Le projet de réunir en volume ses essais sur le monde contemporain se forme assez tôt chez Valéry, puisque, le 18 juin 1927, dans une lettre à ses clients bibliophiles, la Librairie Champion annonce la parution prochaine d’un livre intitulé Notes sur la grandeur et la décadence de l’Europe et qui, après un long « Avant-propos », comprend déjà quelques-uns des textes qui figureront dans les Regards sur le monde actuel1. Le livre doit paraître en octobre, puis la sortie est repoussée au mois d’avril 1928 pour permettre à l’auteur de l’augmenter de quelques inédits. En décembre, pourtant, Valéry préfère rembourser à Champion une partie des frais de souscription et renoncer à la parution – pour des raisons qui restent assez obscures. Peut-être la composition du volume ne le satisfait-elle guère puisque, par exemple, le grand article de 1919 sur « La crise de l’esprit » qui devait y être repris venait de figurer déjà dans Variété en 1924 : le corpus de textes réunis pouvait donc lui sembler incertain ; mais surtout il a lu à Julien-Pierre Monod la préface où s’affirment, sur l’Histoire, des positions assez iconoclastes, et son ami lui a fait « certaines remarques2 ». Lesquelles ? À un moment où Valéry, durant de longs mois, essuie une très violente campagne de presse3, Monod a probablement attiré, non sans raison, son attention sur les réactions que ses pages risquaient d’entraîner dans pareil contexte : ce qui expliquerait qu’il ait pris le livre « en dégoût ».
Deux ans plus tard, néanmoins, il remet l’ouvrage en chantier sous le titre de Regards sur le monde actuel, et le volume est achevé d’imprimer chez Stock au mois de mai 1931. L’« Avant-propos » de 1928 s’y trouve repris, et la composition du livre, quoique « La crise de l’esprit » n’y figure plus, est assez proche de celle qui était alors prévue. Le titre de 1931 est plus neutre, mais celui de 1928 ne manquait pas de pertinence, car c’est l’Europe qui requiert Valéry, et de plus en plus depuis qu’il est devenu membre en 1925, dans le cadre de la Société des Nations, du Comité national français de Coopération intellectuelle et de la sous-commission des Lettres et Arts4 : au surplus, il observe d’un œil favorable la politique de conciliation de Briand, qu’il s’attache à soutenir discrètement. Et c’est bien de l’Europe qu’il s’agit d’abord dans l’important « Avant-propos » dont il est curieux de constater qu’il est construit selon le protocole d’une autobiographie intellectuelle qui aurait pu s’intituler « Comment je me suis intéressé à l’Europe ». Autobiographie épurée, certes, mais étrangement comparable à celle du Discours de la méthode si l’on songe par exemple à ce qu’écrit Descartes aux premières pages : « Et me résolvant de ne chercher plus d’autre science […], j’employai le reste de ma jeunesse à voyager. » C’est ce patron que l’on retrouve ici : « Désespérant de l’histoire, je me mis à songer à l’étrange condition où nous sommes presque tous […] » ; et ici encore : « Considérant alors l’ensemble de mon époque, et tenant compte des remarques précédentes, je m’efforçai […] »5, etc. Et cependant, cette rétrospection est une reconstitution un peu inexacte.
La guerre contre la Chine de 1894-1895 qui permit au Japon d’obtenir la cession de Taïwan, puis celle que les États-Unis menèrent contre l’Espagne trois ans plus tard et qui aboutit à l’indépendance de Cuba – ces deux guerres évoquées au commencement de l’« Avant-propos » n’ouvrent pas alors tout à fait les yeux de Valéry sur « des conjonctures qui affectaient une sorte d’idée virtuelle de l’Europe6 » ; ce qui le frappe alors bien plutôt, c’est que deux vieilles nations se trouvent défaites par de plus récentes et en ces années-là s’inaugure chez le jeune écrivain une pensée du monde et, pour parler de manière anachronique, une géopolitique. Mais c’est en 1919 que sa réflexion s’ouvre vraiment à l’Europe, et de façon superbe, lorsqu’il fait paraître « La crise de l’esprit7 » : cette pensée de l’Europe, désormais, ne le quittera plus – jusqu’au désespoir de la voir ruinée à la fin de la Seconde Guerre.
Comme pour toute sa génération, c’est en effet le désastre de la Première Guerre qui, de manière subite et radicale, à l’issue du conflit, le fait passer d’une jeunesse ouvertement nationaliste, soucieuse d’un pouvoir fort, possiblement confié aux mains d’un seul, à une maturité soucieuse d’une harmonie européenne. « L’esprit de l’Europe » ou bien « l’esprit européen », ces formules qui feront si souvent retour sous sa plume sont donc essentielles : entre le nationalisme que je disais et que Valéry maintenant récuse, et l’internationalisme vers lequel il n’inclinera jamais, cette notion présente le bénéfice de faire signe du côté de ce qui fédère et rassemble. Mais elle revêt aussi une dimension tacite : celle de la supériorité de l’Europe et de sa civilisation sur les autres. D’une certaine manière, l’ancien nationalisme de Valéry se déporte ici pour s’étendre à l’Europe, et son désintérêt pour les autres continents s’en trouvera nourri : il considérera, d’un côté, que l’Asie n’est pas en mesure d’apporter quoi que ce soit de neuf à l’Occident et, d’un autre côté, de manière sans doute plus surprenante, il jugera que si l’Amérique, où jamais il ne se rendra, est la fille de l’Europe, cette fille n’est point encore sortie d’une manière d’enfance, ou d’adolescence, qui l’empêche elle aussi de menacer ou d’infléchir le modèle européen de civilisation8.
Mais ce qui importe aussi, et peut-être surtout, dans cet « Avant-propos », puis dans les pages intitulées « De l’Histoire9 », c’est, précisément une pensée de l’Histoire singulière. Valéry en a souvent débattu avec son ami André Lebey, historien à ses heures, et, lorsqu’il avait préfacé en 1918 son recueil de poèmes Coffrets étoilés, il avait précisé les divergences amicales qui étaient les leurs à ce sujet. Mais c’était là une publication assez confidentielle, et qui survenait, au surplus, à une époque où la réputation de Valéry lui-même était encore assez confidentielle. En 1931, au contraire, c’est un homme célèbre, et, à côté de la dimension européenne, ce qui frappe surtout les premiers lecteurs des Regards, c’est cette approche très critique de l’Histoire – qui s’affirme sur deux plans différents. En premier lieu se développe une sorte de réflexion théorique sur l’écriture même de l’Histoire qui, selon lui, est littérature en ceci que son discours ne désigne pas ce qui a réellement eu lieu, et que tout repose sur la faculté du lecteur à croire ce que les historiens écrivent – faculté que lui-même se refuse assez pour écrire à Gide, le 15 mars 1897, ces lignes qui ne vont pas sans un soupçon de provocation : « Qu’est-ce qui nous prouve aujourd’hui que N. B. n’a pas gagné à Waterloo ? à part les récits ? Aucune nécessité. » C’est d’ailleurs ce que dit autrement, et de manière peut-être plus aiguë encore, un passage de Mélange où, après avoir repris cette formule qu’il aime bien : « Au commencement était la fable », Valéry ajoute : « Nécessairement. / Car ce qui fut est esprit, et n’a de propriétés qui ne soient de l’esprit10. » Infidèle, cette littérature est aussi largement arbitraire dans le choix qu’elle fait de s’attacher à tels événements plutôt qu’à tels autres, et un jour de 1942, il notera : « L’histoire exclut automatiquement le non-excitant, qui est toujours le plus important11. » Or l’apparition du quinquina en Europe, par exemple, mérite à ses yeux d’être davantage prise en compte que tels bataille ou traité de la même époque et, d’autre part, la longue durée lui semble plus importante que le temps plus rapide d’une période brève.
Nulle surprise, par conséquent, si Fernand Braudel aimera citer la célèbre formule qu’on trouvera plus loin, et qui assimile les événements aux « écumes des choses12 ». Mais ces événements, l’historien, selon Valéry, fait comme si le choix qu’il opère parmi eux s’imposait de lui-même, et qu’il fût frappé d’évidence ; l’historien ne construit pas assez son objet, et se contente souvent de confondre consécution et conséquence : parce qu’un second événement suit un premier, on en conclut trop aisément que celui-ci est la cause de celui-là13. Innombrables sont, à ce sujet, les réflexions de Valéry, dans ses essais aussi bien que dans les Cahiers, et elles rejoignent souvent celles que de jeunes historiens commencent alors à formuler de manière, tout ensemble, assez forte et assez cohérente pour qu’on parle bientôt d’une « école des Annales ».
En second lieu, quel usage peut-on faire de l’Histoire ? Dès lors qu’elle est une littérature dénouée du réel passé qu’elle feint de faire revivre, il n’y a pas de leçons de l’Histoire. Mais parce que le lecteur croit néanmoins à la vérité de ces récits, ils produisent un effet et, en ce qu’il a de pire, le passé incite au plagiat : « L’Histoire est le produit le plus dangereux que la chimie de l’intellect ait élaboré. Ses propriétés sont bien connues. Il fait rêver, il enivre les peuples, leur engendre de faux souvenirs, exagère leurs réflexes, entretient leurs vieilles plaies, les tourmente dans leur repos, les conduit au délire des grandeurs ou à celui de la persécution, et rend les nations amères, superbes, insupportables et vaines14. » Ces phrases, elles-mêmes superbes et sombres, ont un retentissement considérable à la sortie du livre, et Malraux, qui ira écouter Valéry parler de « La valeur de l’Histoire » rue Visconti, le 13 février 1932, à l’Union pour la Vérité de Paul Desjardins, les évoquera dans un entretien avec Jean Vilar à la fin de sa vie15. Pour le reste, que cet « Avant-propos » soit très remarqué, il n’est que de consulter la presse pour s’en convaincre : dans Le Capital du 31 décembre 1931, c’est au Vieux Continent que s’intéresse surtout l’ancien président du Conseil Joseph Caillaux dont le papier s’intitule « L’avenir de l’Europe », mais dans Les Nouvelles littéraires, Jean Cassou intitule son article « L’histoire devant M. Paul Valéry », dans le Journal de Genève, Thibaudet parle de « Valéry devant l’histoire », et, dans La Dépêche de Toulouse, le sociologue Célestin Bouglé – futur directeur de la Rue d’Ulm –, évoque « Paul Valéry contre l’histoire » ; quelques mois plus tard, Julien Benda, dans Les Nouvelles littéraires, revient sur les Regards pour parler « Des dangers de l’histoire »16.
Ces articles ne sont pas hostiles, tant s’en faut, mais Benda, un peu aigre tout de même, s’interroge : « Qui cette accusation vise-t-elle exactement ? Est-ce les savants, les historiens professionnels ? Si oui, j’avoue qu’elle me paraît peu fondée. » « Mais, poursuit-il, si le procès de M. Paul Valéry me semble peu entamer les historiens, il touche au vif les hommes politiques [qui] confondent constamment sous le même terme, et non toujours de mauvaise foi, des réalités historiques totalement différentes. » Or précisément, si malgré tout ces pages vont faire de leur auteur, déjà réputé ennemi du roman, un ennemi désormais de l’Histoire, les reproches ne manqueront pas chez les hommes politiques que Valéry côtoie : l’ancien ministre Léon Bérard, ou bien encore Anatole de Monzie, le ministre de l’Éducation nationale qui fera de lui l’administrateur du Centre universitaire méditerranéen de Nice17. En 1942, quand Monzie fera paraître une Pétition pour l’histoire, elle comprendra une « Épître tardive à Paul Valéry », lequel répondra par une autre épître, mais plus brève et simplement postale18.
En 1931, la première édition des Regards est encore assez mince : à peine une dizaine d’essais. L’édition de 1938 en accueille deux fois plus, puis en 1945, l’édition définitive en retranche huit19 et en ajoute dix. À côté de l’Histoire et de l’Europe, un troisième thème se trouve particulièrement développé : celui de la liberté et de la dictature. À quelques mois de distance, en effet, deux textes donnent à Valéry l’occasion d’écrire sur la dictature : la préface, d’abord, que lui a demandée le Portugais António Ferro pour son livre Salazar, le Portugal et son chef, et l’article qu’il donne à une revue peu après, « Au sujet de la dictature »20. Le livre de Ferro est d’abord une enquête et un reportage, et si Valéry l’a bien lu comme tel, il n’empêche qu’on peut être troublé de lire sous sa plume : « Je dois dire que les idées exposées dans ce livre par M. Salazar ou qui lui sont attribuées me semblent parfaitement sages21. » Empreints d’une austère gravité, les propos rapportés par Ferro sont en effet d’une modération remarquable ; et cependant, la dictature est-elle parfaitement sage ? Valéry, en tout cas, ne la juge pas déraisonnable et, dans cette IIIe République qui vacille, l’inclination que sa jeunesse nourrissait pour le pouvoir d’un seul, cette inclination qui avait semblé, après-guerre, perdre son objet, désormais renaît : tout simplement parce que l’événement la ranime – et même si la préface est achevée une dizaine de jours avant le 6 février 1934, c’est cette fièvre montante qui, pour une part, l’explique.
On n’a pas, cependant, prêté une suffisante attention au titre même de ces quelques pages : « Note en guise de préambule sur l’idée de dictature ». Ce dont il s’agit ici, c’est bien en effet « l’idée de dictature », et si ce texte a durablement troublé les lecteurs, c’est par l’impossibilité où ils étaient de prendre en compte un trait singulièrement propre à l’intelligence de Valéry : le goût de la pure spéculation – dès l’ouverture de sa préface, il parle d’ailleurs de « vues spéculatives » – qui le conduit à raisonner parfois sans grand souci de l’application que pourrait avoir sa pensée puisqu’elle est destinée, à ses yeux, à demeurer pensée, c’est-à-dire réflexion abstraite. Or cette abstraction se découvre ici dans l’exposé d’une situation qui n’est celle d’aucun pays particulier : « L’image d’une DICTATURE est la réponse inévitable (et comme instinctive) de l’esprit quand il ne reconnaît plus dans la conduite des affaires, l’autorité, la continuité, l’unité, qui sont les marques de la volonté réfléchie et de l’empire de la connaissance organisée22. »
Ici réside tout le malentendu car, pour le reste, Valéry est bien le même homme qui se montre heurté par la situation que le nazisme fait à Einstein ou à Thomas Mann, le même homme qui, reçu par Mussolini le 26 mai 1933, lui demande de concilier l’individu et l’État et déclare à son fils François que le slogan du Duce, « Credere, Obbedire, Combattere23 » est une « foutaise ». Comment cet homme peut-il aussi défendre l’idée de dictature ? Il la défend parce que les excès italiens ou allemands tiennent sans doute selon lui à l’idéologie plus qu’à la dictature elle-même – et qu’il ne juge pas d’autre part impossible qu’un moderne Cincinnatus se lève afin de redresser son pays, puis, sa tâche accomplie, s’en retourne à sa charrue. C’est ce qu’il écrit peu après dans « Au sujet de la dictature » : « Certains dictateurs ont su se démettre au point juste. » Mais la lucidité le pousse à reconnaître aussi que d’autres ont difficilement « essayé de desserrer l’étreinte de leur pouvoir », ou à l’inverse cherché « à s’affermir par tous les moyens ». Et la liberté que la dictature abolit ? Valéry n’esquive pas la question : « Parmi ces choses dissipées, la liberté24. » Cette liberté, il semble prêt à en faire son deuil, comme si certaines époques appelaient – ou autorisaient – que l’on puisse s’en trouver privé : « Savoir être libres n’est pas également donné à tous les hommes et à toutes les nations, et il ne serait pas impossible de les classer selon ce savoir. Davantage : la liberté dans notre temps n’est, et ne peut être, pour la plupart des individus, qu’apparence. Jamais l’État le plus libéral par l’essence et les affirmations, n’a plus étroitement saisi, défini, borné, scruté, façonné, enregistré les vies25. » Ici encore se marque une spéculation théorique, et cette idée que les démocraties modernes contraignent les individus dont elles règlent à l’excès l’existence par ce qui semble à Valéry un déni de liberté, il l’exprimait déjà le 31 janvier 1898 dans une lettre à Gide, et il la reprendra encore tant il est persuadé de son bien-fondé.
Néanmoins, ces phrases assez noires et qui confondent un peu vite le principe de la liberté avec cette indépendance de l’individu qu’une société peut en effet borner, il les contredira bientôt. Le 17 mars 1938, tandis que Hitler vient tout juste d’entrer en Autriche et de réaliser l’Anschluss, à l’occasion d’une soirée organisée par le PEN Club en l’honneur de la Tchécoslovaquie il dira que « ce peuple tchèque est à présent le seul en Europe qui se montre capable, digne, et jaloux de sa liberté politique », avant d’ajouter : « C’est là ce que la nation tchèque nous montre de plus précieux. / Je la salue et je l’admire26. » L’année suivante, dans un texte des Regards, il écrira : « La liberté, mot immense, mot que la politique a largement utilisé, – mais qu’elle proscrit, çà et là, depuis quelques années, – la liberté a été un idéal, un mythe27 ». Et après la déclaration de guerre, le 12 septembre 1939, il dira de l’Allemagne, sur les ondes de la radio : « Il nous est inconcevable qu’un peuple – l’un des plus instruits qui soient, et des plus réfléchis – se soumette à l’autorité monstrueuse d’un solitaire, et le suive en silence au-delà de toute raison28. »
Lorsque paraît la préface au livre de Ferro, au début de 1934, un mois après les émeutes du 6 février, la critique la plus sévère des faiblesses de la démocratie est alors chose trop partagée à droite comme à gauche pour que ces pages, sur le moment, puissent vraiment heurter et, faisant retour sur ces années, un analyste aussi mesuré que Raymond Aron pourra noter dans ses Mémoires : « Il m’est arrivé par instants de penser, peut-être de dire tout haut : s’il faut un régime autoritaire pour sauver la France, soit, acceptons-le, tout en le détestant29. » Mais, sans que les amis de Valéry se l’avouent trop, ces réflexions vont jeter un certain trouble parmi certains d’entre eux, et elles susciteront par la suite une incompréhension durable et qui ne s’est pas encore éteinte. Valéry, tout le premier, s’en avise : il intègre sans doute sa préface au tome IV de ses Œuvres, mais ce n’est pas à vrai dire une reprise puisque le volume est achevé d’imprimer le 15 mars 1934 et le Salazar de Ferro le lendemain ; pour le reste, il se garde de reprendre son texte dans les Regards de 1938 où figurent cependant les pages plus prudentes d’« Au sujet de la dictature » ; par ailleurs, invité à plusieurs reprises à se rendre au Portugal durant les années trente, lui qui toujours se montre si enclin à dire oui, décline avec bien trop d’obstination pour que ce refus ne soit pas lourd de sens30.
La surprise est par conséquent de voir cette « Note sur l’idée de dictature » reprise dans l’ultime édition de 1945. Achevée d’imprimer en septembre chez Gallimard, deux mois après la mort de l’auteur, « elle était projetée depuis l’hiver 1939-1940 », ainsi que l’indique une « Note de l’éditeur » qui précise également que Valéry avait « l’intention de dicter une préface dans laquelle il voulait exposer brièvement la genèse de ces essais nouveaux ». « Le présent volume, dit encore la “Note”, a été composé suivant ses indications, et les premières épreuves ont été corrigées de sa main. » Parce que Valéry a modifié, çà et là, quelques détails du texte, il convient en effet de considérer que cette dernière édition correspond à sa volonté. Mais que la préface au livre de Ferro y soit reprise n’en demeure pas moins troublant, et l’on peut être porté à croire que Valéry, comme il l’a fait souvent pour l’établissement du sommaire des Œuvres, laisse à son secrétaire et ami, le banquier Julien-Pierre Monod, le soin de constituer la table de ce dernier volume, et le fait d’autant plus volontiers que sa santé déclinante l’affaiblit. Or supposer que c’est à l’initiative de Monod que cette préface a été reprise est d’autant moins improbable qu’il a été vichyste convaincu. On peut donc présumer que c’est alors par fatigue ou par manque d’intérêt pour cette réédition que Valéry ne s’y oppose pas, car on voit mal comment, de son propre chef, il eût pris le parti de faire reparaître ces pages après ces années de guerre et d’occupation où les effets de la dictature, précisément, se sont si douloureusement fait sentir. En publiant une nouvelle fois ce texte qui, sinon, eût peut-être été oublié comme tant d’autres préfaces qu’il a pu écrire, il leur a donné un nouvel écho – et cette fois beaucoup plus durable. Aussi était-il nécessaire de s’attarder un instant à préciser son sens.
CE petit recueil31 se dédie de préférence aux personnes qui n’ont point de système et sont absentes des partis ; qui par là sont libres encore de douter de ce qui est douteux et de ne point rejeter ce qui ne l’est pas.
D’ailleurs, ce ne sont ici que des études de circonstance. Il en est de 189532, il en est d’hier, il en est d’aujourd’hui. Elles ont ce caractère commun d’être des essais, au sens le plus véritable de ce terme. On n’y trouvera que le dessein de préciser quelques idées qu’il faudrait bien nommer politiques, si ce beau mot de politique, très séduisant et excitant pour l’esprit, n’éveillait de grands scrupules et de grandes répugnances dans l’esprit de l’auteur. Il n’a voulu que se rendre un peu plus nettes les notions qu’il avait reçues de tout le monde, ou qu’il s’était formées comme tout le monde, et qui servent à tout le monde à penser aux groupes humains, à leurs relations réciproques et à leurs gênes mutuelles.
Essayer de préciser en ces matières n’est assurément pas le fait des hommes qui s’y entendent ou qui s’en mêlent : il s’agit donc d’un amateur.
Je ne sais pourquoi les entreprises du Japon contre la Chine et des États-Unis contre l’Espagne qui se suivirent d’assez près, me firent, dans leur temps*1, une impression particulière33. Ce ne furent que des conflits très restreints où ne s’engagèrent que des forces de médiocre importance ; et je n’avais, quant à moi, nul motif de m’intéresser à ces choses lointaines, auxquelles rien dans mes occupations ni dans mes soucis ordinaires ne me disposait à être sensible. Je ressentis toutefois ces événements distincts non comme des accidents ou des phénomènes limités, mais comme des symptômes ou des prémisses, comme des faits significatifs dont la signification passait de beaucoup l’importance intrinsèque et la portée apparente. L’un était le premier acte de puissance d’une nation asiatique réformée et équipée à l’européenne ; l’autre, le premier acte de puissance d’une nation déduite et comme développée de l’Europe, contre une nation européenne.
Un choc qui nous atteint dans une direction imprévue nous donne brusquement une sensation nouvelle de l’existence de notre corps en tant qu’inconnu ; nous ne savions pas tout ce que nous étions, et il arrive que cette sensation brutale nous rende elle-même sensibles, par un effet secondaire, à une grandeur et à une figure inattendues de notre domaine vivant. Ce coup indirect en Extrême-Orient, et ce coup direct dans les Antilles me firent donc percevoir confusément l’existence de quelque chose qui pouvait être atteinte et inquiétée par de tels événements. Je me trouvai « sensibilisé » à des conjonctures qui affectaient une sorte d’idée virtuelle de l’Europe que j’ignorais jusqu’alors porter en moi.
Je n’avais jamais songé qu’il existât véritablement une Europe. Ce nom ne m’était qu’une expression géographique. Nous ne pensons que par hasard aux circonstances permanentes de notre vie ; nous ne les percevons qu’au moment qu’elles s’altèrent tout à coup. J’aurai l’occasion de montrer tout à l’heure à quel point notre inconscience à l’égard des conditions les plus simples et les plus constantes de notre existence et de nos jugements rend notre conception de l’histoire si grossière, notre politique si vaine, et parfois si naïve dans ses calculs. Elle conduit les plus grands hommes à concevoir des desseins qu’ils évaluent par imitation et par rapport à des conventions dont ils ne voient pas l’insuffisance.
J’avais en ce temps-là le loisir de m’engager dans les lacunes de mon esprit. Je me pris à essayer de développer mon sentiment ou mon idée infuse de l’Europe34. Je rappelai à moi le peu que je savais. Je me fis des questions, je rouvris, j’entr’ouvris des livres.
Je croyais qu’il fallait étudier l’histoire, et même l’approfondir, pour se faire une idée juste du jour même. Je savais que toutes les têtes occupées du lendemain des peuples en étaient nourries. Mais quant à moi je n’y trouvai qu’un horrible mélange35. Sous le nom d’histoire de l’Europe, je ne voyais qu’une collection de chroniques parallèles qui s’entremêlaient par endroits. Aucune méthode ne semblait avoir précédé le choix des « faits », décidé de leur importance, déterminé nettement l’objet poursuivi. Je remarquai un nombre incroyable d’hypothèses implicites et d’entités mal définies.
L’histoire, ayant pour matière la quantité des événements ou des états qui dans le passé ont pu tomber sous le sens de quelque témoin, la sélection, la classification, l’expression des faits qui nous sont conservés ne nous sont pas imposées par la nature des choses ; elles devraient résulter d’une analyse et de décisions explicites ; elles sont pratiquement toujours abandonnées à des habitudes et à des manières traditionnelles de penser ou de parler dont nous ne soupçonnons pas le caractère accidentel ou arbitraire. Cependant nous savons que dans toutes les branches de la connaissance, un progrès décisif se déclare au moment que des notions spéciales, tirées de la considération précise des objets mêmes du savoir, et faites exactement pour relier directement l’observation à l’opération de la pensée et celle-ci à nos pouvoirs d’action, se substituent au langage ordinaire, moyen de première approximation que nous fournissent l’éducation et l’usage. Ce moment capital des définitions et des conventions nettes et spéciales qui viennent remplacer les significations d’origine confuse et statistique n’est pas arrivé pour l’histoire.
En somme, ces livres, où je cherchais ce qu’il me fallait pour apprécier l’effet singulier que me produisaient quelques nouvelles, ne m’offraient qu’un désordre d’images, de symboles et de thèses dont je pouvais déduire ce que je voulais, mais non ce qu’il me fallait. Me résumant mes impressions, je me disais qu’une partie des œuvres historiques s’applique et se réduit à nous colorer quelques scènes, étant convenu que ces images doivent se placer dans le « passé ». Cette convention a de tout temps engendré de très beaux livres ; et parmi ces livres, il n’y a pas lieu de distinguer, (puisqu’il ne s’agit que du plaisir ou de l’excitation qu’ils procurent), entre ceux de témoins véritables et ceux de témoins imaginaires. Ces ouvrages sont parfois d’une vérité irrésistible ; ils sont pareils à ces portraits dont les modèles sont poussière depuis des siècles, et qui nous font toutefois crier à la ressemblance36. Rien, dans leurs effets instantanés sur le lecteur, ne permet de distinguer, sous le rapport de l’authenticité, entre les peintures de Tacite, de Michelet, de Shakespeare, de Saint-Simon ou de Balzac. On peut à volonté les considérer tous comme inventeurs, ou bien tous comme reporteurs. Les prestiges de l’art d’écrire nous transportent fictivement dans les époques qui leur plaisent. C’est pourquoi, entre le pur conte et le livre d’histoire pure, tous les tirages, tous les degrés existent : romans historiques, biographies romanesques, etc. On sait d’ailleurs que dans l’histoire même, parfois paraît le surnaturel. La personnalité du lecteur est alors directement mise en cause ; car c’est lui dont le sentiment admettra ou rejettera certains faits, décidera ce qui est histoire et ce qui ne l’est point.
Une autre catégorie d’historiens construisent des traités si bien raisonnés, si sagaces, si riches en jugements profonds sur l’homme et sur l’évolution des affaires, que nous ne pouvons penser que les choses se soient engagées et développées différemment.
De tels travaux sont des merveilles de l’esprit. Il en est que rien ne passe dans la littérature et dans la philosophie ; mais il faut prendre garde que les affections et les couleurs dont les premiers nous séduisent et nous amusent, la causalité admirable dont les seconds nous persuadent, dépendent essentiellement des talents de l’écrivain et de la résistance critique du lecteur.
Il n’y aurait qu’à jouir de ces beaux fruits de l’art historique et nulle objection ne s’élèverait contre leur usage, si la politique n’en était tout influencée. Le passé, plus ou moins fantastique, ou plus ou moins organisé après coup, agit sur le futur avec une puissance comparable à celle du présent même. Les sentiments et les ambitions s’excitent de souvenirs de lectures, de souvenirs de souvenirs, bien plus qu’ils ne résultent de perceptions et de données actuelles. Le caractère réel de l’histoire est de prendre part à l’histoire même. L’idée du passé ne prend un sens et ne constitue une valeur que pour l’homme qui se trouve en soi-même une passion de l’avenir. L’avenir, par définition, n’a point d’image. L’histoire lui donne les moyens d’être pensé. Elle forme pour l’imagination une table de situations et de catastrophes, une galerie d’ancêtres, un formulaire d’actes, d’expressions, d’attitudes, de décisions offerts à notre instabilité et à notre incertitude, pour nous aider à devenir. Quand un homme ou une assemblée, saisis de circonstances pressantes ou embarrassantes, se trouvent contraints d’agir, leur délibération considère bien moins l’état même des choses en tant qu’il ne s’est jamais présenté jusque-là, qu’elle ne consulte ses souvenirs imaginaires. Obéissant à une sorte de loi de moindre action, répugnant à créer, à répondre par l’invention à l’originalité de la situation, la pensée hésitante tend à se rapprocher de l’automatisme ; elle sollicite les précédents et se livre à l’esprit historique qui l’induit à se souvenir d’abord, même quand il s’agit de disposer pour un cas tout à fait nouveau. L’histoire alimente l’histoire.
Il est probable que Louis XVI n’eût pas péri sur l’échafaud sans l’exemple de Charles Ier37, et que Bonaparte, s’il n’eût médité le changement de la République romaine en un empire fondé sur le pouvoir militaire, ne se fût point fait empereur. Il était un amateur passionné de lectures historiques ; il a rêvé toute sa vie d’Annibal, de César, d’Alexandre et de Frédéric ; et cet homme fait pour créer, qui s’est trouvé en possession de reconstruire une Europe politique que l’état des esprits après trois siècles de découvertes, et au sortir du bouleversement révolutionnaire, pouvait permettre d’organiser, s’est perdu dans les perspectives du passé et dans des mirages de grandeurs mortes. Il a décliné dès qu’il a cessé de dérouter. Il s’est ruiné pour s’être rendu semblable à ses adversaires, pour avoir adoré leurs idoles, imité de toute sa force ce qui faisait leur faiblesse, et substitué à sa vision propre et directe des choses l’illusion du décor de la politique historique.
Bismarck, au Congrès de Berlin38, dominé par cet esprit historique qu’il prend pour esprit réaliste, ne veut considérer que l’Europe, se désintéresse de l’Afrique, n’use de son génie, de son prestige qui le faisait maître de l’instant, que pour engager les puissances dans des intérêts coloniaux qui les opposassent et les maintinssent rivales, jalousement divisées, sans prévoir que l’heure était toute proche où l’Allemagne devrait convoiter ardemment ce qu’elle avait excité les autres nations à se partager, et les assemblerait par là contre elle-même, trop tard venue. Il a bien pensé au lendemain, mais point à un lendemain qui ne se fût jamais présenté.
À cette exagération du rôle des souvenirs d’autrui, plus ou moins exacts, plus ou moins significatifs, correspond et s’accorde une absence ou une insuffisance de méthode dans le choix, la classification, la détermination des valeurs des choses enregistrées. En particulier, l’histoire semble ne tenir aucun compte de l’échelle des phénomènes qu’elle représente. Elle omet de signaler les relations qui doivent nécessairement exister entre la figure et la grandeur des événements ou des situations qu’elle rapporte ; les nombres et les grandeurs sont toutefois des éléments essentiels de description. Elle ne s’inquiète pas des problèmes de similitude. C’est là une des causes qui font si fallacieux l’usage politique de l’histoire. Ce qui était possible dans l’étendue d’une cité antique ne l’est plus dans les dimensions d’une grande nation ; ce qui était vrai dans l’Europe de 1870 ne l’est plus quand les intérêts et les liaisons s’élargissent à toute la terre. Les notions mêmes dont nous nous servons pour penser aux objets politiques et pour en discourir, et qui sont demeurées invariables malgré le changement prodigieux de l’ordre de grandeur et du nombre des relations, sont insensiblement devenues trompeuses ou incommodes. Le mot peuple, par exemple, avait un sens précis quand on pouvait rassembler tous les citoyens d’une cité autour d’un tertre, dans un Champ de Mars. Mais l’accroissement du nombre, le passage de l’ordre des mille à celui des millions, a fait de ce mot un terme monstrueux dont le sens dépend de la phrase où il entre ; il désigne tantôt la totalité indistincte et jamais présente nulle part ; tantôt le plus grand nombre, opposé au nombre restreint des individus plus fortunés ou plus cultivés…
Les mêmes observations s’appliquent aux durées. Rien de plus aisé que de relever dans les livres d’histoire l’absence de phénomènes considérables que la lenteur de leur production rendit imperceptibles. Ils échappent à l’historien, car aucun document ne les mentionne expressément. Ils ne pourraient être perçus et relevés que par un système préétabli de questions et de définitions préalables qui n’a jamais été conçu jusqu’ici. Un événement qui se dessine en un siècle ne figure dans aucun diplôme, dans aucun recueil de mémoires. Tel, le rôle immense et singulier de la ville de Paris dans la vie de la France à partir de la Révolution. Telle, la découverte de l’électricité et la conquête de la terre par ses applications. Ces événements sans pareils dans l’histoire humaine n’y paraissent, quand ils y paraissent, que moins accusés que telle affaire plus scénique, et surtout plus conforme à ce que l’histoire traditionnelle a coutume de rapporter. L’électricité, du temps de Napoléon, avait à peu près l’importance que l’on pouvait donner au christianisme du temps de Tibère. Il devient peu à peu évident que cette innervation générale du monde est plus grosse de conséquences, plus capable de modifier la vie prochaine que tous les événements « politiques » survenus depuis Ampère jusqu’à nous.
On voit par ces remarques à quel point notre pensée historique est dominée par des traditions et des conventions inconscientes, combien peu elle a été influencée par le travail général de revision39 et de réorganisation qui s’est produit dans tous les domaines du savoir dans les temps modernes. Sans doute la critique historique a-t-elle fait de grands progrès ; mais son rôle se borne en général à discuter des faits et à établir leur probabilité ; elle ne s’inquiète pas de leur qualité. Elle les reçoit et les exprime à son tour en termes traditionnels, qui impliquent eux-mêmes toute une formation historique de concepts, par quoi s’introduit dans l’histoire le désordre initial qui résulte d’une infinité de points de vue ou d’observateurs. Tout chapitre d’histoire contient un nombre quelconque de données subjectives et de « constantes arbitraires40 ». Il en résulte que le problème de l’historien demeure indéterminé dès qu’il ne se borne plus à établir ou à contester l’existence d’un fait qui eût pu tomber sous les sens de quelque témoin. La notion d’événement, qui est fondamentale, ne semble pas avoir été reprise et repensée comme il conviendrait, et c’est ce qui explique que des relations de première importance n’ont jamais été signalées, ou n’ont pas été mises en valeur, comme je le montrerai tout à l’heure. Tandis que dans les sciences de la nature, les recherches multipliées depuis trois siècles nous ont refait une manière de voir, et substitué à la vision et à la classification naïve de leurs objets, des systèmes de notions spécialement élaborées, nous en sommes demeurés dans l’ordre historico-politique à l’état de considération passive et d’observation désordonnée. Le même individu qui peut penser physique ou biologie avec des instruments de pensée comparables à des instruments de précision, pense politique au moyen de termes impurs, de notions variables, de métaphores illusoires. L’image du monde, telle qu’elle se forme et agit dans les têtes politiques des divers genres et des différents degrés est fort loin d’être une représentation satisfaisante et méthodique du moment.
Désespérant de l’histoire, je me mis à songer à l’étrange condition où nous sommes presque tous, simples particuliers de bonne foi et de bonne volonté, qui nous trouvons engagés dès la naissance dans un drame politico-historique inextricable. Nul d’entre nous ne peut intégrer, reconstituer la nécessité de l’univers politique où il se trouve, au moyen de ce qu’il peut observer dans sa sphère d’expérience. Les plus instruits, les mieux placés peuvent même se dire, en évoquant ce qu’ils savent, en le comparant à ce qu’ils voient, que ce savoir ne fait qu’obscurcir le problème politique immédiat qui consiste après tout dans la détermination des rapports d’un homme avec la masse des hommes qu’il ne connaît pas. Quelqu’un de sincère avec soi-même et qui répugne à spéculer sur des objets qui ne se raccordent pas rationnellement à sa propre expérience, à peine ouvre-t-il son journal, le voici qui pénètre dans un monde métaphysique désordonné. Ce qu’il lit, ce qu’il entend excède étrangement ce qu’il constate ou pourrait constater. S’il se résume son impression : Point de politique sans mythes, pense-t-il…
Ayant donc fermé tous ces livres écrits en un langage dont les conventions étaient visiblement incertaines pour ceux-là mêmes qui l’employaient, j’ouvris un atlas et feuilletai distraitement cet album des figures du monde. Je regardai et je songeai. J’ai songé tout d’abord au degré de précision des cartes que j’avais sous les yeux. Je trouvais là un exemple simple de ce qu’on nommait le progrès, il y a soixante ans. Un portulan de jadis, une carte du XVIe siècle41, une moderne, marquent nettement des étapes, me dis-je…
L’œil de l’enfant s’ouvre d’abord dans un chaos de lumières et d’ombres, tourne et s’oriente à chaque instant dans un groupe d’inégalités lumineuses ; et il n’y a rien de commun encore entre ces régions de lueurs et les autres sensations de son corps. Mais les petits mouvements de ce corps lui imposent d’autre part un tout autre désordre d’impressions : il touche, il tire, il presse ; en son être, peu à peu, se dégrossit le sentiment total de sa propre forme. Par moments distincts et progressifs, s’organise cette connaissance ; l’édifice de relations et de prévisions se dégage des contrastes et des séquences. L’œil, et le tact, et les actes se coordonnent en une table à plusieurs entrées, qui est le monde sensible, et il arrive enfin – événement capital ! – qu’un certain système de correspondances soit nécessaire et suffisant pour ajuster uniformément toutes les sensations colorées à toutes les sensations de la peau et des muscles. Cependant les forces de l’enfant s’accroissent, et le réel se construit comme une figure d’équilibre en laquelle la diversité des impressions et les conséquences des mouvements se composent.
L’espèce humaine s’est comportée comme cet être vivant le fait quand il s’anime et se développe dans un milieu dont il explore peu à peu et assemble par tâtonnements et raccords successifs les propriétés et l’étendue. L’espèce a reconnu lentement et irrégulièrement la figure superficielle de la terre ; visité et représenté de plus en plus près ses parties ; soupçonné et vérifié sa convexité fermée ; trouvé et résumé les lois de son mouvement ; découvert, évalué, exploité les ressources et les réserves utilisables de la mince couche dans laquelle toute vie est contenue…
Accroissement de netteté et de précision, accroissement de puissance, voilà les faits essentiels de l’histoire des temps modernes ; et que je trouve essentiels, parce qu’ils tendent à modifier l’homme même, et que la modification de la vie dans ses modes de conservation, de diffusion et de relation me paraît être le critérium de l’importance des faits à retenir et à méditer. Cette considération transforme les jugements sur l’histoire et sur la politique, y fait apparaître des disproportions et des lacunes, des présences et des absences arbitraires.
À ce point de mes réflexions, il m’apparut que toute l’aventure de l’homme jusqu’à nous devait se diviser en deux phases bien différentes : la première, comparable à la période de ces tâtonnements désordonnés, de ces pointes et de ces reculs dans un milieu informe, de ces éblouissements et de ces impulsions dans l’illimité, qui est l’histoire de l’enfant dans le chaos de ses premières expériences. Mais un certain ordre s’installe ; une ère nouvelle commence. Les actions en milieu fini, bien déterminé, nettement délimité, richement et puissamment relié, n’ont plus les mêmes caractères ni les mêmes conséquences qu’elles avaient dans un monde informe et indéfini.
Observons toutefois que ces périodes ne peuvent se distinguer nettement dans les faits. Une fraction du genre humain vit déjà dans les conditions de la seconde, cependant que le reste se meut encore dans la première. Cette inégalité engendre une partie notable des complications actuelles.
Considérant alors l’ensemble de mon époque, et tenant compte des remarques précédentes, je m’efforçai de ne percevoir que les circonstances les plus simples et les plus générales, qui fussent en même temps des circonstances nouvelles.
Je constatai presque aussitôt un événement considérable, un fait de première grandeur, que sa grandeur même, son évidence, sa nouveauté, ou plutôt sa singularité essentielle avaient rendu imperceptible à nous autres ses contemporains.
Toute la terre habitable a été de nos jours reconnue, relevée, partagée, entre des nations. L’ère des terrains vagues, des territoires libres, des lieux qui ne sont à personne, donc l’ère de libre expansion, est close. Plus de roc qui ne porte un drapeau ; plus de vides sur la carte ; plus de région hors des douanes et hors des lois ; plus une tribu dont les affaires n’engendrent quelque dossier et ne dépendent, par les maléfices de l’écriture, de divers humanistes lointains dans leurs bureaux. Le temps du monde fini commence. Le recensement général des ressources, la statistique de la main-d’œuvre, le développement des organes de relation se poursuivent. Quoi de plus remarquable et de plus important que cet inventaire, cette distribution et cet enchaînement des parties du globe ? Leurs effets sont déjà immenses. Une solidarité toute nouvelle, excessive et instantanée, entre les régions et les événements est la conséquence déjà très sensible de ce grand fait. Nous devons désormais rapporter tous les phénomènes politiques à cette condition universelle récente ; chacun d’eux représentant une obéissance ou une résistance aux effets de ce bornage définitif et de cette dépendance de plus en plus étroite des agissements humains. Les habitudes, les ambitions, les affections contractées au cours de l’histoire antérieure ne cessent point d’exister, – mais insensiblement transportées dans un milieu de structure très différente, elles y perdent leur sens et deviennent causes d’efforts infructueux et d’erreurs.
La reconnaissance totale du champ de la vie humaine étant accomplie, il arrive qu’à cette période de prospection succède une période de relation. Les parties d’un monde fini et connu se relient nécessairement entre elles de plus en plus.
Or, toute politique jusqu’ici spéculait sur l’isolement des événements. L’histoire était faite d’événements qui se pouvaient localiser. Chaque perturbation produite en un point du globe se développait comme dans un milieu illimité ; ses effets étaient nuls à distance suffisamment grande ; tout se passait à Tokio42 comme si Berlin fût à l’infini. Il était donc possible, il était même raisonnable de prévoir, de calculer et d’entreprendre. Il y avait place dans le monde pour une ou plusieurs grandes politiques bien dessinées et bien suivies.
Ce temps touche à sa fin. Toute action désormais fait retentir une quantité d’intérêts imprévus de toutes parts, elle engendre un train d’événements immédiats, un désordre de résonance dans une enceinte fermée. Les effets des effets, qui étaient autrefois insensibles ou négligeables relativement à la durée d’une vie humaine, et à l’aire d’action d’un pouvoir humain, se font sentir presque instantanément à toute distance, reviennent aussitôt vers leurs causes, ne s’amortissent que dans l’imprévu. L’attente du calculateur est toujours trompée, et l’est en quelques mois ou en peu d’années.
En quelques semaines, des circonstances très éloignées changent l’ami en ennemi, l’ennemi en allié, la victoire en défaite. Aucun raisonnement économique n’est possible. Les plus experts se trompent ; le paradoxe règne.
Il n’est de prudence, de sagesse ni de génie que cette complexité ne mette rapidement en défaut, car il n’est plus de durée, de continuité ni de causalité reconnaissable dans cet univers de relations et de contacts multipliés. Prudence, sagesse, génie ne sont jamais identifiés que par une certaine suite d’heureux succès ; dès que l’accident et le désordre dominent, le jeu savant ou inspiré devient indiscernable d’un jeu de hasard ; les plus beaux dons s’y perdent.
Par là, la nouvelle politique est à l’ancienne ce que les brefs calculs d’un agioteur, les mouvements nerveux de la spéculation dans l’enceinte du marché, ses oscillations brusques, ses retournements, ses profits et ses pertes instables sont à l’antique économie du père de famille, à l’attentive et lente agrégation des patrimoines… Les desseins longuement suivis, les profondes pensées d’un Machiavel ou d’un Richelieu auraient aujourd’hui la consistance et la valeur d’un « tuyau de Bourse ».
Ce monde limité et dont le nombre des connexions qui en rattachent les parties ne cesse de croître, est aussi un monde qui s’équipe de plus en plus. L’Europe a fondé la science, qui a transformé la vie et multiplié la puissance de ceux qui la possédaient. Mais par sa nature même, elle est essentiellement transmissible ; elle se résout nécessairement en méthodes et en recettes universelles. Les moyens qu’elle donne aux uns, tous les autres les peuvent acquérir.
Ce n’est pas tout. Ces moyens accroissent la production, et non seulement en quantité. Aux objets traditionnels du commerce viennent s’adjoindre une foule d’objets nouveaux dont le désir et le besoin se créent par contagion ou imitation. On arrive bientôt à exiger de peuples moins avancés qu’ils acquièrent ce qu’il leur faut de connaissances pour devenir amateurs et acheteurs de ces nouveautés. Parmi elles, les armes les plus récentes. L’usage qu’on en fait contre eux les contraint d’ailleurs à s’en procurer. Ils n’y trouvent aucune peine ; on se bat pour leur en fournir ; on se dispute l’avantage de leur prêter l’argent dont ils les paieront.
Ainsi l’inégalité artificielle de forces sur laquelle se fondait depuis trois siècles la prédominance européenne tend à s’évanouir rapidement. L’inégalité fondée sur les caractères statistiques bruts tend à reparaître43.
L’Asie est environ quatre fois plus vaste que l’Europe. La superficie du continent américain est légèrement inférieure à celle de l’Asie. La population de la Chine est à soi seule au moins égale à celle de l’Europe ; celle du Japon, supérieure à celle de l’Allemagne.
Or, la politique européenne locale, dominant et rendant absurde la politique européenne universalisée, a conduit les Européens concurrents à exporter les procédés et les engins qui faisaient de l’Europe la suzeraine du monde. Les Européens se sont disputé le profit de déniaiser, d’instruire et d’armer des peuples immenses, immobilisés dans leurs traditions, et qui ne demandaient qu’à demeurer dans leur état.
De même que la diffusion de la culture dans un peuple y rend peu à peu impossible la conservation des castes, et de même que les possibilités d’enrichissement rapide de toute personne par le commerce et l’industrie ont rendu illusoire et caduque toute hiérarchie sociale stable, ainsi en sera-t-il de l’inégalité fondée sur le pouvoir technique.
Il n’y aura rien eu de plus sot dans toute l’histoire que la concurrence européenne en matière politique et économique, comparée, combinée et confrontée avec l’unité et l’alliance européenne en matière scientifique. Pendant que les efforts des meilleures têtes de l’Europe constituaient un capital immense de savoir utilisable, la tradition naïve de la politique historique de convoitise et d’arrière-pensées se poursuivait, et cet esprit de Petits-Européens livrait, par une sorte de trahison, à ceux mêmes qu’on entendait dominer, les méthodes et les instruments de puissance. La lutte pour des concessions ou pour des emprunts, pour introduire des machines ou des praticiens, pour créer des écoles ou des arsenaux, – lutte qui n’est autre chose que le transport à longue distance des dissensions occidentales –, entraîne fatalement le retour de l’Europe au rang secondaire que lui assignent ses dimensions, et duquel les travaux et les échanges internes de son esprit l’avaient tirée. L’Europe n’aura pas eu la politique de sa pensée.
Il est inutile de se représenter des événements violents, de gigantesques guerres, des interventions à la Témoudjine44, comme conséquences de cette conduite puérile et désordonnée. Il suffit d’imaginer le pire. Considérez un peu ce qu’il adviendra de l’Europe quand il existera par ses soins, en Asie, deux douzaines de Creusot ou d’Essen, de Manchester, ou de Roubaix, quand l’acier, la soie, le papier, les produits chimiques, les étoffes, la céramique et le reste y seront produits en quantités écrasantes, à des prix invincibles, par une population qui est la plus sobre et la plus nombreuse du monde, favorisée dans son accroissement par l’introduction des pratiques de l’hygiène.
Telles furent mes réflexions très simples devant mon atlas, quand les deux conflits dont j’ai parlé, et d’autre part, l’occasion de la petite étude que j’ai dû faire à cette époque sur le développement méthodique de l’Allemagne45, m’eurent induit à ces questions.
Les grandes choses survenues depuis lors ne m’ont pas contraint de modifier ces idées élémentaires qui ne dépendaient que de constatations bien faciles et presque purement quantitatives. La Crise de l’Esprit que j’ai écrite au lendemain de la paix46, ne contient que le développement de ces pensées qui m’étaient venues plus de vingt ans auparavant. Le résultat immédiat de la grande guerre fut ce qu’il devait être : il n’a fait qu’accuser et précipiter le mouvement de décadence de l’Europe. Toutes ses plus grandes nations affaiblies simultanément ; les contradictions internes de leurs principes devenues éclatantes ; le recours désespéré des deux partis aux non-Européens, comparable au recours à l’étranger qui s’observe dans les guerres civiles ; la destruction réciproque du prestige des nations occidentales par la lutte des propagandes, et je ne parle point de la diffusion accélérée des méthodes et des moyens militaires, ni de l’extermination des élites, – telles ont été les conséquences, quant à la condition de l’Europe dans le monde, de cette crise longuement préparée par une quantité d’illusions, et qui laisse après elle tant de problèmes, d’énigmes et de craintes, une situation plus incertaine, les esprits plus troublés, un avenir plus ténébreux qu’ils ne l’étaient en 1913. Il existait alors en Europe un équilibre de forces ; mais la paix d’aujourd’hui ne fait songer qu’à une sorte d’équilibre de faiblesses, nécessairement plus instable.
Notes sur la grandeur et décadence de l’Europe
Ces pages ont d’abord paru, au mois de mars 1927, dans le second numéro de La Revue des vivants tout juste créée par Henry de Jouvenel (1876-1935) qui a demandé à Valéry, en 1925, de devenir membre du Comité national français de Coopération intellectuelle qu’il préside dans le cadre de la Société des Nations : à partir de 1927, les deux hommes se retrouvent aussi aux séances du Comité des émissions de radio, encore présidé par Jouvenel, et une sorte d’amitié va se nouer entre eux. Avec quelques autres, cette étude se trouve reprise en 1929 dans un petit volume de Remarques extérieures ; deux ans plus tard, elle figurera dans la première édition des Regards47.
DANS les temps modernes, pas une puissance, pas un empire en Europe n’a pu demeurer au plus haut, commander au large autour de soi, ni même garder ses conquêtes pendant plus de cinquante ans. Les plus grands hommes y ont échoué ; même les plus heureux ont conduit leurs nations à la ruine. Charles Quint, Louis XIV, Napoléon, Metternich, Bismarck, durée moyenne : quarante ans. Point d’exception.
L’Europe avait en soi de quoi se soumettre, et régir, et ordonner à des fins européennes le reste du monde. Elle avait des moyens invincibles et les hommes qui les avaient créés. Fort au-dessous de ceux-ci étaient ceux qui disposaient d’elle. Ils étaient nourris du passé : ils n’ont su faire que du passé. L’occasion aussi est passée. Son histoire et ses traditions politiques ; ses querelles de villages, de clochers et de boutiques ; ses jalousies et rancunes de voisins ; et, en somme, le manque de vues, le petit esprit hérité de l’époque où elle était aussi ignorante et non plus puissante que les autres régions du globe, ont fait perdre à l’Europe cette immense occasion dont elle ne s’est même pas doutée en temps utile qu’elle existât. Napoléon semble être le seul qui ait pressenti ce qui devait se produire et ce qui pourrait s’entreprendre. Il a pensé à l’échelle du monde actuel, n’a pas été compris, et l’a dit. Mais il venait trop tôt ; les temps n’étaient pas mûrs ; ses moyens étaient loin des nôtres. On s’est remis après lui à considérer les hectares du voisin et à raisonner sur l’instant.
Les misérables Européens ont mieux aimé jouer aux Armagnacs et aux Bourguignons, que de prendre sur toute la terre le grand rôle que les Romains surent prendre et tenir pendant des siècles dans le monde de leur temps. Leur nombre et leurs moyens n’étaient rien auprès des nôtres ; mais ils trouvaient dans les entrailles de leurs poulets plus d’idées justes et conséquentes que toutes nos sciences politiques n’en contiennent48.
L’Europe sera punie de sa politique ; elle sera privée de vins et de bière et de liqueurs. Et d’autres choses…
L’Europe aspire visiblement à être gouvernée par une commission américaine. Toute sa politique s’y dirige.
Ne sachant nous défaire de notre histoire, nous en serons déchargés par des peuples heureux qui n’en ont point ou presque point. Ce sont des peuples heureux qui nous imposeront leur bonheur.
L’Europe s’était distinguée nettement de toutes les parties du monde. Non point par sa politique, mais malgré cette politique, et plutôt contre elle, elle avait développé à l’extrême la liberté de son esprit, combiné sa passion de comprendre à sa volonté de rigueur, inventé une curiosité précise et active, créé, par la recherche obstinée de résultats qui se pussent comparer exactement et ajouter les uns aux autres, un capital de lois et de procédés très puissants. Sa politique, cependant, demeura telle quelle ; n’empruntant des richesses et des ressources singulières dont je viens de parler, que ce qu’il fallait pour fortifier cette politique primitive et lui donner des armes plus redoutables et plus barbares.
Il apparut donc un contraste, une différence, une étonnante discordance entre l’état du même esprit selon qu’il se livrait à son travail désintéressé, à sa conscience rigoureuse et critique, à sa profondeur savamment explorée, et son état quand il s’appliquait aux intérêts politiques. Il semblait réserver à sa politique ses productions les plus négligées, les plus négligeables et les plus viles : des instincts, des idoles, des souvenirs, des regrets, des convoitises, des sons sans signification et des significations vertigineuses… tout ce dont la science, ni les arts, ne voulaient pas, et même qu’ils ne pouvaient plus souffrir.
Toute politique implique, (et généralement ignore qu’elle implique), une certaine idée de l’homme49, et même une opinion sur le destin de l’espèce, toute une métaphysique qui va du sensualisme le plus brut jusqu’à la mystique la plus osée.
Supposez quelquefois que l’on vous remette le pouvoir sans réserves. Vous êtes honnête homme, et votre ferme propos est de faire de votre mieux. Votre tête est solide ; votre esprit peut contempler distinctement les choses, se les représenter dans leurs rapports ; et enfin, vous êtes détaché de vous-même, vous êtes placé dans une situation si élevée et si puissamment intéressante que les propres intérêts de votre personne en sont nuls ou insipides au prix de ce qui est devant vous et du possible qui est à vous. Même, vous n’êtes pas troublé par ce qui troublerait tout autre, par l’idée de l’attente qui est dans tous, et vous n’êtes intimidé ni accablé par l’espoir que l’on met en vous.
Eh bien ! Qu’allez-vous faire ? Qu’allez-vous faire AUJOURD’HUI ?
Il y a des victoires per se et des victoires per accidens50.
La paix est une victoire virtuelle, muette, continue, des forces possibles contre les convoitises probables.
Il n’y aurait de paix véritable que si tout le monde était satisfait. C’est dire qu’il n’y a pas souvent de paix véritable. Il n’y a que des paix réelles, qui ne sont comme les guerres que des expédients.
Les seuls traités qui compteraient sont ceux qui concluraient entre les arrière-pensées.
Tout ce qui est avouable est comme destitué de tout avenir.
On se flatte d’imposer sa volonté à l’adversaire. Il arrive qu’on y parvienne. Mais ce peut être une néfaste volonté51. Rien ne me paraît plus difficile que de déterminer les vrais intérêts d’une nation, qu’il ne faut pas confondre avec ses vœux. L’accomplissement de nos désirs ne nous éloigne pas toujours de notre perte.
Une guerre dont l’issue n’a été due qu’à l’inégalité des puissances totales des adversaires, est une guerre suspendue.
Les actes de quelques hommes ont pour des millions d’hommes des conséquences comparables à celles qui résultent pour tous les vivants des perturbations et des variations de leur milieu. Comme des causes naturelles produisent la grêle, le typhon, les épidémies, ainsi des causes intelligentes agissent sur des millions d’hommes, dont l’immense majorité les subit comme elle subit les caprices du ciel, de la mer, de l’écorce terrestre. L’intelligence et la volonté affectant les masses en tant que causes physiques et aveugles, – c’est ce qu’on nomme politique.
Des Nations52
Ce n’est jamais chose facile que de se représenter nettement ce qu’on nomme une nation. Les traits les plus simples et les plus forts échappent aux gens du pays, qui sont insensibles à ce qu’ils ont toujours vu. L’étranger qui les perçoit, les perçoit trop puissamment, et ne ressent pas cette quantité de correspondances intimes et de réciprocités invisibles par quoi s’accomplit le mystère de l’union profonde de millions d’hommes.
Il y a donc deux grandes manières de se tromper au sujet d’une nation donnée.
D’ailleurs, l’idée même de nation en général ne se laisse pas capturer aisément. L’esprit s’égare entre les aspects très divers de cette idée ; il hésite entre des modes très différents de définition. À peine a-t-il cru trouver une formule qui le contente, elle-même aussitôt lui suggère quelque cas particulier qu’elle a oublié d’enfermer.
Cette idée nous est aussi familière dans l’usage et présente dans le sentiment qu’elle est complexe ou indéterminée devant la réflexion. Mais il en est ainsi de tous les mots de grande importance. Nous parlons facilement du droit, de la race, de la propriété. Mais qu’est-ce que le droit, que la race, que la propriété ? Nous le savons et ne le savons pas !
Ainsi toutes ces notions puissantes, à la fois abstraites et vitales, et d’une vie parfois si intense et si impérieuse en nous, tous ces termes qui composent dans les esprits des peuples et des hommes d’État, les pensées, les projets, les raisonnements, les décisions auxquels sont suspendus les destins, la prospérité ou la ruine, la vie ou la mort des humains, sont des symboles vagues et impurs à la réflexion… Et les hommes, toutefois, quand ils se servent entre eux de ces indéfinissables, se comprennent l’un l’autre fort bien. Ces notions sont donc nettes et suffisantes de l’un à l’autre ; obscures et comme infiniment divergentes dans chacun pris à part.
Les nations sont étranges les unes aux autres, comme le sont des êtres de caractères, d’âges, de croyances, de mœurs et de besoins différents. Elles se regardent entre elles curieusement et anxieusement ; sourient ; font la moue ; admirent un détail et l’imitent ; méprisent l’ensemble ; sont mordues de jalousie ou dilatées par le dédain. Si sincère que puisse être quelquefois leur désir de s’entretenir et de se comprendre, l’entretien s’obscurcit et cesse toujours à un certain point. Il y a je ne sais quelles limites infranchissables à sa profondeur et à sa durée.
Plus d’une est intimement convaincue qu’elle est en soi et par soi la nation par excellence, l’élue de l’avenir infini, et la seule à pouvoir prétendre, quels que soient son état du moment, sa misère ou sa faiblesse, au développement suprême des virtualités qu’elle s’attribue. Chacune a des arguments dans le passé ou dans le possible ; aucune n’aime à considérer ses malheurs comme ses enfants légitimes.
Suivant qu’elles se comparent aux autres sous les rapports ou de l’étendue, ou du nombre, ou du progrès matériel, ou des mœurs, ou des libertés, ou de l’ordre public, ou bien de la culture et des œuvres de l’esprit, ou bien même des souvenirs et des espérances, les nations se trouvent nécessairement des motifs de se préférer. Dans la partie perpétuelle qu’elles jouent, chacune d’elles tient ses cartes. Mais il en est de ces cartes qui sont réelles et d’autres imaginaires. Il est des nations qui n’ont en main que des atouts du moyen âge, ou de l’antiquité, des valeurs mortes et vénérables ; d’autres comptent leurs beaux-arts, leurs sites, leurs musiques locales, leurs grâces ou leur noble histoire, qu’elles jettent sur le tapis au milieu des vrais trèfles et des vrais piques.
Toutes les nations ont des raisons présentes, ou passées, ou futures de se croire incomparables. Et d’ailleurs, elles le sont. Ce n’est pas une des moindres difficultés de la politique spéculative que cette impossibilité de comparer ces grandes entités qui ne se touchent et ne s’affectent l’une l’autre que par leurs caractères et leurs moyens extérieurs. Mais le fait essentiel qui les constitue, leur principe d’existence, le lien interne qui enchaîne entre eux les individus d’un peuple, et les générations entre elles, n’est pas, dans les diverses nations, de la même nature. Tantôt la race, tantôt la langue, tantôt le territoire, tantôt les souvenirs, tantôt les intérêts, instituent diversement l’unité nationale d’une agglomération humaine organisée. La cause profonde de tel groupement peut être d’espèce toute différente de la cause de tel autre.
Il faut rappeler aux nations croissantes qu’il n’y a point d’arbre dans la nature qui, placé dans les meilleures conditions de lumière, de sol et de terrain, puisse grandir et s’élargir indéfiniment.
Dans la première édition de 1931, puis également en 1933, ces quelques pages, elles aussi publiées par La Revue des vivants où elles constituaient la fin des « Notes » qu’on vient de lire, étaient présentées à leur suite, séparées d’elles par le seul sous-titre « De l’histoire » qui devient, comme ici, titre d’une étude séparée à partir de l’édition de 1938.
L’HISTOIRE est le produit le plus dangereux que la chimie de l’intellect ait élaboré. Ses propriétés sont bien connues. Il fait rêver, il enivre les peuples, leur engendre de faux souvenirs, exagère leurs réflexes, entretient leurs vieilles plaies, les tourmente dans leur repos, les conduit au délire des grandeurs ou à celui de la persécution, et rend les nations amères, superbes, insupportables et vaines.
L’Histoire justifie ce que l’on veut. Elle n’enseigne rigoureusement rien, car elle contient tout, et donne des exemples de tout.
Que de livres furent écrits qui se nommaient : « La Leçon de ceci, les Enseignements de cela53 !… » Rien de plus ridicule à lire après les événements qui ont suivi les événements que ces livres interprétaient dans le sens de l’avenir.
Dans l’état actuel du monde, le danger de se laisser séduire à l’Histoire est plus grand que jamais il ne fut.
Les phénomènes politiques de notre époque s’accompagnent et se compliquent d’un changement d’échelle sans exemple, ou plutôt d’un « changement d’ordre des choses ». Le monde auquel nous commençons d’appartenir, hommes et nations, n’est qu’une54 « figure semblable » du monde qui nous était familier. Le système des causes qui commande le sort de chacun de nous, s’étendant désormais à la totalité du globe, le fait résonner tout entier à chaque ébranlement ; il n’y a plus de questions finies pour être finies sur un point55.
L’Histoire, telle qu’on la concevait jadis, se présentait comme un ensemble de tables chronologiques parallèles, entre lesquelles quelquefois des transversales accidentelles étaient çà et là indiquées. Quelques essais de synchronisme n’avaient pas donné de résultats, si ce n’est une sorte de démonstration de leur inutilité. Ce qui se passait à Pékin du temps de César, ce qui se passait au Zambèze du temps de Napoléon, se passait dans une autre planète. Mais l’histoire mélodique n’est plus possible. Tous les thèmes politiques sont enchevêtrés, et chaque événement qui vient à se produire prend aussitôt une pluralité de significations simultanées et inséparables.
La politique d’un Richelieu ou d’un Bismarck se perd et perd son sens dans ce nouveau milieu. Les notions dont ils se servaient dans leurs desseins, les objets qu’ils pouvaient proposer à l’ambition de leurs peuples, les forces qui figuraient dans leurs calculs, tout ceci devient peu de chose. La grande affaire des politiques était, elle est encore pour quelques-uns, « d’acquérir un territoire ». On y employait la contrainte, on enlevait à quelqu’un cette terre désirée, et tout était dit. Mais qui ne voit que ces entreprises qui se limitaient à un colloque, suivi d’un duel, suivi d’un pacte, entraîneront dans l’avenir de telles généralisations inévitables que « rien ne se fera plus que le monde entier ne s’en mêle », et que l’on ne pourra jamais prévoir ni circonscrire les suites presque immédiates de ce qu’on aura engagé.
Tout le génie des grands gouvernements du passé se trouve exténué, rendu impuissant et même « inutilisable » par l’agrandissement et l’accroissement de connexions du champ des phénomènes politiques ; car il n’est point de génie, point de vigueur du caractère et de l’intellect, point de traditions, même britanniques, qui puissent désormais se flatter de contrarier ou de modifier à leur guise l’état et les réactions d’un univers humain auquel l’ancienne géométrie historique et l’ancienne mécanique politique ne conviennent plus du tout.
L’Europe me fait songer à un objet qui se trouverait brusquement transporté dans un espace plus complexe, où tous les caractères qu’on lui connaissait, et qui demeurent en apparence les mêmes, se trouvent soumis à des liaisons toutes différentes. En particulier, les prévisions que l’on pouvait faire, les calculs traditionnels sont devenus plus vains que jamais ils ne l’ont été.
Les suites de la guerre récente*2 nous font voir des événements qui jadis eussent déterminé pour un long temps, et dans le sens de leur décision, la physionomie et la marche de la politique générale, être en quelques années, par la suite du nombre des parties, de l’élargissement du théâtre, de la complication des intérêts, comme vidés de leur énergie, amortis ou contredits par leurs conséquences immédiates.
Il faut s’attendre que de telles transformations deviennent la règle. Plus nous irons, moins les effets seront simples, moins ils seront prévisibles, moins les opérations politiques et même les interventions de la force, en un mot, l’action évidente et directe, seront ce que l’on aura compté qu’ils seraient. « Les grandeurs, les superficies, les masses en présence, leurs connexions, l’impossibilité de localiser, la promptitude des répercussions imposeront de plus en plus une politique bien différente de l’actuelle. »
Les effets devenant si rapidement incalculables par leurs causes, et même antagonistes de leurs causes, peut-être trouvera-t-on puéril, dangereux, insensé désormais, de « chercher » l’événement, d’essayer de le produire, ou d’empêcher sa production ; peut-être l’esprit politique cessera-t-il de « penser par événements », habitude essentiellement due à l’histoire et entretenue par elle. Ce n’est point qu’il n’y aura plus d’événements et de « moments monumentaux » dans la durée ; il y en aura d’immenses ! Mais ceux dont c’est la fonction que de les attendre, de les préparer ou d’y parer, apprendront nécessairement de plus en plus à se défier de leurs suites. Il ne suffira plus de réunir le désir et la puissance pour s’engager dans une entreprise. Rien n’a été plus ruiné par la dernière guerre que la prétention de prévoir. Mais les connaissances historiques ne manquaient point, il me semble ?
Écrites pour un volume, La France veut la liberté, qui accueille chez Plon, en 1938, des essais de divers auteurs, ces pages sont immédiatement reprises, la même année, dans la seconde édition des Regards.
LIBERTÉ : c’est un de ces détestables mots qui ont plus de valeur que de sens ; qui chantent plus qu’ils ne parlent ; qui demandent plus qu’ils ne répondent ; de ces mots qui ont fait tous les métiers, et desquels la mémoire est barbouillée de Théologie, de Métaphysique, de Morale et de Politique ; mots très bons pour la controverse, la dialectique, l’éloquence ; aussi propres aux analyses illusoires et aux subtilités infinies qu’aux fins de phrases qui déchaînent le tonnerre.
Je ne trouve une signification précise à ce nom de « Liberté » que dans la dynamique et la théorie des mécanismes, où il désigne l’excès du nombre qui définit un système matériel sur le nombre des gênes qui s’opposent aux déformations de ce système, ou qui lui interdisent certains mouvements.
Cette définition qui résulte d’une réflexion sur une observation toute simple, méritait d’être rappelée en regard de l’impuissance remarquable de la pensée morale à circonscrire dans une formule ce qu’elle entend elle-même par « liberté » d’un être vivant et doué de conscience de soi-même et de ses actions.
Mais rien de plus fécond que ce qui permet aux esprits de se diviser et d’exploiter leurs différences, quand il n’y a point de référence commune qui les oblige à s’accorder.
Les uns, donc, ayant rêvé que l’homme était libre, sans pouvoir dire au juste ce qu’ils entendaient par ces mots, les autres, aussitôt, imaginèrent et soutinrent qu’il ne l’était pas. Ils parlèrent de fatalité, de nécessité, et, beaucoup plus tard, de déterminisme ; mais tous ces termes sont exactement du même degré de précision que celui auquel ils s’opposent. Ils n’importent rien dans l’affaire qui la retire de ce vague où tout est vrai.
Le « déterministe » nous jure que si l’on savait tout, l’on saurait aussi déduire et prédire la conduite de chacun en toute circonstance, ce qui est assez évident. Le malheur veut que « tout savoir » n’ait aucun sens.
Tout devient absurde en cette matière, comme en tant d’autres, dès que l’on presse les termes : ils n’étaient enflés que de vague. On constate facilement que le problème n’a jamais pu être véritablement énoncé, que cette circonstance n’a jamais empêché personne de le résoudre, et qu’elle lui confère une sorte d’éternité : il irrite l’esprit dans un cercle. Le célèbre géomètre Abel, traitant de tout autre chose, disait : « On doit donner au problème une forme telle qu’il soit toujours possible de le résoudre56. »
C’est cette forme qu’il fallait chercher. Que si elle est introuvable, le problème n’existe pas.
Faute de cette première recherche, la pensée s’excitant sur un mot s’égare dans une quantité d’expressions particulières : elle adopte tantôt un sens plus ou moins composite, sorte de moyenne des usages ; tantôt un sens tout conventionnel, qui se brouille bientôt avec celui de l’usage, et l’infini des méprises et des fluctuations du penseur lui-même s’introduit.
C’est une erreur très facile, et si commune qu’on peut la dire constante, que de faire d’un problème de statistique et de notations accidentellement constituées, un problème d’existence et de substance. Il n’y a rien de plus, il ne peut rien y avoir de plus dans un sens de mot que ce que chaque esprit a reçu des autres, en mille occasions diverses et désordonnées, à quoi s’ajoutent les emplois qu’il en a faits lui-même, tous les tâtonnements d’une pensée naissante qui cherche son expression. C’est donc à la seule philologie, leur juge naturel, qu’il convient d’adresser toutes les questions dont les termes peuvent toujours être mis en cause. Il lui appartient à elle seule de restituer les origines et les vicissitudes du sens et des emplois des mots, et elle ne leur suppose pas un « sens vrai », une profondeur, une valeur autre que de position et de circonstance, qui résiderait et subsisterait dans le terme isolé.
Comment donc se peut-il que l’affaire de la liberté et du libre arbitre ait excité tant de passion et animé tant de disputes sans issue concevable ? C’est que l’on y portait sans doute un tout autre intérêt que celui d’acquérir une connaissance que l’on n’eût pas. On regardait aux conséquences. On voulait qu’une chose fût, et non point une autre ; les uns et les autres ne cherchaient rien qu’ils n’eussent déjà trouvé. C’est à mes yeux le pire usage que l’on puisse faire de l’esprit qu’on a.
Ce m’est toujours un sujet d’étonnement que l’entrée en guerre de la pensée avec toutes ses forces, à l’appel d’un terme, qui, simple, inoffensif, et même clair dans l’ordinaire des occasions, devient un monstre de difficulté dès qu’on le retire de son élément naturel, qui est le cours des échanges, et des transmissions particulières, pour en faire une « résistance57 ». Sans doute le phénomène le plus banal, une pomme qui tombe, une marmite dont le couvercle se soulève58, peut introduire dans un esprit très disposé à approfondir ses observations, une origine de méditations et d’analyses ; mais ce travail mental ne cesse de se reprendre au phénomène lui-même et de lui chercher, pour le traiter selon les voies de l’intellect, cette forme dont parlait Abel que j’ai cité, et qui fait que les problèmes sont de véritables problèmes, des problèmes qui n’exigent pas un éternel retour sur leurs données.
Je ne vois donc point de « Problème de la liberté » ; mais je vois un problème de l’action humaine, lequel ne me semble pas avoir été scrupuleusement et rigoureusement énoncé et étudié jusqu’ici, même dans les cas les plus simples. Un acte, excité à partir d’une situation psychique et physiologique de l’individu, est certainement une suite de transformations des plus complexes, et dont nous n’avons encore aucune idée, aucun modèle : il est possible que l’étude de cet acte et les connaissances qui pourront s’y joindre, fassent apparaître quelque clarté dans cette ténébreuse affaire, dont l’origine est en deux propositions que voici conjointes : « Comment se peut-il que nous puissions faire ce qui nous répugne et ne pas faire ce qui nous séduit ? »
Un homme s’interrogeant s’il était libre, il se perdit dans ses pensées. Le ridicule de son embarras lui était imperceptible. Au bout de quelques siècles intérieurs de distinctions et d’expériences imaginaires qu’il dépensa à changer d’avis et à se placer alternativement dans les situations fictives les plus critiques et dans les plus insignifiantes, il dut s’avouer qu’il n’arrivait point.
Il ne parvenait point à comparer des états tout différents, et à reconnaître ce qui se conserve de l’un à l’autre. Si l’on met de la crainte dans un moment, ou quelque douleur très puissante, ou quelque désir souverain ?…
— Ah ! dit-il, nous pouvons faire tout ce que nous voulons, toutes les fois que nous ne voulons rien.
Un autre, qui s’inquiétait aussi de sa liberté avait pensé enfin s’en former une idée exacte par une image des plus naïves.
Il me disait : je me figure deux personnages parfaitement identiques, placés dans deux univers qui ne le soient pas moins. Ce seront, si vous le voulez, deux fois le même homme et le même monde. Rien de physique, ni rien dans les esprits, ne distingue ces deux systèmes, aussi égaux que deux bons triangles peuvent l’être chez Euclide. Mais voici que deux événements, non moins pareils que le reste, s’étant produits dans l’un et l’autre TOUT, il arrive que l’un de mes jumeaux agit d’une manière, pendant que l’autre se résout et agit d’une tout autre, qui peut être tout opposée… L’événement a donc provoqué, chez l’un comme chez l’autre personnage, la production d’une véritable « liberté » à l’égard de ce qui était et de ce qu’ils étaient jusqu’à lui : résultat qui n’est guère intelligible… Mais, que voulez-vous ? il ne s’agit de rien de moins que de changer une égalité en inégalité, sans intervention extérieure, et de faire pencher d’un côté, ou de l’autre, une balance en état d’équilibre, sans toucher à cet instrument… Faut-il donc devenir un autre, qui, dans un certain moment, agisse sur ce qu’on fut jusque-là ? La liberté serait-elle un intermède entre deux déterminismes, l’état d’un homme qui, dans tel cas particulier, pourrait créer un déterminisme ad hoc, pour son usage ?
Je lui répondis « au hasard », puisque enfin il fallait bien lui répondre. Je lui fis d’abord observer que je concevais fort mal cette égalité de deux systèmes car je ne conçois même pas cette égalité des figures dont on use en géométrie. Ce n’est là que de la physique. Mais dans la rigoureuse pureté de la pensée abstraite il n’y a point de doubles. Chaque objet n’y est qu’une essence, c’est-à-dire un modèle, et il n’y a point ici de matière qui permette la pluralité. Il n’y a donc point de triangles égaux : il n’y a qu’un seul triangle de chaque espèce, c’est-à-dire qu’il y en a juste autant que de définitions possibles. Et j’ajoutai, pour mon plaisir, que ce que j’avais dit des triangles, saint Thomas le professe des Anges, lesquels étant tout immatériels et des essences séparées, chacun d’eux est nécessairement seul de son espèce59. Il faudrait donc en toute rigueur ne jamais dire deux triangles, ni deux anges, mais un triangle et un triangle, un ange et un ange.
Je revins à la « liberté ». Avez-vous remarqué, dis-je à mon homme, que l’action extérieure accomplie ne nous supprime pas radicalement la faculté de penser qu’elle est encore à faire ? Quoi de plus fréquent que de se surprendre à revivre l’état d’oscillation ou d’égale possibilité où l’on était avant d’agir, comme si c’eût été un autre qui eût versé dans l’acte, et qu’il fût impossible au Même, sous peine de ne plus être le Même, d’accepter que le fait comptât ? On dirait que notre Même répugne à devenir cet Autre qui s’est commis dans l’irréversible. En vérité, il est étrange que le « fait accompli » puisse parfois ne nous paraître qu’un rêve, duquel on se réveille pour retrouver la pleine vie imaginaire, toutes ses ressources et ses solutions contradictoires… On ne se reconnaît que dans le provisoire et le possible pur : voilà qui est bien nôtre.
Oui, me dit-on. J’ai entendu dire que plus d’un criminel s’étonne d’avoir commis son crime. Ils disent qu’il leur est arrivé un malheur.
Que reste-t-il alors à dire à leur victime ?…
— Ma foi, je ne crois pas avoir jamais commis d’autres crimes que ceux que l’on commet dans l’ordinaire de la vie, mais je dois avouer que j’ai l’expérience de ce retour intérieur à l’état d’innocence incertaine, si difficile à convaincre que ce qui est fait est fait.
— Oui. Chacun se perd nécessairement dans toute réflexion où soi-même il figure en personne : toute spéculation sur la liberté exige du spéculateur qu’il se mette soi-même en cause. Il essaye de s’observer dans quelque action. Il revient sur des affaires qu’il a vécues… Mais êtes-vous quelquefois revenu, à la manière dont on revient sur les voies de l’esprit, sur quelqu’un de vos propres actes ? J’entends sur l’un de ceux que l’on traite communément de « libres » et sans approfondir le mot plus que ne fait le monde, et que la loi. « Si c’était à refaire ! » dit-on souvent. Pouvez-vous imaginer avec précision ce « corrigé » d’une vie ?
— Mal. Il m’est inconcevable que j’aie été « libre »… Mais je n’en pense pas moins d’autre part que j’aurais pu mener tout autrement mes affaires.
— Et vous dites, comme chacun : « Si j’avais su… » Mais dans la plupart des cas « on savait bien », et tout s’est passé comme si l’on n’avait pas su.
— Ah ! ceci est diabolique. Comment voulez-vous reconstituer l’accidentel et ses effets instantanés ?
— Et quoi cependant de plus déterminant dans l’action ?
— Prenez garde. Nous allons tomber dans les difficultés les plus classiques. À peine entrons-nous dans l’action, (ou plutôt dans la pensée de l’action), nous y trouvons ce qu’on trouve dans le monde : un horrible mélange de déterminisme et de hasard…
— Mais d’où peut donc venir cette idée que l’homme est libre ; ou bien l’autre, qu’il ne l’est pas ?
— Je ne sais si c’est la philosophie qui a commencé ou bien la police. Après tout, il s’agit ou d’innocenter entièrement les actes de l’homme, quels qu’ils soient, et de l’assimiler à un mécanisme ; ou bien de le rendre, comme on dit, responsable, c’est-à-dire de lui conférer la dignité de cause première : on y a employé la logique, le sentiment, toutes les sciences de la nature, et l’on a dépensé d’immenses ressources de savoir, d’ingéniosité, d’éloquence, à poursuivre l’une ou l’autre démonstration. Observez que ce grand procès, s’il a la moindre conséquence, et s’il vaut d’avoir été engagé, n’intéresse pas seulement le moraliste ou le métaphysicien : tout l’orgueil de l’artiste, toute la vanité connue des poètes est en jeu. Une œuvre est un acte.
— Mais alors, un homme qui se dit inspiré, un lyrique qui se vante de l’être, se vante de n’être pas libre : il suit une ligne qui n’est pas de lui.
— Le comble de cette prétention d’être cause sans l’être, de s’enorgueillir d’un ouvrage tout en l’attribuant à quelque source avec laquelle on ne se confond pas du tout, se trouve dans les faiseurs de romans qui prétendent ne faire que subir l’existence de leurs personnages, être habités par des individus qui leur imposent leurs passions, les entraînent dans leurs aventures, et qui, par là, confèrent à leurs fabrications je ne sais quelle nécessité substantiellement… arbitraire. Observez bien que je ne puis exprimer ceci qu’au moyen d’une contradiction. Ils seraient bien fâchés si on leur répondait qu’ils n’ont donc aucune sorte de mérite : pas plus de mérite que la table où viennent les esprits frapper les belles choses que l’on sait…
… On peut tout dire à partir de ce mot qui éveille dans l’esprit images et idées dont l’instant seul, les circonstances, ou quelque interlocuteur disposent. Tantôt on peut penser que la « liberté » est une propriété des organismes dont l’existence dépend d’une adaptation qui ne peut être obtenue par le procédé élémentaire de l’acte réflexe. Une action qui exige la coordination d’un système de fonctions indépendantes entre elles à l’état normal et qui doit satisfaire à un certain imprévu demande qu’un certain jeu existe qui permette l’accord des perceptions et des possibilités mécaniques de l’être.
— Mais il y a de tout autres aspects : par exemple on peut considérer la « liberté » comme une simple sensation, et même une sensation non primitive, laquelle ne se produit jamais quand nous pouvons faire ce que nous voulons ou suivre l’impulsion de notre corps. Il s’agirait, en réalité, de la production par notre sensibilité d’un contraste dont le premier terme serait la sensation, (ou bien l’idée) d’une contrainte, elle-même éveillée, soit dans notre pensée, soit dans l’expérience, par l’ébauche d’un acte. Par conséquence, la sensation de « liberté » ne se produit que comme une réaction à quelque empêchement ressenti ou imaginé. Si le prisonnier libéré oubliait sur-le-champ ses chaînes, son changement d’état ne lui donnerait pas du tout la sensation de la liberté. C’est pourquoi lorsque la liberté a été par nous conquise et que l’accoutumance s’est faite, elle cesse d’être ressentie ; elle a perdu sa valeur et il arrive qu’on en fasse bon marché.
— Toute spéculation sur la « liberté » doit donc conduire à l’examen des impulsions et des contraintes. Le système très connu qui consiste à tromper ou à supprimer des besoins ou des désirs pour se rendre libre, aboutirait, s’il était praticable, à la suppression de la sensation de « liberté » puisque la sensation de contrainte serait elle-même abolie. Il arrive, d’ailleurs, que cette intention conduise au résultat paradoxal de trouver la sensation de la « liberté » dans la contrainte que l’on s’impose… en vue d’autres avantages.
Ici paraît le nœud même de ces questions. Il réside dans ce petit mot « se ». Se contraindre. Comment peut-on se contraindre ?
Mon sentiment, s’il m’arrivait de pousser à l’extrême l’analyse de cette affaire, serait de chercher à éliminer la notion, ou la notation trop simple : « moi ». Le Moi n’est relativement précis qu’en tant qu’il est une notation d’usage externe. Je dis identiquement « mes » idées… « mon » chapeau… « mon » médecin… « ma » main…
Mais changeons la « mise au point », rentrons en « nous-même ». On trouve alors, ou il se trouve, que mes idées me viennent je ne sais comment et je ne sais d’où… Il en est de même de mes impulsions et de mes énergies. Mes idées peuvent me tourmenter comme se combattre entre elles. Moi lutte avec moi. Mais dire mes, mon, ma, quand d’autre part ces interventions ou ces présences se comportent comme des phénomènes, ceci montre la nature purement négative de la notation. Je puis renoncer à mon opinion au profit de la vôtre. Ma douleur, ma sensation la plus intime et la plus vive peut cesser, et, abolie, j’en parlerai encore comme mienne. Elle est cependant devenue un souvenir fonctionnellement identique au souvenir d’une perception quelconque.
Donc, la notation moi ne désigne rien de déterminé que dans la circonstance et par elle ; et s’il demeure quelque chose, ce n’est que la notion pure de présence, de la capacité d’une infinité de modifications. Finalement ego se réduit à quoi que ce soit.
Cette formule paraîtra sans doute moins extraordinaire si l’on observe que ce que nous appelons notre personne et notre personnalité n’est qu’un système de souvenirs et d’habitudes qui peuvent s’effacer de notre mémoire comme on le constate dans certains cas d’aliénation : le malade oublie ce qu’il est, et il ne reconnaît même plus son propre corps. Mais il n’a pas perdu la notation moi, il dira je ; il opposera ce je et ce moi au reste des choses : en d’autres termes, cette notation a gardé sa fonction dans la pensée du sujet.
En somme, quelle que soit la sensation ou l’idée, ou la relation, quel que soit l’objet ou l’acte que je qualifie de « mien », je les oppose par là identiquement à une faculté inépuisable de « qualifier », dont l’acte est indépendant de ce qui l’affecte. C’est pourquoi je me suis enhardi quelquefois à comparer ce moi sans attribut au zéro des mathématiques, grande et assez récente invention qui permet d’écrire toute relation quantitative sous la forme a = 060. Zéro est en soi synonyme de rien ; mais l’acte d’écrire ce zéro est un acte positif qui signifie que, dans tous les cas, toute relation d’égalité entre grandeurs satisfait à une opération qui les annule simultanément et qui est la même pour tous. Or, on écrit ceci en assimilant rien à une quantité que l’on nomme zéro.
Ainsi, dans la notation « réfléchie », (je me dis, je me sens), les deux pronoms sont de valeur bien différente ; l’un de ces termes, le premier, est ce « moi » instantané, donc fonctionnel, que je viens d’assimiler au zéro. L’autre, est qualifié ; il est corps, mémoire, personne ou chose en relation avec la personne, et tout ceci variable, modifiable, oubliable. Cela fait donc deux moi, ou plutôt un moi et un moi.
Se délivrer ?…
La liberté, sensation que recherche à sa guise chacun. L’un dans le vin ; l’autre dans la révolte ; et tel dans une « philosophie » ; et tel dans une amputation comme Origène61. L’ascétisme, l’opium, le désert, le départ, seul avec une voile, le divorce, le cloître, le suicide, la légion étrangère, les mascarades, le mensonge…
Tantôt l’accroissement de notre pouvoir, tantôt la réduction de notre vouloir, autant de procédés échappatoires qui se dessinent à l’esprit ; les uns par action sur les choses et sur les êtres ; les autres par action sur soi.
Et quand on est vraiment le plus libre, c’est-à-dire quand le besoin et les désirs sont en équilibre avec les pouvoirs, la sensation de liberté est nulle.
Il est extraordinaire qu’un homme qui marche au péril grave, à la douleur, à la mort, à la honte, puisse physiquement marcher ; que sa moelle et ses muscles l’y portent.
Supposé qu’il fût impossible : étranges conséquences.
Que de choses fondées sur une sorte de simulation à effets réels et énergiques, pouvoir de faire musculairement le contraire de ce que veut et ce que fait le plus profond de l’être. « À contre-cœur ». Parfois l’acte qui coûte exige un grand effort mécanique. Parfois une dépense insensible, comme de dire « oui », de donner une signature. Mais alors il arrive que ce petit mouvement se charge d’un tel poids « étranger » que le « oui » est un souffle, et la signature un griffonnage.
La Politique nous parle aussi de liberté. Elle parut d’abord n’attacher à ce terme qu’une signification juridique. Pendant des siècles, presque toute société organisée comprenait deux catégories d’individus dont le statut n’était pas le même : les uns étaient des esclaves ; les autres étaient dits « libres ». À Rome, les hommes libres, s’ils étaient nés de parents libres, s’appelaient « ingénus » ; s’ils avaient été libérés, on les disait « libertins62 ». Beaucoup plus tard, on appela libertins ceux dont on prétendait qu’ils avaient libéré leurs pensées63 ; bientôt, ce beau titre fut réservé à ceux qui ne connaissaient pas de chaînes dans l’ordre des mœurs.
Plus tard encore, la liberté devint un idéal, un mythe, un ferment, un mot plein de promesses, gros de menaces, un mot qui dressa les hommes contre les hommes ; et généralement, ceux qui semblent le plus faibles et se sentent le plus forts contre ceux qui semblent le plus forts et ne se sentent pas le plus faibles.
Cette liberté politique paraît difficilement séparable des notions « d’égalité » et de « souveraineté » ; difficilement compatible avec l’idée « d’ordre » ; parfois avec celle de « justice ».
Les nœuds et les interférences de ces abstractions se manifestent plus clairement si l’on décompose le semblant d’idée « liberté » en ses différentes espèces. La liberté de « penser », (c’est-à-dire de « publier »), ne s’accommode pas toujours avec l’ordre. La liberté du commerce, comme celle du travail, peuvent offenser la justice et l’égalité. La Nation, la Loi, l’État, l’École, la Famille, chacun selon sa nature, sont autant de puissances restrictives des impulsions de l’individu.
En somme, ce serait une recherche assez intéressante, et peut-être féconde, que celle-ci : déterminer ce qui est possible à un individu dans un pays « libre », – ce qui lui reste de « jeu » quand il a satisfait à toutes les contraintes qui lui sont imposées par le bien public.
Politique et liberté s’excluent, car politique, c’est idoles.
Je trouve que la liberté de l’esprit consiste dans un « automatisme » particulier qui réduit au plus tôt les idées à leur nature d’idées, ne permet pas qu’elles se confondent avec ce qu’elles représentent, les sépare de leurs valeurs affectives et impulsives, lesquelles diminuent ou falsifient leurs possibilités de combinaison. Ces dites valeurs ne sont liées que par accident. Une idée triste se décompose en une idée qui ne peut pas être triste et une tristesse sans idées.
Il ne faut pas confondre cette « liberté » avec ce que l’on nomme communément la « liberté de penser », ou avec la « liberté de conscience ». Celles-ci sont tout extérieures : il s’agit de manifestations ou d’actions, les unes et les autres généralement peu compatibles, chez ceux qui s’en inquiètent, avec la « liberté de l’esprit » définie ci-dessus.
Un esprit vraiment libre ne tient guère à ses opinions. S’il ne peut se défendre d’en voir naître en soi-même, et de ressentir des émotions et des affections qui semblent d’abord en être inséparables, il réagit contre ces phénomènes intimes qu’il subit : il tente de les rendre à leur particularité et instabilité certaines. Nous ne pouvons, en effet, prendre parti qu’en cédant à ce qu’il y a de plus particulier dans notre nature, et de plus accidentel dans le présent.
L’esprit libre se sent inaliénable.
Je me trouve bien en peine de me rendre nette et précise l’idée de liberté politique. Je suppose qu’elle signifie que je ne dois obéissance qu’à la loi, cette loi étant censée émaner de tous et faite dans l’intérêt de tous. Que si elle me gêne ou me blesse, je ne dois pouvoir accuser ni haïr personne : je la subis comme je fais celles de la nature.
Quand je ne puis du tout assimiler la loi civile à la loi naturelle, soit qu’elle prenne un visage et paraisse l’expression d’une volonté particulière qui ne l’emporte sur la mienne que par la puissance d’action ; soit que cette loi, quoique émanée de tous, me semble absurde ou atroce, alors j’estime que ma liberté politique est lésée…
Mais c’est que j’ai appris à la concevoir. Cette notion est inculquée. On a vu des esclaves souffrir d’être affranchis. On voit des peuples embarrassés d’être remis à eux-mêmes et se refaire des maîtres au plus tôt. Il arrive même que ces peuples soient parmi les plus cultivés et les plus intelligents de leur temps.
Une autre remarque : il faut distinguer, en matière de liberté, la notion et la sensation. Sous une autorité même despotique, le relâchement des institutions et de l’administration peut permettre plus de jeu à l’individu, et même plus d’action dans les affaires publiques, qu’il n’en trouverait dans un état libre et rigoureusement tel. Il se sent ici d’autant plus libre que les apparences sont moins libérales.
On appelle pays libre un pays dans lequel les contraintes de la Loi sont prétendues le fait du plus grand nombre.
La rigueur de ces contraintes ne figure pas dans cette définition. Si dures soient-elles, pourvu qu’elles émanent du plus grand nombre, ou qu’il croie qu’elles émanent de lui, il suffit : ce pays est un pays libre.
Il est remarquable que cette liberté politique ait procédé du désir de constituer la liberté de l’individu en un droit naturel, attaché à tout homme venant en ce monde.
On a voulu soustraire celui-ci aux caprices de quelqu’un ou de quelques-uns, et il n’y avait d’autre solution que de le soumettre aux caprices du nombre.
Mais, ceci n’étant pas avouable, car ni le caprice, ni la sagesse d’une majorité ne le sont, la pudeur quelquefois a donné au sentiment confus de ce grand nombre la belle figure de la Raison.
Il est entendu que les droits que l’on est censé se retirer à soi-même le sont en vertu d’une liberté supérieure à la liberté de les exercer. Cette simple remarque suffit à démontrer dans quels embarras d’expression et de pensée le terme de liberté nous introduit.
Dans ce pays qui est libre, il est rigoureusement interdit de puiser dans la mer un verre d’eau, de cultiver dix pieds de tabac, et pour un peu il y serait dangereux d’allumer un cigare au soleil avec une loupe. Tout ceci est fort sage sans doute, et se doit justifier quelque part. Mais la pression n’en existe pas moins, et voici la remarque où je voulais en venir : le nombre et la force des contraintes d’origine légale est peut-être plus grand qu’il ne l’a jamais été. La loi saisit l’homme dès le berceau, lui impose un nom qu’il ne pourra changer, le met à l’école, ensuite le fait soldat jusqu’à la vieillesse, soumis au moindre appel. Elle l’oblige à quantité d’actes rituels, d’aveux, de prestations, et qu’il s’agisse de ses biens ou de son travail elle l’assujettit à ses décrets dont la complication et le nombre sont tels que personne ne les peut connaître et presque personne les interpréter.
Je suis près d’en conclure que la liberté politique est le plus sûr moyen de rendre les hommes esclaves, car ces contraintes sont supposées émaner de la volonté de tous, qu’on ne peut guère y contredire, et que ce genre de gênes et d’exactions imposées par une autorité sans visage, tout abstraite et impersonnelle, agit avec l’insensibilité, la puissance froide et inévitable d’un mécanisme, qui, depuis la naissance jusqu’à la mort, transforme chaque vie individuelle en élément indiscernable de je ne sais quelle existence monstrueuse.
Les grandes choses sont accomplies par des hommes qui ne sentent pas l’impuissance de l’homme. Cette insensibilité est précieuse.
Mais il faut bien avouer que les criminels ne sont pas sans ressembler sous ce rapport à nos héros.
Plus d’une chose de prix, et quelques-unes du plus grand prix, font les frais de la liberté.
Comme la liberté de nos mouvements n’est pas d’abord ressentie, mais succède comme sensation à quelque empêchement qui s’abolit, – ou bien se fait imaginer sous pression d’une gêne, ainsi la liberté politique ou celle des mœurs, ou celle de la pensée ne sont pas primitives, mais se conçoivent, se dessinent, se fortifient dans les esprits et s’imposent après de longues périodes de contrainte, de discipline, de formalisme et de soumission. Pendant le temps de cette rigueur, l’homme acquiert des manières de vertus qui sont, dans l’ensemble, favorables à la vie sociale, au fonctionnement régulier des mécanismes de cette vie, à la compréhension mutuelle des individus, à la prévision des réactions de l’un et de celle des groupes de divers ordres. Il se peut que les principes, les règles, les usages ou habitudes alors inculqués soient impossibles à déduire d’un examen des choses mêmes à telle époque : il arrive qu’ils y paraissent étranges, absurdes, tyranniques, arbitraires, et qu’on ne puisse imaginer qu’on se soit si longtemps soumis à des formes ou à des formules ou gênantes, ou injustes, ou ridicules, ou atroces, ou seulement inutiles. Il en résulte des mouvements qui tendent à renverser ces obstacles, des images qui représentent la jouissance et le bonheur d’en être débarrassés. Aussitôt l’idée naîtra du plaisir que l’on trouverait dans l’acte même de s’y attaquer et de les ruiner en quelques instants. Sous le nom de la liberté, la violence et ses fortes couleurs, ses chants et sa mimique, ses efforts et ses compositions dramatiques devient séductrice irrésistible. Dans la plupart des cas, quand le lion, fatigué d’obéir à son maître, l’a déchiré et dévoré, ses nerfs sont satisfaits, et il s’en trouve un autre devant qui s’aplatir…
Cette révolte détruit indistinctement. La violence se connaît à ce caractère, qu’elle ne peut choisir : on dit fort bien que la colère est aveugle ; une explosion ou un incendie affecte un certain volume et tout ce qu’il contient. C’est donc une illusion de ceux qui imaginent une révolution ou une guerre comme des solutions à des problèmes déterminés que de croire que le mal seul sera supprimé.
Parmi les victimes de la liberté, les formes, et dans tous les sens du terme, le style. Tout ce qui exige un dressage, des observances d’abord inexplicables, des reprises infinies ; tout ce qui mène, par contrainte, d’une liberté de refuser l’obstacle à la liberté supérieure de le franchir, tout ceci périclite, et la facilité couvre le monde de ses œuvres. Une histoire véritable des arts montrerait combien de nouveautés, de prétendues découvertes et hardiesses ne sont que des déguisements du démon de la moindre action.
L’idée, la sensation, la soif de liberté se sont affirmées, prononcées d’autant plus que le pouvoir s’est fait plus personnel dans son principe et plus administratif et impersonnel dans ses moyens et formes d’action. Quand il s’est tout concentré dans un individu, il devait, par conséquence, se munir d’un mécanisme de plus en plus réduit à la transmission et à l’exécution automatique des ordres venus du centre et de l’Unique.
Cela se fit en France au dix-septième siècle. C’était rendre une révolution non seulement désirable, mais concevable et possible. Toutes nos révolutions du siècle dernier ont eu pour condition nécessaire et suffisante la constitution centralisée du pouvoir, grâce à laquelle un minimum d’imagination et un minimum de force et de durée de l’effort donnent d’un coup toute une nation à celui qui entreprend l’aventure. Du jour où il apparut que s’emparer de deux ou trois immeubles et de quelques personnages suffisait à saisir le pays tout entier, l’ère des changements politiques par voie de violence soudaine et brève s’ouvrit. Le système créé par Richelieu et par Louis XIV autorisait et favorisait les imaginations à la Blanqui.
Mais ce n’est point là ce qui m’occupe à présent. Je songeais à ce qu’on nomme l’État, et dont je n’ai trouvé nulle part une explication qui me satisfît l’esprit.
Les juristes disent qu’il est une « personne morale », c’est-à-dire un mot et une convention qui évoquent et qui assemblent un certain nombre de capacités ou de facultés ; mais ces facultés elles-mêmes résultent nécessairement de la loi : or il n’est pas de loi sans État qui la fasse et la fasse obéir. Nous voici dans ce monde mythique si remarquable qui s’impose à toute vie collective, et qui inflige à toute vie individuelle les conséquences réelles et précises d’existences imaginaires ou nominales, qu’il est impossible de circonscrire, de décrire ou de définir.
Quelque jeune homme, un jour, me demandant des éclaircissements sur cette notion, je me trouvai dans l’embarras de lui répondre, car, d’une part, il me pressait ; de l’autre, je me sentais ma répugnance accoutumée à énoncer des propositions qui ne me satisfassent pas moi-même et à me servir de termes dont je ne vois pas le fond. Je ne sus enfin que lui proposer une recette-pour-concevoir-l’État, qui me vint sur le moment, et qui vaut ce qu’elle vaut.
— Vous vous figurez bien, lui dis-je, un monarque ? Un homme, mais qui peut bien des choses, et qui en détient beaucoup d’autres. Il possède tout le pays, en ce sens que tous les autres possédants ne possèdent que par la protection qu’il leur accorde, et lui payent tribut. Il peut enrichir, appauvrir, élever, abaisser les gens ; exiler, mettre à mort qui bon lui semble ; construire et détruire ; faire la guerre et la paix ; organiser, réglementer, permettre ou interdire… Il ne doit de comptes à personne… En somme, il est le seul homme total de son royaume, et s’il annonce : l’État, c’est Moi, rien n’est plus clair, et vous entendez aisément ce qu’est l’État dans ce propos, car vous voyez un homme et vous constatez son action. Partons de cette image. Opérons à présent sur cette idée d’un homme tout-puissant. Retranchez tout ce qu’il a d’humain sans rien soustraire à sa puissance : supposez-le exempt de la vieillesse et de la mort : le temps n’a pas de prise sur lui :
Vainement pour les dieux il fuit d’un pas léger64.
Ce n’est pas tout. Ôtez-lui maintenant toute sensibilité : cet immortel n’a pas besoin de cœur… Ni sens, ni cœur… Quant à l’esprit… Ma foi, je ne sais trop ce que peut être l’esprit de l’État ?
— Votre État est un monstre, me dit ce jeune homme. Nous ne vivons que de ce qu’il veut bien nous abandonner. Nos biens, nos vies, nos destinées, ce ne sont que des concessions précaires qu’il nous fait. Je comprends que des mouvements de délivrance répondent de temps à autre à l’inhumanité croissante du système. L’homme s’étonne et tremble devant lui, comme il s’émerveille et s’émeut devant ces énormes machines qu’il a construites.
— Ajoutez ceci : si l’État est fort, il nous écrase. S’il est faible, nous périssons.
Certains individus délicats sont choqués par l’idée d’eux-mêmes qui est impliquée dans les harangues et les raisonnements politiques qu’on leur fait entendre. Il en est qui ne peuvent souffrir que le ton s’échauffe, et que l’on profère certains mots si augustes que l’usage leur en paraît indécent. Ils s’éloignent des partis qui le supportent, le pratiquent, en vivent : c’est-à-dire, de tous les partis.
Toute politique, même la plus grossière, suppose une idée de l’homme, car il s’agit de disposer de lui, de s’en servir, et même de le servir.
Qu’il s’agisse de partis ou de régimes ou d’hommes d’État, il serait peut-être instructif de chercher à extraire de leurs tactiques ou de leurs actes, les idées de l’homme qu’ils se firent ou qu’ils se font.
Je me demande s’il en est un seul qui ait pris le temps et la peine d’y réfléchir profondément, et je m’assure du contraire.
Je propose une autre recherche : étudier les variations de la liberté individuelle, depuis X années.
Il s’agirait d’examiner les lois successives : les unes accroissent, les autres restreignent le domaine des possibilités de chacun. À partir de tel jour, on ne peut plus être dentiste sans examen et diplôme. À telle date, tout le monde fut astreint au service militaire. À telle autre il fut permis de divorcer. Trente ans après, l’obligation de confesser au fisc tout ce que l’on gagne fut instituée65. Vers 1820, c’est une tout autre confession qui fut requise66.
On voit que le contour de notre domaine de liberté est fort changeant. J’ai grand peur que son aire n’ait fait que se rétrécir depuis un demi-siècle. C’est une peau de chagrin.
Mais il serait très injuste et très superficiel de ne considérer que les contraintes légales. L’homme moderne est l’esclave de la modernité : il n’est point de progrès qui ne tourne à sa plus complète servitude. Le confort nous enchaîne. La liberté de la presse et les moyens trop puissants dont elle dispose nous assassinent de clameurs imprimées, nous percent de nouvelles à sensations. La publicité, un des plus grands maux de ce temps, insulte nos regards, falsifie toutes les épithètes, gâte les paysages, corrompt toute qualité et toute critique, exploite l’arbre, le roc, le monument, et confond sur les pages que vomissent les machines, l’assassin, la victime, le héros, le centenaire du jour et l’enfant martyr.
Il y a aussi la tyrannie des horaires.
Tout ceci nous vise au cerveau. Il faudra bientôt construire des cloîtres rigoureusement isolés, où ni les ondes, ni les feuilles n’entreront ; dans lesquels l’ignorance de toute politique sera préservée et cultivée. On y méprisera la vitesse, le nombre, les effets de masse, de surprise, de contraste, de répétition, de nouveauté et de crédulité. C’est là, qu’à certains jours on ira, à travers les grilles, considérer quelques spécimens d’hommes libres.
En 1933, le journaliste António Ferro (1895-1956) fait paraître au Portugal un livre intitulé Salazar, l’homme et son œuvre. Pour cet ouvrage conçu comme un portrait et un reportage, l’auteur s’est longuement entretenu avec le nouvel homme fort du pays et son travail a d’abord été publié dans la presse portugaise en décembre 1932, alors que Salazar vient tout juste de devenir, en juillet, président du Conseil, et d’entreprendre l’instauration de la dictature après avoir été quatre ans ministre des Finances : les années qui s’y trouvent évoquées sont donc surtout celles où Salazar, de 1928 à 1932, a été ministre des Finances et a redressé l’économie. Ferro, certes, est un proche du président qui va le nommer dès 1933 secrétaire de la Propagande nationale, mais le livre n’a pas la couleur d’une hagiographie. Lorsque Grasset décide de publier une traduction intitulée de manière un peu plus claironnante Salazar, le Portugal et son chef, Ferro – qui l’a très probablement rencontré déjà à Paris – demande à Valéry une préface, qui suscitera une certaine surprise et, chez certains, une désapprobation plus ou moins discrète67. Elle s’intitule alors « Note en guise de préambule sur l’idée de dictature » ; elle paraît en même temps que le livre de Ferro, en mars 1934, au tome IV des Œuvres et sera reprise dans l’édition de 1945 des Regards sur le monde actuel.
JE ne sais rien presque68 de la politique pratique, où je présume que l’on trouve tout ce que je fuis. Rien ne doit être si impur, c’est-à-dire si mêlé de choses dont je n’aime pas la confusion, comme la bestialité et la métaphysique, la force et le droit, la foi et les intérêts, le positif et le théâtral, les instincts et les idées…
Mais c’est là faire le procès de la nature humaine, sans doute… Je n’ai donc pas la moindre qualité pour introduire un ouvrage comme celui-ci, dans lequel, sous forme d’entretiens, un homme d’État en possession du pouvoir développe ses pensées et ses desseins, et explique ses actes.
Peut-être M. António Ferro qui m’a demandé d’écrire ici quelques lignes de préambule, a-t-il cherché69 le contraste et voulu joindre à des considérations autorisées et inspirées par l’expérience, quelques vues spéculatives – et la naïve expression de l’effet que produit sur un simple particulier le spectacle d’un gouvernement personnel de type moderne ?
Je dois dire que les idées exposées dans ce livre par M. Salazar ou qui lui sont attribuées me semblent parfaitement sages. Elles témoignent d’une réflexion profonde, élaborée par un esprit qui ressent la grandeur du devoir qu’il s’est assigné. C’est ce sentiment de grandeur qui distingue l’homme qui poursuit une politique noble de celui qui, dans un grand rôle, s’abaisse à penser principalement à soi.
Mais je ne saurais sans impertinence donner sur les actes de M. Salazar l’opinion de quelqu’un qui les ignore, puisque je n’ai pas été au Portugal, et qu’eussé-je visité ce pays, je me ferais scrupule de porter un jugement sur sa politique intérieure, – moi qui m’embarrasse déjà dans les problèmes de la politique française et qui suis choqué si souvent de ce qu’en écrivent les étrangers.
Je me bornerai donc à essayer de concevoir devant le lecteur l’état naissant d’une DICTATURE.
Tout système social est plus ou moins contre-nature, et la nature, à chaque instant, travaille à reprendre ses droits. Chaque être vivant, chaque individu, chaque tendance s’efforce de rompre ou de désagréger le puissant appareil d’abstractions, le réseau de lois et de rites, l’édifice de conventions et de consentements qui définit une société organisée. Les personnes, les intérêts groupés, les sectes, les partis minent, dissolvent70, chacun selon ses besoins et ses moyens, l’ordonnance et la substance de l’État.
Tant que les abus, les erreurs, les défaillances qui, sous tous les régimes possibles, existent et ne peuvent pas ne pas exister, n’altèrent pas le principe même de la vie de cette entité, (qui est la confiance dans son crédit et la croyance à la supériorité de ses forces), l’opinion n’est pas excessivement émue des incidents fâcheux qui se produisent et qui, promptement résorbés, démontrent la solidité profonde des institutions bien plus qu’ils ne la compromettent. Mais il peut venir un moment que le seuil de la conscience générale est atteint et qu’il devient impossible à la plupart de songer à leurs affaires particulières sans qu’ils y trouvent quelque difficulté imputable aux vices de l’État. Quand donc les circonstances générales sont assez inquiétantes pour affecter sensiblement les vies privées, que la chose publique paraît le jouet des événements ; quand la confiance dans les hommes et les institutions est exténuée, et que le fonctionnement des administrations, la marche des services, l’application des lois semblent livrés au caprice, à la faveur ou à la routine ; quand les partis se disputent la jouissance et les avantages inférieurs du pouvoir plutôt que les moyens qu’il offre d’ordonner une nation à quelque idée, – ces sensations de désordre et de trouble ne manquent jamais d’exciter dans ceux qui les éprouvent et qui ne tirent aucun profit d’une telle dissolution, l’image d’un état tout opposé, et bientôt, – de ce qu’il faudrait faire pour qu’il s’établît.
Le régime ne tient plus alors que par trois points : les forces des intérêts particuliers qui se sont liés à son existence ; l’incertitude et la crainte de l’inconnu ; enfin, l’absence d’une idée du lendemain, unique et assez précise, ou de l’homme qui représenterait cette idée.
L’image d’une DICTATURE est la réponse inévitable (et comme instinctive) de l’esprit quand il ne reconnaît plus dans la conduite des affaires, l’autorité, la continuité, l’unité, qui sont les marques de la volonté réfléchie et de l’empire de la connaissance organisée.
Cette réponse est un fait incontestable. Il n’est pas dit qu’elle ne comporte pas de grandes illusions sur l’étendue et la profondeur du pouvoir d’action de la puissance politique ; mais elle est la seule qui puisse se former à la rencontre de la pensée réfléchie et de la confusion des circonstances publiques. Tout le monde alors pense DICTATURE, consciemment ou non ; chacun se sent dans l’âme un dictateur à l’état naissant. C’est là un effet premier et spontané, une sorte d’acte réflexe, par lequel le contraire de ce qui est s’impose comme besoin indiscutable, unique et entièrement déterminé. Il s’agit d’ordre et de salut publics ; il faut atteindre ces objets au plus vite, par le plus court et à tout prix. SEUL, un MOI peut s’y employer.
La même idée, (sans se proposer aussi expressément), est au moins imminente dans tous ceux qui songent à réformer ou à refaire la société selon un plan théorique dont l’entreprise exigerait des modifications profondes et simultanées dans les lois, les mœurs et même les cœurs.
Dans les deux cas, l’on attribue une fin bien déterminée à la société ; on fait une assimilation plus ou moins légitime, mais inévitable, d’un ensemble d’êtres vivants à une construction ou à un mécanisme qui doit satisfaire à des conditions définissables et manifester en toute occasion l’ordre et la suite volontaire d’une pensée.
En somme, dès que l’esprit ne se reconnaît plus, – ou ne reconnaît plus ses traits essentiels, son mode d’activité raisonnée, son horreur du chaos et du gaspillage des forces, – dans les fluctuations et les défaillances d’un système politique, il imagine nécessairement, il souhaite instinctivement l’intervention la plus prompte de l’autorité d’une seule tête, car ce n’est que dans une tête seule que la correspondance nette des perceptions, des notions, des réactions et des décisions est concevable, peut s’organiser et tendre à imposer aux choses des conditions et des arrangements intelligibles.
Tout régime, tout gouvernement est exposé à ce jugement par l’esprit : l’idée dictatoriale se dessine aussitôt que l’action ou l’abstention du pouvoir paraissent à l’esprit inconcevables et incompatibles avec l’exercice de sa raison.
D’ailleurs, quand la dictature est instituée, et si la puissance de la pensée est, dans le dictateur, à la hauteur de sa puissance politique, l’esprit, doublement souverain, tente de porter au plus haut point l’intelligibilité du système social qu’il est en possession de modifier.
Bonaparte, Premier Consul, entre dans la salle où son Conseil d’État discutait assez confusément de l’organisation administrative de la France. Il détache son sabre, et s’assied sur le coin de la table. Il écoute un moment. Puis, d’un regard créant tout à coup le silence, une sorte d’inspiration l’animant, il improvise, (ou fait montre d’improviser), tout un plan dont les auditeurs, moins accoutumés à créer qu’à ergoter, demeurent à demi ravis, à demi choqués. L’enchanteur impérieux leur développe une idée simple et extraordinaire, qui semble se découvrir à lui-même à mesure qu’il la tire de son attente et la presse de sa parole étrange et nerveuse. Il leur dit qu’il prendra pour modèle des institutions organiques à créer, la structure et les fonctions qu’il observe dans sa propre faculté de penser et de se déterminer, – qu’il constituera l’administration de manière que l’État possède distinctement les moyens ou organes de perception, d’élaboration, et d’exécution, qui assurent la vie d’un être dont l’esprit lucide et positif est servi par des sens et des muscles constamment exercés.
Mais toute politique tend à traiter les hommes comme des choses, – puisqu’il s’agit toujours de disposer d’eux conformément à des idées suffisamment abstraites pour qu’elles puissent, d’une part, être traduites en actions, ce qui exige une extrême simplification de formules ; d’autre part, s’appliquer à une diversité indéterminée d’individus inconnus. Le politique se représente ces unités comme des éléments arithmétiques puisqu’il se propose d’en disposer. Même l’intention sincère de laisser à ces individus le plus de liberté possible, et de leur offrir à chacun quelque part du pouvoir, conduit à leur imposer, en quelque manière, ces avantages, dont il arrive, parfois, qu’ils ne veulent guère, et parfois qu’ils pâtissent indirectement. On a vu des peuples se plaindre d’avoir été libérés.
De toute façon, l’esprit ne peut, quand il s’occupe des « hommes », que les réduire à des êtres en état de figurer dans ses combinaisons. Il n’en retient que les propriétés nécessaires et suffisantes qui lui permettent de poursuivre un certain « idéal » (d’ordre, de justice, de puissance ou de prospérité…) et de faire d’une société humaine une sorte d’œuvre, dans laquelle il se reconnaisse. Il y a de l’artiste dans le dictateur, et de l’esthétique dans ses conceptions. Il faut donc qu’il façonne et travaille son matériel humain, et le rende disponible pour ses desseins. Il faut que les idées des autres soient émondées, élaborées, unifiées ; il faut que leur « spontanéité » soit insidieusement séduite, pourvue de formules simples et fortes qui répondent à tout et préviennent en eux toute objection ; il faut que leurs sentiments soient repris et éduqués, et jusqu’à leurs manières, transformées, etc. (Mais il faut cependant ne pas leur refuser ni détruire en eux ce qui doit y subsister d’initiative pour que l’œuvre que l’esprit poursuit ne souffre pas d’un excès de soumission et d’inertie chez ses agents.)
Par là, l’esprit (politique), qui s’oppose dans tous les cas à l’homme, auquel il conteste sa liberté, sa complexité et sa variabilité, atteint, sous un régime dictatorial, la plénitude de son développement.
Sous ce régime – qui n’est, comme on l’a dit, que la réalisation la plus complète d’une intention impliquée dans toute pensée politique, – l’esprit est possédé au degré suprême du désir de s’appliquer, avec toute sa volonté de travail bien fait, à son œuvre, et d’accomplir, aussi puissamment que possible, l’acte de l’UN contre TOUS, par TOUS, et idéalement, pour TOUS, qui est caractéristique de sa nature et qu’exige de lui le spectacle des désordres humains. Il se pose donc en conscience supérieure et introduit dans la pratique du pouvoir le contraste et les relations de subordination qui existent dans chaque individu entre la volonté réfléchie, ordonnée à une fin et entretenue, et l’ensemble des « automatismes » de tout genre. L’esprit traitera donc les esprits par le dressage et l’assouplissement des puissances inférieures qui les pénètrent et les réduisent : la peur, la faim, les mythes, l’éloquence, les rythmes et images, – et parfois, l’appareil du raisonnement. Tous ces moyens fondés sur l’exploitation de la sensibilité seront par lui saisis et tournés à son service.
Dans les types modernes de dictature, la jeunesse et même l’enfance, sont l’objet d’une attention et d’un travail de formation tout particuliers.
L’ordre alors régnera ; et certains biens très sensibles seront assurés à la masse de la population, – les uns, réels ; les autres imaginaires.
Les actes du pouvoir paraîtront convergents et rationnels, même si leur énergie va quelquefois à la rigueur.
Les instincts de conservation et d’accroissement collectifs qui se trouvent diffus dans un peuple se trouveront composés, précisés, définis à l’état d’idées et de projets dans cette tête unique, en qui le mépris de la foule visible et manœuvrée peut se combiner curieusement avec le culte de la forme historique nationale dont cette foule est la matière momentanée.
On voit qu’il suffit de penser à la vie d’ensemble des hommes et de la considérer comme devant s’organiser sur un modèle intelligible pour que l’idée dictatoriale soit conçue. Elle point dès que l’opinion s’étonne de ne pas comprendre l’action ou l’inaction du pouvoir. Un dictateur peut donc être, (et est assez souvent), un homme intimement contraint à s’emparer de ce pouvoir, – comme le spectateur d’un jeu trop mal joué se sent une fureur de bousculer l’incapable et de prendre sa place. Il s’installe et poursuit la concentration dans sa pensée de tous les éléments ou germes dictatoriaux qui étaient latents ou naissants dans une quantité de têtes. Il élimine ou isole tous ceux qui ne lui abandonnent point leur propre élément dictatorial. Il demeure seule volonté libre, seule pensée intégrale, seul possesseur de la plénitude de l’action, seul être jouissant de toutes les propriétés et prérogatives de l’esprit, en présence d’un nombre immense d’individus réduits indistinctement, – quelle que soit leur valeur personnelle, – à l’état de moyens ou de matière, – car il n’y a pas un autre nom pour toute chose que l’intelligence peut prendre pour son objet.