Pensée et art français

Ces pages ont été écrites en 1939 pour un ouvrage collectif imprimé hors commerce sous les auspices du Conseil supérieur de la section française à l’Exposition internationale de New York. Le volume s’intitule Pensée et l’art français, en référence à la « Fondation Blumenthal pour la pensée et l’art français », créée en 1920 par une riche New-Yorkaise, Florence Blumenthal (1873-1930), pour donner un nouvel essor à la création française à l’issue de la Première Guerre : tous les deux ans, une bourse est remise à des écrivains et à des artistes français, et en février 1938, Georges Wildenstein a exposé dans sa galerie de New York diverses œuvres des anciens lauréats. Valéry, depuis l’origine, est membre du jury de littérature – que maintenant il préside –, et comme c’est lui qui avait suggéré à Florence Blumenthal le titre de sa fondation, il était naturel qu’il participât au volume. Appelé à prendre la parole au nom de l’Académie française le 25 octobre 1939, à l’occasion de la séance annuelle de l’Institut, il reprend le même texte à peine modifié, et ce sont ces mêmes pages encore qu’il lit, un peu augmentées, le 30 novembre, à l’Université des Annales128 : Marie Bell récite quelques-uns de ses poèmes et Charles Panzera chante des pièces de Baudelaire et de Verlaine. Le texte paraît le 15 décembre dans Conferencia, puis, de nouveau légèrement modifié, dans un autre ouvrage collectif, La France et la Civilisation contemporaine, chez Flammarion, en 1941. En 1945, c’est le texte de Conferencia, mais avec un titre sans articles, qui est repris dans les Regards.

Le volume que fait paraître Flammarion donne à Maurice Blanchot l’occasion d’un compte rendu qui paraît dans le Journal des débats des 26-27 mai 1941, et où il souligne très pertinemment « le rôle que Valéry fait jouer dans la formation de notre culture au souci de la forme » ; mais son article est pour lui l’occasion de revenir plus largement, et de manière très louangeuse, à la pensée de l’écrivain et, évoquant les Regards sur le monde actuel, il écrit en particulier : « Le regard qu’il dirige sur le monde est toujours le même. C’est une vision toute mentale qui passe à travers les travaux et les chemins intellectuels comme à travers un paysage abstrait dont il suit les abîmes et les formes sans se soucier des circonstances. Il en scrute les profondeurs et de ses analyses fait une aventure où il est possible de se perdre, mais non de faire un faux pas. Il va infiniment loin presque sans se mouvoir. Son intelligence aime les labeurs où elle donne en spectacle ce qu’elle a de plus difficile129. »

 

LES circonstances dans lesquelles nous sommes placés, la pression des événements, la tension de nos âmes qui lui répond, ont, parmi bien d’autres effets, l’effet de nous faire sentir de plus en plus énergiquement notre intime participation à une existence plus grande que la nôtre, qui est celle de la France. Dans les temps calmes et pacifiques, être français en France, c’est une propriété sous-entendue, presque insensible. On est, en somme, en équilibre indifférent avec son milieu natif et natal. On est français comme on respire. On en vient à ne pas concevoir que l’on puisse n’être pas français, Montesquieu l’avait remarqué130.

Sans doute, il y avait des Français qui allaient à l’étranger et qui ne tardaient pas à ressentir leur différence nationale. Mais, par rapport au chiffre de notre population, le nombre de ceux qui franchissaient la frontière, – et, entrant en contact avec l’étranger, découvraient la France – était presque négligeable.

Mais voici que notre frontière principale s’appelle ligne Maginot131, et que nos contacts avec l’étranger, qu’il soit ami, ennemi ou neutre, ne laissent pas de nous rendre de plus en plus sensibles à notre personnalité française. Nous sommes de plus en plus sensibilisés à ce que nous sommes. Il nous arrive ce qui arrive à un être que les circonstances obligent à se ramasser pour agir, ou pour réagir. Sa pensée ne peut plus ignorer son corps ; il coordonne toutes ses facultés ; il se fait tout entier un seul système de forces et se connaît enfin dans son unité profonde et sa singularité essentielle.

Cette sensation nationale peut-elle se préciser par une définition de nous-mêmes assez simplifiée pour tenir, finalement, en quelques idées ?

Je vais essayer sans espoir d’y réussir, en me bornant à la partie intellectuelle de la question.

 

Je suppose donc que l’on veuille se faire une idée de l’œuvre spirituelle de la France, depuis qu’il y a une France ; que l’on essaye à résumer le volume, la valeur, la particularité et l’universalisme de cette production ; à fondre les siècles, les genres, les écoles, les modes, les personnes, pour en faire une sorte de composition si réduite qu’elle tienne en quelques pages… Je me demande comment il faut s’y prendre et ce que l’on peut espérer de cette entreprise ? Il s’agit, en somme, de définir ou de créer un ÊTRE, un AUTEUR, qui s’appellerait la FRANCE, et qui, au cours d’une carrière d’un millier d’années, eût fait paraître cette quantité de monuments, d’ouvrages précieux de toute espèce, d’expressions de l’intelligence ou du savoir, que nous considérons comme notre capital d’orgueil et de traditions.

Ce problème est celui qui se pose à moi. Je sais qu’il est insoluble, s’il n’est pas absurde. Mais dans l’une et l’autre hypothèse, il n’est pas inabordable. L’esprit peut travailler, et même non sans fruit, sur l’insoluble et sur l’absurde : ce sont là les objets de la plupart de nos pensées.

 

Voici donc, comment l’on pourrait peut-être s’y prendre. Il serait vain, et d’ailleurs infini, de traiter ce problème par une énumération et une chronologie des ouvrages et des personnes dont la table des noms est le catalogue de l’œuvre de la France. J’estime qu’une liste de noms et de titres, même accompagnée de dates, de références et de quelques notices, ne nous apprend rien de substantiel. D’ailleurs, cette seule liste suffirait à emplir mes quelques pages. Enfin, si je choisissais, j’aurais à craindre ou à justifier mes préférences.

Mon parti consiste à feindre un éloignement de tout notre trésor intellectuel et artistique assez grand pour ne percevoir que ce qui se compose de tant de beautés et de valeurs accumulées, sans les séparer en créations distinctes, en personnes illustres et en événements exceptionnels que l’on puisse isoler du système dans lequel ils se produisent. En somme, envisager la France, un rôle ou une fonction de la France dans la constitution du capital de l’esprit humain ; mais ne retenir que ce qui n’appartient qu’à la France même, abstraction faite de ce qui se voit de partout et de ce qui ne se voit que de tout près.

 

Il est bien connu que le territoire de la France est l’un des plus variés qui existent, si l’on rapporte sa variété à sa superficie. Il n’est guère de définitions en géographie qui ne trouvent ici quelque exemple, depuis la haute montagne jusqu’au littoral, qui est de tous les types connus. Ce territoire est pris entre des mers fort différentes sous tous les aspects, dont l’une, par exemple, est assujettie à la marée, la plus ample et la plus haute qui soit, tandis que ce phénomène est imperceptible dans l’autre.

L’assiette géologique et minéralogique du pays n’est pas moins riche en terrains de tout âge et en roches de mainte espèce. La diversité des climats et celle de la flore s’accordent à ce tableau de différences jointes.

La formation successive du peuple de ce lieu si varié en a fait une composition remarquable de types humains. Si la terre de France est nettement figurée sur la carte et offre une proportion très heureuse de montagne et de plaine, de régions fluviales et de fronts de mer ; si la pierre à bâtir excellente, le fer, et même le charbon, s’y trouvent ; et si le blé, la vigne, les fruits et les légumes en sont les produits précieux, les hommes qui l’habitent constituent un mélange ethnique et psychologique d’une complexité et d’une qualité singulières, dont les éléments se complètent et se tempèrent les uns les autres, depuis des siècles, par leur coexistence, leurs commerces, leurs conflits, leurs expériences et leurs malheurs communs. Sans invoquer la notion indéfinissable de race, l’observation la plus superficielle de la population française la montre composée de types visiblement très dissemblables. Plusieurs dialectes, entièrement étrangers les uns aux autres, sont encore vivants dans nos provinces, où l’on pratique encore, plus ou moins conservés, des usages, des modes de vivre, de cultiver et de construire fort distincts.

En un mot, la formule de constitution du peuple français, (s’il est permis d’emprunter cette expression à la chimie), est une des plus complexes qui soient au monde, cependant que le système humain qu’elle représente est merveilleusement UN, toutes les fois que cette unité est requise par les circonstances extérieures.

 

Cette variété essentielle de la France physique, démographique et politique dont les constituants de tous les genres se complètent, comme je l’ai dit, et se modèrent les uns, les autres, doit nécessairement se manifester dans la production d’ordre intellectuel et artistique de ce pays. L’impression d’ensemble que cette production me semble devoir donner est celle de richesse et de tempérament. Je me permets ici de me citer132 :

« À cause des sangs très disparates qu’elle a reçus, et dont elle a formé en quelques siècles une personnalité européenne si nette, la nation française fait songer à un arbre greffé plusieurs fois, de qui la qualité et la saveur de ses fruits résultent d’une heureuse alliance de sucs et de sèves très divers, concourant à une même et indivisible existence. »

 

Le premier fruit intellectuel d’un peuple est son langage, qui est donc la première chose à examiner, si l’on se prend à vouloir apprécier la vie de l’esprit dans ce peuple, et l’évolution de cette vie parallèlement au développement du drame de son histoire. Ce langage est formation statistique, qui serait assez variable, et le serait parfois très rapidement, si cette mobilité et si les différenciations locales anonymes pouvaient se développer anarchiquement et altérer sans obstacles le son et le sens des mots, ainsi que la syntaxe. Mais ce travail incessant se trouve plus ou moins contrarié par des volontés ou des sensibilités qui s’opposent à la moyenne, et dont la puissance s’impose à celle du nombre, qu’elle appartienne à des individus ou à des institutions, ou même à des agglomérations dans lesquelles le commerce des idées est particulièrement intense. Ici, comme en économie, plus les échanges sont actifs, plus il importe que les conventions, les poids, mesures et monnaies soient stables et bien définis.

En France, à diverses époques, et concurremment avec l’action des œuvres des écrivains, le langage a été fixé ou modifié consciemment en quelque mesure, tantôt par la Cour, tantôt par l’Académie, tantôt par l’enseignement d’État ; et enfin, (et comme tant d’autres choses françaises), par l’action de Paris, et par la concentration à Paris de la production et de la publication des idées.

 

Toutes ces influences se sont exercées dans le sens d’un tempérament réciproque des facteurs hétérogènes dont j’ai parlé. Il en est résulté quelques caractères spécifiques du français qui le distinguent assez profondément des autres langues occidentales.

Le français bien parlé ne chante pas133. C’est un discours de registre peu étendu ; une parole presque plane. Nos consonnes sont toutes remarquablement adoucies. Quant à nos voyelles, elles sont plus nombreuses et plus nuancées que dans les langues latines ou germaniques. L’e muet nous est une ressource particulière en poésie.

Je ne parlerai pas de notre orthographe, malheureusement fixée, en toute ignorance et absurdité, par les pédants du XVIIe siècle, et qui n’a pas laissé depuis lors de désespérer l’étranger et de vicier la prononciation d’une quantité de nos mots. Sa bizarrerie en a fait un moyen d’épreuve sociale : celui qui écrit comme il prononce est, en France, considéré inférieur à celui qui écrit comme on ne prononce pas134.

Notre syntaxe est des plus rigides. Elle s’égale, quant à la rigueur des conventions, à notre prosodie classique. Il est remarquable qu’un peuple dont l’esprit passe pour excessivement libre et logique se soit astreint dans son parler à des contraintes dont beaucoup sont inexplicables. Peut-être les Français ont-ils senti qu’il existe une liberté d’ordre supérieur qui se révèle et s’acquiert par le détour des gênes, même tout inutiles.

Quoi qu’il en soit, notre langue, rebelle aux formations des mots composés, aux facilités d’accord, au placement arbitraire des mots dans la phrase, et se contentant volontiers d’un vocabulaire assez restreint, est justement fameuse pour la clarté de sa structure qui, jointe à un goût fréquent chez nous des définitions et des précisions abstraites, fit concevoir et réaliser tant de chefs-d’œuvre d’organisation verbale, – des pages d’une perfection d’architecture telle qu’elles semblent exister et s’imposer indépendamment de leur sens, des images ou des idées qu’elles portent, et même de leurs vertus sonores ; comparables qu’elles sont, sous ce jour, à ces pièces de savante musique dont le thème est peu de chose, et le plaisir immédiat qu’elles donnent à l’oreille presque négligeable, au prix de la sensation intellectuelle qu’on en reçoit et de la jouissance supérieure de comprendre cette même sensation.

 

Puisque j’ai prononcé le nom de l’architecture, j’introduirai ici une réflexion qui s’y rapporte directement. Je viens de considérer dans nos Lettres en ce qu’elles ont de proprement français, une œuvre dérivée de la grande œuvre collective que constitue notre langue. Une littérature, d’ailleurs, (et je n’en sépare pas ce qu’on nomme philosophie), n’est et ne peut être qu’une exploitation de quelques-unes des propriétés d’un langage135. Un Français qui écrit trouve dans le nôtre des ressources et des lacunes, des facilités, et surtout des rigueurs qui se feront sentir plus ou moins nettement dans son ouvrage. Notre langue s’oppose très souvent à une expression immédiate de la pensée, et nous oblige à une élaboration plus pénible, sans doute, et plus intime, de nos intentions ou impulsions qu’il n’est nécessaire en d’autres nations. Mais les constructions qui en résultent, qui n’ont pu être menées à bien que par un concours de conditions antagonistes, et qui exigent autant de science, de lucidité et de volonté soutenue que d’invention, donnent assez souvent l’impression d’un accord admirable entre la vie et la durée, la lumière et la matière, la « forme » et le « fond ».

Ne sont-ce point des qualités toutes semblables qui placent l’architecture française des grandes époques, à côté de la grecque du meilleur temps, au premier rang de toute la production de l’art de construire ? À la base, donnée par le sol national, la pierre véritablement fine, la plus propre qui soit à la taille précise et savante ; pierre d’un grain parfait, qui n’a ni la sécheresse du marbre ni la dureté cristalline des granits, pierre qui séduit et qui se prête aux élégantes liaisons, aux modénatures136 charmantes, à toute hardiesse calculée. Avec la pierre, le bois. Ce pays de grandes forêts abonde en chênes et en châtaigniers, matière puissante de poinçons et d’arbalétriers, et de tous les membres des fermes137 qui soutiennent la couverture des édifices.

Ces moyens excitent au beau travail, lequel n’est, après tout, qu’un combat qui s’achève en heureuse transformation de l’homme en artiste et de la chose en objet noble.

Qu’il s’agisse d’architecture ou de littérature, il faut noter en France une tradition, un besoin de ce beau travail. Avouons que les conditions de la vie moderne, le changement de la production en fabrication, de l’opération individuelle en exécution mécanique d’objets faits « à la chaîne » ou en série, l’économie de temps, la concurrence qui engendre le « bon marché », les effets de la mode et de la publicité qui développent l’imitation aux dépens du goût personnel, et quelques autres circonstances, ne sont pas des plus favorables à la création des objets les plus précieux. L’inimitable ni le durable ne conviennent à notre époque.

Je disais, un jour, à un architecte, qui me voulait convaincre de la beauté supérieure d’édifices tout modernes, dressant à mille pieds de prodigieuses ruches de ciment, que ces masses concrètes étonnaient sans doute le regard, et lui offraient un décor prestigieux de falaises géométriques exposé à toutes les hautes variations de la lumière des jours, et que j’admirais ces constructions surhumaines… Mais, s’il fallait bien que je les admire, – ce n’était point là les aimer. Une épure, lui dis-je encore, une épure en épuise la connaissance, mais je ne vois personne qui les considère avec une tendresse croissante, qui s’attarde en un point, et tire un carnet de sa poche pour croquer tel détail, telle solution singulière d’un problème qui naquit de quelque imprévu et provoqua le praticien à combiner la fonction, la matière, et son propre génie pour inventer ce qui convenait et donnât enfin l’impression de la trouvaille, de la vie de l’esprit… C’est là, pourtant, ce que suggère assez souvent une vieille maison, une petite église en France. Telle bicoque, tel morceau d’une ruine, ont leur saveur, qui n’est qu’à eux138.

On voit encore à Paris, dans les vieux quartiers, des centaines de petits balcons en fer forgé139, dont aucun ne ressemble à aucun autre, et dont chacun est une invention charmante, une sorte d’idée, simple comme un thème de peu de notes. Cela est fait de quelques barres assemblées et de beaucoup de goût. Rien ne me résume plus clairement ce qu’il y a de plus français en France.

 

C’est ici que je placerai une observation qui s’applique à toute une classe de nos ouvrages de tout genre, mais particulièrement aux écrits.

Il s’est développé chez nous, à partir du XVIe siècle, un certain esprit critique en matière de forme, qui a sévèrement « contrôlé » notre littérature, pendant la période dite « classique », et qui n’a cessé, depuis lors, d’exercer une influence directe ou indirecte sur les jugements de valeurs et, par là, sur les productions. La France est le seul pays où des considérations de pure forme – le souci de la forme en soi – aient dominé et persisté jusqu’à notre époque. Un « écrivain », en France, est autre chose qu’un homme qui écrit et publie. Un auteur, même du plus grand talent, connût-il le plus grand succès, n’est pas nécessairement un « écrivain ». Tout l’esprit, toute la culture possible, ne lui font pas un « style ».

Le style résulte d’une sensibilité spéciale à l’égard du langage. Cela ne s’acquiert pas ; mais cela se développe. Ce développement s’est produit chez nous, non seulement dans le tête-à-tête de l’artiste avec sa pensée, ses ambitions de solitaire et ses ressources verbales, mais encore par l’excitation de la concurrence et de l’exemple, dans les milieux restreints qu’ont, à diverses époques, constitués la cour, les salons, les cafés, les chapelles, les publics attitrés de certains théâtres… Autant de juridictions toutes-puissantes et de foyers d’esprit critique virulent. Les exigences de ces milieux, leurs traditions de conservation ou de révolution ont eu les plus grands effets sur notre littérature, et, d’ailleurs, sur tous nos arts. Tout ceci demanderait de bien longues explications et des faits précis, que je n’ai pas le loisir de donner en ces quelques pages. Je me bornerai à accuser l’importance de cette organisation toute française de l’activité littéraire par la remarque suivante : la personnalité intellectuelle, chez nous, ne peut guère se produire à l’état isolé, comme phénomène sans relation avec l’opinion, la mode, le goût régnants. Elle doit ou leur appartenir, ou se prononcer contre eux. Depuis quatre siècles, l’évolution de nos arts procède par écoles successives, actions et réactions, manifestes et pamphlets. Nous aimons que les nouveautés s’expliquent et que les traditions se défendent ; toute une bibliothèque de préfaces, de proclamations et de théories accompagnent de leurs raisonnements la création successive des valeurs. Notre littérature ressemble par là à notre politique. Enfin, elle est curieusement devenue, depuis plus d’un demi-siècle, une sorte de champ d’expériences dans lequel toutes les possibilités, (et donc, toutes les impossibilités), du langage et de la prosodie ont été essayées : tentatives très hardies, diversement heureuses ; les unes, procédant d’analyses profondes de la pensée et de ses moyens d’expression ; les autres purement aventureuses et seulement inspirées du désir ardent de faire autre chose que ce qui déjà avait été fait. L’état actuel de notre production est remarquable par la coexistence des modes d’écrire les plus différents : tous les dieux sont honorés à la fois, sans grandes disputes entre leurs fidèles. Le temps n’est plus des batailles, des anathèmes et des échanges de mépris.

Peut-être faut-il déplorer aujourd’hui l’intervention de diverses causes de corruption de nos mœurs littéraires et de confusion des valeurs. Une littérature vaut ce que vaut le lecteur : tout ce qui diminue celui-ci en tant que sensible à la qualité du langage, capable d’attention soutenue, sceptique à l’égard des jugements qu’on lui veut imposer tout formés, est funeste à la belle tenue des Lettres. C’est dire que la publicité commerciale, la facilité et la rapidité des spectacles composés d’images directes, l’institution des prix littéraires, le désir de faire impression par la seule surprise, d’agir par le neuf à tout coup, par le choc des termes et les rapprochements abrupts, enfin la multiplication des ouvrages, ne sont pas des conditions toutes favorables à la formation du public le plus sensible aux délicatesses et aux profondeurs de l’art. L’époque ne sait plus prendre la peine de jouir.

 

La présente tentative d’apercevoir, d’isoler et d’exposer en quelques mots ce que l’immense production de la France contient de plus purement français, devient, par la nature même des choses, plus difficile et plus incertaine, (si ce n’est toute chimérique), lorsque son effort s’applique à la création spéculative ou scientifique. Il est clair que la méditation philosophique aussi bien que la recherche scientifique veulent obtenir des résultats universels, essentiellement transmissibles à tous les hommes, volonté qui tend à soustraire les produits de l’esprit aux puissances cachées du sang, des habitudes locales et du milieu. La pensée abstraite ou « pure », comme la pensée technique, s’exercent à effacer ce qui vient au penseur de sa nation ou de sa race, puisqu’elles visent à créer des valeurs indépendantes du lieu et des personnes. Il n’est pas impossible, sans doute, de discerner, ou de croire discerner, dans une métaphysique ou une morale, ce qui s’y trouve appartenir proprement à une race ou à une nation : il arrive même que rien ne paraisse mieux définir telle race ou telle nation que la philosophie qu’elle a produite. On prétend que certaines idées, quoique exprimées en toute universalité, sont presque inconcevables hors de leur climat d’origine. Elles dépérissent à l’étranger comme plantes déracinées ou y font figure de monstres. Cela est fort possible.

Pour isoler de l’œuvre abstraite de nos philosophes ce qui soit en elle de spécifiquement français, en s’efforçant d’éviter, (autant qu’on le puisse en ces matières), le vague et l’arbitraire, il faut s’en remettre aux observations les plus simples, mais il faut aussi s’accorder un certain postulat, qui n’est point d’évidence, et que peu m’accorderont.

À mon avis, (sentiment dont je m’excuse), la philosophie est une affaire de forme140. Elle n’est point du tout la science, et doit, peut-être, se dégager de toute liaison inconditionnelle avec la science. Être ancilla scientiæ ne vaut pas mieux pour elle que d’être ancilla theologiæ141. Si je dis qu’elle est une affaire de forme, je veux dire que si je cherche une ordonnance et une expression qui me résument et me composent l’ensemble de mon expérience personnelle, interne et externe, c’est là ma philosophie et c’est là chercher une forme142. Je ne dis point que j’aie raison : ce qui n’aurait, du reste, aucun sens. Je dis que dans ma tentative actuelle, ma téméraire formule me permet de considérer que la forme dont il s’agit est une de celles dont est capable un certain langage, et que l’être qui parle et se parle ce langage ne peut ni en excéder les moyens ni se soustraire aux suggestions et associations que ledit langage importe insidieusement en lui.

Si je suis français, au point même de ma pensée où cette pensée se construit et se parle à soi-même, elle se forme en français, et selon les possibilités et dans l’appareil du français. Cette langue a ses vertus et ses vices (relatifs) : elle n’a point licence de composer des mots ; elle abonde en restrictions ; elle est assez pauvre en termes du vocabulaire psychologique. Or, celui qui pense dans une certaine langue poursuit, d’expression en expression, une perfection, une satisfaction intime qu’il attend de l’une de ces expressions ; mais celle-ci, quelle qu’elle soit, sera conforme aux exigences de cette langue, modifiée par ses singularités, subornée par ses séductions. Le penseur se contentera, sa pensée se fixera à tel point critique dans telle langue, et c’est dans cet état qu’elle sera pour lui sa pensée définitive, puis écrite et extériorisée. La langue, œuvre commune et indistincte d’un peuple, aura donc, finalement, imposé des conditions d’expression et des conditions d’acceptation à la pensée individuelle, – conditions dont celle-ci n’a pas conscience. Supposez que notre langue ne nous permette, à nous Français, de n’accepter de nous que des expressions finies, nettement articulées, de ne souffrir que des constructions dont on voit la charpente, notre métaphysique en sera tout influencée. Le passage du confus au net, qui est sa grande besogne cachée, sera plus laborieux chez nous ; nos conceptions seront plus retenues, et le doute y jouera le plus grand rôle qu’une métaphysique, sans périr, puisse lui accorder. Ce que l’on nomme profondeur (sans trop savoir quels abîmes se creusent sous ce nom imposant) ne sera pas tenu chez nous pour une vertu positive…

Ici s’élève un grand débat qui ne peut pas avoir d’issue. Profondeur et clarté, conscience et inconscient, introspection et objectivité, logique et… je ne sais quoi qui la défie, ce sont là des oppositions classiques dans toutes les philosophies, mais qui se sont développées jusqu’à devenir des caractéristiques nationales.

Je résumerai en quelques mots mon impression d’ensemble sur cette partie de mon sujet : il me semble que l’esprit français tend à se défier et à s’écarter de toute conception qui ne lui laisse pas espérer qu’elle se réduira, finalement, à une formule nette et sans équivoque. Le succès d’une philosophie en France est à ce prix. Je ne veux pas dire qu’il ne puisse s’y produire des systèmes d’idées qui ne soient pas conformes à ce principe : je veux dire qu’ils n’y sont pas réellement et comme organiquement adoptés. Je trouve, d’ailleurs, en politique et dans les arts, des réactions françaises analogues.

 

Parmi les spécialités de notre esprit, je n’oublierai pas cette admirable collection d’études, d’essais, de romans et de pièces de théâtre qui ont l’analyse des mœurs et des caractères pour objet. Nous comptons plus de psychologues et de moralistes que de métaphysiciens. Je n’hésite pas à ranger parmi ces auteurs généralement amers quelques caricaturistes, dont les légendes de leurs dessins et les « mots » valent bien quelquefois le crayon143.

C’est peut-être par l’idée qu’un peuple se fait de l’homme que l’on jugerait le mieux de sa sensibilité nationale : législation, politique, littérature, manières sont toujours directement inspirées par cette idée non exprimée. Les Français ont plus de foi dans l’homme qu’ils n’ont d’illusions sur les hommes. Il en résulte un contraste assez remarquable entre les principes qui les séduisent et qui expriment leur confiance dans la nature humaine et les observations cruelles, les maximes assez noires, que tant de grands écrivains chez eux ont si élégamment et fortement fixées.

 

J’abandonne ici le domaine des Lettres pour jeter un regard sur notre quantité de richesses sensibles : peinture, sculpture, arts décoratifs, musique… L’abondance et la variété de cette production découragent l’esprit qui voudrait en tirer une essence d’idées, comme si ce n’était point songer à détruire les œuvres destinées à la sensibilité que de prétendre les épuiser en quelques « jugements ».

L’art français s’est exercé supérieurement dans tous les genres : du vitrail au burin, de la cathédrale au « bonheur-du-jour144 », de la tapisserie de haute lice à l’émail, de la céramique à la typographie, – et cette simple énumération démontre à travers les âges une variété dans les talents aussi riche que celle que nous avons tout à l’heure fait observer dans les sites, les climats, les constituants humains de la France. Pour concevoir cette richesse, il faut se représenter qu’elle est faite d’un nombre considérable d’inventions, de formes, de combinaisons et de procédés, auquel doit s’ajouter toute la valeur d’exécution qu’il fallut pour donner l’être à tant de formes possibles imaginées.

La main française a fait merveille, qu’elle ait taillé la pierre ou enluminé le parchemin.

De cette abondance de recherches et de trouvailles dans la poursuite comme dans la pratique des productions de l’art, je trouve un exemple récent et lumineux dans l’œuvre de la peinture française entre l’an 1800 et notre époque. Je ne veux point citer de noms, et je me tiens à ce propos. Les noms, qui ne sont faits que pour nous renvoyer aux choses, nous dispensent trop souvent de nous y rendre…

Il faudrait, ici, exposer l’étonnante diversité de solutions du problème de la peinture qui s’est proposée pendant ces quelque cent trente ans : la forme, la lumière, la couleur, la vie ou la rigueur ou l’instant ou l’harmonie pure, tour à tour pris pour pôles de l’effort et pour excitants des vertus des artistes. Cela se rapproche assez intimement de la quantité des expériences qui se sont faites, pendant le même intervalle de temps, dans notre littérature et, particulièrement, dans le domaine de la poésie.

 

Que de choses je dois passer sous silence ! Notre sculpture, depuis deux siècles, la première du monde. Notre musique, la plus subtile et qui me semble, (si je laisse parler mon incompétence), avoir cherché par la voie de l’intelligence à tourner les positions formidablement organisées d’une très grande puissance symphonique qui dominait naguère l’univers musical…

Mais le sujet est immense et les conditions du problème sont excessivement rigoureuses. Vous avez observé – et, sans doute, avec quelque étonnement – que je n’ai articulé aucun nom, cité aucun titre, mentionné aucune date. Si je n’avais suivi cette règle, c’était un gros livre, un catalogue de personnes et d’ouvrages que j’aurais dû vous apporter. C’eût été la multiplicité, et ç’auraient été les différences individuelles que je vous aurais exposées, au lieu de l’unité composée et de la consonance nationale.

Je termine en vous résumant en deux mots mon impression personnelle de la France : notre particularité, (et, parfois, notre ridicule, mais souvent notre plus beau titre), c’est de nous croire, de nous sentir universels – je veux dire : hommes d’univers145 Observez le paradoxe : avoir pour spécialité le sens de l’universel.

Notre destin et les Lettres

Cette conférence, accompagnée d’une lecture de poèmes de Valéry par Suzanne Desprès, a été prononcée à l’Université des Annales146 le 17 février 1937, et publiée dans Conferencia le 15 septembre ; elle est reprise en 1945 dans la dernière édition des Regards. Elle était annoncée sous un titre plus long, « Notre destin prochain et la place des lettres dans le monde », qui fait naturellement écho au sujet que Valéry a proposé pour les « Entretiens » qu’organise, sous sa présidence, le Comité des Lettres et Arts de la SDN et qui se tiennent à Paris du 20 au 24 juillet 1937 : « Le destin prochain des Lettres147 ».

 

L’ESPRIT a transformé le monde et le monde le lui rend bien. Il a mené l’homme où il ne savait point aller. Il nous a donné le goût et les moyens de vivre, il nous a conféré un pouvoir d’action qui dépasse énormément les forces d’adaptation, et même la capacité de compréhension des individus ; il nous a inspiré des désirs et obtenu des résultats qui excèdent de beaucoup ce qui est utile à la vie. Par là, nous nous sommes de plus en plus éloignés des conditions primitives de toute vie, entraînés que nous sommes, avec une rapidité qui s’accélère jusqu’à devenir inquiétante, dans un état de choses dont la complexité, l’instabilité, le désordre caractéristique nous égarent, nous interdisent la moindre prévision, nous ôtent toute possibilité de raisonner sur l’avenir, de préciser les enseignements qu’on avait jadis coutume de demander au passé, et absorbent dans leur emportement et leur fluctuation tout effort de fixation et de construction, qu’elle soit intellectuelle ou sociale, comme un sable mouvant absorbe les forces de l’animal qui s’aventure sur lui.

Tout ceci réagit nécessairement sur l’esprit même. Un monde transformé par l’esprit n’offre plus à l’esprit les mêmes perspectives et les mêmes directions que jadis ; il lui impose des problèmes entièrement nouveaux, des énigmes innombrables.

Le spectacle du monde humain, tel qu’on l’observait autrefois, et tel que l’Histoire le représentait, tenait de la comédie et de la tragédie ; on y trouvait assez facilement, de siècle en siècle, des situations analogues, des personnages comparables, des périodes bien tranchées, des politiques longuement suivies ; des événements nettement définis, à conséquences bien formées. En ce temps-là, les administrations pouvaient vivre de « précédents ».

Mais que ce spectacle classique se transforme étrangement ! À la comédie et à la tragédie humaines, l’élément féerique s’est combiné. Sur le théâtre du monde actuel, semblable au Châtelet, tout se passe en changements à vue. Ce ne sont qu’apparitions, transformations et surprises, surprises pas toutes agréables, et il arrive que l’auteur lui-même de tout cela, l’homme – du moins, l’homme à qui demeure le loisir et la triste habitude de la réflexion – s’étonne de pouvoir vivre dans cette atmosphère actuelle d’enchantements, de transformations, où les contradictions se réalisent, où les renversements et les catastrophes se disputent la scène, se substituent comme par magie ; où les inventions naissent, mûrissent et modifient en quelques années les mœurs et les esprits. Et cet homme qui pense, (qui pense encore), ressent parfois une sorte de lassitude extraordinaire. Il lui semble que la découverte la plus étonnante ne l’étonnerait plus.

J’ai une petite-fille qui a deux ans et deux mois148 ; elle téléphone presque tous les jours et elle tourne un peu au hasard les boutons de la boîte radiophonique, et tout cela, pour elle, est aussi naturel que de jouer avec ses cubes et ses poupées. Je ne veux pas du tout être en retard sur cette enfant et je m’essaie à ne plus trouver de frontières entre ce que nous appelions jadis le naturel et ce que nous appelions jadis l’artificiel…

 

J’ai prononcé tout à l’heure, le mot féerie. C’est que je songeais à une vieille pièce de ce genre que j’ai lue (ou que j’ai vue) il y a bien des années. Il ne me souvient pas si je l’ai lue ou si je l’ai vue. Un enchanteur des plus malveillants y soumettait à d’étranges épreuves un malheureux garçon dont il entendait contrarier les amours ; tantôt il l’entourait de démons et de flammes, et tantôt il lui changeait son lit en un bateau tanguant et roulant dans une chambre qu’une mer illusoire envahissait, et le drap de ce lit se dressait comme une brigantine de fortune enflée par le vent des coulisses… Mais la surprise finissait par atteindre l’état d’indifférence résignée, et à la dixième brimade du magicien prodigieux, ce jeune homme, fatigué de tant de sortilèges farceurs et de tant d’assommantes merveilles, haussait les épaules et s’écriait :

— Allons, bon ! voilà les bêtises qui recommencent149 !

Voilà peut-être, comment nous finirons, un jour, par accueillir les « miracles de la science »…

 

Mais l’humanité n’en a jamais assez. Je ne sais, d’ailleurs, si elle sent qu’elle se modifie. Elle croit encore que l’homme est toujours le même. Nous le croyons !… c’est-à-dire que nous n’en savons rien ! Et, cependant, il y a quelques raisons de croire qu’il se modifie. Imaginez, (nous sommes dans le domaine magique), imaginez, cependant, les remarques que pourrait faire un observateur, un Méphistophélès spectateur des destins de notre espèce, qui, posté un peu au-dessus des humains, considérerait notre condition, notre vie d’ensemble, comment elle passe, comme elle se transforme, comme elle se consume depuis un siècle environ. Il aurait grand sujet de se divertir à nos dépens en constatant le curieux retournement de nos efforts inventifs contre nous-mêmes. Tandis que nous croyons nous soumettre les forces et les choses, il n’est pas un seul de ces attentats savants contre la nature qui, par voie directe ou indirecte, ne nous soumette, au contraire, un peu plus à elle et ne fasse de nous des esclaves de notre puissance, des êtres d’autant plus incomplets qu’ils sont mieux équipés, et dont les désirs, les besoins et l’existence elle-même sont les jouets de leur propre génie.

— Vous ne voyez donc pas, dirait ce diable aux yeux clairs, vous ne voyez donc pas que vous êtes de simples sujets d’expériences extravagantes, qu’on essaie sur vous mille actions et mille substances inconnues ? On veut savoir comment vos organes se comporteront aux grandes vitesses et aux basses pressions ; et si votre sang s’accommode d’un air fortement carburé ; et si votre rétine peut soutenir des brillances et des radiations de plus en plus énergiques… Et ne parlons pas des odeurs, des bruits que vous endurez, des trépidations, des courants de toute fréquence, des nourritures synthétiques, que sais-je !… Et quant à l’intellect, mes amis, quant à la sensibilité, – c’est à quoi je m’intéresse le plus, – on vous soumet l’esprit à une merveilleuse quantité de nouvelles incohérentes par vingt-quatre heures ; vos sens doivent absorber, sans un jour de repos, autant de musique, de peinture, de drogues, de boissons bizarres, de spectacles, de déplacements, de brusques changements d’altitude, de température, d’anxiété politique et économique, que toute l’humanité ensemble, au cours de trois siècles, en pouvait absorber jadis !

Vous êtes des cobayes, chers hommes, et des cobayes fort mal utilisés, puisque les épreuves que vous subissez ne sont infligées, variées, répétées, qu’au petit bonheur. Il n’est point de savant, point d’assistant de laboratoire qui règle, dose, contrôle, interprète des expériences, des vicissitudes artificielles, dont nul ne peut prévoir les effets plus ou moins profonds sur vos personnes précieuses. Mais la mode, l’industrie, mais les forces combinées de l’invention et de la publicité vous possèdent, vous exposent sur les plages, vous expédient à la neige, vous dorent les cuisses, vous cuisent les cheveux, cependant que la politique aligne nos multitudes, leur fait lever la main ou dresser le poing, les fait marcher au pas, voter, haïr ou aimer ou mourir en cadence, indistinctement, statistiquement !

 

J’impose silence à mon Méphistophélès. Ce diable allait tout dire ! Mais, tout diable qu’il est, il n’eût certainement pas pu vous dire l’avenir. L’avenir est comme le reste : il n’est plus ce qu’il était. J’entends par là que nous ne savons plus penser à lui avec quelque confiance dans nos inductions. Nous avons perdu nos moyens traditionnels d’y penser et de prévoir : c’est le pathétique de notre état.

Tandis que nous sommes de plus en plus anxieux de connaître où nous allons, que nous ne nous lassons pas de nous interroger sur les lendemains possibles, nous vivons, d’autre part, une vie terriblement quotidienne. Nous vivons au jour le jour, comme aux époques les plus pressées par les besoins immédiats, comme aux temps les plus précaires de l’humanité. Mais encore, et comme pour empirer notre sensation d’incertitude, nous ne sommes pas accoutumés à nous passer de prévisions, nous ne sommes pas encore organisés pour ne vivre que dans le présent et par à-coups. Nos habitudes profondes, nos lois, notre langage, nos sentiments, nos ambitions, sont engendrés dans un temps et accordés à un temps qui admettait de longues durées, qui fondait et raisonnait sur un passé immense, et visait un avenir mesuré par générations.

Du reste, il en est à peu près de même de nos rapports avec l’espace. Nos codes, nos ambitions, notre politique, sont inspirés de notions fortement, puissamment locales ; ils sont d’un homme fixé au sol, localisé. Qu’il s’agisse des individus ou des nations, nos idées et notre droit, nos conflits et nos contrats impliquent la stabilité, la reconnaissance de la propriété et de la souveraineté d’un domaine. En somme, la durée, la continuité des nations et des individus, sont encore à la base de nos institutions. Songez au mariage, à l’héritage, à l’idée que nous avons de nous-mêmes ; nous nous prenons pour des individus !… Mais cette localisation et cette permanence, qui furent les fondements de notre vie sociale et politique, contrastent de plus en plus avec l’excitation au mouvement qui tourmente le monde moderne et avec les facilités qui sont créées pour satisfaire son goût de départ et son étrange idéal d’ubiquité.

Voilà donc que l’homme mobile s’oppose à l’homme enraciné. Nous assistons à une lutte désespérée entre l’antique structure et le pouvoir croissant de déplacement. Tandis que le nomade, le nomade du nouveau type, chevauchant cinq ou six cents chevaux, survole les divisions territoriales, ignore douanes et frontières, les nations élèvent entre elles des barrières de plus en plus hautes qu’elles porteraient volontiers jusqu’au zénith ; et elles s’efforcent, d’autre part, de se passer de plus en plus les unes des autres, ce qui les conduit à des actes curieusement contradictoires ; car, cependant qu’elles tendent à se constituer chacune en système autonome, en économie fermée, en autarcie, (comme on dit aujourd’hui), elles font de leur mieux pour produire bien plus qu’elles ne peuvent consommer, avec l’idée naïve d’écouler à l’extérieur leur surabondance, tout en recevant le moins possible de la surabondance des autres.

Cette résistance à la mobilité généralisée n’est pas, cependant, sans quelques avantages. Si l’humanité procédait sans obstacles dans la voie des grandes vitesses et des déplacements constants, et des propagations presque instantanées, il faudrait renoncer à régler sa montre sur le soleil ; cet astre serait éliminé du règlement de nos actes, le jour ne se distinguerait pas de la nuit, et il faudrait se mettre à l’heure sidérale, qui est celle des étoiles fixes, (lesquelles, d’ailleurs, ne sont pas fixes, rien ne l’étant).

Après votre dîner, et dans le même instant de votre perception ou de votre durée, vous pouvez être par l’oreille à New York, (et bientôt, par la vue), tandis que votre cigarette fume et se consume à Paris. Au sens propre du terme, c’est là une dislocation, qui ne sera pas sans conséquence. En somme, si l’on rassemble et que l’on tente de composer toutes les observations que l’on peut faire de la variation du monde actuel, on se trouve aux prises avec une idée paradoxale qui veut se former dans notre esprit, où elle se heurte à d’antiques acquisitions et à des habitudes immémoriales.

Nous ne pouvons pas, (et jusqu’ici absolument pas), consentir qu’une ignorance, qu’une impuissance de l’esprit soit équivalente à une connaissance positive. Nous ne pouvons pas tenir pour un enrichissement la conviction bien établie qu’un refus conscient d’exercice de notre intellect soit un acte d’intelligence, et nous pouvons encore moins regarder comme caractéristique d’une chose, et comme l’un des points essentiels de sa définition, le fait que cette chose soit indéterminée. Vous trouveriez ridicule qu’on vous réponde, si vous demandez à quelqu’un son nom :

— Mon nom ? Celui que vous voudrez !

Vous trouveriez la réponse absurde. Et si l’on ajoutait : « Je porte le nom que vous voudrez, et c’est mon véritable nom », vous considéreriez celui qui vous répond comme un fou. Et voilà, cependant, ce à quoi il faudra peut-être s’accoutumer ; l’indétermination devenue un fait positif, un élément positif de la connaissance.

Il faut s’accoutumer aussi à ne pas chercher devant nous ce qui est définitivement derrière nous et à considérer toute prévision comme précaire, précisément parce qu’elle est prévision.

Je l’ai dit assez souvent : nous entrons dans l’avenir à reculons150, et ce genre de mouvement a eu jadis son utilité et quelques heureux résultats ; mais l’écrevisse elle-même a dû y renoncer. Pouvons-nous faire comme elle, c’est-à-dire, désormais, agir, penser, écrire, vivre, comme si ce qui va venir n’était qu’illusoirement exprimable par ce qui fut, n’était ni intelligible, ni utilement définissable par ce qui a été ?

Vous sentez l’importance de la question. Elle ne tend à rien de moins qu’à modifier en nous tout le système de nos attentes, tout le réseau des extrémités sensibles qui nous donne l’illusion du futur, toutes les formes de nos espoirs et de nos craintes. En d’autres termes, il y a en nous une crise de l’imprévu.

 

Je vais essayer de préciser ceci, cette nouveauté de notre âge de nouveautés, qui en est d’ailleurs la plus grande.

On disait autrefois, couramment – c’est un proverbe : « La vie est faite d’imprévu. » Mais on ne pensait pas à toute la profondeur de cette formule banale. Celui qui l’a le premier énoncée, ceux qui l’ont répétée après lui, ne pensaient sans doute qu’à exprimer l’expérience fondée sur le passé vécu ; ils avaient observé qu’il arrive à chaque instant autre chose que ce qui était attendu, et que le moindre regard sur l’histoire de chacun de nous montre une suite de prévisions démenties et d’événements inattendus. Mais je trouve un sens plus intéressant à cette vieille proposition d’une sagesse un peu usée. Je l’interprète ainsi : les organes de la vie, les fonctions de notre organisme et celles de l’esprit, toutes ces propriétés et facultés du vivant comportent de quoi nous permettre de nous adapter, en quelque mesure, à ce qui va arriver. Mon œil ne sait pas que je m’approche de tel objet, ou bien que telle lumière, ici, va changer d’intensité ; mais, cependant, aussitôt que l’objet sera plus rapproché, ou bien, aussitôt que la lumière deviendra plus forte ou plus faible, aussitôt mon œil se modifiera comme pour conserver sa vision nette. C’est donc qu’il pouvait se modifier : ce qu’on traduirait en langage peu philosophique, en disant qu’il était fait pour se modifier, qu’il était fait pour cet imprévu, qu’il prévoyait quelque imprévu, que des incidents précédents l’avaient peut-être façonné, organisé à cette fin et que sa propriété d’accommodation était comme faite pour l’imprévu, et cet œil non seulement un organe de vision, mais un instrument doué de prévision…

 

Si, maintenant, vous généralisez cet exemple, qui est simple, si vous observez que tout l’homme, (et non seulement tout l’homme, mais tout le système de sa vie), est comme suspendu à la possibilité de se modifier en présence de l’événement, afin que cet homme et ce système de vie conservent ce qu’il faut pour continuer à vivre, ce qu’il faut pour que l’être subsiste, pour qu’il se reconnaisse, pour qu’il se retrouve lui-même, vous comprendrez facilement le rôle essentiel d’un certain jeu dans la constitution même de notre organisme, de notre esprit et de notre société. Organisme, esprit, société, admettent un certain jeu, une certaine faculté d’adaptation à un certain imprévu. D’ailleurs, les idées de prévision, de prévoyance, de prudence, les lois civiles, le mariage, le placement d’argent, la créance, la dette, tout cela suppose que le lendemain, si inconnaissable soit-il en toute précision, ne puisse pas être infiniment différent de la veille151. En un mot, tous les événements de la vie entre lesquels l’esprit, jadis, pouvait hésiter, étaient en quelque sorte, exposés devant lui, imaginables par lui ; ils appartenaient à des espèces bien reconnues de l’homme, décrites par lui depuis l’antiquité la plus reculée. Nous jouissions d’un imprévu limité, ce qui donnait une grande valeur à l’Histoire. Elle nous apprenait qu’il faut, en gros, s’attendre à ce qui a été. Certes, nos pères disaient bien que le hasard est grand ; ils savaient qu’on ne peut rien affirmer de l’issue d’une affaire ; mais, dans l’ensemble, cet imprévu imaginable, permettait cependant de décréter des lois durables, de signer des conventions fermes, de faire des économies pour les enfants, de savoir, quand on achetait, ce qu’on aurait au juste à payer, et, quand on vendait, ce qu’on aurait à recevoir. Le savons-nous encore ?

Enfin, si l’on était poète, artiste, écrivain, philosophe, on visait les générations même lointaines, on songeait à la postérité jusqu’à la prolonger si loin dans la perspective qu’elle en devenait immortalité. Il en résultait les plus grandes conséquences pour les œuvres : on faisait des choses durables… C’est dire que la considération de la forme et de la matière des œuvres l’emportait sur toute autre. Ni la nouveauté, ni l’intensité, ni les effets, ni les surprises n’étaient recherchés comme ils le sont aujourd’hui, car le nouveau et le surprenant, ce sont les parties périssables des choses ; le travail, la recherche, l’expérience, n’étaient donc pas dissociés le moins du monde des puissances spontanées de l’esprit. On savait, au contraire, que le plus beau génie ne peut saisir et fixer définitivement, au regard des siècles, ce qui lui vient des dieux, que s’il est en possession des moyens de composer, de maîtriser même ses trouvailles en un système pur et comme incorruptible.

Ce n’est pas tout. Il résultait aussi de cette ambition de survivre, un ennoblissement de nos buts et de notre effort ; et par là, une sorte de hiérarchie, une classification des ouvrages des hommes selon la durée qu’on présumait attachée à leur action. Enfin, cette pensée de l’avenir, de la postérité ou de l’immortalité, tout illusoire qu’elle pouvait être, était pour l’artiste une source sans pareille d’énergie qui le soutenait dans sa carrière souvent dure, contre l’incompréhension des difficultés matérielles de la vie. « Un jour viendra », pensait-il. Mais tout cela n’est plus, ou presque plus, et il y a peu d’espoir que cette notion de confiance en la postérité et la durée renaisse de nos cendres.

 

Il est trop clair, d’ailleurs, que les nouvelles formes de société qui s’ébauchent aujourd’hui ne font pas de l’existence du luxe intellectuel une de leurs conditions essentielles. L’inutile ne peut ni ne doit, sans doute, les intéresser. Le développement d’une minorité, l’édification de quelques personnes, l’entretien d’hommes qui ne rendent rien au plus grand nombre et dont les ouvrages sont insensibles à la plupart, ne peuvent être des objets de quelque importance dans une organisation économique rigoureusement ajustée.

Tendre à la perfection, donner à une œuvre un temps de travail illimité, se proposer, comme le voulait Goethe, un but impossible, ce sont là des desseins que le système de la vie moderne tend à éliminer. Supposez même que les moyens matériels vous fassent défaut, et que vous soyez pourvus aussi de ces objets du plus grand luxe qu’on nomme le loisir, le silence, la juste proportion de solitude et de compagnie qui conviennent à la production des œuvres de l’esprit, je ne sais où vous trouverez dans le monde qui nous entraîne et nous dissipe, ce pressentiment de désir spirituel profond, ces conditions d’attention durable et fidèle, et même cette sensation d’une résistance de noble qualité à vaincre qui nous assurerait de la valeur de notre effort152.

Heureusement, mes prévisions sont vaines ! Je suis en train de faire ce dont je viens de vous expliquer tout à l’heure toute la vanité. Je prévois, donc je me trompe.

 

Je vous disais que l’imprévu lui-même était en voie de transformation et que l’imprévu moderne est presque illimité. L’imagination défaille devant lui. Jadis, notre visibilité de prévision, (et, par conséquent, l’imprévu de la même époque), était bornée par nos connaissances, d’une part ; par nos moyens d’action, de l’autre ; et, entre ces deux facteurs, une manière d’équilibre existait153. Nous considérions l’inconnu à venir comme une simple combinaison des choses déjà connues, le nouveau s’analysait en éléments non inédits. Mais cela n’est plus et voici une image de ce qui est, me semble-t-il :

Au lieu de jouer avec le destin, comme autrefois, une honnête partie de cartes, connaissant les conventions du jeu, connaissant le nombre des cartes et les figures, nous nous trouvons désormais dans la situation d’un joueur qui s’apercevrait avec stupeur que la main de son partenaire lui donne des figures jamais vues et que les règles du jeu sont modifiées à chaque coup. Aucun calcul de probabilité n’est plus possible, et il ne peut même pas jeter les cartes au nez de son adversaire. Pourquoi ? C’est que, plus il le dévisage, plus il se reconnaît en lui !… Le monde moderne se façonne à l’image de l’esprit de l’homme. L’homme a recherché dans la nature tout ce qu’il faut de moyens et de puissance pour rendre les choses autour de lui aussi promptes, aussi instables, aussi mobiles que lui-même, aussi admirables, aussi absurdes, aussi déconcertantes et prodigieuses que son propre esprit. Or, l’esprit ne peut se prévoir, il ne peut se prévoir lui-même. Nous ne prévoyons ni nos rêves ni nos projets ; nous ne prévoyons guère que nos réactions. Si donc nous imprimons au monde humain l’allure de notre esprit, il en devient d’autant imprévisible ; il en prend le désordre.

 

Il faut bien cependant, considérer comme l’on peut, (et sans aucune prétention à la prophétie, bien entendu), la question de l’existence prochaine, du destin prochain si vous voulez, de la littérature. Elle est déjà marquée au front de certains signes mystérieux.

La littérature peut être affectée, d’abord dans la personne même de celui qui la pratique ; ensuite, dans la matière même dont elle se sert, le langage, et dans les modes selon lesquels le langage se modifie. Enfin, en dehors de l’auteur et de l’ouvrage, elle comporte nécessairement une troisième condition, qui peut varier elle aussi, et qui n’est autre que le lecteur.

Considérée dans la personne de l’auteur la littérature est une profession singulière. Le matériel est réduit à une plume et à quelques feuilles de papier ; l’apprentissage, le métier est ce que l’on veut : de durée nulle ou infinie. La matière première est aussi tout ce que l’on veut, elle se trouve partout ; dans la rue, dans le cœur, dans le bien et dans le mal. Et quant au travail lui-même, il est indéfinissable, car chacun peut dire qu’il appartient à cette profession et qu’il prétend d’y être maître.

Mais considérons à présent d’un œil sans complaisance cette bizarre situation sociale. Dépouillons l’écrivain du lustre que lui conserve encore la tradition et regardons-le dans la réalité de sa vie d’artisan d’idées et de praticien du langage écrit. À quoi, à qui fait donc songer cet homme occupé sous sa lampe, enfermé entre ses livres et ses murs, étrangement absorbé ou agité ; en proie à je ne sais quels débats dont les objets sont invisibles ; animé, arrêté tout à coup, mais, finalement, toujours revenant à son établi, et griffonnant ou frappant la machine ? Écartons l’image romantique du poète échevelé, au front fatal, qui se sent devenir lyre ou harpe au milieu des tempêtes ou dans la nuit, sous la lune, au bord d’un lac… Rien de bon ne se fait en ces circonstances extraordinaires. Les beaux vers se mûrissent au lendemain de l’inspiration.

 

Voyons donc l’auteur d’un ouvrage. À quoi ressemble la condition de ce travailleur ?

En vérité, la littérature, telle qu’elle est, se rapproche singulièrement de quelqu’un de ces petits métiers en chambre, comme il y en a encore tant à Paris ; et elle en est un par bien des aspects. Le poète fait songer à ces industriels ingénieux qui fabriquent, en vue de la Noël ou du Jour de l’an, des jouets remarquables par l’invention, par la surprise organisée, et qui sont faits avec des matériaux de fortune. Le poète puise les siens dans le langage ordinaire. Il a beau évoquer le ciel et la terre, soulever des tempêtes, ranimer nos émotions, suggérer ce qu’il y a de plus délicieux ou de plus tragique dans la profondeur des êtres, disposer de la nature, de l’infini, de la mort, des dieux et des beautés, il n’en est pas moins, aux yeux de l’observateur de ses faits et gestes, un citoyen, un contribuable, qui s’enferme à telle heure devant un cahier blanc, et qui le noircit, parfois silencieusement, parfois donnant de la voix, et marchant de long en large entre porte et fenêtre. Vers 1840, un Victor Hugo est un auteur très rangé, qui habite bourgeoisement un appartement dans le Marais ; il paie son loyer, ses impôts ; c’est un producteur modèle. Mais que fait-il ? Que produit-il ? Et quel est le type de son industrie ? Le même observateur, froidement exact, constatera que les produits de cette petite industrie ont une valeur variable, aussi précaire que celle des produits du fabricant de jouets, de l’article de Paris, qui travaille lui aussi en chambre, à deux pas de là, dans la rue des Archives ou dans la rue Vieille-du-Temple.

Mais cette valeur, celle qui sortira des mains du poète, est complexe, elle est double, et, dans les deux cas, elle est essentiellement incertaine. Elle se compose d’une part qui est réelle, (c’est-à-dire qui s’échange quelquefois contre de l’argent), et d’une part qui est fumée, – fumée étrange, en vérité, fumée qui se condensera un jour, peut-être, en quelque œuvre monumentale de marbre ou de bronze, créant autour d’elle un rayonnement puissant et durable, la gloire. Mais encore, réelle ou idéale, cette valeur est incommensurable : elle ne peut pas être mesurée par les unités de mesure dont dispose la société. Une œuvre de l’art vaut un diamant pour les uns, un caillou pour les autres. On ne peut pas l’évaluer en heures de travail ; elle ne peut donc figurer comme monnaie universellement utilisable dans l’ensemble des échanges. L’utile est ce qui répond à la satisfaction des besoins physiologiques des hommes, ce dont la possession affranchit l’homme de quelque sensation de peine, de déficience, de diminution physiquement définie.

L’homme agit pour apaiser cette sensation : et son action, développée, organisée, coordonnée, étendant son rayon à des milliers d’êtres et à la surface du globe, a donné naissance à toute la machine économique. Mais l’inutile n’y a point de place. La machine économique est, au fond, une exagération, une amplification colossale de l’organisme, et il est impossible de faire entrer dans ce système, rigoureusement fondé sur l’égalité d’utilité entre les objets et les services que les hommes échangent, des objets et des services qui ne satisfont que des désirs et non des besoins absolus, et qui ne correspondent qu’à des dispositions individuelles, et non à des fonctions vitales. Par ces motifs, une société systématiquement et complètement organisée ne peut, sans altérer son économie exacte, admettre aucun luxe, aucun échange de ce qui vaut pour tous contre ce qui vaut pour les uns et non pas pour les autres.

 

Comment donc ont vécu jusqu’ici poètes, philosophes, artistes, tous nos petits fabricants de ce qui fait l’orgueil de la race humaine ? Ils ont vécu, ils ont vécu comme ils ont pu. Ils ont vécu grâce à l’imprécision du mécanisme économique, et l’un, fort mal, l’autre assez bien : Verlaine d’expédients et d’aumônes ; mais Victor Hugo laisse des millions… De mes petits fabricants en chambre, il en est qui font fortune, d’autres qui font faillite ; le plus grand nombre se tirent d’affaire par divers métiers à côté : il faut avoir plusieurs cordes à sa lyre.

Mais, fortunés ou non, l’allure générale des choses humaines ne leur permet rien de riant. Partout, la rigueur des économies dirigées les menace. Le mécanisme devient beaucoup trop précis pour eux ; et, d’autre part, la rude main des pouvoirs, si elle daigne, çà et là, ne pas broyer dans l’œuf la pensée à l’état naissant, ne laisse éclore que des œuvres qui chantent, ou proclament, ou démontrent que tout va de mieux en mieux dans le meilleur des régimes possibles.

D’autre part, la littérature, qui n’est en soi qu’une exploitation des ressources de langage, dépend des vicissitudes très diverses qu’un langage peut subir et des conditions de transmission que lui procurent les moyens matériels dont une époque dispose.

Le temps me fait défaut pour développer la quantité d’observations que cet aspect du sujet demanderait qu’on exposât. Je me tiendrai à quelques remarques sur la diffusion radiophonique, d’une part, sur l’enregistrement par disques, de l’autre.

On peut déjà se demander si une littérature purement orale et auditive ne remplacera pas, dans un délai assez bref, la littérature écrite154. Ce serait là un retour aux âges les plus primitifs, et les conséquences techniques en seraient immenses. L’écriture supprimée, qu’en résulterait-il ? D’abord, – et ceci serait heureux – le rôle de la voix, les exigences de l’oreille reprendraient, dans la forme, l’importance capitale que ces conditions sensibles ont eue et qu’elles avaient encore, il y a quelques siècles155. Du coup, la structure des œuvres, leurs dimensions, seraient fortement affectées ; mais, d’autre part, le travail de l’auteur deviendrait bien moins facile à reprendre. Certains poètes ne pourraient pas se faire aussi compliqués qu’on prétend qu’ils le sont, et les lecteurs, transformés en auditeurs, ne pourraient guère plus revenir sur un passage, le relire, l’approfondir en jouissance ou en critique, comme ils le font sur un texte qu’ils tiennent entre leurs mains.

Il y a autre chose. Supposez que la vision à distance se développe, (et je vous avoue que je ne le souhaite guère), du coup, toute la partie descriptive des œuvres pourra être remplacée par une représentation visuelle : paysages, portraits, ne seraient plus du ressort des Lettres, ils échapperaient aux moyens du langage. On peut encore aller plus loin : la partie sentimentale pourrait également être réduite, sinon tout à fait abolie, moyennant une intervention d’images tendres et de musique bien choisie, déclenchée au moment pathétique…

Et voici, enfin, une conséquence possible, la plus grave peut-être, de la mise en train de tous ces progrès : Que deviendrait la littérature abstraite ? Tant qu’il s’agit d’amuser, d’émouvoir, de séduire les esprits, on peut consentir, à la rigueur, que l’émission y suffise. Mais la science ou la philosophie demandent à la pensée un rythme tout autre, que la lecture permettait jadis ; ou, plutôt, elles imposent une absence de rythme. La réflexion arrête ou brise, à chaque instant, l’impulsion, introduit des temps inégaux, des retours et des détours, qui exigent la présence d’un texte et la possibilité de le manœuvrer à loisir. Tout cela est exclu par l’audition.

L’audition ne suffit pas à la transmission des œuvres abstraites.

 

Mais je ne veux pas insister sur tous ces problèmes si intéressants dont nous voyons déjà se préciser les données et la portée, et je me bornerai, pour achever, (mais non pour terminer cet exposé), à pousser une pointe vers certains points particuliers de l’horizon littéraire.

La fantaisie est une des attributions des Lettres, et il m’est arrivé de demander à quels développements inédits elle pourrait aujourd’hui ou demain s’employer. Je précise ma pensée. Que ferait aujourd’hui, ou que pourrait faire, un Jules Verne, un Wells156, un constructeur de mondes imaginaires ? Notez bien que s’ils ont inventé des mondes imaginaires, ils n’ont rien tenté, ni l’un ni l’autre, du côté de l’esprit. Ils ne se sont pas dépensés, par exemple, à imaginer des arts futurs. Le célèbre capitaine Nemo, que tout le monde connaît, dans son Nautilus, joue de l’orgue au fond des mers, et sur cet orgue, de la musique de Bach ou de Haendel. Jules Verne n’a pas prévu la musique des ondes157, et il n’a pas songé non plus à des combinaisons ou compositions nouvelles, à une esthétique encore inconnue. Remarquez qu’il lui fut assez facile d’imaginer certaines inventions qui ont été faites depuis : le sous-marin, l’avion, etc. Ce sont celles qui n’exigeaient qu’un développement de moyens déjà existants, combinés avec les naïves tentations de l’homme primitif que l’homme a trouvées en lui depuis qu’il existe, comme voler dans l’air, circuler dans l’épaisseur de la mer, foudroyer à distance, créer de la richesse sans travail correspondant. Tout cela ne demandait qu’une imagination qu’on peut appeler élémentaire. Même Wells, dans le fameux livre qui s’intitule LA MACHINE À EXPLORER LE TEMPS, n’a utilisé et parcouru que le temps tel qu’il était, le vieux temps, le temps qui était vrai jusqu’à lui.

Mais un conteur d’aujourd’hui qui voudrait prendre la succession de ces conteurs célèbres, devrait emprunter à la science la plus récente ses vues paradoxales et ses pressentiments. Il est vrai qu’il déconcerterait son lecteur et en exigerait, sans doute, des connaissances assez approfondies. Après tout, il ne serait pas impossible d’introduire, dans la littérature moderne, un fantastique vraiment moderne, de mettre en scène, par exemple, avec un semblant d’explication scientifique, un personnage qui, par un certain geste, ou par un simple regard dirigé sur un appareil, déterminerait des effets lointains et considérables, ce qui ressemblerait assez à de la magie. Mais cette magie existe ! Et l’on pourrait déjà faire dépendre l’ouverture d’un coffre-fort d’une formule prononcée, d’un SÉSAME, OUVRE-TOI ! Mais encore, sans autre machine, nous savons bien – et, parfois, nous savons trop bien, – qu’un geste, un regard s’adressant à des êtres humains, entraînent bien souvent des conséquences étonnantes. Il suffira de substituer les appareils imaginés aux personnes vivantes, de les faire sensibles au regard, invention qui coûtera fort peu à l’écrivain, et nous obtiendrons une source de combinaison des éléments de conte, non encore exploités.

 

Mais tout cela n’est toujours que dérivé assez grossièrement de nos possibilités physiques actuelles. Il faut aller un peu plus loin. Songer au destin des Lettres, c’est songer aussi et surtout au devenir de l’esprit. Tout le monde ici s’embarrasse. Nous sommes trop libres de concevoir ce devenir comme il nous plaira, et nous pouvons arbitrairement supposer ou bien que les choses continueront à être assez semblables à celles que nous connaissons, ou bien qu’il se produira, dans l’âge qui vient, une dépression des valeurs intellectuelles, un abaissement, une décadence comparables à ceux qui se sont produits à la fin de l’antiquité ; la culture à peu près abandonnée, les œuvres devenues incompréhensibles ou détruites, la production abolie, toutes choses malheureusement très possibles, et même possibles par deux modes que nous connaissons bien : soit que les moyens de destruction à grande puissance s’y emploient, déciment158 les populations des régions du globe les plus cultivées, ruinent les monuments, les bibliothèques, les laboratoires, les archives, réduisent les survivants à une misère qui excède leur intelligence et supprime tout ce qui relève l’esprit de l’homme ; soit que, non plus les moyens de destruction, mais, au contraire, les moyens de possession et de jouissance, l’incohérence imposée par la fréquence et la facilité des impressions, la vulgarisation immédiate et l’application aux productions, aux évaluations et à la consommation des fruits de l’esprit, de méthodes industrielles, finissent par altérer les vertus intellectuelles les plus élevées et les plus importantes : l’attention, la puissance méditative et critique, et ce qu’on peut nommer la pensée de grand style, la recherche approfondie et conduite jusqu’à l’expression la plus exacte et la plus forte de son objet.

Or, nous vivons sous le régime perpétuel de la perturbation de nos intelligences. L’intensité, la nouveauté, dans notre époque sont devenues des qualités, ce qui est un symptôme assez remarquable. Je ne puis croire que ce système soit excellent pour la culture. Sa première conséquence sera de rendre ou inintelligibles ou insupportables toutes les œuvres du passé qui ont été composées dans des conditions toutes contraires et qui exigent des esprits tout différemment formés159.

Mais il y a encore une autre possibilité.

 

Rassurons-nous un peu. Je vous préviens que j’entre ici dans ce fantastique de l’esprit duquel je vous disais, tout à l’heure, que ni Verne, ni Wells, ni Poe lui-même, le plus grand et le plus profond des auteurs de cette espèce, n’avaient osé imaginer les possibilités. Rappelons-nous, d’abord, que nous ne savons rien sur l’esprit lui-même et presque rien sur nos sens. Il m’est arrivé quelquefois de dire à des physiciens, après que la conversation eut porté sur tant de nouveautés imprévues, où la science s’embarrasse de nos jours, qu’après tout, la rétine devait avoir ses idées à elle sur la lumière, sur les événements ondulatoires dans lesquels se confondent nos expressions de l’ancien langage, matière, énergie, continu et discontinu160

— Il faut prévoir, leur disais-je, que vous serez contraints de concentrer, un jour ou l’autre, vos recherches sur la sensibilité et les organes des sens. Ce sont là vos appareils fondamentaux. Toute mesure que vous faites, vous, physiciens, met en jeu le toucher, la vue, le sens musculaire… Vous vous êtes énormément éloignés, par une quantité d’intermédiaires et de relais, du petit rayon dans lequel tous ces sens ont prise sur quelque chose. Vous avez commencé par imaginer ce que vous pensiez qui existait au-dessous du niveau des sens à l’image de ce qui se perçoit par eux ; mais vous avez atteint, à présent, la limite acceptable de ces images et de ces analogies. Il faut revenir à l’origine, il faut revenir à ces sens si peu connus par lesquels nous connaissons.

Nous en savons encore moins, peut-être, sur la mémoire et sur les autres facultés ou propriétés de ce que nous appelons l’esprit. Toutefois, (et peut-être sans en savoir davantage), il n’est pas absurde d’imaginer que toutes nos idées sur cet esprit et sur ces facultés soient, quelque jour pas très éloigné, aussi bouleversées, aussi transformées que le sont, à présent, nos idées sur le monde physique, comparées à ce qu’elles étaient il y a quarante ans. Ce que nous appelons encore intelligence, mémoire, invention, génie, talent, etc., paraîtront peut-être des notions et des catégories grossières, primitives, surannées, comme celle de matière opposée à l’esprit peut le paraître aujourd’hui. Vous savez, sans doute, que la matière s’est évanouie depuis quelques années161, et avec elle, bien des disputes. Spiritualisme, matérialisme n’ont plus qu’un sens historique, celui d’une antithèse assez fatiguée.

Que peut-il donc arriver dans ce domaine ?

Un grand savant que je connais, qui demeure plein de confiance dans la théorie assez ébranlée de l’évolution162, croit fermement que l’homme finira bien par acquérir ce qui lui manque pour lever les contradictions qui l’embarrassent aujourd’hui dans bien des domaines ; que nous parviendrons à nous familiariser, (dans quelques centaines de siècles), avec un monde tout nouveau caractérisé par la préexistence et l’intervention de grandeurs prodigieusement différentes, de dimensions et de vitesses très éloignées les unes des autres ; et que les notions les plus abstraites, celles qui ne sont aujourd’hui que des symboles mathématiques sans images, deviendront intuitives aux esprits des hommes de ce temps-là.

J’avoue que je suis moins assuré que lui de ces faveurs que les ressources de notre nature accorderaient à notre intelligence, mais je ne vous défends pas d’y rêver, et je m’en voudrais de vous retenir plus longtemps loin de vous-mêmes et de vos espoirs.

La liberté de l’esprit

Cette conférence a été prononcée à l’Université des Annales163 le 24 mars 1939, et publiée dans Conferencia le 1er et le 15 novembre. Elle est reprise dans la dernière édition des Regards (1945).

 

C’EST un signe des temps, et ce n’est pas un très bon signe, qu’il soit nécessaire aujourd’hui – et non seulement nécessaire, mais qu’il soit même urgent, d’intéresser les esprits au sort de l’Esprit, c’est-à-dire à leur propre sort164.

Cette nécessité apparaît du moins aux hommes d’un certain âge, (un certain âge est, malheureusement un âge trop certain), aux hommes d’un certain âge qui ont connu une tout autre époque, qui ont vécu une tout autre vie, qui ont accueilli, qui ont subi, qui ont observé les maux et les biens de l’existence dans un tout autre milieu, dans un monde bien différent.

Ils ont admiré des choses que l’on n’admire presque plus ; ils ont vu vivantes des vérités qui sont à peu près mortes ; ils ont spéculé, en somme, sur des valeurs dont la baisse ou l’effondrement est aussi clair, aussi manifeste et aussi ruineux pour leurs espoirs et leurs croyances, que la baisse ou l’effondrement des titres et des monnaies qu’ils avaient, avec tout le monde, tenus autrefois pour valeurs inébranlables.

Ils ont assisté à la ruine de la confiance qu’ils eurent dans l’esprit, confiance qui a été pour eux le fondement, et, en quelque sorte, le postulat de leur vie.

Ils ont eu confiance dans l’esprit, mais quel esprit, et qu’entendaient-ils par ce mot ?…

Ce mot est innombrable, puisqu’il évoque la source et la valeur de tous les autres. Mais les hommes dont je parle y attachaient une signification particulière : ils entendaient peut-être, par esprit, cette activité personnelle, mais universelle, activité intérieure, activité extérieure – qui donne à la vie, aux forces mêmes de la vie, au monde, et aux réactions qu’excite en nous le monde, – un sens et un emploi, une application et un développement d’effort, ou un développement d’action, tout autres que ceux qui sont adaptés au fonctionnement normal de la vie ordinaire, à la seule conservation de l’individu.

Pour bien comprendre ce point, il faut donc ici entendre par le mot « esprit » la possibilité, le besoin et l’énergie de séparer et de développer les pensées et les actes qui ne sont pas nécessaires au fonctionnement de notre organisme ou qui ne tendent à la meilleure économie de ce fonctionnement.

Car notre être vivant, comme tous les êtres vivants, exige la possession d’une puissance, une puissance de transformation qui s’applique aux choses qui nous entourent en tant que nous nous les représentons165.

Cette puissance de transformation se dépense à résoudre les problèmes vitaux que nous impose notre organisme et que nous impose notre milieu.

Nous sommes, avant tout, une organisation de transformation, plus ou moins complexe, (suivant l’espèce animale), puisque tout ce qui vit est obligé de dépenser et de recevoir de la vie, il y a échange de modifications entre l’être vivant et son milieu.

Toutefois, cette nécessité vitale satisfaite, une espèce, qui est la nôtre, espèce positivement étrange, croit devoir se créer d’autres besoins et d’autres tâches que celle de conserver la vie : d’autres échanges la préoccupent, d’autres transformations la sollicitent.

Quelle que soit l’origine, quelle que soit la cause de cette curieuse déviation, l’espèce humaine s’est engagée dans une immense aventure… Aventure dont elle ignore le but, dont elle ignore le terme, et même, dont elle croit ignorer les limites.

Elle s’est engagée dans une aventure, et ce que j’appelle l’esprit lui en a fourni à la fois la direction instantanée, l’aiguillon, la pointe, la poussée, l’impulsion, comme il lui a fourni les prétextes et toutes les illusions qu’il faut pour l’action. Ces prétextes et ces illusions ont d’ailleurs varié d’âge en âge. La perspective de l’aventure intellectuelle est changeante…

Voilà donc, à peu près, ce que j’ai entendu dire par mes premiers mots.

Je veux encore demeurer sur ce point quelque peu, pour montrer avec plus de précision comment cette puissance humaine se distingue – pas entièrement – de la puissance animale qui s’applique à conserver notre vie et est spécialisée dans l’accomplissement de notre cycle habituel de fonctions physiologiques.

Elle s’en distingue ; mais elle lui ressemble, et elle lui est étroitement apparentée. C’est un fait important que cette similitude, qui se trouve, à la réflexion, singulièrement féconde en conséquences.

La remarque en est fort simple : il ne faut pas oublier que quoi que nous fassions, quel que soit l’objet de notre action, quel que soit le système d’impressions que nous recevions du monde qui nous entoure et quelles que soient nos réactions, c’est le même organisme qui est chargé de cette mission, le même appareil de relations, qui s’emploie aux deux fonctions que j’ai indiquées, l’utile et l’inutile, l’indispensable et l’arbitraire.

Ce sont les mêmes sens, les mêmes muscles, les mêmes membres ; davantage, ce sont les mêmes types de signes, les mêmes instruments d’échange, les mêmes langages, les mêmes modes logiques, qui entrent dans les actes les plus indispensables de notre vie, comme ils figurent dans les actes les plus gratuits, les plus conventionnels, les plus somptuaires.

En somme, l’homme n’a pas deux outillages ; il n’en a qu’un seul, et tantôt cet outillage lui sert à la conservation de l’existence, du rythme physiologique ; tantôt, il se dépense aux illusions et aux travaux de notre grande aventure.

Il m’est arrivé souvent, au sujet d’une question toute spéciale, de comparer nos actions, de dire que les mêmes organes, les mêmes muscles, les mêmes nerfs, produisent la marche aussi bien que la danse, exactement comme notre faculté du langage nous sert à exprimer nos besoins et nos idées, cependant que les mêmes mots et les mêmes formes peuvent se combiner et produire des œuvres de poésie. Un même mécanisme dans les deux cas est utilisé à deux fins entièrement différentes.

Il est donc naturel quand on parle des affaires spirituelles, (en appelant spirituel tout ce qui est science, art, philosophie, etc…), il est donc naturel, parlant de nos affaires spirituelles et de nos affaires d’ordre pratique, qu’il existe entre elles un parallélisme remarquable, qu’on puisse observer ce parallélisme, et parfois en déduire quelque enseignement.

On peut simplifier ainsi certaines questions assez difficiles, mettre en évidence la similitude qui existe, à partir des organes d’action et de relation, entre l’activité qu’on peut appeler supérieure, et l’activité qu’on peut appeler pratique, ou pragmatique

D’un côté et de l’autre, puisque ce sont les mêmes organes qui s’emploient, il y a analogie de fonctionnement, correspondance des phases et des conditions dynamiques ; tout ceci est d’origine profonde, d’origine substantielle, puisque c’est l’organisme lui-même qui le commande.

 

Tout à l’heure, je vous disais à quel point les hommes de mon âge sont tristement affectés par l’époque qui se substitue, si promptement et brutalement, à l’époque qu’ils ont connue, et je vous disais tout à l’heure : – je prononçais à ce propos, le mot de valeur.

J’ai parlé, il me semble, de la baisse et de l’effondrement qui se fait sous nos yeux, des valeurs de notre vie ; et par ce mot « valeur » je rapprochais dans une même expression, sous un même signe, les valeurs d’ordre matériel et les valeurs d’ordre spirituel.

J’ai dit « valeur » et c’est bien cela même dont je veux parler ; c’est le point capital sur lequel je voudrais attirer votre attention.

Nous sommes aujourd’hui en présence d’une véritable et gigantesque transmutation de valeurs, (pour employer l’expression excellente de Nietzsche166), et en intitulant cette conférence « Liberté de l’esprit », j’ai fait simplement allusion à une de ces valeurs essentielles qui semblent à présent subir le sort des valeurs matérielles.

J’ai donc dit « valeur » et je dis qu’il y a une valeur nommée « esprit », comme il y a une valeur pétrole, blé ou or167.

J’ai dit valeur, parce qu’il y a appréciation, jugement d’importance, et qu’il y a aussi discussion sur le prix auquel on est disposé à payer cette valeur : l’esprit.

On peut avoir fait un placement de cette valeur ; on peut la suivre, comme disent les hommes de la Bourse ; on peut observer ses fluctuations, dans je ne sais quelle cote qui est l’opinion générale du monde sur elle.

On peut voir, dans cette cote qui est inscrite en toutes les pages des journaux, comment elle vient en concurrence ici et là avec d’autres valeurs.

Car il y a des valeurs concurrentes. Ce seront, par exemple : la puissance politique, qui n’est pas toujours d’accord avec la valeur-esprit, la valeur sécurité sociale, et la valeur organisation de l’État.

Toutes ces valeurs qui montent et qui baissent constituent le grand marché des affaires humaines. Parmi elles, la malheureuse valeur esprit ne cesse guère de baisser.

 

La considération de la valeur esprit permet, comme toutes les valeurs, de diviser les hommes, selon la confiance qu’ils mirent en elle.

Il y a des hommes qui ont tout misé sur elle, tous leurs espoirs, toutes leurs économies de vie, de cœur et de foi.

Il en est d’autres qui s’y attachent médiocrement. Pour eux, c’est un placement qui n’a pas grand intérêt, ses fluctuations les intéressent fort peu.

Il y en a d’autres qui s’en soucient extrêmement peu, ils n’ont pas mis leur argent vital dans cette affaire.

Et enfin, il en est, il faut l’avouer, qui la font baisser de leur mieux.

Vous voyez comme j’emprunte le langage de la Bourse. Il peut paraître étrange, adapté à des choses spirituelles ; mais j’estime qu’il n’y en a point de meilleur, et peut-être, qu’il n’y en a pas d’autre pour exprimer les relations de cette espèce, car l’économie spirituelle comme l’économie matérielle, quand on y réfléchit, se résument l’une et l’autre fort bien dans un simple conflit d’évaluations.

J’ai donc souvent été frappé des analogies qui apparaissent, sans qu’on les sollicite le moins du monde, entre la vie de l’esprit et ses manifestations, et la vie économique et les siennes.

Une fois qu’on a perçu cette similitude il est presque impossible de ne pas la suivre jusqu’à ses limites.

Dans l’une et l’autre affaire, dans la vie économique comme dans la vie spirituelle, vous trouverez avant tout les mêmes notions de production et de consommation.

Le producteur, dans la vie spirituelle, est un écrivain, un artiste, un philosophe, un savant ; le consommateur est un lecteur, un auditeur, un spectateur.

Vous trouverez de même cette notion de valeur que je viens de reprendre, qui est essentielle, dans les deux ordres, comme l’est la notion de l’échange, comme l’est celle de l’offre et de la demande168.

Tout ceci est simple, tout ceci s’explique aisément ; ce sont des termes qui ont leur sens aussi bien sur le marché intérieur, (où chaque esprit dispute, négocie ou transige avec l’esprit des autres), que dans l’univers des intérêts matériels.

D’ailleurs, on peut, des deux côtés, considérer également le travail et le capital ; une civilisation est un capital dont l’accroissement peut se poursuivre pendant des siècles comme celui de certains capitaux, et qui absorbe en lui ses intérêts composés.

Ce parallélisme paraît frappant à la réflexion ; l’analogie est toute naturelle ; j’irai jusqu’à y voir une véritable identité, et en voici la raison : d’abord, je vous l’ai dit, c’est le même type organique qui intervient sous les noms de production et de réception, – production et réception sont inséparables des échanges ; mais, de plus, tout ce qui est social, c’est tout ce qui résulte des relations entre le grand nombre d’individus, tout ce qui se passe dans le vaste système d’êtres vivants et pensants, (plus ou moins pensants), dont chacun se trouve à la fois solidaire de tous les autres, et opposé à tous les autres, – unique, quant à soi, indiscernable et comme inexistant au sein du nombre.

Voilà le point. Il s’observe et se vérifie aussi bien dans l’ordre pratique que dans l’ordre spirituel. D’un côté, l’individu ; de l’autre, la quantité indistincte et les choses ; par conséquent, la forme générale de ces rapports ne peut être bien différente, qu’il s’agisse de production, d’échanges ou de consommation de produits pour l’esprit, ou bien de production, d’échanges ou de consommation de produits dans la vie matérielle.

Comment en serait-il autrement ?… Le même problème se retrouve ; c’est toujours individu et quantité indistincte d’individus qui sont en relations directes ou indirectes ; surtout indirectes, parce que, dans le plus grand nombre des cas, c’est indirectement que nous subissons la pression extérieure en matière économique comme en matière spirituelle, et réciproquement, que nous exerçons notre action extérieure sur une quantité indéterminée d’auditeurs ou de spectateurs.

Voilà, par conséquent, une double relation qui s’établit. Du moment qu’il doit y avoir échange, d’une part, tandis que, d’autre part, il y a diversité de besoins, diversité des hommes, du moment que la singularité des individus, leurs goûts qui sont incommunicables, ou bien leur savoir-faire, leur industrie, leurs talents et leurs idéologies personnelles viennent s’affronter sur un marché, qu’il s’agisse de doctrines ou d’idées, de matières premières ou d’objets manufacturés, la concurrence que ces valeurs individuelles se font, compose l’équilibre mobile, équilibre que déterminent, pour un instant seulement, les valeurs à cet instant.

De même que telle marchandise vaut tant aujourd’hui, pendant quelques heures, qu’elle est sujette à de brusques fluctuations, ou à des variations très lentes, mais continues ; de même, les valeurs en matière de goût, de doctrines, de style, d’idéal, etc.

Seulement l’économie de l’esprit nous présente des phénomènes bien plus difficiles à définir, car ils ne sont pas mesurables en général, et ils ne sont pas davantage constatés par des organes ou des institutions spécialisés à cet effet.

 

Puisque nous en sommes à considérer l’individu en contraste avec ses semblables, nous pouvons bien rappeler ce dicton des anciens, que des goûts et des couleurs il n’y a pas à disputer. Mais en fait, c’est tout le contraire ; on ne fait que cela.

Nous passons notre temps à disputer des goûts et des couleurs. On le fait à la Bourse, on le fait dans les innombrables jurys, on le fait dans les Académies et il ne peut pas en être autrement ; tout est marchandage dans tous les cas où l’individu, le collectif, le singulier et le pluriel doivent s’affronter l’un l’autre, et chercher soit à s’entendre, soit à se réduire au silence.

Ici, l’analogie que nous suivons est si frappante qu’elle touche à l’identité.

Ainsi, quand je parle d’esprit, je veux désigner à présent un aspect et une propriété de la vie collective ; aspect, propriété aussi réels que la richesse matérielle, aussi précaires, quelquefois, que celle-ci.

Je veux envisager une production, une évaluation, une économie, laquelle est prospère ou non, laquelle est plus ou moins stable, comme l’autre, laquelle se développe ou bien périclite, laquelle a ses forces universelles, a ses institutions, a ses lois propres et qui a aussi ses mystères.

Ne croyez pas que je me plaise à opérer ici une simple comparaison, plus ou moins poétique, et que, de l’idée de l’économie matérielle, je passe par de simples artifices rhétoriques à l’économie spirituelle ou intellectuelle.

En réalité, ce serait bien tout le contraire, si on voulait y réfléchir. C’est l’esprit qui a commencé, et il ne pouvait pas en être autrement.

C’est le commerce des esprits qui est nécessairement le premier commerce du monde, le premier, celui qui a commencé, celui qui est nécessairement initial, car avant de troquer les choses, il faut bien que l’on troque des signes, et il faut par conséquent que l’on institue des signes.

Il n’y a pas de marché, il n’y a pas d’échanges sans langage ; le premier instrument de tout trafic, c’est le langage, on peut redire ici (en lui donnant un sens convenablement altéré) la fameuse parole : « Au commencement était le Verbe169. » Il a bien fallu que le Verbe précédât l’acte même du trafic.

Mais le verbe n’est pas autre chose que l’un des noms les plus précis de ce que j’ai appelé l’esprit. L’esprit et le verbe sont presque synonymes dans bien des emplois. Le terme qui se traduit par verbe dans la Vulgate, c’est le grec « logos » qui veut dire à la fois calcul, raisonnement, parole, discours, connaissance, en même temps qu’expression.

Par conséquent, en disant que le verbe coïncide avec l’esprit, je ne crois pas dire une hérésie, – même dans l’ordre linguistique.

D’ailleurs, la moindre réflexion nous rend évident que dans tout commerce, il faut bien qu’il y ait d’abord de quoi entamer la conversation, désigner l’objet que l’on doit échanger, montrer ce dont on a besoin ; il faut par conséquent quelque chose de sensible, mais ayant puissance intelligible ; et ce quelque chose, c’est ce que j’ai appelé d’une façon générale, le verbe.

Le commerce des esprits précède donc le commerce des choses. Je vais montrer qu’il l’accompagne, et de fort près.

Non seulement il est logiquement nécessaire qu’il en soit ainsi, mais encore ceci peut s’établir historiquement. Vous trouverez cette démonstration dans ce fait remarquable que les régions du globe qui ont vu le commerce des choses le plus développé, le plus actif et le plus anciennement établi, sont aussi les régions du globe où la production des valeurs d’esprit, la production des idées, la production des œuvres d’esprit et des ouvrages de l’art ont été le plus précoces et le plus fécondes et le plus diverses.

J’observe en outre que ces régions-là ont été celles où ce qu’on nomme la liberté de l’esprit a été la plus largement accordée, et j’ajoute qu’il ne pouvait pas en être autrement.

Dès que les rapports deviennent plus fréquents, actifs, extrêmement nombreux entre les hommes, il est impossible de maintenir entre eux de très grandes différences, non pas de castes ou de statut, car cette différence peut subsister, mais de compréhension.

La conversation, même entre supérieurs et inférieurs, prend une familiarité et une aisance qui ne se trouvent pas dans les régions où les rapports sont beaucoup moins fréquents ; il est connu par exemple que dans l’antiquité, et en particulier à Rome, l’esclave et son patron avaient des rapports tout à fait familiaux, malgré la dureté, la discipline et les atrocités qui pouvaient légalement s’exercer.

Je disais donc que la liberté d’esprit et l’esprit lui-même ont été le plus développés dans les régions où le commerce en même temps se développait. À toute époque, sans exception, toute production intense d’art, d’idées, de valeurs spirituelles se manifeste en des points remarquables par l’activité économique qui s’y observe. Vous savez que le bassin de la Méditerranée a offert, sous ce rapport, l’exemple le plus frappant et le plus démonstratif.

Ce bassin est en effet, un lieu en quelque sorte privilégié, prédestiné, providentiellement marqué pour que se produisît sur ses bords, s’établît entre ses rives un commerce des plus actifs.

Il se dessine et se creuse dans la région la plus tempérée du globe ; il offre des facilités toutes particulières à la navigation ; il baigne trois parties du monde très différentes ; et, par conséquent, il attire à lui quantité de races des plus diverses ; il les met en contact, en concurrence, en accord ou en conflit ; il les excite ainsi aux échanges de toute nature. Ce bassin, qui a cette propriété remarquable que, d’un point à tout autre de son contour, on peut aller ou bien par voie de terre en suivant le littoral, ou par la traversée de la mer, a été le théâtre du mélange et des contrastes, pendant des siècles, de familles différentes de l’espèce humaine s’enrichissant l’une l’autre de leurs expériences de tout ordre.

Là, excitation à l’échange, concurrence vive, concurrence du négoce, concurrence des forces, concurrence des influences, concurrence des religions, concurrence des propagandes, concurrence simultanée des produits matériels et des valeurs spirituelles ; cela ne se distinguait point.

Le même navire, la même nacelle apportaient les marchandises et les dieux ; les idées et les procédés.

Combien de choses se sont développées sur les bords de la Méditerranée, par contagion ou par rayonnement. Ainsi s’est constitué ce trésor auquel notre culture doit presque tout, au moins dans ses origines ; je puis dire que la Méditerranée a été une véritable machine à fabriquer de la civilisation.

Mais tout ceci créait nécessairement de la liberté de l’esprit, tout en créant des affaires.

Nous trouvons donc étroitement associés sur les bords de la Méditerranée : Esprit, culture et commerce.

Mais voici un autre exemple moins banal que celui que je viens de vous donner. Considérez la ligne du Rhin, cette ligne d’eau qui va de Bâle à la mer, et observez la vie qui s’est développée sur les bords de cette grande voie fluviale, depuis les premiers siècles de notre ère jusqu’à la Guerre de Trente Ans170. Tout un système de cités semblables entre elles s’établit le long de ce fleuve, qui joue le rôle d’un conducteur comme la Méditerranée, et d’un collecteur. Qu’il s’agisse de Strasbourg, de Cologne ou d’autres villes jusqu’à la mer, ces agglomérations se constituent dans des conditions analogues et présentent une similitude remarquable dans leur esprit, leurs institutions, leurs fonctions et leur activité à la fois matérielle et intellectuelle.

Ce sont des villes où la prospérité apparaît de bonne heure ; villes de commerçants et de banquiers ; leur système, s’élargissant vers la mer se relie aux cités industrielles de Flandre, à l’Ouest ; aux ports de la Hanse vers le Nord-Est.

Là, la richesse matérielle, la richesse spirituelle ou intellectuelle, et la liberté sous forme municipale, s’établissent, se consolident, se fortifient de siècle en siècle. Ce sont des places financièrement puissantes, et ce sont des positions stratégiques de l’esprit. On y trouve à la fois une industrie qui exige des techniciens, de la banque qui exige des calculateurs et des diplomates d’affaires, des gens spécialement voués à l’échange dans une époque où les moyens d’échange et de circulation étaient assez peu pratiques ; mais on y trouve aussi une vitalité artistique, une curiosité érudite, une production de peinture, de musique, de littérature, – en somme, une création et une circulation de valeurs toute parallèle à l’activité économique des mêmes centres.

C’est là que l’imprimerie s’invente ; de là, elle rayonne sur le monde ; mais c’est sur le bord du fleuve, et comme élément du commerce engendré par ce fleuve, que l’industrie du Livre peut se développer et atteindre tout l’espace du monde civilisé.

Je vous ai dit que toutes ces villes présentent de remarquables similitudes dans l’esprit, dans les coutumes et l’organisation intérieure ; elles obtiennent ou achètent une sorte d’autonomie.

La richesse et l’amateur s’y rencontrent ; le connaisseur n’y manque pas. L’esprit, sous forme d’artistes ou d’écrivains ou d’imprimeurs, y peut vivre : il y trouve un terrain des plus favorables.

C’est un terrain de choix pour la culture, qui exige de la liberté et des ressources.

Ainsi cet ensemble de cités crée le long du fleuve une bande de territoires qui s’épanouissent vers la mer, et qui s’opposent aux régions intérieures de l’Est et de l’Ouest qui sont, elles, des régions agricoles, des régions qui demeurent longtemps de type féodal.

 

Il est bien entendu que je vous fais là un exposé des plus sommaires, et qu’il faudrait, pour préciser la vue que je viens d’esquisser, consulter bien des livres et reconstruire toute ma composition d’époque et de lieux. Mais ce que j’en ai dit suffira peut-être à justifier mon opinion sur le parallélisme des développements intellectuels avec le développement commercial, bancaire, industriel des régions méditerranéenne et rhénane.

Ce qu’on appelle le moyen âge s’est transformé en monde moderne par l’action des échanges – laquelle porte au plus haut point la température de l’esprit. Non pas que ce moyen âge ait été une période obscure comme on l’a dit. Il a ses témoins qui sont de pierre. Mais ces travaux, ces constructions de cathédrales, ces incomparables ouvrages qu’ont élevés ses architectes, et d’abord les français, sont pour nous de véritables énigmes si nous nous inquiétons des conditions de leur conception et de leur exécution.

En effet, nous n’avons aucun document qui nous renseigne sur la vraie culture de ces maîtres de l’œuvre, qui devaient cependant avoir une science très développée pour construire des œuvres de cette ampleur et de cette extrême hardiesse. Ils ne nous ont laissé ni traités de géométrie, de mécanique, d’architecture, de résistance des matériaux, de perspective, ni plans, ni épures, rien qui nous apporte la moindre clarté sur ce qu’ils savaient.

Une chose, cependant, nous est connue : c’est que ces architectes étaient des nomades. Ils allaient bâtir de ville en ville. Il semble bien qu’ils se transmettaient de personne à personne leurs procédés théoriques et techniques de construction. Ces ouvriers et leurs chefs ou contremaîtres se formaient en sociétés de compagnons, qui se transmettaient leurs procédés de coupe de pierre et d’appareillage, de charpente ou de serrurerie. Mais nul document écrit ne nous est parvenu sur toutes ces techniques. Le célèbre carnet de Villard de Honnecourt est un document tout à fait insuffisant171.

Tous ces voyageurs-constructeurs, ces transporteurs de méthodes et de recettes d’art étaient donc aussi des instruments d’échange, – mais primitifs, personnels et d’ailleurs jaloux de leurs secrets et tours de main. Ils gardaient arcane ce qu’une époque d’intense culture tend à répandre le plus possible, et peut-être, à trop répandre.

 

Il y avait aussi une certaine vie intellectuelle dans les monastères. C’est à l’ombre des cloîtres que l’étude de l’antiquité a pu naître, la littérature et les langues, la civilisation des anciens être étudiées, préservées, cultivées pendant quelques tristes siècles…

La vie de l’esprit est, dans tout l’Occident, affreusement pauvre entre le Ve et le XIe siècle. Même à l’époque des premières croisades, elle ne se compare pas avec ce qui s’observait à Byzance et dans l’Islam, de Bagdad à Grenade, dans l’ordre des arts, des sciences et des mœurs. Saladin172 devait être par les goûts et par la culture, très supérieur à Richard Cœur de Lion.

Ce regard sur le haut moyen âge ne doit-il pas revenir sur notre temps ? Culture, variations de la culture, valeur des choses de l’esprit, estimation de ses productions, place que l’on donne à leur importance dans la hiérarchie des besoins de l’homme, nous savons à présent que tout ceci est, d’une part, en rapport avec la facilité et la multiplicité des échanges de toute espèce ; d’autre part, étrangement précaire. Tout ce qui se passe aujourd’hui doit se rapporter à ces deux points. Regardons en nous et autour de nous. Ce que nous constatons, je vous l’ai résumé dans mes premiers mots.

Je vous disais que d’inviter les esprits à s’inquiéter de l’Esprit et de son destin, c’était là un signe des temps, un symptôme. Cette idée me fût-elle venue si tout un ensemble d’impressions n’eût été assez significatif et assez puissant pour se faire réfléchir en moi, et pour que cette réflexion se fît acte ? Et cet acte, qui consiste à l’exprimer devant vous, l’aurais-je accompli si je n’avais pressenti que mes impressions étaient celles de bien des gens, que la sensation d’une diminution de l’esprit, d’une menace pour la culture ; d’un crépuscule des divinités les plus pures était une sensation qui s’imposait de plus en plus fortement à tous ceux qui peuvent éprouver quelque chose dans l’ordre des valeurs supérieures dont nous parlons.

Culture, civilisation, ce sont des noms assez vagues que l’on peut s’amuser à différencier, à opposer ou à conjuguer. Je ne m’y attarderai pas. Pour moi, je vous l’ai dit, il s’agit d’un capital qui se forme, qui s’emploie, qui se conserve, qui s’accroît, qui périclite, comme tous les capitaux imaginables – dont le plus connu est, sans doute, ce que nous appelons notre corps

De quoi est composé ce capital Culture ou Civilisation ? Il est d’abord constitué par des choses, des objets matériels, – livres, tableaux, instruments, etc., qui ont leur durée probable, leur fragilité, leur précarité de choses. Mais ce matériel ne suffit pas. Pas plus qu’un lingot d’or, un hectare de bonne terre, ou une machine ne sont des capitaux, en l’absence d’hommes qui en ont besoin et qui savent s’en servir. Notez ces deux conditions. Pour que le matériel de la culture soit un capital, il exige, lui aussi, l’existence d’hommes qui aient besoin de lui, et qui puissent s’en servir, – c’est-à-dire d’hommes qui aient soif de connaissance et de puissance de transformations intérieures, soif de développements de leur sensibilité ; et qui sachent, d’autre part, acquérir ou exercer ce qu’il faut d’habitudes, de discipline intellectuelle, de conventions et de pratiques pour utiliser l’arsenal de documents et d’instruments que les siècles ont accumulé.

Je dis que le capital de notre culture est en péril. Il l’est sous plusieurs aspects. Il l’est de plusieurs façons. Il l’est brutalement. Il l’est insidieusement. Il est attaqué par plus d’un. Il est dissipé, négligé, avili par nous tous. Les progrès de cette désagrégation sont évidents.

J’en ai donné ici même173 des exemples à plusieurs reprises. Je vous ai montré de mon mieux, à quel point toute la vie moderne constitue, sous des apparences souvent très brillantes et très séduisantes, une véritable maladie de la culture, puisqu’elle soumet cette richesse qui doit s’accumuler comme une richesse naturelle, ce capital qui doit se former par assises progressives dans les esprits, elle la soumet à l’agitation générale du monde, propagée, développée par l’exagération de tous les moyens de communication. À ce point d’activité, les échanges trop rapides sont fièvre, la vie devient dévoration de la vie.

Secousses perpétuelles, nouveautés, nouvelles ; instabilité essentielle, devenue un véritable besoin, nervosité généralisée par tous les moyens que l’esprit a lui-même créés. On peut dire qu’il y a du suicide dans cette forme ardente et superficielle d’existence du monde civilisé.

Comment concevoir l’avenir de la culture quand l’âge que l’on a permet de comparer ce qu’elle fut naguère avec ce qu’elle devient ? Voici un simple fait que je propose à vos réflexions comme il s’est imposé aux miennes.

J’ai assisté à la disparition progressive d’êtres extrêmement précieux pour la formation régulière de notre capital idéal, aussi précieux que les créateurs eux-mêmes. J’ai vu disparaître un à un ces connaisseurs, ces amateurs inappréciables qui, s’ils ne créaient pas les œuvres mêmes, en créaient la véritable valeur ; c’étaient des juges passionnés, mais incorruptibles, pour lesquels ou contre lesquels, il était beau de travailler. Ils savaient lire : vertu qui s’est perdue. Ils savaient entendre, et même écouter. Ils savaient voir174. C’est dire que ce qu’ils tenaient à relire, à réentendre ou à revoir, se constituait, par ce retour, en valeur solide. Le capital universel s’en accroissait.

Je ne dis pas qu’ils soient tous morts et qu’il n’en doive naître jamais plus. Mais je constate avec regret leur extrême raréfaction. Ils avaient pour profession d’être eux-mêmes et de jouir, en toute indépendance, de leur jugement, qu’aucune publicité, aucun article ne touchait.

La vie intellectuelle et artistique la plus désintéressée et la plus ardente était leur raison d’être.

Il n’était pas de spectacle, d’exposition, de livre auquel ils ne donnassent une attention scrupuleuse. On les qualifiait parfois d’hommes de goût, avec quelque ironie, mais l’espèce est devenue si rare, que le mot lui-même n’est plus tenu pour un quolibet. C’est là une perte considérable, car rien n’est plus précieux pour le créateur que ceux qui peuvent apprécier son ouvrage et surtout donner au soin de son travail, à la valeur de travail du travail, cette évaluation dont je parlais tout à l’heure, cette estimation qui fixe, hors de la mode et de l’effet d’un jour, l’autorité d’une œuvre et d’un nom.

Aujourd’hui, les choses vont très vite, les réputations se créent rapidement et s’évanouissent de même. Rien ne se fait de stable, car rien ne se fait pour le stable.

Comment voulez-vous que l’artiste ne sente pas sous les apparences de la diffusion de l’art, de son enseignement généralisé, toute la futilité de l’époque, la confusion des valeurs qui s’y produit, toute la facilité qu’elle favorise ?

S’il donne à son travail tout le temps et le soin qu’il peut leur175 donner, il le donne avec le sentiment que quelque chose de ce travail s’imposera à l’esprit de celui qui le lit ; il espère qu’on lui rendra par une certaine qualité et une certaine durée d’attention, un peu du mal qu’il s’est donné en écrivant sa page.

Avouons que nous le payons fort mal… Ce n’est pas notre faute, nous sommes accablés de livres. Nous sommes surtout harcelés de lectures d’intérêt immédiat et violent. Il y a dans les feuilles publiques une telle diversité, une telle incohérence, une telle intensité de nouvelles, (surtout par certains jours), que le temps que nous pouvons donner par 24 heures à la lecture en est entièrement occupé, et les esprits troublés, agités ou surexcités.

L’homme qui a un emploi, l’homme qui gagne sa vie et qui peut consacrer une heure par jour à la lecture, qu’il la fasse chez lui, ou dans le tramway, ou dans le métro, cette heure est dévorée par les affaires criminelles, les niaiseries incohérentes, les ragots et les faits les moins divers, dont le pêle-mêle et l’abondance semblent faits pour ahurir et simplifier grossièrement les esprits.

Notre homme est perdu pour le livre… Ceci est fatal et nous n’y pouvons rien.

Tout ceci a pour conséquence une diminution réelle de la culture ; et, en second lieu, une diminution réelle de la véritable liberté de l’esprit, car cette liberté exige au contraire un détachement, un refus de toutes ces sensations incohérentes ou violentes que nous recevons de la vie moderne, à chaque instant.

 

Je viens de parler de liberté… Il y a la liberté tout court, et la liberté des esprits.

Tout ceci sort un peu de mon sujet, mais il faut cependant s’y attarder quelque peu. La liberté, mot immense, mot que la politique a largement utilisé, – mais qu’elle proscrit, çà et là, depuis quelques années, – la liberté a été un idéal, un mythe ; elle a été un mot plein de promesses pour les uns, un mot gros de menaces pour les autres ! un mot qui a dressé les hommes et remué les pavés. Un mot qui était le mot de ralliement de ceux qui semblaient le plus faibles et qui se sentaient le plus forts, contre ceux qui semblaient le plus forts et qui ne se sentaient pas le plus faibles.

Cette liberté politique est difficilement séparable des notions d’égalité, des notions de souveraineté ; mais elle est difficilement compatible avec l’idée d’ordre ; et parfois avec l’idée de justice.

Mais ce n’est pas là mon sujet.

J’en reviens à l’esprit. Lorsqu’on examine d’un peu plus près toutes ces libertés politiques, on arrive rapidement à considérer la liberté de pensée.

La liberté de pensée se confond dans les esprits avec la liberté de publier, qui n’est pas la même chose.

On n’a jamais empêché personne de penser à sa guise. Ce serait difficile ; à moins d’avoir des appareils pour dépister la pensée dans les cerveaux. On y arrivera certainement, mais nous n’y sommes pas tout à fait, et nous ne souhaitons pas cette découverte-là !… La liberté de pensée, en attendant, existe donc, – dans la mesure où elle n’est pas bornée par la pensée même.

C’est très joli d’avoir la liberté de penser, mais encore faut-il penser à quelque chose !…

Mais dans l’usage le plus ordinaire quand on dit liberté de penser, on veut dire liberté de publier, ou bien liberté d’enseigner.

Cette liberté-là donne lieu à de graves problèmes : il y a toujours quelque difficulté qu’elle suscite ; et tantôt la Nation, tantôt l’État, tantôt l’Église, tantôt l’École, tantôt la Famille, ont trouvé à redire à la liberté de penser en publiant, de penser publiquement ou d’enseigner.

Ce sont là autant de puissances plus ou moins jalouses des manifestations extérieures de l’individu pensant.

Je ne veux pas m’occuper ici du fond de la question. C’est une affaire de cas particuliers. Il est certain que dans tels cas, il est bon que la liberté de publier, soit surveillée et restreinte.

Mais le problème devient très difficile quand il s’agit de mesures générales. Par exemple, il est clair que pendant une guerre, il est impossible de laisser tout publier. Il est non seulement imprudent, de laisser publier des nouvelles sur la conduite des opérations ; ceci, tout le monde le comprend, mais il y a d’autre part certaines choses que l’ordre public ne permet pas qu’on publie.

Ce n’est pas tout. La liberté de publier qui fait partie essentielle de la liberté du commerce de l’esprit, se trouve aujourd’hui, dans certains cas, dans certaines régions, sévèrement restreinte et même supprimée de fait.

Vous sentez à quel point cette question est brûlante ; et comme elle se pose un peu partout. Je veux dire en tout lieu où l’on peut encore poser une question quelconque. Je ne suis pas personnellement des plus enclins à publier ma pensée. On peut bien ne pas publier ; qui vous oblige à publier ?… Quel démon ? Pourquoi faire, après tout ? On peut bien garder ses idées. Pour quoi les extérioriser ?… Elles sont si belles dans le fond d’un tiroir ou dans une tête…

Mais enfin, il est des gens qui aiment publier, qui aiment inculquer leurs idées aux autres, qui ne pensent que pour écrire, et qui n’écrivent que pour publier. Ceux-là s’aventurent alors dans l’espace politique. Ici se dessine le conflit.

La politique, contrainte de falsifier toutes les valeurs que l’esprit a pour mission de contrôler, admet toutes les falsifications, ou toutes les réticences qui lui conviennent, qui sont d’accord avec elle et repousse même violemment, ou interdit toutes celles qui ne le sont pas.

En somme, qu’est-ce que c’est que la politique ?… La politique consiste dans la volonté de conquête et de conservation du pouvoir ; elle exige, par conséquent, une action de contrainte ou d’illusion sur les esprits, qui sont la matière de tout pouvoir.

Tout pouvoir songe nécessairement à empêcher la publication des choses qui ne conviennent pas à son exercice. Il s’y emploie de son mieux. L’esprit politique finit toujours par être contraint de falsifier. Il introduit dans la circulation, dans le commerce, de la fausse monnaie intellectuelle ; il introduit des notions historiques falsifiées ; il construit des raisonnements spécieux ; en somme, il se permet tout ce qu’il faut pour conserver son autorité, qu’on appelle, je ne sais pourquoi, morale176.

Il faut avouer que dans tous les cas possibles, politique et liberté d’esprit s’excluent. Celle-ci est l’ennemie essentielle des partis, comme elle l’est, d’autre part, de toute doctrine en possession du pouvoir.

C’est pourquoi j’ai voulu insister sur les nuances que ces expressions peuvent revêtir en français.

La liberté est une notion qui figure dans des expressions contradictoires, puisque nous l’employons quelquefois pour dire que nous pouvons faire ce que nous voulons, et d’autres fois pour dire que nous pouvons faire ce que nous ne voulons pas, ce qui est, selon certains, le maximum de la liberté.

Ceci revient à dire qu’il y a plusieurs êtres en nous, mais que ces plusieurs hommes qui sont en nous ne disposant que d’un seul et même langage, il arrive que le même mot, (comme liberté), s’emploie à des besognes d’expression fort différentes. C’est un mot à tout faire.

Tantôt on est libre parce que rien ne s’oppose à ce qui se propose à nous et qui nous séduit, et tantôt on se trouvera supérieurement libre parce qu’on se sentira se dégager d’une séduction ou d’une tentation, on pourra agir contre son penchant : c’est là un maximum de liberté.

Observons donc un peu cette notion si fuyante dans ses emplois spontanés. Je trouve aussitôt que l’idée de liberté n’est pas première chez nous ; elle n’est jamais évoquée, qu’elle ne soit provoquée ; je veux dire qu’elle est toujours une réponse.

Nous ne pensons jamais que nous sommes libres quand rien ne nous montre que nous ne le sommes pas, ou que nous pourrions ne pas l’être. L’idée de liberté est une réponse à quelque sensation ou à quelque hypothèse de gêne, d’empêchement, de résistance, qui s’oppose soit à une impulsion de notre être, à un désir des sens, à un besoin, soit aussi à l’exercice de notre volonté réfléchie.

Je ne suis libre que quand je me sens libre ; mais je ne me sens libre que quand je me pense contraint, quand je me mets à imaginer un état qui contraste avec mon état présent.

La liberté n’est donc sensible, elle n’est conçue, elle n’est souhaitée que par l’effet d’un contraste.

Si mon corps trouve des obstacles à ses mouvements naturels, à ses réflexions ; si ma pensée est gênée dans ses opérations soit par quelque douleur physique, soit par quelque obsession, soit par l’action du monde extérieur, par le vacarme, par la chaleur excessive ou le froid, par la trépidation ou par la musique que font les voisins, j’aspire à un changement d’état, à une délivrance, à une liberté. Je tends à reconquérir l’usage de mes facultés dans leur plénitude. Je tends à nier l’état qui me le refuse.

Vous voyez donc qu’il y a de la négation dans ce terme de liberté quand on recherche son rôle originel, à l’état naissant.

Voici la conséquence que j’en tire. Puisque le besoin de liberté et l’idée de liberté ne se produisent pas chez ceux qui ne sont pas sujets aux gênes et aux contraintes, moins sera-t-on sensible à ces restrictions, moins le terme et le réflexe liberté se produiront.

Un être peu sensible aux gênes apportées à la liberté de l’esprit, aux contraintes que lui imposeront les pouvoirs publics, par exemple, ou les circonstances extérieures quelles qu’elles soient, ne réagira que peu, contre ces contraintes. Il n’aura aucun sursaut de révolte, aucun réflexe, aucune rébellion contre l’autorité qui lui impose cette gêne. Au contraire, dans bien des cas, il se trouvera soulagé d’une vague responsabilité. Sa délivrance, à lui, sa liberté, consistera à se sentir déchargé du souci de penser, de décider et de vouloir.

Vous apercevez les conséquences énormes de ceci : chez les hommes dont la sensibilité aux choses de l’esprit est si faible que les pressions qui s’exercent sur la production des œuvres de l’esprit leur sont imperceptibles, pas de réactions, du moins extérieures.

Vous savez que cette conséquence se vérifie bien près de nous : vous observez à l’horizon les effets les plus visibles de cette pression sur l’esprit, et vous observez du même coup le peu de réaction qu’elle provoque. Ceci est un fait.

Il n’est que trop évident. Je ne veux pas non plus juger, parce qu’il ne m’appartient pas de juger. Qui peut juger des hommes ?… N’est-ce pas se faire plus qu’homme ?

Si j’en parle, c’est qu’il n’est pas de sujet pour nous plus intéressant, car nous ne savons pas ce que l’avenir nous réserve, à nous hommes, que j’appellerai hommes de l’esprit177, si vous voulez…

J’estime donc à la fois nécessaire et inquiétant d’être obligé aujourd’hui d’invoquer, non pas ce que l’on appelle les droits de l’esprit, ce sont là des mots ! Il n’y a pas de droits, s’il n’y a pas de force ; mais d’invoquer, l’intérêt, pour tout le monde, de la préservation et du soutien des valeurs de l’esprit.

Pourquoi ?

C’est que la création et l’existence organisée de la vie intellectuelle se trouvent dans une relation des plus complexes, mais des plus certaines et des plus étroites avec la vie – tout court – la vie humaine. Personne n’a jamais expliqué à quoi nous rimions, nous hommes, et notre bizarrerie qui est esprit. Cet esprit est en nous une puissance qui nous a engagés dans une aventure extraordinaire, notre espèce s’est éloignée de toutes les conditions initiales et normales de la vie. Nous avons inventé un monde pour notre esprit, – et voulons vivre dans ce monde de notre esprit. Il veut vivre dans son œuvre.

Il s’est agi de refaire ce que la nature avait fait ou la corriger et donc finir par refaire, en quelque sorte, l’homme lui-même.

Refaire dans la mesure de ses moyens qui sont déjà assez grands, refaire l’habitation, équiper la portion de planète qu’il habite ; la parcourir en tous sens, aller vers le haut, vers le bas ; l’exploiter, en extraire tout ce qu’elle contient d’utilisable pour nos desseins. Tout cela est très bien ; et nous ne voyons pas ce que ferait l’homme s’il ne faisait pas cela, à moins de revenir à une condition tout animale.

N’oublions pas ici de dire que toute une activité proprement spirituelle, à côté des aménagements matériels du globe, est en liaison avec eux, c’est là un véritable aménagement de l’esprit, qui a consisté à créer la connaissance spéculative et les valeurs artistiques, et à produire une quantité d’œuvres, un capital de richesse immatérielle. Mais, matériels ou spirituels, nos trésors ne sont pas impérissables. J’ai écrit il y a déjà longtemps, en 1919, que les civilisations sont aussi mortelles que n’importe quel être vivant178, qu’il n’est pas plus étrange de songer que la nôtre puisse disparaître avec ses procédés, ses œuvres d’art, sa philosophie, ses monuments, comme ont disparu tant de civilisations depuis les origines, – comme disparaît un grand navire qui sombre.

Il a beau être armé de tous les procédés les plus modernes pour se diriger, pour se défendre contre la mer, il a beau s’enorgueillir des machines toutes-puissantes qui le meuvent, elles le meuvent vers sa perte aussi bien que vers le port, et il coule avec tout ce qu’il porte, corps et biens.

Tout cela m’avait frappé alors ; je ne me sens pas aujourd’hui plus rassuré. C’est pourquoi je ne crois pas utile de rappeler la précarité de tous ces biens, que ces biens soient la culture même, que ces biens soient la liberté de l’expression.

Car, où il n’y a pas liberté d’esprit, là, la culture s’étiole… On voit d’importantes publications, des revues, (jadis très vivantes), d’au delà les frontières, qui sont remplies maintenant d’articles d’érudition insupportables ; on sent que la vie s’est retirée de ces recueils, qu’il faut cependant faire semblant d’entretenir la vie intellectuelle.

Il y a là une simulation qui rappelle ce qui se passait autrefois, à l’époque où Stendhal se moquait de certains érudits qu’il avait rencontrés179 : le despotisme les condamnait à se réfugier dans la discussion de virgules dans un texte d’Ovide…

De telles misères étaient devenues incroyables. Leur absurdité paraissait condamnée sans retour… Mais la voici, toute revenue et toute-puissante, çà et là…

De tous côtés, nous percevons des gênes et des menaces pour l’esprit, dont les libertés en même temps que la culture, sont combattues, et par nos inventions et par nos modes de vie, et par la politique générale, et par diverses politiques particulières, de sorte qu’il n’est peut-être ni vain, ni exagéré de donner l’alarme et de montrer les périls qui entourent ce que nous avons considéré, nous, les hommes de mon âge, comme le souverain bien180.

J’ai essayé de dire ces choses ailleurs. Il m’est arrivé récemment d’en parler en Angleterre181, et j’ai observé que j’étais écouté avec un grand intérêt, que mes paroles exprimaient des sentiments et des pensées immédiatement saisis par mon auditoire. Écoutez à présent ce qu’il me reste à vous dire.

Je voudrais, si vous me permettez d’exprimer un vœu, que la France, quoique en proie à de tout autres préoccupations, se fasse le conservatoire, le temple où l’on conserve les traditions de la plus haute et de la plus fine culture, celle du véritable grand art, celle qui se marque par la pureté de la forme et la rigueur de la pensée ; qu’elle accueille aussi et conserve tout ce qui se fait de plus haut et de plus libre dans la production des idées : c’est là ce que je souhaite à mon pays !

Peut-être les circonstances sont-elles trop difficiles, les circonstances économiques, politiques, matérielles, l’état des nations, des intérêts, des nerfs, et l’orageuse atmosphère qui nous fait respirer l’inquiétude.

Mais enfin, après tout, j’aurai fait mon devoir si je l’ai dit !