La Jeune Parque

Vers la fin de 1912, alors que, sollicité par Gide depuis deux ans, Valéry a le projet de réunir ses vers de jeunesse pour les Éditions de La NRF1, il relit « Hélène, la reine triste » qui avait été publié dans Chimère en 1891, puis repris dans La Conque, et l’idée, insensiblement, se fait jour qu’il pourrait ajouter un nouveau poème à ceux qu’il est en train de réunir. Ce n’est d’abord qu’un prénom qu’il reprend et, en haut d’une page de cahier de brouillon, il écrit : « Hélène belle pour les autres. » À quoi songe-t-il ? Il ne sait trop, mais le motif de la grotte marine qu’avait accueilli le poème de 1891 – « Azur ! c’est moi… Je viens des grottes de la mort / Entendre l’onde se rompre aux degrés sonores2 » –, ce motif fait retour dans un vers à peine ébauché : « À peine je sors de la grotte, même morte ». Et surtout cette première page de cahier porte un vers isolé : « Qui pleure là, sinon le vent simple à cette heure ? » Il avait d’abord commencé par écrire « Qui pleure encor », puis aussitôt rayé l’adverbe, remplacé, au-dessus, par « là » : une simple retouche a suffi pour que naisse cette question de l’identité qui va être au cœur du poème où la Parque plus tard se demandera aussi : « Qui s’aliène ?… Qui s’envole ?… Qui se vautre3 ?… » Ce vers restera toujours l’incipit, et s’il donne d’emblée sa tonalité au poème où va longuement se moduler la voix de cette Parque qui est à maints égards un autre Narcisse – au tout premier jour Valéry a également écrit : « Si je me vois au miroir, des larmes me viennent, d’où4 ? » –, il le leste aussi secrètement d’une charge intime car la montée des larmes, depuis toujours, est pour lui le signe de l’émotion pure, et il avait, dès 1892, consigné pour lui-même : « La montée des larmes. Mouvement de ces larmes5. »

Deux autres vers s’ébauchent, isolés eux aussi, mais destinés à prendre place beaucoup plus loin dans l’économie finale du poème : « Ourdir de bruits marins une confuse trame / Mélange de la lame en ruine et de rame6. » Quelque chose est en train de naître, un poème sans nom ni sujet, dont simplement il jette sur le papier quelques vers plus ou moins complets dont il ne sait guère ce qu’ils deviendront. L’écriture néanmoins progresse, et l’idée s’impose assez vite d’une pièce d’une quarantaine de vers qu’il ajouterait au petit volume de La NRF qu’il envisage alors. Le sujet de cette œuvre nouvelle reste toujours vague, mais, en revanche, il a une idée très précise de la forme qu’il veut lui donner : « une sorte de récitatif d’opéra à la Gluck », dira-t-il plus tard à Albert Mockel, « presque une seule phrase, longue, et pour contralto7 » – ce contralto qui est la voix d’Orphée à l’opéra. Mais, au récitatif, un autre modèle s’ajoute : celui de la Prière d’Esther et du Songe d’Athalie ; il les a souvent fait réciter à ses enfants, et du coup il occupe parfois ses soirées à relire Racine qu’il n’avait pas rouvert depuis l’école8. À l’été de 1913, des éléments définitifs du poème sont déjà apparus, par exemple le motif du serpent que le prélude accueillera, et près de soixante-dix vers ont été écrits, qui donnent à cette toute première ébauche l’allure d’un drame de l’esprit, mais un drame encore bien abstrait, et qui doit beaucoup à Agathe qu’il relit à ce moment-là puisqu’il songe à en faire « l’intérieur de la nuit de M. Teste9 » si l’on réédite aussi la Soirée. C’est ainsi que sont déjà écrits les vers qui trouveront leur place dans le dernier tiers du poème, vers admirables qu’il dira plus tard préférer et qui se rapprochent le plus du récitatif auquel il rêve de parvenir :

Mais, alors qu’il comptait profiter de la tranquillité de ses vacances à Perros-Guirec, où il séjourne du 12 au 31 juillet, pour reprendre le poème, l’écriture s’enlise. Néanmoins, le séjour n’aura pas été totalement perdu car depuis la pointe du Château qui fait face à la baie et où se trouve la maison de Maurice Denis qu’il rencontre de temps en temps, on aperçoit clairement sept îles, et tout porte à croire que c’est d’elles que Valéry se souviendra bientôt lorsqu’il fera dire à la Parque saluant le jour naissant :

Îles !… Ruches bientôt, quand la flamme première

Fera que votre roche, îles que je prédis,

Ressente en rougissant de puissants paradis11.

À son retour de Bretagne, en tout cas, la lassitude est telle qu’il décide d’abandonner son poème, et c’est sur le mode de la nostalgie qu’il note dans les Cahiers : « Oh ! faire une phrase longue en vers avec le modelé de la musique à inflexions suivant à la trace les changements de l’être voilé, sans arrêt du mouvement jusqu’à la fin, comprenant surprises, éveils, retours, reprises, – tableau de la pensée même quel que soit l’objet12. » La Parque va rester en jachère jusqu’à la fin de 1914, et la guerre infléchit le projet, ou bien plutôt lui donne un nouveau sens : si au commencement, le poème avait été pour Valéry l’occasion de jeter un dernier pont vers sa jeunesse lointaine, c’est maintenant une manière de tourner le dos au drame des combats où, en raison de son âge, il lui a été refusé de s’engager, d’œuvrer contre la barbarie présente, et de laisser peut-être un ultime monument d’une civilisation qui s’effondre. Pour Valéry qui est l’homme des commencements – comme l’attestent les notes matinales des Cahiers toujours reprises à nouveaux frais – et se montre ordinairement si peu capable de maintenir constante la tension nécessaire à une œuvre de longue haleine, cette énergie du désespoir est devenue celle de l’écriture même, et il confiera plus tard à Albert Mockel, dans cette même lettre que j’ai déjà citée : « Je me flattais parfois en essayant de me faire croire qu’il fallait au moins travailler pour notre langage, à défaut de combattre pour notre terre ; dresser à cette langue un petit monument peut-être funéraire, fait de mots les plus purs et de ses formes les plus nobles, – un petit tombeau sans date, – sur les bords menaçants de l’Océan du Charabia13… » S’il ignore encore ce que sera la signification de son poème, il sait en revanche, maintenant, son sens profond : ce sera un tombeau de la langue française. Et la mort faufile ce poème écrit contre l’angoisse que la guerre, chaque jour, nourrit et entretient en lui.

Ainsi se ménage une manière de repli, et, se rappelant cette époque, il dira plus tard dans Mélange : « Je me fis une poésie privée d’espoir, qui n’avait d’autre fin, et presque d’autre loi, que de m’instituer une manière de vivre avec moi, pendant une partie de mes journées. Je n’y concevais pas de terme, et j’y mettais assez de conditions pour y trouver matière à un travail illimité14. » Désormais, à l’aurore, c’est la future Parque, et non les Cahiers, qui occupe parfois ses toutes premières heures ; inlassablement, il recherche la continuité de l’harmonie, le savant legato d’une syntaxe qui devra épouser la voix, il dresse des palettes de mots et s’attache à la détermination précise de chacun ; il garde à portée de la main le Dictionnaire étymologique de la langue française de Léon Clédat dont il a acheté la réédition de 1913, et le consulte souvent. Sur le papier, il jette des alexandrins dont parfois seules les rimes seront maintenues, rature, et reprend sans cesse les mêmes vers jusqu’à l’achèvement convoité. Comme toujours, il travaille par fragments qu’il tentera de jointoyer plus tard selon le sens qu’il cherche à donner au poème et, de temps en temps, tape à la machine une mise au net. Un canevas en prose du mouvement de l’« Harmonieuse moi15 » est désormais prêt, et quatorze vers vont s’écrire d’après lui.

La première idée d’un poème assez court est maintenant oubliée, et à la fin de 1915, plus de deux cents vers auront été écrits. Mais le titre reste incertain, et Valéry en envisage plusieurs, parfois un peu trop lestés de mythologie : Divinité du Styx – au pluriel, c’est le titre d’un air célèbre de l’opéra de Gluck Alceste, chanté par une soprano – La Stygienne, La Jeune Parque (de soi-même), La Seule Parque… Pour le reste, il ne songe toujours pas à en faire une œuvre séparée : une fois achevé, il est prévu que le poème prenne place à côté des plus anciennes pièces qu’il remanie dans le même temps. Mais ce qui l’intéresse désormais, ce n’est plus la publication attendue par Gide : c’est le travail du poème, et son ami Pierre Louÿs, poète lui-même, le suit pas à pas. Jusqu’à l’achèvement de la Parque, les deux hommes vont échanger plus de cent lettres : à la demande de Valéry, Louÿs, critique très aigu, formule ici ou là quelques réserves, met le doigt « sur les petits cadavres dorés qui puent parmi les hémistiches16 », mais surtout multiplie les éloges et inlassablement encourage son ami. En même temps, bien sûr, Valéry tient Gide au courant de l’avancement du poème qu’il lui doit, et à Gallimard qui s’impatiente un peu il écrit vers la fin de février 1916 : « Oui, je me déciderais, pour en finir, à donner dans son état, en fin de volume, avec lacunes, amorces, absences, le poème monstrueux dont il [Gide] vous a parlé, si ce poème seul était à me retarder. Mais j’ai encore deux ou trois pièces qui sont précisément au même point17. »

Dans le chantier poétique ouvert depuis plus de trois ans, le poème, ainsi, n’est encore qu’un texte parmi d’autres, et il lui arrive fréquemment de travailler simultanément à différentes pièces. Mais au printemps, il ne s’agit plus d’en finir au plus vite et de se débarrasser de l’affaire en livrant les fragments inachevés ; le poème s’étoffe, puis, le 25 juin, de nouveau tenté d’abandonner, il confie à Louÿs : « Et ce sacré poème qui ne veut pas finir m’est insupportable. » Quant au titre, il demeure toujours incertain et, le lendemain, son ami lui offre celui de Psyché que lui-même songeait à donner au roman qu’il ne finit pas. Naturellement, le geste émeut Valéry, mais ce ne sera ni Psyché qui évoque un peu trop La Fontaine, ni La Jeune Pensive à quoi il songe durant l’été et qui fait trop visiblement signe, cette fois, vers « La jeune captive » de Chénier. Il se remet néanmoins au travail et esquisse le finale, mais après avoir songé à refermer le monologue sur la tentation du suicide qui, liée au motif initial de la larme – « Le sais-je maintenant qui pleure désunie18 » –, eût permis de construire une architecture circulaire, il se décide à reconduire la Parque vers la sensualité du monde. Puis à l’automne, il introduit le motif du printemps19 afin d’atténuer la rigueur parfois bien abstraite de ces vers.

Depuis quelques semaines, le poème s’est accru de près de deux cents alexandrins, et l’évidence du chef-d’œuvre s’impose assez pour que Louÿs supplie son ami de le publier séparément. Valéry, dès le mois de juin, y avait songé, et sur un feuillet figuraient des esquisses de maquette. Le poème en tout cas progresse rapidement et, en ce même mois de juin, d’ailleurs, ainsi qu’il le confie à Louÿs le 27, trois vers lui étaient venus subitement dans la rue et, après les avoir placés dans le développement de l’invocation aux îles, il les retravaille et en retient deux sur lesquels se referme le finale :

Si Valéry, souvent, a ainsi déplacé et réécrit tant de vers, s’il a, depuis de longs mois, essayé aussi d’innombrables variantes, ce sont surtout les raccords qui lui ont le plus coûté et, le 22 mai 1917, à l’adresse d’André Fontainas, il comparera l’écriture de la Parque, où la matière, c’est-à-dire le langage, doit être constamment solidaire de la forme musicale convoitée, à la « croissance naturelle d’une fleur artificielle ». Maintenant qu’il s’agit de définitivement jointoyer les fragments tout en respectant la coloration et le thème de chacun, mais tout en préparant aussi la suite selon un parfait legato, la tâche lui paraît parfois infinie.

En janvier 1917, le poème néanmoins est quasiment achevé, mais d’ultimes décisions restent à prendre. Il s’agit d’abord de trouver un titre, et sa vieille passion montpelliéraine pour l’observation des étoiles lui fait vaguement songer à Vega ou bien Bételgeuse21, mais il ne s’y arrête guère et demande à Louÿs de chercher dans des livres de mythologie quelque nom dont la sonorité soit harmonieuse, sans suggérer de référence trop précise. Le 12 janvier, son ami lui propose Illa – c’est-à-dire Elle, ou bien Celle-là –, mais il ne veut pas de mots latins. La seconde décision est bien plus délicate puisqu’elle concerne la dédicace. Dès 1913, il s’était résolu à inscrire en tête le nom de Gide qui est à l’origine du poème, mais de son côté Pierre Louÿs a suivi la Parque pas à pas et multiplié les encouragements : sans son soutien, d’ailleurs, peut-être l’œuvre n’eût-elle jamais été achevée. Valéry maintiendra néanmoins la dédicace à Gide, et Louÿs en sera secrètement froissé. Finalement, bien que plusieurs corrections lui paraissent encore nécessaires, il songe à porter son poème aux Éditions de La NRF, et le 22 janvier 1917, Pierre Louÿs vient lui rendre visite pour une dernière mise au point – et qui concerne encore le titre. Il propose Île, mais maintenant que le poème a pris sa signification définitive – « la peinture d’une suite de substitutions psychologiques, et en somme le changement d’une conscience pendant la durée d’une nuit22 » –, le mot renvoie trop au dehors, et en même temps contresigne à l’excès une insularité qui n’est pas le tout du poème. Et puis, c’est un titre bien bref. De son côté, La Jeune Parque est un peu trop mythologique et sans doute trop classique : c’est le titre qui sera pourtant retenu faute de mieux.

Son poème achevé et tout juste paru, Valéry écrit le 22 mai 1917 à André Fontainas : « Qui saura me lire, lira une autobiographie dans la forme. » Au début du mois de juin, il note de même dans ses Cahiers que « la forme de ce chant est une auto-biographie23 » et, le 14 juin, une nouvelle fois encore, confie pareillement à Gide qu’il a trouvé « dans le poème fini quelque air d’… auto-biographie », avant de préciser : « intellectuelle, s’entend ». Énigmatique, la formule a été très souvent glosée, mais il y a dans cette répétition quelque chose comme une dénégation, car elle s’éclaire de ce qu’il ajoute aussitôt à l’adresse de Fontainas : « Le fond importe peu. Lieux communs. » En privilégiant ouvertement la forme aux dépens du fond, il reconduit sans doute l’idée qui lui est chère que le sujet d’un poème importe peu, mais surtout il choisit de voiler – et d’ailleurs de se voiler à ses propres yeux – à quel point ce poème qui comme toujours chez lui refoule secrètement l’intime, est cependant tissé de thèmes qui lui sont propres et, quoi qu’en dise Valéry, échappent au lieu commun, puisqu’on retrouve ici des états d’existence comme on en découvre dans les poèmes en prose des Cahiers où se découvre une dimension toute personnelle24. C’est le cas de la montée des larmes, on l’a vu, de la dimension létale du sommeil, mais aussi de la question de l’identité dont la quête se renouvelle dans le fréquent dédoublement de soi à soi qui était déjà celui de Teste – « Je suis étant, et me voyant » – ou le drame intérieur de l’esprit qui est au cœur d’Agathe. Et si la Parque se confie : « Je sais… Ma lassitude est parfois un théâtre25 », Valéry, au sujet de Descartes, dira vingt ans plus tard que « la vie de l’intelligence constitue un univers lyrique incomparable, un drame complet26 ». Sur un exemplaire de l’édition de 1925 illustré de dessins gravés par Daragnès, il écrira d’ailleurs pendant la Seconde Guerre : « Ceci est mon drame lyrique27. »

Or c’est bien un tel drame intérieur qui se joue ici où la conscience se fait comme spectatrice d’elle-même dans le présent du face-à-face, dans l’expérience du sommeil et du songe ou bien encore dans celle d’une réminiscence : « Je me voyais me voir, sinueuse, et dorais / De regards en regards, mes profondes forêts28. » De telle sorte qu’on peut finalement inverser la formule de Valéry : La Jeune Parque est une autobiographie – pour reprendre son mot qui de toute façon demeure assez impropre – non dans la forme, mais dans le fond, et une autobiographie, cependant, ou plutôt un autoportrait épuré, dont son auteur répugne à s’avouer à lui-même qu’il l’a bien tracé. La même réticence à se livrer reviendra d’ailleurs au moment du « Cimetière marin », où c’est bien lui qui parle29, et le soir même où il fera la connaissance de Catherine Pozzi, le 17 juin 1920, alors que le poème sera tout juste paru dans La NRF, il le lui récitera, puis ajoutera : « C’est que je voudrais votre avis. J’ai fait quelque chose de nouveau qui m’inquiète30… » Et ce qui l’inquiétera, ce sera précisément de s’être livré.

Or du point de vue de ce qu’il appelle le fond, l’impossibilité où la Parque se trouve de parvenir à une parfaite connaissance de soi-même la voue à la fragmentation de sa parole et aux déplacements de sa conscience – et si la continuité du poème s’affirme par la seule durée du chant, la structure du texte ne cesse pas de refléter cette irréalisable coïncidence de soi à soi. Pour le reste, deux actes en somme se découvrent en deçà, puis au-delà de l’appel suicidaire : « Terre trouble… et mêlée à l’algue, porte-moi, / Porte doucement moi31 ». Nulle chronologie pourtant ne se dessine ici, même si l’aube succède à la nuit et si la « Mystérieuse MOI » qui s’ouvre au monde répond à l’« Harmonieuse MOI » qui auparavant se montrait au contraire repliée sur sa propre conscience32. De part et d’autre de la césure centrale, le poème fait se répondre les deux parties par une structure en miroir qui redouble le dédoublement de soi à soi, et les commentateurs ont pu noter que si l’ombre couvre le premier acte, elle est trouée de moments éclatants, tandis que la lumière jetée sur le second çà et là s’assombrit. De la même manière, l’orchestration des temps grammaticaux déjoue la pure linéarité d’un récit, de même que les thèmes et motifs se répondent souvent en échos inversés. La présence d’un corps glorieux alterne avec celle d’un esprit lucide, et la Parque subit tout à la fois la tentation de l’érotisme et de la mort en une tension qui est d’ailleurs celle du titre même, qui allie la jeunesse au trépas.

Si l’immobilité du face-à-face se concilie avec l’avancée du poème, c’est par la variation musicale qui s’accomplit selon l’alternance des tonalités, mais aussi des silences, que les blancs rendent sensible en espaçant la durée de son chant. Cette modulation, dont l’harmonie estompe l’abstraction du sujet, Valéry songea, on l’a vu, à la refermer parfaitement sur soi par un suicide qui aurait permis au finale de revenir au motif initial de la larme. Mais pareille fermeture aurait imposé au poème, sinon une chronologie, en tout cas le mouvement d’une histoire. En choisissant le « puissant retour du délice de naître33 », Valéry ne déjoue pas seulement l’excès d’une perfection trop rhétorique : il maintient aussi, en dépit de la tonalité triomphante de ce finale, l’initiale question de l’identité liée au dédoublement. La séparation entre être et connaître que l’on retrouvera en 1945 dans l’ange qui « s’interrogeait dans l’univers de sa substance spirituelle merveilleusement pure » et qui « ne cessa de connaître et de ne pas comprendre »34 – cette séparation se maintient chez la Parque qui n’accepte la vie qu’à son corps défendant. Elle s’offre au soleil qui se réfléchit en elle qui a échoué à une vraie réflexion intérieure qui l’eût conduite à l’unité :

Alors, malgré moi-même, il le faut, ô Soleil,

Que j’adore mon cœur où tu te viens connaître35.

Ainsi se déploie finalement l’unité de ce que Valéry, dans les Cahiers, nomme « C E M. » pour désigner la solidarité de Mon Corps, Mon Esprit et Mon Monde. La Parque déjoue toute figuration d’un personnage et déroule le protocole de ses états d’existence et de conscience par la seule variation travaillée de sa voix qui accompagne celle de sa pensée, et le poème ne manque pas de nous reconduire au désir cher à Valéry de réduire l’écart entre cette pensée et cette voix – et à ce qu’il disait à Léautaud à propos de son « Narcisse » de 1891 : « Pour moi, le comble de l’art serait de faire un dialogue où cela se parlerait tout seul36. » Il se peut que ce dialogue, qui est aussi parfois monologue, ne soit pas dénué de théâtralité, et son écriture n’est pas sans rappeler un peu l’Hérodiade de Mallarmé ; mais à la différence de ce qui advient au théâtre, la Parque ne s’adresse pas à la fois au spectateur et à elle-même : son théâtre reste intérieur. On ne sait d’elle que ce que sa voix nous livre et par là s’accomplit au plus près le passage de l’intériorité d’une pensée qui se fonde son propre univers, à l’extériorité d’une parole qui se construit en œuvre – et Valéry écrira dans Littérature en 1929 que « le lyrisme est le genre de poésie qui suppose la voix en action – la voix directement issue de, ou provoquée par, – les choses que l’on voit ou que l’on sent comme présentes37 ». Après quoi il revient au lecteur de renouveler cette parole selon sa propre énonciation.

Et cependant, en ce printemps de 1917 qui le voit paraître, La Jeune Parque est un texte étrange, et comme décalé : par sa longueur d’abord, si l’on songe que le mouvement général de la poésie française conduit, depuis un demi-siècle au moins, à des pièces de plus en plus courtes, mais aussi parce que le poème, en sa régularité toute classique, vient s’établir dans l’entre-deux instable, et dans l’instant mal repérable, qui sépare la poésie académique des recherches d’une avant-garde qui manifeste alors bien des signes nouveaux. Au mois de mars vient de paraître – un an après la création par Pierre Albert-Birot de l’autre grande revue littéraire de la guerre, SIC – le premier numéro de Nord-Sud où bientôt Reverdy définira une tout autre image poétique fondée sur des rapports lointains et justes ; et à l’automne, dans la préface de son Cornet à dés, Max Jacob théorisera le renouvellement du poème en prose qu’il entend libérer de l’héritage de Rimbaud. Puis un autre événement a eu lieu le 18 mai au théâtre du Châtelet : la première de Parade, dont Cocteau a écrit l’argument, Satie composé la musique, et Picasso réalisé les costumes et décors. Dans Excelsior, le vendredi 11 mai, Apollinaire a donné un petit texte de présentation, où le ballet lui semble marqué par « une sorte de sur-réalisme38 » – mot dont quelques jeunes gens que Valéry connaît ne tarderont pas à enlever le trait d’union. Ce soir-là, il reste chez lui et, huit jours plus tard, il confie à sa femme qu’il a la « sensation de ne pas être de son époque » et qu’il s’en « attriste39 ».

Peut-être songe-t-il alors à sa Parque, mais la dimension classique du poème, il l’a méditée et maintenue dans toute sa rigueur lorsque Louÿs lui en faisait gentiment grief. Le 22 janvier, en particulier, lorsque son ami vient le voir pour la toute dernière mise au point que j’évoquais, il lui reproche une nouvelle fois le manque d’audace de ses vers, et les remarques qu’il lui a faites depuis de longs mois ont souvent visé à lui faire gommer des tours un peu fin de siècle et, si l’on veut, trop symbolistes. Le 7 juin 1916, par exemple, il lui a demandé d’enlever pierreries à la fin du vers 58 : « Laisse donc défaillir ce bras de pierreries », et Valéry, faute de mieux, l’a gardé tout en confiant deux jours plus tard que c’est « une désastreuse erreur réminiscente » qui évoque Mallarmé, bien sûr, mais aussi bien d’autres poètes passés. Quelques jours plus tard, le 26 juin, ce que pointe Louÿs, c’est l’« inutilité des mots parnassiens : “Orne”, “Pourpre”, “d’Or”, etc. », et cette fois Valéry l’a bien davantage écouté, même s’il maintient les « espèces d’or » du tout dernier vers « parce que l’or = soleil se rattache au passage “Harmonieuse Moi”40 ». Mais pour le reste, le 9 décembre, il avait très clairement confié à son ami ce qu’il essaie aussi de faire comprendre au jeune André Breton : « Nous savons trop que “hardiesse” s’appelle facilement “facilité”. » Et pour répondre aux nouvelles objections que Louÿs lui fait ce soir de janvier, il précise le lendemain que dans son refus des « hardiesses », il y a d’abord « la raison de principe – très réelle – le principe gymnastique », c’est-à-dire la valeur d’exercice que rappelle justement la dédicace à Gide ; puis évoquant son « archaïsme », il confie qu’il « n’est pas voulu », mais « est de la Muse », et que s’il n’a pas, en particulier, « cédé à la tentation de faciliter ou de varier le vers en manœuvrant la césure », c’est pour une raison musicale : « Il y eût eu je ne sais quelle interférence entre ma langue et mon vers. » Et puisque, somme toute, c’est l’heure du bilan, il ajoute de manière très lucide : « Mon désir a été, peut-être, par éclairs, de mettre dans une forme et un langage quasi-classiques, une imagerie en somme moderne… » Et en effet, au rebours de l’aspiration symboliste à une atmosphère éthérée avec laquelle la sensualité gidienne des Nourritures terrestres avait su si bien rompre, c’est le monde sensible qui domine dans le poème, que l’on veuille ici songer au réel extérieur ou à l’intériorité où la Parque se meut et se parle : son corps même, par l’évocation du sang, du sein ou du lait, fait de sa parole un verbe véritablement incarné.

Peu conforme aux attentes supposées de ce printemps de 1917, le poème, achevé d’imprimer le 30 avril, est au surplus tiré à seulement six cents exemplaires, ce qui interdit les envois à la presse et semble vouer la Parque à un destin confidentiel. Or si l’inverse va advenir – à l’automne, près de cinq cents exemplaires auront été vendus –, c’est d’abord grâce à quelques amis. Le 21, puis le 29 avril, Léon-Paul Fargue en donne lecture chez Arthur Fontaine, directeur de l’Office du travail, mais surtout grand amateur d’art, et ces lectures vont se multiplier : à la NRF où le poème est lu par Jacques Copeau, chez l’écrivain Jean-Louis Vaudoyer et le poète Jean Royère, chez le sculpteur Cipa Godebski, et puis, de manière plus mondaine, chez la duchesse de Clermont-Tonnerre en présence de Natalie Clifford Barney et de la poétesse Lucie Delarue-Mardrus. De leur côté, Paul Fort, Larbaud, Edmond Jaloux, sont conquis et en parlent autour d’eux ; le 3 mai, Francis de Miomandre, prix Goncourt en 1908, annonce dans Excelsior la sortie du poème, et le 1er juin, Royère en parle dans le premier numéro d’une petite revue, Les Solstices : il a beau rattacher indûment la Parque à la mystérieuse Narcissa du Jardin botanique de Montpellier41, il voit juste lorsqu’il écrit qu’il s’agit là d’une poésie « dont les idées sont des expressions ».

Quant aux amis qui ont bénéficié d’un exemplaire dédicacé, ce sont deux fausses notes qu’il convient surtout de retenir. Le 10 mai, Henri de Régnier, dont les relations avec Valéry se sont beaucoup refroidies depuis leur amitié de jeunesse, accuse réception sur le ton plein de condescendance de l’académicien suroccupé : « Cher ami, / Lire un poème de vous dans une belle et nette édition est un rare plaisir. Je le réserve pour une de mes premières heures de liberté, mais je veux auparavant vous remercier de votre aimable envoi. Avec toute ma gratitude, à vous cordialement. » Pieux mensonge, en vérité, puisque son Journal nous apprend que Régnier a lu La Jeune Parque dès le jeudi 3, aussitôt donc après l’avoir reçu, et qu’il porte sur l’œuvre un regard sévère : « Cette jeune Parque est une sœur de l’Hérodiade de Mallarmé. Même procédé “racinien” dans le vers. Un certain art, évidemment, mais aucune originalité et aucun ton personnel. Valéry, c’est un fruit sec… en or42. » Quant à Breton, lorsque Valéry, le 17 novembre 1916, lui avait lu le poème quasi achevé, il avait avoué sans détour ses réserves à son ami Fraenkel : « Cela vient des classiques et de Mallarmé. J’appellerai cela des vers savants. » Et lorsqu’il ajoutait que « le goût ancien est intact », c’était pour juger le poème à l’aune des pièces de jeunesse qui avaient su le séduire, car « le vrai, tout bas, est qu’il n’y a peut-être plus cette “clarté de vie” ». Et cependant, il écrit rue de Villejust : « Que j’ai aimé votre Jeune Parque ! Je ne me lasse point de la relire et c’est un enchantement sans fin auquel je suis voué pour bien des ans. Cette poésie a les traits miraculeux de l’éternel43. » Hypocrite lecteur ? On aurait tort d’aller aussi vite en besogne, car les relations entre les deux hommes sont complexes ; à l’évidence, la Parque déçoit Breton, mais son auteur continue de le fasciner, et il veut se garder du moindre signe de distance, ce qui ne l’empêche pas de répondre à Adrienne Monnier qui l’interroge sur le poème : « C’est transparent et c’est gris44. »

La tonalité, bien sûr, est tout autre du côté de Pierre Louÿs qui se répand en éloges – en particulier auprès de Natalie Barney qu’il invite à parler du poème autour d’elle – et, le 27 mai, il profite d’une lettre où il entretient Paul Souday, le grand critique du Temps, de Leconte de Lisle, pour lui glisser son avis sur la Parque : « Je crois que c’est un chef-d’œuvre de notre littérature45. » Le feuilletoniste s’étonne auprès de lui de n’avoir pas reçu la plaquette, et Valéry la dépose chez lui : un mois plus tard, dans Le Temps du 28 juin, paraît un compte rendu de plus de trois colonnes. Consacré à un simple poème, et qui plus est d’un quasi-inconnu encore, un tel papier est en soi un signe d’élection, mais, curieusement, c’est sous le signe de la même Narcissa déjà évoquée par Royère – dont peut-être il a lu l’étude – que Souday situe à son tour La Jeune Parque dans ce long article mi-biographique, mi-analytique, mais d’une grande bienveillance. Si la formule que lui avait glissée Louÿs ne lui a pas échappé, il ne la reprend pourtant qu’un ton plus bas : « Est-ce un chef-d’œuvre, suivant une opinion que je crois être celle de M. Pierre Louÿs ? On pourra hésiter devant ce mot un peu gros. Mais une belle chose assurément46. » La réputation du critique est considérable, et son article, bien sûr, va peser sur l’heureux destin du poème.

Si La NRF n’en rend pas compte, c’est qu’elle a cessé de paraître durant la guerre. Quant au Mercure de France, il rechigne visiblement à s’en faire l’écho. Le 29 mai, Louÿs a écrit au directeur Alfred Vallette, avec qui les relations de Valéry se sont refroidies, pour lui proposer de consacrer un article à la Parque dans le numéro du 15 juillet, mais comme il voulait que son texte parût en dehors de la « Revue de la quinzaine », il avait essuyé un refus. Puis c’est Francis Vielé-Griffin, vieil ami de Valéry, qui a adressé au Mercure une lettre consacrée au poème : autre fin de non-recevoir, Vallette prétextant la prochaine réouverture de la rubrique « Poésie » que la guerre a suspendue. Il faut donc attendre le numéro du 1er août pour lire, à la rubrique « Les poèmes » de la « Revue de la quinzaine », un article signé « Intérim » et qui n’est que partiellement consacré à la Parque. L’auteur anonyme commence par une petite rosserie qui évoque comme un has been : « M. Valéry, dont on n’a pas souvent l’occasion de parler dans un compte rendu d’ouvrages littéraires » ; mais l’essentiel est que, si le mystérieux critique place comme beaucoup d’autres lecteurs le poème sous le patronage de Mallarmé, c’est de manière assez fielleuse : « Ainsi, vingt ans et plus ont passé et M. Paul Valéry a gardé le même rêve. Les mêmes images habitent son esprit, la même beauté le retient, et il est resté, par excellence, le fidèle. […] C’est une belle chose la fidélité. C’est une grande chose. C’est une des plus belles vertus. C’est une force, souvent. C’est peut-être aussi, en littérature comme en amour, la plus désastreuse des faiblesses. » Et de conclure que, plutôt que les livres que son article vient d’évoquer, ce sont les Hypotyposes de Charles-Adolphe Cantacuzène qu’il convient de préférer… Derrière « Intérim » se cache Léautaud, très lié à Valéry depuis vingt ans, et leurs relations vont bien sûr s’en trouver refroidies. L’intérêt suscité par le poème continue malgré tout de s’amplifier et, le 23 août, un compte rendu, signé de John Middleton Murry, écrivain compagnon de Katherine Mansfield, paraît dans le supplément littéraire du Times : Valéry le remercie d’une longue lettre, une correspondance tout amicale s’instaure, et Middleton Murry passera bientôt commande à Valéry de « La crise de l’esprit »47. Mais, en dehors de l’article du Temps et d’un entrefilet anonyme dans L’Intransigeant le 17 mai, le succès de la Parque ne devra rien à la presse, et si la renommée du poème va s’accroître, c’est par l’enthousiasme de quelques fervents et les échos plus mondains dont bruissent les salons parisiens à une époque où le pouvoir qu’ils détiennent n’est pas mince.

Dans l’esprit de Valéry, néanmoins, le destin de ses vers n’est pas scellé par cette première édition. Si achevé que soit le poème, et c’est bien sans conteste son œuvre la plus parfaite, il conserve le désir de le remanier encore, et, le 13 février 1917, il a précisé à Gaston Gallimard : « Je veux considérer la présente édition de ces vers comme essai numériquement limité, laissant toute liberté à un autre état, dans le cas où des corrections, additions, modifications plus ou moins profondes me viendraient48. » Le tirage n’a donc été, comme on l’a vu, que de six cents exemplaires, et c’est parce que Valéry compte encore remanier son poème qu’il n’est réimprimé qu’en juillet 1921 : les modifications sont minces, mais de nombreuses lignes blanches sont supprimées pour donner au poème un déroulement plus ample. Trois ans plus tard, en voyage à Rome où il a emporté les épreuves de ses Poésies qui ne paraîtront en fait qu’en 1929, il réécrit quelques vers de la Parque qu’il n’a jamais tout à fait perdu l’espoir de reprendre, mais « pas tous ceux, dit-il à Gallimard, que j’aurais aimé de corriger49 ». La veine poétique néanmoins s’est tarie, et les éditions ultérieures ne présenteront que de menues variantes jusqu’aux Poésies de 1942 dont le texte, ici suivi, offre une typographie dépouillée en renonçant aux italiques (sauf aux vers 461-464) ou aux majuscules utilisées dans certains passages des éditions antérieures.

 

N. B. Le poème est réimprimé en 1921 aux Éditions de La NRF avec un portrait dû à Picasso, et des fragments en sont repris dans l’anthologie de La Pléiade50 ; il reparaît en 1925 chez Émile Paul, en 1926 chez Stols à Maestricht, en 1927 à la Librairie Gallimard, en 1935 à Bruxelles aux Éditions Goossens et en 1936 à la Librairie Gallimard, encore, avec le commentaire d’Alain. Par ailleurs, il figure bien sûr dans le volume des Poésies paru en 1929, et plusieurs fois réimprimé. La disposition des lignes blanches a varié : pour ne pas alourdir les notes, je ne signale que la disposition de 1917.

À
ANDRÉ GIDE

Depuis bien des années

j’avais laissé l’art des vers ;

essayant de m’y astreindre encore,

j’ai fait cet exercice51

que je te dédie.

1917

Le Ciel a-t-il formé cet amas de merveilles

Pour la demeure d’un serpent52 ?

Qui pleure là, sinon le vent simple, à cette heure

Seule avec diamants extrêmes ?… Mais qui pleure,

Si proche de moi-même au moment de pleurer ?

Cette main, sur mes traits qu’elle rêve effleurer,

Distraitement docile à quelque fin profonde,

Attend de ma faiblesse une larme qui fonde,

Et que de mes destins lentement divisé,

Le plus pur en silence éclaire un cœur brisé.

La houle me murmure une ombre de reproche,

Ou retire ici-bas, dans ses gorges de roche,

Comme chose déçue et bue amèrement,

Une rumeur de plainte et de resserrement…

Que fais-tu, hérissée, et cette main glacée,

Et quel frémissement d’une feuille effacée

Persiste parmi vous, îles de mon sein nu ?…

Je scintille, liée à ce ciel inconnu…

L’immense grappe brille à ma soif de désastres.

 

Tout-puissants étrangers, inévitables astres

Qui daignez faire luire au lointain temporel

Je ne sais quoi de pur et de surnaturel ;

Vous qui dans les mortels plongez jusques aux larmes

Ces souverains éclats, ces invincibles armes,

Et les élancements de votre éternité,

Je suis seule avec vous, tremblante, ayant quitté

Ma couche ; et sur l’écueil mordu par la merveille,

J’interroge mon cœur quelle douleur l’éveille,

Quel crime par moi-même ou sur moi consommé ?…

… Ou si le mal me suit d’un songe refermé,

Quand (au velours du souffle envolé l’or des lampes)

J’ai de mes bras épais environné mes tempes,

Et longtemps de mon âme attendu les éclairs53 ?

Toute ?54 Mais toute à moi, maîtresse de mes chairs,

Durcissant d’un frisson leur étrange étendue,

Et dans mes doux liens, à mon sang suspendue,

Je me voyais me voir, sinueuse, et dorais

De regards en regards, mes profondes forêts55.

 

J’y suivais un serpent qui venait de me mordre.

Quel repli de désirs, sa traîne !… Quel désordre

De trésors s’arrachant à mon avidité,

Et quelle sombre soif de la limpidité !

 

Ô ruse !… À la lueur de la douleur laissée

Je me sentis connue encor plus que blessée…

Au plus traître de l’âme, une pointe me naît ;

Le poison, mon poison, m’éclaire et se connaît :

Il colore une vierge à soi-même enlacée,

Jalouse… Mais de qui, jalouse et menacée ?

Et quel silence parle à mon seul possesseur ?

 

Dieux ! Dans ma lourde plaie une secrète sœur

Brûle, qui se préfère à l’extrême attentive.

Va56 ! je n’ai plus besoin de ta race naïve,

Cher Serpent57… Je m’enlace, être vertigineux !

Cesse de me prêter ce mélange de nœuds

Ni ta fidélité qui me fuit et devine…

Mon âme y peut suffire, ornement de ruine !

Elle sait, sur mon ombre égarant ses tourments,

De mon sein, dans les nuits, mordre les rocs charmants ;

Elle y suce longtemps le lait des rêveries…

Laisse donc défaillir ce bras de pierreries

Qui menace d’amour mon sort spirituel…

Tu ne peux rien sur moi qui ne soit moins cruel,

Moins désirable… Apaise alors, calme ces ondes,

Rappelle ces remous, ces promesses immondes…

Ma surprise s’abrège, et mes yeux sont ouverts.

Je n’attendais pas moins de mes riches déserts

Qu’un tel enfantement de fureur et de tresse :

Leurs fonds passionnés brillent de sécheresse

Si loin que je m’avance et m’altère pour voir

De mes enfers pensifs les confins sans espoir…

Je sais… Ma lassitude est parfois un théâtre.

L’esprit n’est pas si pur que jamais idolâtre

Sa fougue solitaire aux élans de flambeau

Ne fasse fuir les murs de son morne tombeau.

Tout peut naître ici-bas d’une attente infinie.

L’ombre même le cède à certaine agonie,

L’âme avare s’entr’ouvre, et du monstre s’émeut

Qui se tord sur le pas d’une porte de feu…

Mais, pour capricieux et prompt que tu paraisses,

Reptile, ô vifs détours tout courus de caresses,

Si proche impatience et si lourde langueur,

Qu’es-tu, près de ma nuit d’éternelle longueur ?

Tu regardais dormir ma belle négligence…

Mais avec mes périls, je suis d’intelligence,

Plus versatile, ô Thyrse58, et plus perfide qu’eux.

Fuis-moi ! Du noir retour reprends le fil visqueux !

Va chercher des yeux clos pour tes danses massives.

Coule vers d’autres lits tes robes successives,

Couve sur d’autres cœurs les germes de leur mal,

Et que dans les anneaux de ton rêve animal

Halète jusqu’au jour l’innocence anxieuse !…

Moi, je veille. Je sors, pâle et prodigieuse,

Toute humide des pleurs que je n’ai point versés,

D’une absence aux contours de mortelle bercés

Par soi seule… Et brisant une tombe sereine,

Je m’accoude inquiète et pourtant souveraine,

Tant de mes visions parmi la nuit et l’œil,

Les moindres mouvements consultent mon orgueil.

Harmonieuse MOI, différente d’un songe,

Femme flexible et ferme aux silences suivis

D’actes purs !… Front limpide, et par ondes ravis,

Si loin que le vent vague et velu les achève,

Longs brins légers qu’au large un vol mêle et soulève,

Dites !… J’étais l’égale et l’épouse du jour,

Seul support souriant que je formais d’amour

À la toute-puissante altitude adorée…

 

Quel éclat sur mes cils aveuglément dorée,

Ô paupières qu’opprime une nuit de trésor,

Je priais à tâtons dans vos ténèbres d’or !

Poreuse à l’éternel qui me semblait m’enclore,

Je m’offrais dans mon fruit de velours qu’il dévore ;

Rien ne me murmurait qu’un désir de mourir

Dans cette blonde pulpe au soleil pût mûrir :

Mon amère saveur ne m’était point venue.

Je ne sacrifiais que mon épaule nue

À la lumière ; et sur cette gorge de miel,

Dont la tendre naissance accomplissait le ciel,

Se venait assoupir la figure du monde.

Puis dans le dieu brillant, captive vagabonde,

Je m’ébranlais brûlante et foulais le sol plein,

Liant et déliant mes ombres sous le lin.

Heureuse ! À la hauteur de tant de gerbes belles,

Qui laissais à ma robe obéir les ombelles,

Dans les abaissements de leur frêle fierté ;

Et si, contre le fil de cette liberté,

Si la robe s’arrache à la rebelle ronce,

L’arc de mon brusque corps s’accuse59 et me prononce,

Nu sous le voile enflé de vivantes couleurs

Que dispute ma race aux longs liens de fleurs !

 

Je regrette à demi cette vaine puissance…

Une avec le désir, je fus l’obéissance

Imminente, attachée à ces genoux polis60 ;

De mouvements si prompts mes vœux étaient remplis

Que je sentais ma cause à peine plus agile !

Vers mes sens lumineux nageait ma blonde argile,

Et dans l’ardente paix des songes naturels,

Tous ces pas infinis me semblaient éternels.

Si ce n’est, ô Splendeur, qu’à mes pieds l’Ennemie,

Mon ombre ! la mobile et la souple momie,

De mon absence peinte effleurait sans effort

La terre où je fuyais cette légère mort.

Entre la rose et moi, je la vois qui s’abrite ;

Sur la poudre qui danse, elle glisse et n’irrite

Nul feuillage, mais passe, et se brise partout…

Glisse ! Barque funèbre…

Ô dangereusement de son regard la proie !

 

Car l’œil spirituel sur ses plages de soie

Avait déjà vu luire et pâlir trop de jours

Dont je m’étais prédit les couleurs et le cours.

L’ennui, le clair ennui de mirer leur nuance,

Me donnait sur ma vie une funeste avance :

L’aube me dévoilait tout le jour ennemi.

J’étais à demi morte ; et peut-être, à demi

Immortelle, rêvant que le futur lui-même

Ne fut qu’un diamant fermant le diadème62

Où s’échange le froid des malheurs qui naîtront

Parmi tant d’autres feux absolus de mon front.

 

Osera-t-il, le Temps, de mes diverses tombes,

Ressusciter un soir favori des colombes63,

Un soir qui traîne au fil d’un lambeau voyageur

De ma docile64 enfance un reflet de rougeur,

Et trempe à l’émeraude un long rose de honte ?

Souvenir65, ô bûcher, dont le vent d’or m’affronte,

Souffle au masque la pourpre imprégnant le refus

D’être moi-même en flamme une autre que je fus…

Viens, mon66 sang, viens rougir la pâle circonstance

Qu’ennoblissait l’azur de la sainte distance,

Et l’insensible iris du temps que j’adorai !

Viens consumer sur moi ce don décoloré ;

Viens ! que je reconnaisse et que je les haïsse,

Cette ombrageuse enfant, ce silence complice,

Ce trouble transparent qui baigne dans les bois…

Et de mon sein glacé rejaillisse la voix

Que j’ignorais si rauque et d’amour si voilée…

Le col charmant cherchant la chasseresse ailée.

 

Mon cœur fut-il si près d’un cœur qui va faiblir ?

Fut-ce bien moi, grands cils, qui crus m’ensevelir

Dans l’arrière douceur riant à vos menaces…

Ô pampres ! sur ma joue errant en fils tenaces,

Ou toi… de cils tissue et de fluides fûts,

Tendre lueur d’un soir brisé de bras confus ?

« Que dans le ciel placés, mes yeux tracent mon temple67 !

Et que sur moi repose un autel sans exemple ! »

 

Criaient de tout mon corps la pierre et la pâleur…

La terre ne m’est plus qu’un bandeau de couleur

Qui coule et se refuse au front blanc de vertige…

Tout l’univers chancelle et tremble sur ma tige,

La pensive couronne échappe à mes esprits,

La mort veut respirer cette rose sans prix

Dont la douceur importe à sa fin ténébreuse !

 

Que si ma tendre odeur grise ta tête creuse,

Ô mort, respire enfin cette esclave de roi :

Appelle-moi, délie !… Et désespère-moi,

De moi-même si lasse, image condamnée !

Écoute… N’attends plus… La renaissante année

À tout mon sang prédit de secrets mouvements :

Le gel cède à regret ses derniers diamants…

Demain, sur un soupir des Bontés constellées,

Le printemps vient briser les fontaines scellées :

L’étonnant printemps rit, viole… On ne sait d’où

Venu ? Mais la candeur ruisselle à mots si doux

Qu’une tendresse prend la terre à ses entrailles…

Les arbres regonflés et recouverts d’écailles

Chargés de tant de bras et de trop d’horizons,

Meuvent sur le soleil leurs tonnantes toisons,

Montent dans l’air amer avec toutes leurs68 ailes

De feuilles par milliers qu’ils se sentent nouvelles…

N’entends-tu pas frémir ces noms aériens,

Ô Sourde !… Et dans l’espace accablé de liens,

Vibrant de bois vivace infléchi par la cime,

Pour et contre les dieux ramer l’arbre unanime,

La flottante forêt de qui les rudes troncs

Portent pieusement à leurs fantasques fronts,

Aux déchirants départs des archipels superbes69,

Un fleuve tendre, ô mort, et caché sous les herbes70 ?

Quelle résisterait, mortelle, à ces remous ?

Quelle mortelle ?

Moi si pure, mes genoux

Pressentent les terreurs de genoux sans défense…

L’air me brise. L’oiseau perce de cris d’enfance

Inouïs… l’ombre même où se serre mon cœur,

Et roses ! mon soupir vous soulève, vainqueur

Hélas ! des bras si doux qui ferment71 la corbeille…

Oh ! parmi mes cheveux pèse d’un poids d’abeille,

Plongeant toujours plus ivre au baiser plus aigu,

Le point délicieux de mon jour ambigu…

Lumière !… Ou toi, la mort ! Mais le plus prompt me prenne !

Mon cœur bat ! mon cœur bat ! Mon sein brûle et m’entraîne !…

Ah ! qu’il s’enfle, se gonfle et se tende, ce dur

Très doux témoin captif de mes réseaux d’azur72

 

Dur en moi… mais si doux à la bouche infinie !…

 

Chers fantômes naissants dont la soif m’est unie,

Désirs ! Visages clairs !… Et vous, beaux fruits d’amour,

Les dieux m’ont-ils formé ce maternel contour

Et ces bords sinueux, ces plis et ces calices,

Pour que la vie embrasse un autel de délices,

Où mêlant l’âme étrange aux éternels retours,

La semence, le lait, le sang coulent toujours ?

Non ! L’horreur m’illumine, exécrable harmonie !

Chaque baiser présage une neuve agonie…

Je vois, je vois flotter, fuyant l’honneur des chairs

Des mânes impuissants les millions amers73

Non, souffles ! Non, regards, tendresses… mes convives,

Peuple altéré de moi suppliant que tu vives,

Non, vous ne tiendrez pas de moi la vie !… Allez,

Spectres, soupirs la nuit vainement exhalés,

Allez joindre des morts les74 impalpables nombres !

Je n’accorderai pas la lumière à des ombres,

Je garde loin de vous, l’esprit sinistre et clair…

Non ! Vous ne tiendrez pas de mes lèvres l’éclair !…

Et puis… mon cœur aussi vous refuse sa foudre

J’ai pitié de nous tous, ô tourbillons de poudre75 !

 

Grands dieux ! Je perds en vous mes pas déconcertés !

 

Je n’implorerai plus que tes faibles clartés,

Longtemps sur mon visage envieuse de fondre,

Très imminente larme, et seule à me répondre,

Larme qui fais trembler à mes regards humains

Une variété de funèbres chemins ;

Tu procèdes de l’âme, orgueil du labyrinthe.

Tu me portes du cœur cette goutte contrainte,

Cette distraction de mon suc précieux

Qui vient sacrifier mes ombres sur mes yeux,

Tendre libation de l’arrière-pensée !

D’une grotte de crainte au fond de moi creusée

Le sel mystérieux suinte muette l’eau.

D’où nais-tu ? Quel travail toujours triste et nouveau

Te tire avec retard, larme, de l’ombre amère ?

Tu gravis mes degrés de mortelle et de mère,

Et déchirant ta route, opiniâtre faix,

Dans le temps que je vis, les lenteurs que tu fais

M’étouffent… Je me tais, buvant ta marche sûre…

— Qui t’appelle au secours de ma jeune blessure ?

 

Mais blessure, sanglots, sombres essais, pourquoi ?

Pour qui, joyaux cruels, marquez-vous ce corps froid,

Aveugle aux doigts ouverts évitant l’espérance !

Où va-t-il, sans répondre à sa propre ignorance,

Ce corps dans la nuit noire étonné de sa foi76 ?

Terre trouble… et mêlée à l’algue, porte-moi,

Porte doucement moi77… Ma faiblesse de neige

Marchera-t-elle tant qu’elle trouve son piège ?

Où traîne-t-il, mon cygne, où cherche-t-il son vol ?

 

… Dureté précieuse… Ô sentiment du sol,

Mon pas fondait sur toi l’assurance sacrée78 !

Mais sous le pied vivant qui tâte et qui la crée

Et touche avec horreur à son pacte natal,

Cette terre si ferme atteint mon piédestal.

Non loin, parmi ces pas, rêve mon précipice…

L’insensible rocher, glissant d’algues, propice

À fuir, (comme en soi-même ineffablement seul),

Commence… Et le vent semble au travers d’un linceul

Ourdir de bruits marins une confuse trame,

Mélange de la lame en ruine, et de rame…

Tant de hoquets longtemps, et de râles heurtés,

Brisés, repris au large… et tous les sorts jetés

Éperdument divers roulant l’oubli vorace…

 

Hélas ! De mes pieds nus qui trouvera la trace

Cessera-t-il longtemps de ne songer qu’à soi ?

 

Terre trouble, et mêlée à l’algue, porte-moi !

Mystérieuse MOI, pourtant, tu vis encore !

Tu vas te reconnaître au lever de l’aurore

Amèrement la même…

Un miroir de la mer

Se lève… Et sur la lèvre, un sourire d’hier

Qu’annonce avec ennui l’effacement des signes,

Glace dans l’orient déjà les pâles lignes

De lumière et de pierre79, et la pleine prison

Où flottera l’anneau de l’unique horizon80

Regarde : un bras très pur est vu, qui se dénude.

Je te revois, mon bras… Tu portes l’aube…

 

Ô rude

Réveil d’une victime inachevée… et seuil

Si doux… si clair, que flatte, affleurement d’écueil,

L’onde basse, et que lave une houle amortie !…

L’ombre qui m’abandonne, impérissable hostie,

Me découvre vermeille à de nouveaux désirs,

Sur le terrible autel de tous mes souvenirs.

 

Là, l’écume s’efforce à se faire visible ;

Et là, titubera sur la barque sensible

À chaque épaule d’onde, un pêcheur éternel81.

Tout va donc accomplir son acte solennel

De toujours reparaître incomparable et chaste,

Et de restituer la tombe enthousiaste

Au gracieux état du rire universel.

Salut ! Divinités par la rose et le sel82,

Et les premiers jouets de la jeune lumière,

Îles !… Ruches bientôt, quand la flamme première

Fera que votre roche, îles que je prédis,

Ressente en rougissant de puissants paradis ;

Cimes qu’un feu féconde à peine intimidées,

Bois qui bourdonnerez de bêtes et d’idées,

D’hymnes d’hommes comblés des dons du juste éther,

Îles ! dans la rumeur des ceintures de mer,

Mères vierges toujours, même portant ces marques,

Vous m’êtes à genoux de merveilleuses Parques :

Rien n’égale dans l’air les fleurs que vous placez,

Mais dans la profondeur, que vos pieds sont glacés !

De l’âme les apprêts sous la tempe calmée,

Ma mort, enfant secrète et déjà si formée,

Et vous, divins dégoûts qui me donniez l’essor,

Chastes éloignements des lustres de mon sort,

Ne fûtes-vous, ferveur, qu’une noble durée ?

Nulle jamais des dieux plus près aventurée

N’osa peindre à son front leur souffle ravisseur,

Et de la nuit parfaite implorant l’épaisseur,

Prétendre par la lèvre au suprême murmure.

 

Je soutenais l’éclat de la mort toute pure

Telle j’avais jadis le soleil soutenu…

Mon corps désespéré tendait le torse nu

Où l’âme, ivre de soi, de silence et de gloire,

Prête à s’évanouir de sa propre mémoire,

Écoute, avec espoir, frapper au mur pieux

Ce cœur, – qui se ruine à coups mystérieux

Jusqu’à ne plus tenir que de sa complaisance

Un frémissement fin de feuille, ma présence…

 

Attente vaine, et vaine… Elle ne peut mourir

Qui devant son miroir pleure pour s’attendrir.

Ô n’aurait-il fallu, folle, que j’accomplisse83

Ma merveilleuse fin de choisir pour supplice

Ce lucide dédain des nuances du sort ?

Trouveras-tu jamais plus transparente mort84

Ni de pente plus pure où je rampe à ma perte

Que sur ce long regard de victime entr’ouverte,

Pâle, qui se résigne et saigne sans regret ?

Que lui fait tout le sang qui n’est plus son secret ?

Dans quelle blanche paix cette pourpre la laisse,

À l’extrême de l’être, et belle de faiblesse !

Elle calme le temps qui la vient abolir,

Le moment souverain ne la peut plus pâlir,

Tant la chair vide baise une sombre fontaine !…

Elle se fait toujours plus seule et plus lointaine…

Et moi, d’un tel destin, le cœur toujours plus près,

Mon cortège, en esprit, se berçait de cyprès…

Vers un aromatique avenir de fumée,

Je me sentais conduite, offerte et consumée,

Toute, toute promise aux nuages heureux !

Même, je m’apparus cet arbre vaporeux,

De qui la majesté légèrement perdue

S’abandonne à l’amour de toute l’étendue.

L’être immense me gagne, et de mon cœur divin

L’encens qui brûle expire une forme sans fin…

Tous les corps radieux tremblent dans mon essence85 !…

 

Non, non !… N’irrite plus cette réminiscence !

Sombre lys ! Ténébreuse allusion des cieux,

Ta vigueur n’a pu rompre un vaisseau précieux…

Parmi tous les instants tu touchais au suprême…

— Mais qui l’emporterait sur la puissance même,

Avide par tes yeux de contempler le jour

Qui s’est choisi ton front pour lumineuse tour ?

 

Cherche, du moins, dis-toi, par quelle sourde suite

La nuit, d’entre les morts, au jour t’a reconduite86 ?

Souviens-toi de toi-même, et retire à l’instinct

Ce fil, (ton doigt doré le dispute au matin),

Ce fil, dont la finesse aveuglément suivie

Jusque sur cette rive a ramené ta vie…

Sois subtile… cruelle… ou plus subtile !… Mens !…

Mais sache !… Enseigne-moi par quels enchantements,

Lâche que n’a su fuir sa tiède fumée,

Ni le souci d’un sein d’argile parfumée,

Par quel retour sur toi, reptile, as-tu repris

Tes parfums de caverne et tes tristes esprits ?

Hier la chair profonde, hier, la chair maîtresse

M’a trahie… Oh ! sans rêve, et sans une caresse !…

Nul démon, nul parfum ne m’offrit le péril

D’imaginaires bras mourant au col viril ;

Ni, par le Cygne-Dieu, de plumes offensée

Sa brûlante blancheur n’effleura ma pensée…

 

Il eût connu pourtant le plus tendre des nids !

Car toute à la faveur de mes membres unis,

Vierge, je fus dans l’ombre une adorable offrande…

Mais le sommeil s’éprit d’une douceur si grande,

Et nouée à moi-même au creux de mes cheveux,

J’ai mollement perdu mon empire nerveux.

Au milieu de mes bras, je me suis faite une autre…

Qui s’aliène ?… Qui s’envole ?… Qui se vautre ?…

À quel détour caché, mon cœur s’est-il fondu ?

Quelle conque a redit le nom que j’ai perdu ?

Le sais-je, quel reflux traître m’a retirée

De mon extrémité pure et prématurée,

Et m’a repris le sens de mon vaste soupir ?

Comme l’oiseau se pose, il fallut m’assoupir.

 

Ce fut l’heure, peut-être, où la devineresse

Intérieure s’use et se désintéresse :

Elle n’est plus la même… Une profonde enfant

Des degrés inconnus vainement se défend,

Et redemande au loin ses mains abandonnées.

Il faut céder aux vœux des mortes couronnées

Et prendre pour visage un souffle…

Doucement,

Me voici : mon front touche à ce consentement…

Ce corps, je lui pardonne, et je goûte à la cendre.

Je me remets entière au bonheur de descendre,

Ouverte aux noirs témoins, les bras suppliciés,

Entre des mots sans fin, sans moi, balbutiés87.

Dors, ma sagesse, dors. Forme-toi cette absence ;

Retourne dans le germe et la sombre innocence88.

Abandonne-toi vive aux serpents, aux trésors.

Dors toujours ! Descends, dors toujours ! Descends, dors, dors !

 

(La porte basse c’est une bague… où la gaze

Passe… Tout meurt, tout rit dans la gorge qui jase…

L’oiseau boit sur ta bouche et tu ne peux le voir…

Viens plus bas, parle bas… Le noir n’est pas si noir…)

Délicieux linceuls, mon désordre tiède89,

Couche où je me répands, m’interroge et me cède,

Où j’allai de mon cœur noyer les battements,

Presque tombeau vivant dans mes appartements,

Qui respire, et sur qui l’éternité s’écoute,

Place pleine de moi qui m’avez prise toute,

Ô forme de ma forme et la creuse chaleur

Que mes retours sur moi reconnaissaient la leur,

Voici que tant d’orgueil qui dans vos plis se plonge

À la fin se mélange aux bassesses du songe !

Dans vos nappes, où lisse90 elle imitait sa mort

L’idole malgré soi se dispose et s’endort,

Lasse femme absolue, et les yeux dans ses larmes,

Quand, de ses secrets nus les antres et les charmes,

Et ce reste d’amour que se gardait le corps

Corrompirent sa perte et ses mortels accords.

Arche toute secrète, et pourtant si prochaine,

Mes transports, cette nuit, pensaient briser ta chaîne ;

Je n’ai fait que bercer de lamentations

Tes flancs chargés de jour et de créations !

Quoi ! mes yeux froidement que tant d’azur égare

Regardent là périr l’étoile fine et rare,

Et ce jeune soleil de mes étonnements

Me paraît d’une aïeule éclairer les tourments,

Tant sa flamme aux remords ravit leur existence,

Et compose d’aurore une chère substance

Qui se formait déjà substance d’un tombeau !…

Ô91, sur toute la mer, sur mes pieds, qu’il est beau !

Tu viens !… Je suis toujours celle que tu respires,

Mon voile évaporé me fuit vers tes empires…

 

… Alors, n’ai-je formé, vains adieux si je vis,

Que songes ?… Si je viens, en vêtements ravis,

Sur ce bord, sans horreur, humer la haute écume,

Boire des yeux l’immense et riante amertume,

L’être contre le vent, dans le plus vif de l’air,

Recevant au visage un appel de la mer ;

Si l’âme intense souffle, et renfle furibonde

L’onde abrupte sur l’onde abattue, et si l’onde

Au cap tonne, immolant un monstre de candeur,

Et vient des hautes mers vomir la profondeur

Sur ce roc, d’où jaillit jusque vers mes pensées

Un éblouissement d’étincelles glacées92,

Et sur toute ma93 peau que morde l’âpre éveil,

Alors, malgré moi-même, il le faut, ô Soleil,

Que j’adore mon cœur où tu te viens connaître94,

Doux et puissant retour du délice de naître95,

Feu vers qui se soulève une vierge de sang

Sous les espèces d’or d’un sein reconnaissant !

1. Voir p. 369-373, l’Introduction de la deuxième section de cette édition.

2. Voir p. 83.

3. V. 438.

4. BNF, Naf 19004, f° 1. Ce sera le thème central de L’Ange en 1945 (voir t. 3 de cette édition, p. 1303 sq.). Cf. aussi « Elle ne peut mourir / Qui devant son miroir pleure pour s’attendrir » (v. 379-380).

5. BNF, Notes anciennes, t. 2, Naf 19914, f° 44.

6. BNF, Naf 19004, f° 1. Voir v. 317-318.

7. Lettres à quelques-uns, p. 123.

8. Voir « Comment j’ai fait la J. P. » (C.VI.508), et « Naissance de La Jeune Parque » (Très au-dessus d’une pensée secrète, p. 63-67).

9. Voir p. 371.

10. V. 381-383. Voir Lettres à quelques-uns, p. 125.

11. V. 350-352.

12. C.V.59.

13. Lettres à quelques-uns, p. 123.

14. Voir t. 3 de cette édition, p. 46.

15. V. 102 sq.

16. Lettre de Valéry à Louÿs du 27 juin 1916.

17. Lettre inédite à Gallimard non datée [fin février 1916], Bibliothèque Doucet, VRY MS 30. Les pièces évoquées sont « Profusion du soir », « Anne », ainsi que la « Chanson du serpent » qui deviendra « Ébauche d’un serpent ».

18. BNF, Naf 19006, f° 115.

19. V. 222-242.

20. V. 511-512.

21. Qui apparaîtra à la lettre X d’Alphabet (voir t. 3 de cette édition).

22. Très au-dessus d’une pensée secrète, p. 65.

23. C.VI.508.

24. Sur la pratique du poème en prose, voir t. 3 de cette édition, p. 431-440.

25. V. 69.

26. Voir t. 2 de cette édition, p. 764.

27. C.XXVI.706.

28. V. 35-36.

29. Voir p. 1792.

30. Catherine Pozzi, Journal, éd. Claire Paulhan, Ramsay, 1987, p. 134.

31. V. 304-305.

32. V. 102 et 325.

33. V. 510.

34. Voir t. 3 de cette édition, p. 1303 sq., L’Ange.

35. V. 508-509.

36. Lettres à quelques-uns, p. 67.

37. Voir t. 3 de cette édition, p. 257.

38. Apollinaire, Œuvres en prose complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. 2, 1991, p. 865.

39. Livres de compte de Mme Valéry, 27 mai 1917, BNF non coté.

40. Lettre du 27 juin 1916.

41. Voir p. 68.

42. Lettre du 10 mai 1917 (Correspondance BNF), et Les Cahiers inédits, Pygmalion, 2002, p. 726.

43. Lettre du 18 novembre 1916, in Œuvres complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1988, t. 1, p. 1434, et lettre du 19 mai 1917 (Correspondance BNF).

44. Adrienne Monnier, Rue de l’Odéon, Albin Michel, 1960, p. 126.

45. Lettre de Louÿs à Valéry du 28 mai 1917.

46. Avec d’autres, Souday reprendra cet article en 1927 dans son recueil intitulé Paul Valéry et publié chez Kra.

47. Voir p. 695-710.

48. Lettre inédite, Bibliothèque Doucet, VRY MS 30 bis.

49. Lettre inédite non datée [fin avril 1924], Bibliothèque Doucet, VRY MS 45.

50. Voir p. 1777 sqq., les Notices de Charmes.

51. Le 22 mai 1917, Valéry écrit à André Fontainas : « Oui, je me suis imposé pour ce poème des lois, des observances constantes qui en constituent le véritable objet. C’est bien un exercice, et voulu, et retravaillé. »

52. Psyché, acte III, sc. 2. Dans cette tragédie-ballet de Molière, Corneille et Quinault, dont la musique a été composée par Lulli (1671), ces vers sont bien de Corneille. Mais le premier porte : « Le Ciel aurait-il fait cet amas de merveilles ». Valéry cite sans doute de mémoire et reprend la tournure de son propre v. 260 : « Les dieux m’ont-ils formé ce maternel contour ». L’épigraphe n’apparaît qu’à partir de l’édition de 1921. En 1916, Pierre Louÿs, qui ne parvenait pas à achever un roman intitulé Psyché, avait proposé à Valéry, on l’a vu, d’en donner le titre à son poème. En 1919, Louÿs se mit en tête de prouver que certaines pièces de Molière étaient dues à Corneille, et c’est probablement à ce moment-là que Valéry relut Psyché qu’il avait lu en 1918. En 1921, alors que les deux amis sont brouillés, il est possible que cette épigraphe, qui évoque à la fois Molière, Corneille et Psyché, soit une sorte d’hommage crypté à P. Louÿs, qui avait été très affecté que le poème ne lui fût pas dédié.

53. L’édition de 1917 donnait une ligne blanche après les v. 8, 12 et 27, ainsi qu’un large blanc après le v. 31.

54. En 1917, « Toute ! ». Après le v. 37 ne figurait qu’une seule ligne blanche.

55. Cf. Teste (voir p. 182) : « Je suis étant, et me voyant ; me voyant me voir, et ainsi de suite… »

56. Dans les éditions antérieures, tout ce développement est en italique jusqu’au v. 96, fermé par des guillemets qui cependant ne sont pas ouverts au v. 50.

57. Le 14 juin 1917, Valéry confie à Gide : « Je sens bien que je n’ai allongé et disproportionné l’apostrophe au serpent que par le besoin de parler moi-même… »

58. Bâton ou javelot entouré de feuilles de lierre ou de vigne, et terminé par une pomme de pin, c’était l’attribut de Bacchus que portaient les bacchantes, ses prêtresses. Comme on sait, le mot renvoie au titre d’un poème de Baudelaire dans Le Spleen de Paris, mais c’est ici aussi le souvenir de Mallarmé qui, dans « La Musique et les Lettres », écrit que « toute prose d’écrivain fastueux […] vaut en tant qu’un vers rompu, jouant avec ses timbres et encore les rimes dissimulées ; selon un thyrse plus complexe » (Œuvres complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. 2, p. 64).

59. Dans La Pléiade (voir Notice de Charmes note 9), « m’accuse ».

60. Valéry confiera à Lucien Fabre (Paul Valéry vivant, p. 164) qu’il a emprunté l’expression à la pièce de D’Annunzio écrite en français, La Pisanelle (créée au théâtre du Châtelet le 11 juin 1913), où on lit en effet : « Quand elle marche, elle balance et flatte ses minces flancs, ses longues cuisses et tous ses rêves sur ses genoux polis » (Tutto il teatro, Roma, Newton Compton Editori, 1995, t. 3, p. 270). L’édition de 1917 donnait une ligne blanche après le v. 134.

61. Je corrige la coquille déjà présente en 1931, « des heures ».

62. On lit dans un des premiers Cahiers : « Le souvenir m’emplissait de faiblesse et de grandes idées : j’étais demi mort et demi immortel » (C.I.415).

63. Cf. le v. 1 d’« Épisode » (voir p. 92) : « Un soir favorisé de colombes sublimes ».

64. En 1917 et dans La Pléiade, « facile ».

65. En 1917, tout ce développement était en italique jusqu’au v. 202. Une ligne blanche figurait après le v. 203.

66. Dans La Pléiade, « beau ».

67. Chez les Romains, templum désignait aussi la portion du ciel que les augures observaient afin de formuler leurs présages.

68. En 1917, « les ».

69. Cf. Rimbaud : « J’ai vu des archipels sidéraux ! et des îles » (« Le bateau ivre », v. 82) et « Départ » (Illuminations).

70. L’édition de 1917 ne donnait qu’une ligne blanche après ce vers.

71. Dans La Pléiade, « fermaient ».

72. En 1917, pas de ligne blanche après ce vers.

73. À André Fontainas qui lui reprochait ce vers dont l’inversion lui semblait excessive, Valéry répondit le 22 mai 1917 : « Je ne l’aime pas du tout. Il appartient à l’un des 3 passages littéralement improvisés dans la lassitude hâtive d’en finir. Mais je réclame pour le principe des inversions. »

74. Jusqu’en 1938 (sauf en 1929 et 1931), « ces ».

75. L’édition de 1917 ne donnait pas de ligne blanche après ce vers, mais offrait un large blanc après le v. 279.

76. En 1917, une ligne blanche après ce vers.

77. Reprise à peine modifiée de deux vers ébauchés en 1898 à la mort de Mallarmé : « Terre mêlée à l’herbe et rose, porte-moi / Porte doucement moi, ô trouble et bienheureuse » (BNF, Naf 19002, f° 146). On lit en marge : « sentir monter larmes de l’esprit. » Il existe plusieurs variantes de ces vers et le manuscrit montre que Valéry a cherché alors à écrire un poème, avant de renoncer.

78. En 1929 et 1938, « ma présence sacrée ».

79. En 1917 et 1921 : « La montagneuse épine » ; en 1925 : « Et la terre naissante ». L’actuelle version apparaît en 1927.

80. L’édition de 1917 donnait une ligne blanche après ce vers, mais n’en offrait pas au milieu du v. 334. La ligne blanche après « l’aube » du v. 334 apparaît en 1942, peut-être par erreur.

81. L’édition de 1917 donnait une ligne blanche après les v. 332 et 337 et un large blanc après le v. 343.

82. Cf. Mauvaises pensées (t. 3 de cette édition, p. 380) : « SALUT… Choses visibles ! »

83. Sur ces vers, voir p. 383, la Notice.

84. À Louÿs qui lui reproche l’adjectif, Valéry répond le 27 juin 1916 qu’il « se lie au passage précédent et à l’esprit général (trouvé après coup) du poème ».

85. Jusqu’en 1925 qui donne le texte quasi définitif, les v. 402-405 sont : « Verse, source visible à la toute étendue, / Et gagne le géant de la ténuité. / Je chancelle… L’encens s’appuie à l’unité / Où les corps radieux tremblent dans mon essence… ». Dans La Pléiade, « Et les corps », etc.

86. Le sommeil a toujours une dimension létale chez Valéry. Cf. « Délicieux linceuls » (v. 465) et Alphabet, t. 3 de cette édition, p. 1050.

87. L’édition de 1917 donnait une ligne blanche après ce v. 456.

88. C’est peut-être par erreur que l’édition de 1942 donne ici un point, plutôt qu’une virgule comme les éditions antérieures.

89. Sur cette diérèse (qu’on trouve déjà au v. 421), voir p. 1282 sqq., « Les droits du poète sur la langue ».

90. En 1929 et 1938, « longue ».

91. En 1917, « Que ».

92. Jusqu’à l’édition de 1925 qui donne le texte quasi définitif, les v. 503-506 sont : « Au cap tonne, et me trempe à l’insulte des jeux / Immortels ! immolant un monstre d’or neigeux, / Si la tempête t’ouvre, ivre manteau sans tache / Que ma victoire adverse à l’invisible arrache ».

93. En 1917, « la ».

94. L’édition de 1917 donnait une ligne blanche après ce v. 509.

95. En 1917 et 1921, les v. 509-511 sont : « Que je l’adore, lui qui mes ombres pénètre… / Je te chéris, éclat qui semblais me connaître, / Et vers qui se soulève une vierge de sang ». En 1927, le v. 511 est définitif. En 1929 et 1938 : « Que je l’adore, Lui qui mes ombres pénètre… / Je te chéris, éclat qui sembles me connaître ». Mais Valéry donne l’actuelle version en 1931 et 1933. En 1942, la ligne blanche après le v. 510 disparaît, ce qui reconduit à la version de 1917.