engageait l’artiste déchaîné à pousser jusqu’au trompe-l’œil la ressemblance des corps et des choses. Ce réalisme burlesque, ce mélange de poésie et de supercherie, savant abus de l’illusion projective, sont exclus de l’art pur. Mais ils sont ici des amusements à la campagne, des divertissements qui se conçoivent exécutés pour le plaisir d’un grand seigneur de l’État par un grand seigneur de la Peinture, en vue de l’ornement d’une demeure d’été.
La vie réelle, dans ces salons peuplés d’inventions merveilleusement réalisées, devait se paraître à soi-même une comédie un peu trop simple offerte par les mortels aux immortels, par les objets aux simulacres, par l’existence réelle aux prestiges d’un opéra.
La peinture effrénée raille l’architecture, l’épouse, la trahit, la souligne et la bouleverse, en débauche brusquement les moyens. Elle joue avec la pesanteur, la solidité, les résistances. Elle se gausse du constructeur comme un prestidigitateur mystifierait un physicien. Les plafonds se déchirent, laissant les cieux et les dieux apparaître dans leur gloire. Les statues risquent hors de la verticale de leurs appuis, le centre de leur gravité. Une blanche Vénus balance une jambe divine dans le vide de la salle dont elle habite une corniche. Au niveau des humains véritables, un jeune homme sans âme se montre sur le seuil d’une porte fictive, dont une main de laquais inexistant lui soulève la tenture.
Tels sont les jeux de Véronèse fresquiste.
Hélas, je ne les connais que de fort loin !
Les jeux d’un maître ne sont jamais sans conséquences. Des inventions de Véronèse procède tout un mode de décoration par le paysage. Du milieu du XVIe siècle au commencement du XIXe, le paysage est traité en Italie et en France dans un style essentiellement théâtral. Nicolas Poussin dispose de nobles décors pour tragédies. Claude Lorrain, sur les rives de la mer, dresse les palais des Didon, place au fond de la scène, sur l’onde illuminée, les escadres dorées du fabuleux Énée105. Watteau recherche dans les parcs des effets de féeries et de tableaux fondants.
Canaletto établit ses Venise comme un arrière-plan aux comédies de Goldoni ; et Guardi peuple de délicieux fantoches les perspectives minuscules d’une ville en perpétuel carnaval106.
Mais plus directement issus des paysages de l’École du Véronèse des villas, Gaspard Poussin107, plus tard Piranese, Hubert Robert, Joseph Vernet, et une quantité d’artistes moindres conservent et multiplient ce genre large, lyrique, résolument conventionnel d’accommoder les aspects de la campagne à la décoration des intérieurs. À la longue le système s’épuisa. Ces temples, ces rochers, ces sites s’affadirent. Le temps changea de goût, chercha le vrai… Il n’a que deux cordes à son arc.