ANNEXE III

La ruse de guerre et de mensonge pieux dans l’islamisme radical et la tradition islamique


D’après les islamistes radicaux sunnites, notamment de la mouvance salafiste-jihadiste, le premier principe islamique de guerre, depuis l’expédition de Mahomet de Nakhla1 , est que dans le cadre de l’impératif d’extension du règne de l’islam, les ruses2 et autres tromperies sont licites et recommandées face aux non-musulmans. Ibn Taymiyya, l’une des références favorites des sunnites orthodoxes et des salafistes jihadistes, explique à cet effet, dans son Traité de politique juridique 3 que lorsqu’il s’agit de faire la guerre, la force réside dans la bravoure, l’expérience militaire, et l’art de la ruse4 .

Droit au mensonge et au reniement verbal de sa foi face en contexte hostile

Le stratagème, la ruse de guerre (mark , kady , hila , taqiyyaetc. ) est licite selon plusieurs écoles juridiques musulmanes orthodoxes5 dans la mesure où le respect des règles communes, dont celles de vérité, n’est pas obligatoire, et est même déconseillé face aux ennemis des musulmans.

La taqiyya en milieu chiite

On mentionne souvent la taqiyya 6 (du verbe prévenir ou se prémunir, en arabe), le plus souvent traduit dans le langage courant par le terme « dissimulation » ou encore « prudence craintive ». En fait, il s’agit au départ d’un stratagème de survie qui permet au musulman chiite vivant en milieu hostile sunnite ou non-musulman de dissimuler son appartenance religieuse et ses idéaux propres aux fins d’échapper aux persécutions éventuelles. Dans la loi islamique chiite, la taqiya est fondée sur la Sourate III, verset 28 : « Que les croyants ne prennent pas, pour alliés, des infidèles, au lieu de croyants. Quiconque le fait contredit la religion d’Allah, à moins que vous ne cherchiez à vous protéger d’eux. Allah vous met en garde à l’égard de Lui-même. Et c’est à Allah le retour  »7 .

La dissimulation et la ruse de guerre en milieu sunnite

Le coran affirme que « la ruse appartient à Allah, en totalité  » (Sourate XIII, 42) et qu’Allah « est le plus habile à nouer un complot  » (Sourate VIII, 30). Ainsi, d’après la charià , notamment celle de l’école juridique sunnite hanafite, les musulmans ne doivent respecter les traités que si ces derniers sont avantageux pour l’islam8 . Cet aspect de la loi islamique s’appuie sur certains ahadith canoniques tels que: « Si vous prêtez un jour serment de faire quelque chose et découvrez par la suite que quelque chose d’autre est mieux, alors dénoncez votre serment et faites ce qui est mieux  »9 .

Pour justifier la ruse de guerre et la tromperie et le stratagème, le savant-jurisconsulte de référence des sunnites orthodoxes, Bokhari, rapporte les ahadith suivant : « Quand le prophète voulait partir en expédition, il disait toujours partir dans un autre endroit, et il disait: la guerre est tromperie  »10 , puis « Quand l’apôtre d’Allah avait l’intention de conduire une expédition, il employait une formule vague pour faire croire qu’il allait dans une autre direction  »11 . Un autre hadith attribué à Mahomet par Bukhari stipule que : « La guerre est tromperie  »12 . Muslim écrit : « Le messager d’Allah a dit: la guerre est une ruse  »13 . L’une des références favorites des sunnites orthodoxes de rite hanbalite et des salafistes jihadistes, Ibn Taymiyya, explique, quant à lui, dans son Traité de droit (6-7), que lorsqu’il s’agit de faire la guerre, la force réside dans la bravoure, l’expérience militaire, l’art de la ruse14 .

Selon Abu Hamid Ghazali, « Il est permis de mentir si le but à atteindre est louable  »15 . Une autre autorité dans l’islam, Ibn Kati (1373), toujours à propos de la Sourate II, 28, appelle le musulman à faire preuve de duplicité à l’égard du non-musulman s’il est dans une situation où il doit se protéger : « Sachez sourire à ces personnes (les non-musulmans) alors que votre cœur les maudit »16 .

 

Dans la Tradition sunnite, plusieurs termes voisins de taqiyya revêtent l’acception de dissimulation et de tromperie :

1. le principe de tarifa , qui peut être défini comme l’« inventivité dans l’art du mensonge », stipule qu’il est licite de rompre l’intention d’un serment dès lors que n’est pas rompue la lettre du serment17 .

2. la notion de kitman  : un croyant sunnite orthodoxe peut exercer le kitman  en ne disant qu’une partie de la vérité, ce qui revient à tromper en déformant licitement la vérité.

3. la notion de muron, qui désigne le fait de « faire usage de flexibilité » pour se fondre dans le camp ennemi et dans son entourage afin de l’infiltrer et de la tromper. La justification de genre de ruse de guerre est la Sourate II, 106 : « Si Nous abrogeons un verset quelconque ou que Nous le fassions oublier, Nous en apportons un meilleur, ou un semblable. Ne sais-tu pas qu’Allah est Omnipotent?  ». Un musulman sunnite en situation de guerre ou évoluant en milieu hostile peut selon ce principe violer certains commandements du coran dans le cas où il se livre à la poursuite d’un dessein encore plus haut, un « meilleur commandement », par exemple l’extension du dar-al-Islam . De ce fait, les sunnites radicaux et a fortiori les salafistes-jihadistes adeptes d’un projet global de conquête peuvent s’écarter licitement et de façon temporaire des règles islamiques sunnites de base dans le but tactique de ne pas éveiller la vigilance de l’ennemi non-musulman ou « apostat ». Ceci permet notamment de gagner la sympathie de l’infidèle en vue de sa conversion future à l’islam, ou encore dans le but d’infiltrer des institutions stratégiques où les non-musulmans sont majoritaires.

Les exemples les plus courants de la muron  recommandés par les salafistes dans le but de ne pas éveiller les soupçons et en se mêlant aux non-musulmans et à leurs pratiques non-islamiques en vue de l’infiltration, du jihad ou de l’extension de l’islam, ce qui inclut la préparation d’attentats islamistes, sont notamment le fait de se raser, de porter des vêtements illicites occidentaux, de boire de l’alcool, de se mêler à des cérémonies « impures » comme des danses ou de la musique pop, de se marier à des non-musulmans ou plus généralement se comporter en non-musulman de sorte d’être insoupçonnable.

En ce qui concerne le droit de mentir jusqu’à renier sa foi pour échapper à un danger mortel et sous la contrainte des non-musulmans, la Tradition sunnite s’appuie sur un prétexte coranique, notamment sur le verset XVI de la Sourate 108, qui distingue le reniement verbal par la parole donnée et l’intention profonde, le « cœur » qui reste à la foi. D’après le verset du Coran XVI, 106 : « Quiconque a renié Allah après avoir cru.. – sauf celui qui y a été contraint alors que son cœur demeure plein de la sérénité de la foi – mais ceux qui ouvrent délibérément leur cœur à la mécréance ceux-là ont sur eux une colère d’Allah et ils ont un châtiment terrible  ». Le jurisconsulte sunnite Tabari, explique qu’il est interdit et grave de renier sa foi, « sauf celui qui y a été contraint alors que son cœur demeure plein de la sérénité de la foi  »18 , ce que signifie le Coran dans la Sourate précité. « Si quelqu’un subit une contrainte et confesse la religion des incroyants avec sa langue, tandis qu’en son cœur il pense le contraire, et cela pour échapper à ses ennemis, il n’encourt aucun blâme, car Allah prend ses serviteurs selon ce qu’ils pensent dans leurs cœurs  », confirme le jurisconsulte sunnite Muslim19 .


1 . .  Nakhla est le théâtre d’une embuscade aux conséquences énormes. Après que des combattants musulmans aient assassiné et commis un sacrilège, Muhammad reçoit une révélation ad hoc qui permet de mettre l’intérêt de la conquête islamique au-dessus de toute autre considération. En d’autres termes, tout est permis au nom du principe d’efficacité au service de la cause (la fin justifie les moyens). Cette praxis rappelle la guerre révolutionnaire de Mao-tse-Dong.

2 . .  Cf. Anonyme, Le Livre des Ruses  : la stratégie politique des Arabes , ed. R. Khawam, Paris 1995; Mohammad Ali Amir-Moezzi, « Dissimulation  », in The Encyclopaedia of the Qur’ân , E.J.Brill, Leyde, 2001; Ignaz Goldziher, Strothmann-Moktar Djebli, R, Taqiyya. Encyclopedia of Islam, Leiden 2003. 

3 . .  Ibn Taymiyya, al-Siyasa al-sar‘iyya fī i&lah al-ra‘i wa-l-ra‘iyya, ‘Isamu Faris al-Harassai (éd.), Beyrouth, Dar al-Gil, 1993, voir aussi sur cet ouvrage central de Ibn Taymiyya : Laoust, Henri, Le traité de droit public d’Ibn Taymiyya. Traduction annotée de la Siyasa sar‘iya, Beyrouth 1948, IX-XLV. T.

4 . Cf, « Muhammad », Encyclopaedia of Seerah , I p. 519 ; Alexander Yonah, Usama bin Laden’s al-Qaida : profile of a terrorist network , Ardsley, 2001; Peter L. Bergin, Holy war, Inc. : inside the secret world of Osama bin Laden. New York, 2001.

5 . Cf. Mohammad Ali Amir-Moezzi, « Dissimulation », in The Encyclopaedia of the Qur’ân , E.J.Brill, Leyde, 2001.

6 . On retrouve dans le mot taqiyya la même racine sémitique que takwa , la « crainte pieuse ».

7 . Al-Arabi, Abdullah, Islamic Review , « Lying in Islam ».

8 . Mahmud Karima, Ahmad, Al-Jihad fi’l Islam: Dirasa Fiqhiya Muqarina  (« La jihad dans l’islam  »), Le Caire, Al-Azhar, 2003 p 469.

9 . Hadith par bin Samura, Abdur-Rahman dans « Jugements (Ahkaam ), Hadith , Trad. Sahih Bukhari, volume 9, livre 89, numéro 261.

10 . Bukhari, Sahih, op. cit. , 52/197.

11 . Bukhari, Sahih , op. cit. , livre 56/103.

12 . Bukhari, Sahih , op. cit. , vol. 4, 52/268.

13 . Muslim, Sahih, op. cit. , 32/3273.

14 . Muhammad, Encyclopaedia of Seerah I p. 519. cf. Peter Alan Olsson, The cult of Osama : psychoanalyzing Bin Laden and his magnetism for Muslim youths , Westport, 2008; Hans Kippenberg, « Consider that it is a Raid on the Path of God : The Spiritual Manual of the Attackers of 9/11, Numen 52,-1, 2005.

15 .   Naqib al-Misri, Ahmad ibn, The Reliance of the Traveller: A Classic Manual of Islamic Sacred Law, trans. Nuh Ha Mim Keller (Beltsville, MD: Amana, 1997), sec. 8.2, p. 745.

16 .   Cf, de al-Zawahiri, Ayman, Cavaliers sous l’étendard du prophète , Chawal, 2001 ; puis L’Allégeance et la Rupture, Un article de foi altéré et une réalité perdue de vue, Chawal, 2002, extraits traduits in , Zawahiri, Ayman, Képel, Gilles, Al-Qaïda dans le texte , Op. cit .

17 .   Cf, Umdat as-Salik wa ‘Uddat an-Nasik  (La Dépendance du voyageur ou les outils de l’Adorateur est un manuel classique de l’école de shafiite. L’auteur du texte (XIV e  siècle), est le jurisconsulte Shihabuddin Abu al-’Abbas Ahmad ibn an-Naqib al-Misri. Une partie du manuel est destinée aux ruses et tromperies de survie dans un contexte hostile ou guerrier. Voir Misri (al), Ahmad Ibn Naqib, Reliance of the Traveller : Classic Manual of Islamic Sacred Law , Amana Publications, 1997, 1 232 p.

18 .   Tabari, Tafsir , Op. cit ., 16/108.

19 .   Cf. hadith de la Sunna mentionné dans Muslim, Sahih , Op. cit. , 19/4311. Ce hadith a par exemple été repris par le jihadiste toulousain Mohammed Merah qui pensa ainsi pouvoir tromper le commando du RAID. Le fait que Mérah ait fait référence à plusieurs reprises à des passages de la Sunna, montre que cet individu radicalisé avait des notions élémentaires de la doctrine sunnite salafiste, cf.http://www.lepoint.fr/societe/les-negociations-entre-merah-et-la-police-diffusees-sur-tf1-08-07-2012-1482662_23.php , consulté le 2 juillet 2015.