La France travaille

Ce petit texte reprend le titre du livre auquel il a servi de préface en 1932, un ouvrage collectif en deux volumes de grand format, illustrés de photographies, auquel ont en particulier participé Jean Prévost et Henri Pourrat, et qui est publié aux Horizons de France dans la collection « Le visage de la France ». Il est repris dans l’édition de 1945 des Regards.

 

TRAVAIL est toute dépense d’actes qui tend à rendre les choses, les êtres, les circonstances, profitables ou délectables à l’homme ; et l’homme lui-même, plus sûr et plus fier de soi.

Toute vie, d’ailleurs, ne subsiste que par des actes continuels de tout ordre de grandeur accomplis dans l’intime de l’organisme, et qui se complètent, sont amorcés, entretenus, modifiés par des actions extérieures. Chaque vie altère donc nécessairement le milieu dans lequel elle dure. D’une part, elle l’appauvrit quant à elle : de propice qu’il était, elle le rend de plus en plus impropre à son existence ; elle consomme et elle prolifère. D’autre part, elle peut au contraire modifier son habitat de manière à le rendre plus favorable, plus riche, plus commode, plus régulier quant aux productions, plus supportable quant au climat ; et elle s’inquiète aussi de lui restituer sous quelque forme ce qu’elle lui dérobe par besoin. Par là, toute région habitée par une population sédentaire se transfigure peu à peu. Ni la flore ni la faune premières ne s’y retrouvent. Des champs refoulent les forêts ; les landes et les sables sont conquis par les pins ; des marais se dessèchent et la vigne les gagne. Des bancs de roche, des collines calcaires ont disparu, dont une quantité de bâtisses et d’ouvrages ont absorbé la matière. Une terre entreprise depuis des siècles est donc une œuvre des actes de la vie : l’économie et la volonté humaines s’y sont inscrites ; mais cette terre et ce travail ont réciproquement agi sur le possesseur et l’agent.

La France est un illustre exemple d’une telle composition. Sa terre, qui est diverse comme le peuple qui l’habite, est une par l’heureux assemblage de sa diversité, comme est une la nation en laquelle tant de races sont venues se fondre au cours des âges. La France et le Français sont des produits remarquables et fort peu simples de l’action d’un certain domaine sur des hommes et de ces hommes sur ce domaine : ce domaine étant un système de régions contiguës très différentes, et ces hommes appartenant aux types les plus variés.

C’est dire que la formation de ce pays représente à l’esprit qui veut la concevoir un immense travail interne. La France est une sorte d’œuvre. Je souhaiterais que notre histoire, au lieu de considérer surtout la succession des incidents et des accidents politiques, et les événements, (qui ne sont à mes yeux que les crêtes et les écumes de la surface des choses182), eût pour objet essentiel l’étude et l’intelligence de la suite des transformations de tous genres qui ont fait de cette terre ce qu’elle est, et de ces habitants ce que nous sommes. Sans doute, l’histoire de notre langage, celle des lois et coutumes, celle de l’esprit public et de ses fluctuations sont des parties essentielles de ce dessein, auquel on pourrait donner la forme suivante : Comment vivait-on en tel siècle ? – ou plutôt : Comment pouvait-on vivre en l’an 1000, en l’an 1200 ou 1500 ? Quelles différences entre ces états de vie successifs, en tels points de France ?

Mais le langage, les lois, les mœurs, – ou si l’on veut, les désirs, les idées, les volontés, les conventions, – et en somme, les possibilités de concevoir ou d’agir, – dépendent grandement des rapports directs de l’homme avec les choses : c’est-à-dire, du pouvoir de transformation. Nous le voyons bien aujourd’hui. Nous assistons à un accroissement brusque et démesuré de l’empire de l’homme sur la nature donnée. Nos usages, nos vies en sont prodigieusement affectés. On ne voit pas ce qui échappera à la réaction qu’exercera de plus en plus sur les êtres la puissance qu’ils ont acquise et acquerront sur les choses. Mais cette action devenue si sensible a toujours existé, sous forme lente et continue. L’immense travail interne, dont je parlais tout à l’heure, s’analyse en une quantité d’activités particulières, et la moindre réflexion fait apparaître toute l’importance des valeurs professionnelles, des expériences capitalisées, de la multiplication et du perfectionnement des métiers dans la constitution de notre être national. Nous supposons des milliards d’heures de labeurs spécialisés. Ceux qui ont déboisé, défriché, ensemencé, amendé le sol ; ceux qui ont découvert mines, carrières et gisements ; ceux qui ont capté, dirigé, distribué des eaux ; ceux qui ont bâti, ceux qui ont forgé ; ceux qui ont tracé les routes, creusé les canaux, jeté les ponts ; et ceux qui, de leurs mains et de leurs pensées, ont créé des valeurs, changé en richesses des matières qui étaient viles et négligeables : ceux-là sont les véritables fondateurs ; et non seulement fondateurs de la cité visible, mais encore, ils lui ont fait son esprit.

Certains prétendent qu’il existe une relation immédiate et comme symétrique entre la main de l’homme et son cerveau. Les articulations si riches, les mouvements si prompts, la sensibilité si bien distribuée de cette main, le nombre de ses emplois, l’instrument « universel » qu’elle est pour nous, et jusqu’à la quantité de métaphores que nous tirons de ses actes pour désigner des actes de l’esprit, donnent de la force à cette opinion indémontrable. Quant à moi, même fausse, je la trouve très bonne à méditer. Je m’assure que l’intelligence doit toujours se référer au système d’actes que nous savons ou pouvons accomplir, que sa fin est quelque industrie, et que la pratique de quelque métier lui donne des habitudes ou lui inspire des analogies très précieuses. Je dis maintenant que l’esprit français doit beaucoup à tous ces cultivateurs, vignerons, artisans, ouvriers des métaux ou du bois, créatures et créateurs de leur pays. Considérez en France cette quantité de chefs-d’œuvre locaux qui s’y remarquent. Songez à tant d’architectures, aux travaux d’art les plus parfaits du monde, aux meubles, aux étoffes précieuses, aux faïences et aux ferronneries ; énumérez ces crus célèbres dont la liste est une sorte d’armorial, et qui doivent aux soins et à l’expérience autant qu’à la nature ; visitez les cultures savantes des fleurs destinées aux parfums, des fruits soigneusement surveillés, préservés : rose et jasmin de Grasse et de Vence, chasselas délicatement ciselé de Thomery ; n’oubliez même pas les peines et les merveilles de l’art d’écrire notre langue, la seule dans laquelle subsiste encore un peu le souci de peser les mots, d’ordonner les pensées, d’accuser les formes du discours, comme si nous étions encore à l’époque fabuleuse où les esprits étaient sensibles et où le temps ne comptait pas…

Que si l’on veut se faire une idée plus précise de ce que nous devons au travail, il faut reprendre le grand exemple des constructions. Il n’est presque pas de village en France dont l’église ne montre au connaisseur quelque trait délicieux, quelque solution élégante à retenir. Peu de villes où quelque hôtel, quelque hôpital, quelque porte ou fontaine, ne révèlent une science ou un sentiment qui font que l’on s’arrête, – et que l’on soupire…

La France offrait de la pierre et des bois de grande qualité. Elle se forma d’incomparables praticiens, des appareilleurs, des tailleurs de pierre, des charpentiers, des couvreurs, desquels les maîtres d’œuvre étaient sûrs comme d’eux-mêmes. Ils lui bâtirent ces édifices extraordinaires dont le système sans concrétion, sans béton, sans les facilités que donnent l’état fluide et le moulage, commande une prévision et une précision minutieuses, analogues à celles que la fabrication d’un mécanisme exige. Quoique nous ignorions absolument ce que ces constructeurs savaient en fait de géométrie, de statique et de résistance des matériaux, le caractère raisonné de leurs ouvrages s’impose. Rien de plus intéressant que de lire, en ces créations dont la hardiesse et la complication touchent parfois au fantastique, une structure toute logique, un développement de principes et de partis pris, qui, de la base au faîte, engendrent toutes les décisions, répondent à toutes les exigences, suggèrent et assurent toutes les libertés. Ce sont là les entreprises les plus téméraires et les plus rigoureuses qui se trouvent dans l’art de bâtir. Pas d’œuvres plus imaginatives ni plus rationnelles ensemble. Mais tout ceci ne fut possible que par les vertus de l’exécution. L’exécutant lui-même dut être pénétré du sentiment de sa fonction, de la connaissance amoureuse de sa matière, du goût des problèmes honnêtement et nettement résolus. Des ouvriers qui veulent comprendre, qui sont fiers de s’employer à l’ajustement d’une fabrique si savante et si composée ; des architectes certains de ces hommes et de leurs méthodes ; des matériaux de choix : la pierre abondante et souvent très bonne ; le chêne, le châtaignier, le fer et l’ardoise à portée : voilà des conditions très heureuses. L’architecture florit183 magnifiquement chez nous. Il en résulte une relation toute particulière entre l’art et l’intellect, entre la pensée et l’acte, entre les qualités de la forme et les propriétés de la matière. Il y eut donc en France une lignée d’artistes, – même écrivains –, qui furent essentiellement architectes.

On voit à merveille par cet exemple les matériaux imposer aux actes qui les veulent réduire au service de l’homme, des restrictions qui contraignent l’esprit du même coup à la rigueur et à l’invention. Il en résulte une liberté que l’on peut dire supérieure, pour l’opposer à cette liberté qui n’est que l’échange du moindre effort contre le moindre effet.

Voilà pour moi un grand trait de la formation de la France, qui nous est représenté par une production particulière : la bâtisse. D’autres productions ont exigé et développé des qualités qui se sont elles aussi incorporées peu à peu à l’esprit national : l’acuité et la subtilité sensorielles ont été des nécessités créatrices dans l’industrie de la mode comme dans celle des vins fins. Un dégustateur de bordeaux qui dit d’un vin qu’il fait la queue de paon dans la bouche s’égale à plus d’un poète – de même que Baucher, le célèbre écuyer, touche au grand écrivain quand il parle de la mobilité moelleuse de la bouche du cheval184

Que de patience aussi, que de soins, de soucis et de peines suppose la mise en valeur de certains cantons du pays à la fois très précieux et très âpres. Les vignerons des Côtes du Rhône cultivent parfois des pieds de vigne disséminés dans des creux de rochers haut placés. Il faut les soigner un à un, porter à dos d’homme des hottes de terre et d’engrais.

Cependant le travail change de caractère. Le temps ne comptait pas, jadis. L’énergie (mécanique) comptait. Les procédés étaient de tradition. Il y avait quantité de secrets et de tours qui se passaient de maître à compagnon ; de père en fils, du cédant au cessionnaire. Point de technique organisée et générale. Point de fabrication en série. On peut se demander si la machine ne va pas altérer les vertus humaines que l’obligation d’employer la vigueur, l’adresse, l’attention, la constance, avait cultivées ? Je ne fais qu’énoncer la question. Peut-être, comme les exercices athlétiques s’emploient à développer aujourd’hui la vie musculaire pour elle-même et compensent ainsi ce que la machine lui retire d’occasions de s’employer, trouvera-t-on de nouveaux objets d’effort et de nouvelles difficultés ?… C’est donc ici que germe et que perce le problème capital de la qualité de l’homme de demain.

De ce que vaudra cet héritier de nos connaissances et de nos œuvres, dépendra, entre autres choses, ce qu’on pourrait appeler l’Avenir du Passé, c’est-à-dire l’évaluation prochaine de tout ce qui a été créé jusqu’ici par l’art et l’intelligence. Que vaudra demain ce que nous admirons ou goûtons encore aujourd’hui ?

La question est posée par la quantité et l’importance des modifications de la vie qui font notre époque si neuve.

L’homme a conquis toute l’étendue habitable : la terre, la mer, l’air et la nuit lui appartiennent, et jusqu’à l’éther, – si éther est un nom qui convienne encore à l’espace ondulatoire.

Sa puissance est magique, passe son entendement. Il peut bien plus qu’il ne sait. L’acte d’un doigt d’enfant illumine dans l’instant une capitale, pulvérise une colline, conduit tout incandescent sous le laminoir un bloc de métal de cent tonnes. On peut parler, agir à des milliers de kilomètres de soi-même. On décèle des corps si éloignés qu’il en faut évaluer la distance en siècles de lumière, et d’autres si petits que la lumière les ignore ou les entraîne…

Tout ceci est, pour une immense part, l’œuvre des cinquante dernières années. Jamais transformation plus profonde et plus brusque ne s’est prononcée dans l’histoire. Jamais plus étonnante révolution, nouveautés plus déconcertantes, plus précipitées, plus agissantes sur toute existence. Jamais le genre humain ne s’est vu s’éloigner si témérairement des conditions naturelles ou immémoriales de la vie de l’espèce, et ne s’est trouvé engagé dans une aventure plus étrange et plus incertaine.

Que seront nos enfants ? Que feront-ils ? Que seront leurs travaux, leurs ressources, leurs relations avec la matière et avec l’énergie ?

Point de réponse. Nous vivons sous le régime de la surprise. Mais il n’en faut douter : les arts et les techniques auront beau changer ; les vitesses, les puissances, la précision utilisable, l’emploi des relais auront beau croître au delà de toute conjecture actuelle, la valeur de l’individu sera toujours, en dernière analyse, le support essentiel des valeurs de toutes créations ou organisations matérielles. Le travail sera peut-être plus « intellectuel » ; mais peut-être verra-t-on se dégager magnifiquement certains dons, qui sont précisément les dons de nos artisans et praticiens d’hier et d’aujourd’hui les plus excellents.

Il importe donc de reconnaître et de faire connaître les vertus spécifiques de ces artisans de qualité, car il importe que les progrès matériels de l’avenir, loin de réduire ou de déprimer l’individu, puissent, au contraire, servir à l’exalter. Il importe que dans un monde supérieurement exploité, équipé, organisé, dans une civilisation déchargée des besognes machinales, une forme transfigurée du travail personnel se déclare et se développe, – de laquelle le travail de nos praticiens et ouvriers les plus habiles et les plus consciencieux aura été l’origine simple et vénérable.

Métier d’homme

En 1937, ces pages ont d’abord servi de préface à Métier d’homme de Raoul Dautry (1880-1951), ancien élève de l’École polytechnique qui, après avoir été directeur de la Compagnie des chemins de fer, sera ministre de l’Armement en 1939, puis de la Reconstruction à la Libération. Il n’est pas impossible que Valéry ait fait sa connaissance au moment de la mise en chantier de l’Encyclopédie française de Monzie dont il a rédigé en 1935 l’un des avant-propos185 et à laquelle Dautry collabore également, – mais peut-être la préface lui a-t-elle été demandée par Daniel-Rops qui dirige, chez Plon, la collection « Présences » qui accueille le livre. Le texte est repris en 1945 dans la dernière édition des Regards

 

[Cher Monsieur186,]

CE livre que vous avez fait n’est fait que de ce que vous avez fait : c’est dire que vous n’y traitez que de ce que vous savez, car nous ne savons vraiment que ce que nous savons faire.

C’est là une circonstance si rare que je ne puis guère vous louer de votre ouvrage sans blesser presque tout homme qui parle et ravaler quantité d’auteurs, au nombre desquels je me range. Si licence d’écrire n’était donnée qu’à ceux qui pourraient démontrer par l’acte une intime connaissance de leur sujet, combien de chômeurs faudrait-il mettre sur les listes !…

Je puis cependant vous exprimer mon sentiment sur ce livre que je viens de lire. Ce sentiment n’est pas très pur. Je vous avoue qu’il est mêlé d’un grand plaisir de l’esprit et d’un mouvement de l’âme assez détestable. Je vous envie, cher Monsieur. Votre livre nous confirme ce que nous savions : que vous exercez avec passion, avec le plus heureux succès, avec une supériorité reconnue par l’État, et davantage, par tout le monde, un métier qui en assemble une quantité d’autres et qui se trouve bien qu’on les possède tous à fond. Vous êtes capable, en un jour, d’être mécanicien, commerçant, politique, financier, ingénieur et architecte, conducteur d’agents, transporteur de foules. Vous commandez, exhortez, créez ; vous coordonnez le risque et la prudence ; et vous tenez dans votre tête, à la disposition de l’instant, quelque cent mille données précises des matières les plus diverses et de tous les ordres de grandeurs : des chiffres, des visages, des méthodes, des modèles d’action, – et un idéal.

Voilà votre métier, dont vous parlez en amant tout à fait heureux. Quant à moi, je n’en connais qu’un, qui n’en est pas un, puisqu’il est essentiellement niable, et que tout homme, s’armant d’une plume, peut se targuer d’en être maître ; et je ne dis le connaître que pour m’être fait un sens toujours plus exquis, et comme ombrageux, de ses difficultés – et presque – de son impossibilité.

Mais, de cette expérience particulière, j’ai du moins retiré une grande révérence pour toute personne qui sait faire quelque chose, et une singulière considération pour celles qui nous montrent par leur exemple que l’exercice d’une profession peut valoir à son homme un autre avantage que son traitement ou son salaire, son avancement ou son renom ; mais un accroissement et une édification de son être. Si j’aimais, plus que je ne fais, les termes considérables, je dirais que tout métier, même très humble, ébauche en nous une éthique et une esthétique, tellement que, à partir de l’obligation de « gagner sa vie » au moyen d’un travail bien défini, quelqu’un peut s’élever à une possession de soi-même et à un pouvoir de compréhension en tous genres, qui surprennent parfois celui qui les observe chez des individus dont il n’eût pas attendu des remarques d’artiste ou des sentences de philosophe, exprimées en termes semi-pittoresques, semi-professionnels.

Il arrive même que le métier, s’il fut aimé et approfondi, demeure comme le dernier vestige d’intelligence et de moralité, la suprême chance de salut mental et social dans un homme en ruine, quant à l’organisme ; en perdition totale, quant au caractère. Il est remarquable qu’une spécialité, – de celles qui peuvent inspirer l’orgueil d’y exceller, – s’insère si profondément dans une vie, y développe des connexions si fortes, que la déchéance générale, le désordre psychologique habituel, le procès de dégradation et de destruction de la personne physique et pensante, respectent, presque jusqu’à la fin, le sentiment du métier. Je ne l’aurais pas cru si je ne l’avais vu.

Il y a quelque trente ans, je passais, un dimanche, devant l’ancien Hôtel-Dieu. Au bas des tristes murs, mainte échoppe de vieilleries s’appuyait : linges sales, lampes verdies, verres et ferraille, ustensiles ignobles dans des paniers. Et des livres aussi, car il se trouve toujours des livres dans les épaves.

Un de ces livres m’arrêta. Je le pris du bout des doigts. Je ne sais plus ce qu’il était : peut-être un recueil de ces pièces de théâtre que les élèves des Jésuites composaient sous Louis XV pour leurs Académies de collège ? Mais la reliure m’intrigua. Toute souillée et comme éculée qu’elle était, le dos presque arraché, les plats faisant songer à des pommes soufflées, elle me parut fort remarquable et singulière. Je n’avais jamais vu ce genre de décor. J’étais dans cette réflexion, quand vint à passer quelque être bien misérable, un très petit homme, l’air farouche et égaré, le pas incertain, le vêtement trop vaste et immonde. Sans âge ; le cheveu étrangement décoloré ; le visage sans poil et de parchemin, il était vieillard et enfant. Je demeurai stupéfait de me voir le livre bizarre arraché des mains par ce blême avorton. Il brandit le bouquin avec un rire amer et extraordinaire ; et comme le fripier se ruait pour défendre son bien, il le repoussa en haussant les épaules. Exhalant une haleine affreuse et tout échauffée d’alcool, il me cria d’une voix trop proche, grasseyant à la parisienne : « Allez donc… Ça m’connaît, moi, la r’liure. » Et maniant, retournant, ouvrant et fermant le volume, voilà cet ivrogne sans couleur, aux mains de cire, qui entame toute une démonstration savante et raisonnée, avec une abondance de termes techniques et mystérieux, un sentiment saisissant du métier, une manière d’éloquence amoureuse et précise, dont je restais émerveillé. Je m’aperçus alors qu’il avait des yeux bleus admirables et que ses pâles mains ne tremblaient plus. Elles avaient retrouvé leur objet… On eût dit que le contact du livre avait changé cette chose humaine errante en Docteur de la Reliure. Je ne me tins de l’interroger. Il se dit être le dernier survivant d’une famille qui fut illustre dans le métier. Trois siècles durant, établis rue Dauphine, ils vécurent de vêtir les livres noblement. Il montrait la conscience la plus nette de la dégénérescence que tout son être et son état manifestaient.

— Et les fers, lui demandai-je, qu’est-ce qu’ils sont devenus ?

— Vendus au poids, dit-il, on les a bus.

Il haussa les épaules. Son regard avait repris l’air noyé.

Le mouvement des gens sous la bruine absorba l’avorton, et je m’évanouis dans mes pensées, comme parle la Bible187

Celui-ci n’était peut-être pas excusable d’avoir bu jusqu’à l’extrême usure de soi-même, car la reliure est un art complexe et varié. Mais combien de métiers se réduisent à un automatisme, et lui sacrifient peu à peu ce qu’il y a dans l’homme de plus précieux !… Alors, à cet accroissement de valeur dont je parlais tout à l’heure, s’oppose une diminution de la personne. Le nom même de métier y fait songer. Il signifie dans l’origine service de détail : métier, c’est ministère, (ministerium, dans lequel minus s’entrevoit). Il est intéressant de noter que le langage a utilisé ce mot dans des locutions dont l’une en relève le sens : métier de roi ; l’autre le réduit à désigner une machine : métier à tisser.

Mais quand la machine est humaine, elle se défend quelquefois, et quelque temps, contre l’abêtissement de la tâche identique et périodique. Il arrive que le reste de l’être réclame des excitants qui satisfassent, ou qui trompent, aussi promptement et énergiquement que possible, la soif d’images et d’invention, le besoin de vie non organisée, non chronométrée, non détaillée ; ou bien il demande aux stupéfiants de le délivrer de la sensation de cette énergie libre et surabondante qui est dans l’homme, et l’inquiète, quand elle ne peut se dissiper en actes spontanés, – parfois en créations ou en aventures…

Je crains bien que la transformation moderne des moyens de produire n’ait, jusqu’ici, accru la part de l’automatisme. La notion de travail, grandeur aisément mesurable, valeur purement quantitative, s’est substituée à la notion d’ouvrage ou d’œuvre, à mesure que le rendement a été plus recherché, et que la machine a conquis plus d’emplois, au point de faire en quelque sorte, reculer l’ouvrier devant elle. Mais le travail est un moyen de vivre, et rien de plus. L’œuvre est une raison de plus, et ce n’est pas la même chose. D’ailleurs, le développement d’entreprises immenses et d’une complexité extrême entraîne nécessairement une diminution réciproque de la personnalité des hommes qu’elles emploient, jusqu’aux environs du sommet. Au sommet, l’initiative, l’invention, le vouloir, se concentrent : en ce point, le travail redevient œuvre. Ne semble-t-il pas que l’organisation politique, en plus d’un pays, tende à se façonner sur ce type créé par l’industrie à grande puissance ? Ce qu’on nomme aujourd’hui dictature revient à un essai de traiter la fabrication continue de « l’ordre social » selon le modèle qui s’est imposé aux vastes exploitations et sociétés de production dont je parlais. Tous ces mécanismes exigent une précision extrême et une surveillance permanente des écarts individuels. Quelles que soient leurs différences nominales et idéales, ils ne peuvent exister que par une simplification des individus qui permette de les orienter identiquement dans le champ de forces de l’État ; et il importe que cette modification agisse jusque dans la profondeur affective et intellectuelle de chacun d’eux. Il faut donc que les sentiments, les idées, les impulsions soient livrés, comme tout usinés, à la consommation des esprits et à la nutrition des âmes, par un être central. Le « psychisme supérieur » et la plénitude des puissances de l’action sont réservés à celui-ci. Il est l’unique homme complet de sa nation188, et donc, dans notre temps, une manière de demi-dieu. Parfois il manifeste par un acte symbolique qu’il assume en sa personne les principes de tous les métiers, prend la pioche, ensemence, pointe un canon, conduit une machine, paraît aussi en prince des athlètes…

Les avantages, les bienfaits, les vices, les dangers de ces régimes sont évidents : il suffit de se rendre sensible à tel ou tel autre aspect de ce qu’on observe pour admirer ou abhorrer passionnément…

Mais où suis-je, et où en suis-je ? Je crois bien que ma lecture m’entraîna l’esprit hors de la voie. Je brûle disques et sémaphores. Rien de plus grave sous votre œil. Son regard est d’un chef, mais qui n’est point, heureusement pour moi, (et pour bien d’autres), de ces chefs qui trouvent dans l’autorité une jouissance intrinsèque et qui se contentent d’être obéis. On sait et l’on voit que vous sentez de quel prix de sollicitude et d’intelligence des hommes, un pouvoir véritablement légitime doit se payer ; on sait que si vous apportez chaque jour à votre réseau les perfections nouvelles de la technique, il n’est point de progrès possible dans la sécurité, le bien-être, et même le divertissement de vos agents, que vous ne recherchiez. Je vous l’ai dit tantôt, il y a de l’amour dans votre livre : vous voulez inspirer ce qui vous possède. Vous avez voulu, peut-être, à partir de ce que vous faites et savez faire, (et non, comme tant d’autres, d’après quelque mélange de songes, de logique et de mythologie), montrer que tout le cède enfin à l’expérience, et que la conscience – dans tous les sens de ce terme – d’un métier que l’on exerce enrichit l’être entier par la présence d’un modèle d’action, de coordination et d’accomplissements vérifiables…

Coup d’œil sur les Lettres françaises

À l’occasion de la visite qu’effectuent en France, du 19 au 22 juillet 1938, le roi d’Angleterre George VI et son épouse, le gouvernement a fait imprimer un volume sans titre, marqué R. F., illustré de photographies et de cartes, et qui comprend, parmi d’autres textes, ces courtes pages que Valéry reprendra dans la dernière édition de ses Regards.

 

DONNER en quelques mots une idée des Lettres Françaises… Ce problème est paradoxe, car toute littérature est variété illimitée, et la nôtre se distribue sur plus de cinq siècles, pendant lesquels les changements de la vie matérielle, morale et politique les plus profonds se sont produits. Mais, ce paradoxe même est bien français. Il caractérise déjà notre esprit. Comme Michel-Ange décrétant qu’il n’est de concept qu’un grand artiste ne puisse inscrire dans un seul bloc de marbre189, ainsi les Français jugent-ils possible, et même très conforme à l’essence des choses, qu’un ensemble prodigieusement divers de phénomènes des plus complexes puisse et doive se condenser et se réduire enfin à quelques formules nettes : nécessaires et suffisantes. C’est l’Univers de Descartes…

Je ne m’y essaierai pas. Je voudrais seulement faire voir de notre système littéraire ce qu’un observateur suffisamment éloigné pour que son regard soit capable de tant d’objets intellectuels, verrait de commun à toutes ces productions, c’est-à-dire, de spécifiquement français.

À grande distance c’est notre langue d’abord qui nous distingue, comme une teinte uniforme sur la carte du territoire des esprits. La littérature n’est, après tout, qu’une exploitation de certaines propriétés d’un langage donné190. Selon la structure et le mécanisme de ce langage, telles expressions seront possibles ou non, désirables ou non, fortes ou faibles : il n’en faut pas plus pour engendrer des différences nationales considérables, non seulement entre les manières d’écrire, mais encore entre les Français mêmes. Ce qui paraîtra assez bien défini dans une langue, paraîtra obscur ou ambigu dans l’autre, quoique étant dit au moyen des mots correspondants, ou qui semblent tels. C’est là tout le drame des traductions.

Le français est bien séparé des autres langues, non seulement par le vocabulaire, mais par sa diction, mais par la rigueur et la complication des règles de l’orthographe et de la syntaxe ; mais par une remarquable tendance à n’employer qu’un petit nombre de mots, – à quoi nous trouvons de l’élégance et je ne sais quel air universel.

Quant à la diction, mère de la Poésie, j’observe que le français, bien parlé, ne chante presque pas191. Notre discours est de registre peu étendu : notre parole est plane, aux consonnes très adoucies ; elle est riche en diphtongues de sonorités exquises et subtiles. Notre musique de poésie diffère donc de toutes les autres, s’oppose plus que les autres au ton de la voix normale ; et par conséquence, elle s’est développée vers un art savant et formel, très distinct et très éloigné de toute production naïve et populaire. C’est pourquoi l’on a pu dire avec une certaine exactitude apparente, et une grande injustice dans le fond, que nous étions plus faits pour la prose que pour les vers.

Il est vrai que le chef-d’œuvre littéraire de la France est peut-être sa prose abstraite dont la pareille ne se trouve nulle part. Depuis le XVIe siècle, il n’est pas d’époque chez nous qui n’ait produit des ouvrages de philosophie, d’histoire, ou même de science pure admirables par l’ordonnance et par le style.

Mais il n’en faut rien déduire contre nos poètes, à l’honneur desquels je ferai seulement remarquer que toute la poésie actuelle dans le monde procède des inventions et des expériences qu’ils ont faites depuis quelque vingt ans : ils ont créé la poésie de l’homme moderne.

Mais le trait le plus particulier de notre littérature est sans doute cette action puissante et permanente de l’esprit critique s’attachant à la forme, qui s’est prononcée chez nous depuis la Renaissance, qui a dominé les différences de tempéraments et dicté les jugements de valeur pendant la période dite classique. Le dogme du style n’a cessé depuis lors d’exercer une excellente tyrannie, souvent combattue, jamais abolie, sur les productions de nos écrivains. On dirait qu’il soit demeuré en France littéraire quelque chose de ces règlements de corporations qui exigeaient du compagnon, anxieux de devenir maître, l’épreuve d’un ouvrage dans lequel toutes les difficultés fussent affrontées et surmontées, toutes les conventions satisfaites, et qui pût enfin prendre place parmi les modèles de l’art. La France est le seul pays du monde où des considérations de pure forme, un souci de la forme en soi, aient persisté, et résisté jusqu’ici aux tentations d’un temps où la surprise, l’intensité, les effets de choc, sont recherchés et prisés aux dépens de la perfection.

Jusqu’ici, ni la force des pensées, ni celle des passions, ni la génération merveilleuse de l’image, ni les éclats mêmes du génie, n’ont pu pleinement satisfaire le goût d’une élite assez délicate pour n’admirer sans réserve que ce qu’elle avait pu apprécier après réflexion. Elle n’admirait tout à fait que lorsqu’elle avait trouvé des raisons solides et universelles de son plaisir : or, ceci contraignait nos auteurs à un exercice perpétuel de sévérité pour eux-mêmes et de volonté sans complaisance. Cette critique permanente ne s’exerçait pas dans les écrits tant que dans les lieux où l’on cause. La Cour, jadis ; Paris, plus tard, et ses salons et ses cafés, ont joué le rôle le plus actif dans la formation et la direction spirituelle de nos Lettres. On peut apprécier très diversement cette fermentation ; soutenir qu’elle fut plutôt nuisible au développement de puissantes individualités, favorable aux intrigues et aux jeux de la vanité. On peut y voir au contraire une condition aussi propice à la vitalité de l’esprit que les bourses et les marchés le sont à la circulation des valeurs et à la multiplication des affaires.

Les idées ainsi agitées, provoquées, proclamées, ruinées ont de tout temps entretenu dans l’atmosphère de nos Lettres cette inquiétude et ce besoin du changement qui ont engendré tant de modes littéraires successives, et qui se sont combinés curieusement avec les traditions formelles que j’ai rappelées tout à l’heure.

Ceci pourrait expliquer, (si quelque chose jamais s’explique), l’accroissement (et non l’évolution) si remarquable de la littérature française qui semble avoir procédé par acquisitions, toujours suivies d’une réaction, plus ou moins prompte ; et ces deux actes de croissance nous ont enfin constitué un capital toujours plus complet d’ouvrages modèles dans tous les genres : presque tous nos chefs-d’œuvre ont un chef-d’œuvre pour réponse.

Économie de guerre de l’esprit

Ce petit texte a d’abord paru dans le journal Le Temps – l’hebdomadaire, non le quotidien – le 30 décembre 1939, avant d’être repris en 1945 dans la dernière édition des Regards192.

 

TOUT ce que l’homme a fait, et qui l’a fait homme, eut pour première fin et pour condition première, l’idée et l’acte de constituer des réserves. Des réserves du loisir. Le loisir rêve, pense, invente, développe les lueurs, combine les observations ; de quoi résultent bien des conséquences qui ont transformé la condition humaine et nos rapports avec toutes choses, extérieures ou non.

Grains emmagasinés, poisson ou viandes, séchés ou fumés, – des réserves matérielles, productrices de temps libre, diminuent aussi l’accidentel de la subsistance, excitent à la prévision. Elles permirent de former et de thésauriser des réserves de connaissances, et nous vivons sur celles-ci. Il nous en faut de plus en plus pour vivre. Qu’est-ce que l’homme moderne ? Il est l’homme dont tous les moyens d’existence dépendent étroitement de la conservation, de la régénération et du renouvellement d’une quantité incroyable et toujours croissante de savoir.

 

Mais, en fait de savoir, ce n’est pas tout que d’en accumuler le matériel de fixation ou d’opération, et même d’entretenir le personnel qui le dispense ou celui qui le peut utiliser : ceux-ci ne le créent point. Le savoir ne se conserve en pleine valeur qu’en présence des conditions vivantes de son accroissement. Il dépérit en l’absence d’individus capables de l’agrandir, de le transformer – et même d’en contester ou d’en ruiner légitimement les parties qui paraissent le plus solidement établies. Il doit croître ou périr ; et il ne peut croître que dans l’esprit libre, qui est celui assez puissant pour créer d’abord ses contraintes. Sous peine de dégénérer en pratiques de plus en plus aveugles et de moins en moins intelligibles, il est indivisible de ce genre de passion qui fait que l’on place l’esprit au-dessus de tout, et d’une liberté générale de l’esprit, qui exige celle de la personne.

 

Regardons à présent auprès et autour de nous. Il y a guerre. Une guerre moderne veut une disposition préalable de toutes les ressources d’un peuple à son intention, et consiste dans la dissipation concurrente de toutes les réserves matérielles des nations adversaires. À ce point de vue, l’évolution d’un conflit peut se représenter par la succession des équilibres d’une balance, dont les charges se modifient, rapportées à la marche d’une horloge. Il y a d’autres facteurs ; mais, les supposant égaux des deux côtés, il est assez clair que la comparaison nous est déjà bien avantageuse, et que cette heureuse inégalité ne peut guère que s’accentuer.

 

J’en viens à mon objet, qui est de considérer les réserves intellectuelles, de part et d’autre de la ligne de feu.

Du côté de nos ennemis, nous savons (et le monde entier) que toute leur politique à l’égard de l’esprit s’est réduite ou acharnée, depuis dix ans, à réprimer les développements de l’intelligence, à déprécier les valeurs de la recherche pure, à prendre des mesures, souvent atroces, contre ceux qui s’y consacraient, à favoriser, jusque dans les chaires ou aux laboratoires, les adorateurs de l’idole au détriment des créateurs indépendants de richesse spirituelle, et à imposer aux arts comme aux sciences, les fins utilitaires que poursuit un pouvoir fondé sur les déclamations et sur la terreur. Les universités, jadis la plus grande et la plus juste gloire de leur pays, ont été privées des meilleurs de leurs maîtres, soumises au contrôle d’un parti qui est une police ; leurs étudiants transformés en satellites du régime ou en ouvriers enrégimentés ; enfin, la doctrine de l’État s’est, là-bas, nettement et brutalement prononcée contre l’intégrité et la dignité de la pensée qui ne doit s’employer qu’à le servir.

Ce tableau est incontestable, l’Allemagne a vu détruire, en quelques années, par son propre gouvernement, presque tout son « potentiel » de création et de régénération intellectuelles. Les uns, ivres de volonté de puissance et d’orgueil ; les autres, avilis par la soumission collective, ou dominés et bâillonnés par la crainte, ce peuple a supporté cela.

 

Mais notre groupe occidental ne peut souffrir ni la suppression de l’individu pensant et sa substitution par un automate, ni l’obéissance non raisonnée et non limitée à quelque fin précise et nécessaire qui l’exige. Nous croyons que chaque méthode d’État se fait les hommes qu’elle mérite, et nous n’envions pas le type d’homme que le système prussien a imposé à l’Allemagne, qui s’efforce de l’imposer à toute l’Europe. Contre cet excès mortel d’une discipline dont le but idéal est la passivité généralisée, nos sentiments et nos forces se sont dressés. Parmi toutes nos ressources, il faut mettre, et se garder de négliger, ces réserves intellectuelles dont je parlais tout à l’heure. Elles doivent compter beaucoup dès aujourd’hui ; elles se montreront bien plus précieuses après la fin des hostilités. En regard d’une moitié de l’Europe terriblement appauvrie quant à la culture, sous-alimentée à l’extrême en fait de nourriture spirituelle, longuement privée de libre philosophie, de science pure, de littérature et d’art désintéressés, et même d’activité religieuse sans entraves, songez à ce que pourra représenter notre Europe de l’Ouest, France et Angleterre, intimement unies dans leur résolution d’assurer l’indépendance de l’esprit, et qui auront durement combattu pour elle. Elles savaient bien, l’une et l’autre, que toute valeur de l’humanité, – tout ce que l’homme a fait et qui l’a fait homme, – ne peut subsister, c’est-à-dire : croître, – qu’en présence des conditions vivantes et universelles que réunit un esprit libre.

Fonction et mystère de l’Académie

Ces pages ont été écrites en 1935, à l’occasion du troisième centenaire de la fondation de l’Académie française par Richelieu et publiées dans un ouvrage imprimé par l’Institut, 1635-1935. Trois siècles de l’Académie française, par les Quarante. Elles sont reprises en 1945 dans l’édition des Regards.

 

ME sera-t-il permis de philosopher un peu sur notre Académie ?

Nous avons trois cents ans : c’est un bon âge pour revenir un peu sur soi-même ; peser ce que l’on fut, chercher ce que l’on est, songer à ce qu’on pourra être, à ce qu’on pourrait être, ou devrait être. Une sage Compagnie peut bien, comme une personne, considérer sa vie, interroger ses souvenirs, faire un examen de sa conscience, et tenter de se rendre plus présentes à soi-même son essence, sa valeur, ses vertus ; – ses faiblesses peut-être ; – imaginer enfin ce qu’elle doit craindre et ressentir sa volonté de vivre…

Mais à peine l’esprit se fixe-t-il sur notre illustre Compagnie et veut-il s’appliquer à ce regard, il éprouve aussitôt une certaine sensation de mystère.

 

Il y a beaucoup d’Académies en ce monde. Vieilles, jeunes, obscures ou fameuses, officielles ou libres, on en trouve partout et de tout genre, avec tout ce qu’il faut, – archives, bureaux, secrétaires généralement perpétuels, prix et couronnes à décerner, – pour constituer une assemblée fermée, qui se recrute elle-même, et dans le sein de laquelle s’échangent des propos ou des discours conformes à son objet. Tout auprès de la nôtre, partageant notre toit, portant même parure et mêmement armées, quatre grandes compagnes composent avec nous le corps de l’Institut193.

Mais, voisines ou non, chacune de ces Académies a sa définition assez précise, et s’emploie à poursuivre dans quelque domaine du savoir l’accroissement d’un certain genre de connaissances ou à favoriser le développement de telle ou telle production de l’esprit.

Seule, l’Académie Française, quoique pourvue d’une charte qui lui assigne le devoir d’observer et de noter les états successifs de la Langue, et quoiqu’elle ait accepté de juger et de récompenser les œuvres littéraires que l’on soumet à ses concours, et les actes vertueux qu’on lui désigne194, ne se réduit dans l’opinion universelle195 à une société qui compose un dictionnaire et qui honore chaque année les mérites qu’elle distingue.

 

Nous sommes ce que nous croyons être et ce que l’on croit que nous sommes, et personne (ni nous) ne le peut préciser. La singularité de l’Académie est d’être indéfinissable. Si elle ne le fût, sa gloire ne serait point du tout ce que l’on sait qu’elle est : toute chose dont on peut se faire une idée nette perd de sa force de prestige et de sa résonance dans l’esprit.

Il suffirait d’un petit essaim de philologues ou de lexicographes, réunis à quelques écrivains, pour tenir continuellement à jour la table des mots vivants à telle époque.

Il suffirait d’un comité de critiques et de philanthropes pour répartir le mieux du monde tous les prix dont nous disposons.

Ces fonctions que nous exerçons n’épuisent donc point la signification que chacun, même sans tendresse, donne à ces mots : Académie Française. Ils produisent une impression qui ne peut se résoudre en termes exacts ; et cette caractéristique négative se fait toujours plus sensible et plus remarquable, à mesure que le développement de l’organisation du monde et de la société se fait de plus en plus pressant, que toutes choses humaines sont de plus en plus assujetties à des formules précises et que l’on tend de plus en plus à ajuster toutes les activités de la vie comme les pièces d’un mécanisme. Nous sommes dans un temps d’excessive et bizarre rigueur, où l’on voit, par exemple, des juristes et des sociologues s’inquiéter de trouver ou de forger une bonne « définition » des « intellectuels », qui permette de donner un statut légal et administratif nettement défini aux malheureux qui pensent !

Il y a donc un certain mystère de l’Académie qui lui est sans doute essentiel ; et cette sorte de transcendance s’accuse et se démontre assez par la grande liberté de nos choix. Non seulement nous pouvons choisir entre les personnes, mais nous échappons à l’obligation de prendre nos nouveaux membres dans une catégorie déterminée par des recherches ou des occupations de telle ou telle espèce. Nulle spécialité ne s’impose à nous. Nulle part, l’impondérable n’est si puissant que dans nos élections. Les motifs de nos préférences se dérobent assez souvent à tout le monde, et parfois à nous-mêmes. Mais si l’on nous reproche que nos voies soient impénétrables, nous trouvons à ces mots une saveur de compliment.

 

C’est un des charmes de la Compagnie qu’elle ne soit pas une pure collection de gens de lettres, – ni d’ailleurs, comme je l’ai dit, qu’elle ne se restreigne à aucune discipline particulière. Les semblables ne sont pas améliorés par les semblables ; mais plutôt empirés. Les hommes de même métier s’endurcissent chacun dans sa manière de faire et de différer de ses pairs, et il est assez naturel que les partis divers qu’ils ont pris dans leurs travaux concurrents leur interdisent de s’entendre. Ils renoncent délibérément d’assez bonne heure à échanger entre eux d’autres propos que ceux qui n’irritent point leurs contrastes.

Mais le commerce de personnages incomparables, – d’un philosophe avec un homme de guerre, d’un poète avec un prélat, d’un historien avec un auteur de romans ou de comédies, d’un diplomate avec un linguiste, n’engage pas les amours-propres et se développe dans toute l’étendue que font deux curiosités croisées entre deux univers. Ce sont ici les différences qui rapprochent.

On peut cueillir chez nous, en quelques mots, le fruit des expériences de toute la vie d’un homme éminent, dans un ordre de recherches ou d’action que l’on a ignoré, ou négligé, ou effleuré à peine jusque-là. Je ne sais rien de plus précieux, et quelquefois de plus délicieux, que ces échanges. Le Dictionnaire les excite parfois ; mais il n’en garde point la trace.

Je me garderai d’oublier que nous possédons aussi ce qu’il faut de savants illustres pour introduire dans une société véritablement « bien composée », une pointe de rigueur, et l’importante « action de présence » des connaissances les plus profondes.

 

Quoique l’âge moyen des membres de l’Académie s’éloigne assez sensiblement de celui de l’adolescence, j’ose dire que ce mélange très aimable d’esprits si diversement formés fait de la jeunesse.

Rien de plus aisé à établir que cette proposition qui paraît d’abord des plus hardies.

La jeunesse dont je parle n’est que celle qui se déclare par la liberté de l’esprit et la prompte netteté des jugements. Les jeunes gens, dans leurs réunions, n’étant pas encore contraints par le souci de leur carrière et de leur famille, le ménagement de leurs intérêts ou de leur avancement, et la considération pressante d’un avenir immédiat, peuvent donner cours à leurs sentiments sur toute chose, et juger sans réserves. Davantage : ils ne sont pas encore si avancés dans leurs études spéciales qu’ils ne puissent s’intéresser et s’accommoder à toute espèce d’idées. Mais nous, ce qu’ils peuvent avant, pour être encore assez libres, nous le pouvons après, pour être enfin libérés. Il est vrai que notre liberté d’esprit et notre curiosité sont celles qui se payent par la dépense de toute une vie, tandis que les leurs sont les effets d’une pensée qui s’éveille et qui regarde de toutes parts avant de s’absorber dans le détail de tel objet ; mais, par cette indépendance et cette diversité d’attentions, il y a une certaine ressemblance entre les jeunes et nous, qui ne le sommes plus. J’ai voulu la noter, puisque je ne suis pas le seul à en avoir ressenti l’impression.

Un de mes confrères, parfois, se penche vers moi pendant la séance, et me souffle : Nous sommes en classe.

 

Nous avons dit que l’Académie a son mystère, dont nous nous efforçons de montrer l’existence. En voici l’aspect politique, ou plutôt constitutionnel. On va voir que nous retrouverons ici cette étrange difficulté de définir notre Compagnie dont j’ai dit plus haut tout le prix.

Nous devons à l’État notre institution et quelque subside ; un logement196 et certains honneurs réglementaires fort mesurés. Son Chef est notre Protecteur. Les noms de nos élus lui sont soumis, et il lui appartient souverainement d’approuver ou de désapprouver notre choix.

Mais entre lui et nous, point d’autorité interposée. Si diverses questions matérielles exigent ou peuvent exiger l’intervention du Ministère, voire du Parlement et parfois du Conseil d’État, l’indépendance de nos travaux, de nos discours, de nos désignations est entière à l’égard de la politique. Elle n’a guère été méconnue que par la Révolution, et par ce gouvernement de la Restauration qui, en 1816, a chassé et fait remplacer un certain nombre d’académiciens197. Cette violence ne s’est pas renouvelée. L’Académie, cependant, a été, sous les divers régimes qui se sont succédé depuis lors, assez souvent notée de mauvais esprit. Tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre, elle a boudé plus d’une fois le pouvoir établi. Elle accueillit toujours les hommes les plus distingués de l’opposition du moment, et les discours de ses séances solennelles ne furent pas sans pointes, allusions et remontrances à l’adresse des gouvernants. Pour modérées, et sans doute vaines, que puissent être ces démonstrations de blâme ou d’humeur, il faut reconnaître que l’Académie est le seul corps de l’État qui, depuis l’abolition des Parlements de jadis, se soit essayé dans ce genre.

 

Tout le monde sait bien qu’elle exerce une attraction assez puissante sur tout homme politique parvenu au plus haut de sa carrière. Ils voient en elle, avec quelque raison, le suprême honneur que l’on puisse attendre d’un vote ; et le grand sens des choses humaines qu’ils ont acquis en s’exposant tant de fois aux surprises des scrutins, aux caprices des assemblées et aux accidents de la vie publique, leur fait justement désirer de s’asseoir enfin parmi les élus qui le sont une fois pour toutes et qui peuvent dire ce qu’ils veulent. Ce n’est point qu’ils échappent à tout : nous avons nos petits périls. L’Académie souvent est assez vivement traitée, assaillie de droite ou de gauche, en termes parfois démesurés. On oublie, d’un côté, qu’elle est la dernière institution de la monarchie française qui subsiste. Le droit de consacrer ou non un immortel est, (avec le droit de grâce), tout ce qui demeure du pouvoir absolu aux mains du Chef de l’État. On oublie, d’autre part, que les plus illustres des plus libres esprits que la France ait produits ont appartenu à la Compagnie. Mais la politique ne peut vivre de justice, et, si l’on pesait tout, les partis s’évanouiraient.

 

Il faut avouer à présent que tout n’est point absolument faux dans ce qu’on dit de nous facilement, (et qui n’est pas toujours ni flatteur, ni courtois, ni d’ailleurs inouï), quand on en dit que nous avons de l’esprit comme quatre, quarante que nous sommes ; quand on nous accuse d’être rebelles aux nouveautés, hostiles aux œuvres hardies. On a beau jeu de nous opposer nombre d’hommes d’immense talent qui ne furent point des nôtres, ou qui durent s’y reprendre. On ajoute à ces divers griefs la raillerie des ridicules supportables dont notre âge, nos costumes, nos épées, nos discours, et jusqu’à la courtoisie dont on use entre nous, font les conditions obligées. Il manquerait quelque chose à notre gloire, comme Molière y manque, si ces flèches légères et toujours ramassées lui fussent épargnées. Ceux qui les reprennent et les relancent n’aperçoivent peut-être pas qu’ils se placent par là dans la tradition comme nous. Nos moqueurs nous sont consubstantiels. Il en résulte que le Tricentenaire de l’Académie est tout aussi le leur, qu’il conviendrait de célébrer avec le nôtre. Ne serait-il pas divertissant, – et juste, en somme, – que parmi les détails de nos prochaines fêtes, on fît place à quelque commémoration des séculaires et quasi vénérables critiques et plaisanteries dont nous sommes depuis trois cents ans les paisibles victimes ?

Mais, parlant plus sérieusement, je trouverais noble et digne de nous, de rendre, dans cette même occasion solennelle, un hommage public à ces grands hommes qui ne voulurent ou qui n’obtinrent de fauteuils.

Certes, toutes ces absences éclatantes ne sont point de notre fait, et il en est, je crois, fort peu dont nous soyons absolument responsables. La mort a interrompu des carrières qui eussent, un peu plus longues, trouvé chez nous leur récompense. Il faut bien dire aussi que l’orgueil qui les intimide arrête quelques-uns sur notre seuil. Ils pensent que c’est s’humilier que de frapper à notre porte, qu’ils redoutent de ne pas voir s’ouvrir aussi promptement qu’elle le devrait devant leurs mérites. Ils craignent de paraître incliner leur fierté en soumettant à nos suffrages l’idée qu’ils se font d’eux-mêmes, et ne céderaient, sans doute, qu’aux instances de toute la Compagnie qui les irait chercher en grande pompe pour les conduire à la Coupole. Je ne les blâme point. Que serait-on si l’on ne se croyait inestimable ?

Mais, ne considérant que les manques très regrettables dont l’Académie peut s’accuser, et qui ne sont point les effets de circonstances indépendantes de sa volonté, j’observe que cette sorte d’injustice n’est pas sans ajouter un dernier trait à ce caractère indéfinissable que je trouve ou que je prête à notre Compagnie. Rien n’assure quelqu’un, ni la renommée, ni la situation, ni la pression de l’opinion publique, d’obtenir un siège chez elle. On ne peut énoncer de conditions précises et il n’y a point de titres invincibles ni de qualités, même des plus brillantes, qui dispensent personne de courir ces risques et d’être exposé à l’incertitude de nos sentiments et aux fluctuations de notre humeur.

 

J’aimerais enfin de songer ici à l’avenir.

Il ne s’agirait point de jouer à l’oracle : simplement former quelque vœu.

J’ai parlé de notre « mystère ». J’ai tenté de montrer que ce mystère existe, nous distingue ; et relève, peut-être, l’Académie par ce je ne sais quoi de vague et d’inexprimable qui se mêle toujours à l’idée qu’éveille son nom. Une chose ne vaut que dans la mesure où elle échappe à l’expression. Il faut que tout ce que l’on peut en dire n’en puisse épuiser la notion.

Si je songe sur notre mystère, je finis par m’interroger si cet arcane singulier ne devrait point s’interpréter comme présage, gage ou prémisse de quelque destinée future ? N’oublions point que tout est plus possible que jadis dans notre temps, où l’imprévu, l’incroyable et l’invraisemblable dominent : et laissez-moi rêver !

À mesure que le désordre universel, qui est comme la grande œuvre du monde moderne, désordre aussi sensible et aussi actif dans les idées que dans les mœurs et dans les choses, se prononce, se propage, et développe ses dangers, ses promesses, sa puissance de contradictions ; accumule les tentatives, les nouveautés, les destructions et les entreprises, les esprits, même les plus fermes, se sentent déconcertés et entraînés par la quantité des événements, l’excès de découvertes, la précipitation des changements qui en résultent. Ils n’observent autour d’eux que futilité, anxiété, abus de l’énergie, faiblesse des pensées, brusques variations des jugements… L’instabilité s’impose comme le régime normal de l’époque dans tous les ordres.

Mais, par là, la continuité, la durée, le tempérament, la sérénité deviennent, dans cet univers en transmutation furieuse, des valeurs du plus haut prix.

Une nation se devrait de les préserver : il s’agit du salut de son âme. Mais comment soustraire quelque peu de ces essences précieuses à la confusion généralisée, à la violence des faits, aux mouvements incohérents et inattendus d’un monde ivre de forces déchaînées ?

Comme les lettres et les arts se sont, durant quelques siècles198, réduits à des travaux presque secrets entretenus pieusement, çà et là, à l’abri du siècle, ainsi peut-on imaginer, au milieu d’une nouvelle barbarie, la conservation et le culte de certains biens très menacés.

Le mystère dont j’ai parlé ne serait-il point de la nature de ces attentes vagues, auxquelles la suite des temps donne enfin leur signification et leur objet ? Ne procède-t-il point d’un obscur sentiment de la nécessité naissante d’un Conseil parfaitement libre et désintéressé, au sein duquel se formerait continuellement une opinion de qualité exquise sur les questions les plus hautes qui se puissent poser à une nation ? Je m’assure, par exemple, que les mœurs, les formes, la vraie valeur des hommes et des idées, l’éducation générale, toutes choses qui mériteraient d’être réfléchies et qui sont livrées à présent à l’improvisation, au hasard, au moindre effort, seraient utilement méditées, et leur état comme leur action représenté aux esprits.

Rien de pareil n’existe. Le pouvoir politique, toujours et nécessairement enchaîné à l’absurde et à l’immédiat, étant engagé dans une lutte perpétuelle pour l’existence, ne peut vivre que du sacrifice de l’intellect. Ceci est dans la nature des choses : gouverner c’est aller d’expédient en expédient…

Personne au-dessus des partis et des événements, – (qui ne sont que l’écume des choses199), – personne d’insensible aux voix quotidiennes, aux effets dramatiques instantanés de la vie publique, aux haines, aux craintes, aux complaisances privées, – personne, aujourd’hui, qui ait autorité constante pour juger, conseiller, prévoir, et du reste, nul ne peut y prétendre.

Tout ce que nous voyons fait cependant concevoir par contraste, l’idée d’une résistance à la confusion, à la hâte, à la versatilité, à la facilité, aux passions réelles ou simulées. On pense à un îlot où se conserverait le souci du meilleur de la culture humaine. Sans pouvoir effectif, rien que par son existence et par ce qui se répandrait dans le public des sentiments et des avis de ces quelques hommes établis dans la plénitude de la liberté de l’esprit, ce centre d’observation, de réflexion composée et de prévision exercerait une action indéfinissable, mais constante. Une sorte de conscience éminente veillerait sur la cité.

Il ne dépend que de nous de porter insensiblement à cette magistrature idéale l’Académie Française.

Le Centre Universitaire Méditerranéen

Depuis la mort, en 1922, d’Édouard Lebey dont il était le secrétaire, Valéry, pour ne pas avoir à vivre entièrement de sa plume, cherche un emploi, ou une fonction, qui puisse lui apporter quelque ressource sans trop entraver son travail personnel. Comme beaucoup d’autres, Anatole de Monzie (1876-1947), le ministre de l’Éducation nationale avec lequel il entretient des relations très cordiales, ne l’ignore pas et, au début de 1933, il lui propose de créer pour lui le poste d’administrateur, à Nice, du Centre Universitaire Méditerranéen qu’est en train de fonder le maire Jean Médecin et qui sera une antenne, ainsi qu’on ne disait pas encore, de l’université d’Aix-en-Provence, tout en accueillant, de manière informelle, des conférenciers et, de manière cette fois plus formelle, quelques prestigieuses personnalités qui seront titulaires de chaires étrangères. On prévoyait seulement un directeur, qui sera l’italianiste Maurice Mignon (1882-1962), condisciple de Jules Romains à l’École normale supérieure, et la décision d’instaurer un exécutif bicéphale appartient donc au maire, qui donne son accord sur-le-champ, le 16 janvier. Avec Jean Médecin et Monzie, d’assez longues discussions se déroulent durant plusieurs mois – assez vives parfois, car Valéry, toujours critique à l’égard de l’enseignement200, veut minorer la dimension proprement universitaire du Centre –, puis, en juillet, il rédige, dans une langue, par exception, presque administrative, ce qui s’intitule alors « Projet d’organisation du Centre Universitaire Méditerranéen de Nice » et qui dessine les contours de la nouvelle institution. Le projet est aussitôt imprimé à Nice, et repris dans les Regards en 1938.

 

LE désir de développer les ressources intellectuelles d’une cité, et d’ajouter à ses attraits divers et à sa renommée universelle les attraits et l’éclat attachés à l’activité des échanges de l’esprit, a engendré l’idée de fonder à Nice un institut d’études supérieures. Mais la situation et les caractéristiques remarquables de Nice, (ville maritime, ville frontière, séjour habituel de très nombreux étrangers, cité qui possède presque tous les agréments d’une capitale sans en avoir l’immensité et les désagréments), suggéraient de donner au nouvel établissement une physionomie et des attributions toutes nouvelles. Sa création intéresse à la fois la Ville et la Nation ; elle peut et doit intéresser les nations voisines ; elle peut et doit servir la culture générale, favoriser les relations dont le nombre et la variété ont cette culture pour effet. Un tel dessein ne pouvait se réaliser sans l’assistance de l’État.

En conséquence, le Ministre de l’Éducation Nationale, statuant sur des propositions concertées entre l’Université d’Aix et la Ville de Nice, a fait rendre le décret du 18 février 1933, aux termes duquel est créé à Nice, sous le nom de « Centre universitaire méditerranéen », l’Institut qu’il s’agit à présent d’organiser201.

Nouveauté de l’Institution

Le problème d’organisation à résoudre est entièrement nouveau. Le « Centre de Nice » est sans modèle. On ne peut consulter de précédents, invoquer des exemples, et l’on ne peut se borner à exécuter des prescriptions réglementaires.

Complexité du problème

Un examen sommaire suffira à montrer la complexité de ce problème.

Clientèle probable du Centre

En effet, sans parler de ses ressources qui ne permettent pas de songer à l’assimiler à une Université, ni du principe même de la fondation, qui est tout autre, la clientèle probable202 des leçons qui y seront données n’est pas un public homogène et poursuivant un but identique. L’âge, la culture, l’intention, la nationalité, la connaissance de notre langue seront nécessairement très différents d’un auditeur à l’autre. Tantôt l’appétit d’un plaisir intellectuel, tantôt la volonté de s’instruire, tantôt la simple imitation sera le mobile. Nous devons accueillir et contenter à la fois l’amateur, le curieux, l’habitué, et celui qui vient une fois, l’habitant et le visiteur de Nice.

Cette remarque est capitale, car la condition essentielle d’un bon commencement doit être la satisfaction de besoins réels de la population stable et de la population flottante de la ville. Le Centre ne peut vivre que de l’opinion et de l’intérêt qu’il excitera, à peine de languir et de se réduire à une vie tout artificielle et administrative sans avenir.

J’ajoute que si la condition essentielle d’existence dans les premiers temps est la satisfaction de besoins existants, sa condition essentielle de développement devra être la création de besoins nouveaux et de nouveaux intérêts intellectuels. Reconnaître les premiers, pressentir les seconds, doit être le principal souci des organisateurs.

Conditions imposées par un état des choses antérieur

Enfin, pour nouvelle que soit notre institution, elle ne doit pas moins se fonder sur des bases déjà existantes. Aux termes du décret précité, elle doit conserver et développer : 1° l’Institut d’Études Franco-Étrangères ; 2° les Conférences d’Enseignement Supérieur204.

Ces deux organes d’enseignement, plus ou moins modifiés et adaptés aux conditions nouvelles, sont appelés à constituer la Base Universitaire du Centre de Nice.

En résumé, multiplicité d’objets ; diversité de conditions à remplir, d’esprits à satisfaire ; pluralité de statuts et de rouages à coordonner : nouveauté d’une part, conservation de l’autre, tel est l’aspect initial des éléments et des données sur lesquels doit s’exercer le présent travail d’organisation.

Ces conditions complexes d’existence et de fonctionnement rendent d’une importance capitale les premières décisions à prendre. Il s’agit de rendre viable, utile et prospère une entreprise tout originale, qui éveille à l’étranger une curiosité très marquée205.

 

La Base universitaire du Centre, constituée comme on l’a dit, par l’Institut d’Études Franco-Étrangères et par l’Institut des Conférences d’Enseignement Supérieur, fonctionnera sous la direction du Directeur.

Ce fonctionnement assurera la marche régulière de notre établissement, ce qu’on peut nommer son allure de régime. C’est par quoi il se rapprochera de l’Université et se raccordera par ses modes d’activité et ses règlements aux modes d’activité et aux règlements de celle-ci. Il est évident, d’ailleurs, qu’il doit emprunter à l’Université ses éléments de stabilité, ses garanties de compétence et l’autorité indispensable pour conférer éventuellement une valeur certaine aux diplômes ou certificats qui pourraient être institués206.

Institut d’Études Franco-Étrangères

En ce qui concerne l’Institut d’Études Franco-Étrangères, diverses raisons font penser que l’enseignement devrait désormais se restreindre au français, (langue et notions de Littérature). Mais peut-être y aurait-il lieu de développer les moyens de rendre plus sensibles aux étrangers certaines qualités de notre langue littéraire par la création d’un cours de Diction207.

Institut d’Études Supérieures

Les Conférences d’Enseignement Supérieur devant constituer l’un des principaux attraits et le moyen permanent d’action du Centre de Nice, il importe d’en étudier la réorganisation avec un soin particulier.

La diversité des besoins intellectuels à satisfaire, la variété des personnes à intéresser ne permettent pas de concevoir le programme de ces conférences comme l’on concevrait le programme d’un cycle d’études fini, et ordonné à l’acquisition d’une certaine somme de connaissances d’un certain ordre.

Par les mêmes raisons, l’enseignement ne pourra se faire trop technique, ou trop élevé. Il faut cependant qu’il s’impose par sa valeur et son rayonnement.

Définition générale du programme

Ces diverses propositions tendent à donner, dès le début, le plus de vie et d’éclat possible à l’Enseignement régulier du Centre. Mais il convient à présent d’examiner et de déterminer la matière même de cet Enseignement.

Les conférences jusqu’ici n’étaient pas assujetties à un programme. Elles pouvaient traiter de omni re scibili209, et aucun lien n’existait entre elles.

Le décret qui est notre charte a changé cet état de choses. Il assigne à notre activité multiple une certaine unité d’objectif, et non seulement il la prescrit dans son texte, mais il l’inscrit dans le nom même qu’il donne à la nouvelle institution « Centre Universitaire Méditerranéen ».

La notion infiniment riche de Méditerranée doit donc être la notion génératrice de nos programmes, notre sujet fondamental. Cette détermination n’est une restriction qu’en apparence : il suffit de songer un instant à ce que contient de possibilités une entreprise d’études méditerranéennes, – et cette entreprise est devant nous, – pour concevoir et admirer la fécondité d’une définition qui semblait d’abord limitative. Notre définition, qui assure d’abord une heureuse convergence de connaissances dans l’esprit de nos auditeurs, ne peut manquer, d’autre part, d’exciter, dans la pensée de nos conférenciers, la production de quantité de sujets et d’idées, d’intérêt puissant et nouveau, de suggérer des recherches et des découvertes, ne fût-ce que par le reclassement, le rapprochement, le placement dans une autre perspective, de questions déjà connues, car il n’est rien de réel qui n’ait une infinité d’aspects, et rien qui nous contraigne davantage à apercevoir des raisons210 insoupçonnées et des problèmes inédits comme l’exploration systématique d’un domaine bien circonscrit.

Il est à souhaiter, pour la gloire de Nice et de la Nation, que notre Centre se manifeste et s’impose, quelque jour, comme le lieu d’élaboration d’une connaissance méditerranéenne, le point où se forme une conscience de plus en plus nette et complète de la fonction de cette mer privilégiée dans le développement des idéaux et des ressources de l’homme. L’ordre, en toute matière, est né sur ses bords. Notre époque excessive gagnerait à ne pas l’oublier.

Publications éventuelles

Pourquoi ne pas envisager dès à présent la formation à Nice d’un trésor de documents méditerranéens ? Les premiers textes recueillis seraient les textes mêmes de nos conférences. Je les verrais volontiers publiés annuellement sous les armes de la Ville, et je tiendrais cette publication pour un des moyens les plus efficaces de notre action. N’oublions pas que la production publiée est le seul et authentique indice d’une vie intellectuelle, et que la rareté ou l’insignifiance des publications en province font trop souvent méconnaître ou mésestimer à l’étranger le mérite des travaux qui s’accomplissent en France et hors de Paris211.

 

On peut concevoir de bien des manières l’entreprise d’une étude des choses méditerranéennes.

La solution la plus simple serait aussi la plus vaine : elle consisterait à se borner à recommander que les sujets de nos conférences se pussent rapporter ou rattacher sans trop de complaisance à la Méditerranée. Mais un programme si lâche n’a pas paru convenir pour les débuts d’un institut qui doit affirmer dès l’origine aussi nettement que possible sa destination et son originalité.

On a donc été conduit à fixer arbitrairement, mais non sans réflexion, une idée assez générale et assez précise qui dominât les programmes de nos commencements et qui permît de donner à toutes nos activités une orientation commune, comme de maintenir insensiblement une coordination suffisante et assez claire aux yeux du public entre nos divers enseignements.

Il s’agit, en somme, de fixer un but unique, très visible, et également valable pour toutes les disciplines et pour tous les esprits, leur laissant à chacun son entière liberté de manœuvre et d’exécution pour l’atteindre. Le simple nom de « Méditerranée » n’a pas paru suffire : un mot de ralliement n’est pas un plan d’opérations.

Fonction de la Méditerranée

À cette fin, on a cru devoir choisir comme idée directrice la notion, (introduite plus haut), du rôle que notre mer a joué, ou de la fonction qu’elle a remplie, en raison de ses caractères physiques singuliers, dans la constitution de l’esprit européen, ou de l’Europe historique en tant qu’elle a modifié le monde humain tout entier212.

La nature méditerranéenne, les ressources qu’elle offrait, les relations qu’elle a déterminées ou imposées, sont à l’origine de l’étonnante transformation psychologique et technique qui, en peu de siècles, a si profondément distingué les Européens du reste des hommes, et les temps modernes des époques antérieures. Ce sont des Méditerranéens qui ont fait les premiers pas certains dans la voie de la précision des méthodes, dans la recherche de la nécessité des phénomènes par l’usage délibéré des puissances de l’esprit, et qui ont engagé le genre humain dans cette manière d’aventure extraordinaire que nous vivons, dont nul ne peut prévoir les développements, et dont le trait le plus remarquable, le plus inquiétant, peut-être, consiste dans un éloignement toujours plus marqué des conditions initiales ou naturelles de la vie.

Le rôle immense joué par la Méditerranée dans cette transformation qui s’est étendue à l’humanité, s’explique, dans la mesure où quelque chose s’explique, par quelques observations toutes simples.

Édification de l’homme

En particulier, l’édification de la personnalité humaine, la génération d’un idéal du développement le plus complet ou le plus parfait de l’homme, ont été ébauchées ou réalisées sur nos rivages. L’Homme mesure des choses213 ; l’Homme, élément politique, membre de la cité ; l’Homme, entité juridique définie par le droit ; l’Homme égal à l’homme devant Dieu et considéré sub specie æternitatis, ce sont là des créations presque entièrement méditerranéennes dont on n’a pas besoin de rappeler les immenses effets.

Qu’il s’agisse des lois naturelles ou des lois civiles, le type même de la Loi a été précisé par des esprits méditerranéens. Nulle part ailleurs la puissance de la parole, consciemment disciplinée et dirigée, n’a été plus pleinement et utilement développée : la parole, ordonnée à la logique, employée à la découverte de vérités abstraites, construisant l’univers de la géométrie ou celui des relations qui permettent la justice ; ou bien, maîtresse du forum, moyen politique essentiel, instrument régulier de l’acquisition ou de la conservation du pouvoir.

Rien de plus admirable que de voir en quelques siècles naître, de quelques peuples riverains de cette mer, les inventions intellectuelles les plus précieuses, et, parmi elles, les plus pures : c’est ici que la science s’est dégagée de l’empirisme et de la pratique, que l’art s’est dépouillé de ses origines symboliques, que la littérature s’est nettement différenciée et constituée en genres bien distincts et que la philosophie, enfin, a essayé à peu près toutes les manières possibles de considérer l’Univers et de se considérer elle-même.

Jamais, et nulle part, dans une aire aussi restreinte et dans un intervalle de temps si bref, une telle fermentation des esprits, une telle production de richesse n’a pu être observée.

C’est pourquoi et par quoi s’est imposée à nous l’idée de concevoir l’étude de la Méditerranée comme l’étude d’un dispositif, j’allais dire d’une machine, à faire de la civilisation.

Tel est le parti pris de notre programme :

Exemple : conférence sur la « Thétis214 »

On pense qu’il sera d’un haut intérêt pour nos auditeurs d’entendre une conférence sur les modifications de la configuration de la Méditerranée, les changements successifs des lignes de rivages au cours des périodes géologiques.

Une autre partie de nos leçons aura pour objet général la description biologique du bassin. Faune et flore.

À cette étude se rattache la définition anthropologique des populations, l’examen de leur diversité et de leurs caractéristiques physiologiques. Apports et mélanges, croisements. Peuplements et dépeuplement, exodes et immigrations. La préhistoire sera appelée à contribuer à cette catégorie du programme.

La Climatologie médicale et la Pathologie particulière des contrées méditerranéennes interviendront nécessairement dans notre section biologique.

Les descriptions physique et biologique nous assurant ainsi d’une connaissance progressive du milieu offert à l’homme par la Méditerranée, nous envisagerons maintenant la partie de notre programme qui doit donner à concevoir la fonction humaine de ce dispositif ou système naturel.

Si nous pouvions attribuer à cette matière l’ampleur et le degré de précision que commanderaient son importance et notre destination, il faudrait, à notre avis, distribuer en trois ordres de questions la masse des connaissances que nous avons à exploiter. Nous avons, en effet, à considérer :

L’action du milieu méditerranéen sur l’homme ;

L’action de l’homme sur ce milieu ;

L’action de l’homme sur l’homme, dans ce milieu, et les actions humaines extra-méditerranéennes dirigées vers la Méditerranée ou provenant d’elle.

L’Histoire

En ce qui concerne l’Histoire, il serait très désirable que les maîtres s’attachassent moins aux événements, c’est-à-dire aux accidents très visibles, qu’aux développements, lesquels ont une importance bien plus grande pour la formation du capital d’idées et d’habitudes en quoi consiste la civilisation. Développements des techniques, des mythes, des ambitions, des relations ; propagation, ou introduction des nouveautés.

À cet égard, les caractères du bassin méditerranéen, sa configuration peuvent suggérer des problèmes particulièrement intéressants. Par exemple, la coexistence, à diverses époques, d’États ou de Sociétés fort peu éloignés les uns des autres, sinon en contact immédiat, mais prodigieusement différents par la culture, les mœurs, les lois, est un cas bien méditerranéen. (Égypte et Phénicie ; Rome et Carthage ; Louis XIV et les Barbaresques216 ; Conquête d’Alger, etc.) Cette simultanéité peut servir à introduire la notion d’un équilibre méditerranéen tantôt rompu, tantôt rétabli, notion qui excède le domaine de l’histoire politique, car elle se retrouverait facilement dans d’autres ordres : équilibres plus ou moins stables des croyances, des langages, des influences morales ou esthétiques, voire des monnaies, des valeurs d’échange, etc. Les déplacements et les ruptures de ces équilibres, c’est-à-dire les événements, ne se conçoivent bien que si les équilibres mêmes ont été d’abord considérés.

On ne signale cette notion que pour la commodité qu’elle peut offrir en vue d’une construction méthodique de l’idée d’un Système Méditerranéen. Ce qui coexiste en Méditerranée, à une époque donnée ; ce qui s’y introduit, ce qui en émane, ce sont là des questions essentielles à forme très simple qui permettraient, en toute matière, de retrouver ou de fortifier le principe de notre programme.

Il est inutile de signaler les applications de ce principe à la Littérature, à la Philosophie, aux Arts, à la Science du Droit, aux Sciences en général. On se bornera à rappeler que quantité de problèmes latents doivent nécessairement apparaître au regard qui présume, en toute chose de l’esprit, quelque élément d’origine méditerranéenne. Mais il est arrivé que certaines des valeurs méditerranéennes en ont offusqué d’autres : par exemple, la grande gloire de la Grèce et la bien aussi grande gloire de Rome ont fait oublier ou négliger bien d’autres sources de civilisation. Une exploration systématique trouvera certainement qu’il y eut en Méditerranée bien plus de choses dont il faut tenir compte, que nos habitudes ne nous le laissent penser.

Enfin, on n’insistera pas ici sur les relations de notre région avec le reste du monde. Mais le changement considérable de l’échelle des choses humaines qui s’est développé depuis le XVe siècle et dans lequel la culture scientifique d’origine méditerranéenne a eu la part d’initiative que l’on sait, doit être regardé comme l’un de nos sujets d’études les plus importants. L’Europe et la Méditerranée devenues, par les effets mêmes des qualités intellectuelles qui s’y sont développées, des éléments de deuxième grandeur de l’univers humain ; l’affaiblissement des traditions dites « classiques » ; la renaissance de l’Afrique du Nord, – on énumère au hasard des faits fort différents, mais qui se rattachent tous aux questions qui peuvent aujourd’hui se poser au sujet de l’avenir de notre Système Méditerranéen.

Telles sont les idées générales dont il a paru convenable et conforme à la définition du Centre d’Études que s’inspirât notre programme.

Il ne nous appartient pas de préciser plus avant. Nous tenons essentiellement à respecter la liberté de choix et d’exposition des sujets. Que si un programme antérieur à l’organisation du Centre avait été établi par les maîtres de l’Université d’Aix, nous considérerions volontiers ce programme comme devant être maintenu à titre transitoire. Nous nous permettons, toutefois, d’insister sur l’importance, capitale à nos yeux, de produire, ou du moins de songer à produire, quelque chose de nouveau, qui justifie une dénomination et une fondation d’espèce nouvelle.

Il a été dit qu’un certain nombre de conférences seraient demandées à des personnalités particulièrement qualifiées, françaises ou non, universitaires ou non.

L’Administration espère, en outre, pouvoir obtenir le concours des établissements scientifiques de la région et de Paris, tels que les Observatoires de Nice et de Paris, le Musée Océanographique de Monaco, la Direction des Musées Nationaux, le Muséum d’Histoire Naturelle, le Musée d’Ethnographie, etc…

 

L’Enseignement n’est pas le seul objet de notre institution. Il en est la fonction permanente locale, nécessaire, mais non suffisante, fonction assurée par l’activité définie plus haut de la Base Universitaire du Centre.

Mais nous avons un autre objet, d’intérêt national et international, qui doit être rempli par des moyens appropriés. Il consiste à tenter de faire de Nice le lieu privilégié de certaines manifestations de haute culture217.

Rien de plus significatif à notre époque que la tendance qui s’y observe un peu partout à constituer l’Esprit, à lui donner un statut propre, des droits, et une mission bien déterminée. Cette tendance est une réponse, (jusqu’ici demeurée vague et incertaine), aux menaces de toute espèce que l’état des choses et le proche avenir prononcent contre l’existence ou le développement des formes les plus exquises ou les plus abstraites du travail intellectuel.

La rigueur des conditions de la vie, la précision croissante du mécanisme social ne laissent reconnaître à l’Intelligence que ses titres utilitaires immédiats. En ce qu’elle a de plus élevé, elle est, en effet, imperceptible par nature à la Politique comme à l’Économie, car ces deux aspects de la réalité sociale sont deux aspects purement statistiques des choses, tandis que les hautes et les profondes recherches ou productions de l’esprit sont nécessairement des écarts, des singularités, qui se dérobent à toute évaluation en unités sociales, en heures de travail, qui ne répondent à aucune exigence générale, qui n’entrent pas dans la circulation, et qui peuvent quelquefois être considérées, (pour un temps), comme dangereuses, – parasites ou toxiques du corps national ou social.

Tout ce qui peut servir à poser nettement devant l’opinion ce problème de la conservation de la haute culture, problème non seulement réel, mais actuel, et non seulement actuel, mais pressant, nous paraît devoir être employé.

Quelqu’un écrivait récemment218 : « qu’il fallait une Politique de l’Esprit, comme il fallait une Politique de l’or, du blé ou du pétrole » et que la nation, qui la première concevrait cette Politique et lui donnerait l’attention, les soins et l’ampleur qu’elle mérite, s’assurerait une gloire et une influence singulière dans le monde.

Ces considérations ont suggéré l’idée d’utiliser le Centre d’études comme Centre d’échanges, lieu de contacts entre sommités et autorités de l’ordre intellectuel. L’on ferait naître à Nice, de temps en temps, des occasions de réunion des éléments les plus représentatifs de la culture. Tantôt ces réunions n’auraient pour objet que de créer ou de fortifier des relations personnelles entre des représentants éminents de la Science, des Arts ou des Lettres de notre époque ; tantôt un programme précis pourrait proposer à la discussion quelque problème particulièrement signalé à l’attention de l’univers intellectuel, et la réunion ne comprendrait alors que les personnes qualifiées.

Mais, pour diverses raisons, toute apparence de congrès serait exclue, et le nombre des invités de la Ville et du Centre très limité.

Il serait à désirer que quelques-uns de ces hôtes de marque consentissent à donner une conférence dont profiterait notre auditoire ; et que la publication de ce texte, ainsi que celle des débats ou des résolutions des réunions, vînt enrichir la collection des productions de notre Centre, de laquelle il a été parlé plus haut.

Toutes les qualités de la Ville de Nice, climat, site, population et organisation publique et privée, toujours prêtes à recevoir et à bien accueillir les visiteurs, font cette ville particulièrement propre à une expérience de signification universelle.

 

Nous avons dit que la seule annonce de la création du « Centre de Nice » avait excité à l’Étranger, en quelques pays surtout, un mouvement très marqué de curiosité et d’intérêt. La presse, çà et là, en a parlé, parfois plus abondamment qu’elle ne l’a fait en France. Nous-mêmes avons personnellement constaté en Espagne et en Italie219 à quel point l’entreprise de Nice éveillait l’attention des milieux intellectuels et même politiques, et nous sommes fondés à croire qu’il serait aisé d’instituer entre notre Centre et diverses Universités ou organisations étrangères des relations d’ordre intellectuel et des échanges de vues concernant la civilisation méditerranéenne et ses effets même lointains.

Barcelone, Gênes, Milan seraient plus particulièrement disposées dès aujourd’hui à se mettre en rapport avec nous. Nous savons que le Portugal et l’Amérique latine s’intéressent également à notre projet. Enfin, certaines démarches ont déjà manifesté l’intention de l’Allemagne de participer à la vie du « Centre de Nice ».

On pourrait déduire de ces remarques que notre création est justifiée déjà par cet accueil qui lui est fait, qu’elle répond à une attente, à un besoin latent, puisque à peine annoncée, aussitôt, tant de sollicitude est excitée.

Mais il est bien plus sage d’en déduire un conseil220 et de soigneuse préparation. Il faut craindre sur toute chose de décevoir, de donner une idée médiocre de la pensée et de la faculté d’organisation françaises. Ce souci a dominé la conception du programme esquissé plus haut.