AVANT-PROPOS
Pourquoi écrire une biographie de Flaubert ? Une de plus… J’avais lu Madame Bovary et L’Éducation sentimentale dans mes années de lycée, mais sans délectation. C’est au cours de mes études de lettres à la Sorbonne que je l’ai vraiment découvert. Au programme du certificat de littérature française figurait L’Éducation sentimentale, qui m’avait si peu comblé. La relecture de ce roman, enrichie par de multiples travaux qu’il avait suscités, m’a retourné : le chef-d’œuvre m’était dévoilé. Je n’étais pas seul. Je me souviens de ces après-midi au jardin du Luxembourg où, avec quelques camarades, préparant ensemble notre examen de fin d’année, nous nous récitions des passages de L’Éducation : le rire et l’admiration rivalisaient. Transfuge des lettres, converti à l’histoire, je fis accepter par mon professeur Louis Girard, grand connaisseur du XIXe siècle, un mémoire de DES (l’ancienne maîtrise) sur « Flaubert historien de son temps ». Depuis lors, je n’ai cessé de le relire. Le déclic fut la sortie, en 2007, dans la « Bibliothèque de la Pléiade » du cinquième et dernier tome de l’éclatante Correspondance, dont nous devons l’édition savante à Jean Bruneau, secondé par Yvan Leclerc.
En écrivant cet ouvrage je n’entends d’aucune façon concurrencer et encore moins rejoindre la cohorte des spécialistes attitrés de Flaubert, français ou étrangers, qui, depuis des lustres, n’ont cessé d’ajouter travaux sur travaux, d’éditer des inédits et de se livrer avec virtuosité à ce qu’on appelle la « critique génétique ». Parmi eux, je remercie particulièrement Yvan Leclerc et son équipe du centre Flaubert de l’université de Rouen, dont j’ai apprécié les services et l’accueil si généreux.
Je vise seulement dans ces pages à faire partager par le public l’intérêt que j’ai pour « l’ermite de Croisset », en campant la vie d’un homme dans son siècle. Une biographie pour le plaisir, mais une biographie d’historien.
La vie et l’œuvre de Gustave Flaubert s’inscrivent dans le grand siècle de la transition démocratique en France : fin définitive de la société d’ordres remplacée par une société de classes, montée progressive de la revendication égalitaire, instauration du suffrage universel, sécularisation de la société, révolution industrielle, naissance du prolétariat et essor des doctrines socialistes, libération progressive de la presse, développement de la scolarisation (loi Guizot de 1833 avant les lois Ferry des années 1880), progrès de la lecture, transformations techniques accélérées dans les transports et dans l’imprimerie… Cette transition démocratique de longue durée s’est produite après la révolution des Trois Glorieuses sous la domination d’une classe : « Le nivellement commencé par 1789 et repris en 1830, écrit Balzac, a préparé la louche domination de la bourgeoisie, et lui a livré la France(1). »
Ce cours de l’histoire, Flaubert en flétrit sans appel la réalité — mais ses fulminations mêmes en témoignent. Il n’était pas un réactionnaire à la manière d’un Joseph de Maistre, nostalgique de l’alliance du Trône et de l’Autel. Chez lui, nul sentiment monarchiste et moins encore clérical. Ce qu’il répudie, c’est la montée en puissance du nombre, que son contemporain Tocqueville a appelée « société démocratique », le suffrage universel — le principe d’égalité qui sape la légitimité de l’élite et nie la supériorité de l’esprit sur le vulgum pecus.
La haine de son époque s’est fixée sur la bourgeoisie, qui incarnait à ses yeux l’abaissement des esprits, des mœurs et des goûts. La critique lui vaut quelques contradictions avec son appartenance de classe, mais le bourgeois c’est avant tout l’homme moderne, bêtifié par son utilitarisme, gonflé d’idées reçues, déserté par la grâce, imperméable à la Beauté. Pris dans un mouvement de l’histoire qu’il abomine, Flaubert empyréen s’est cramponné à une vérité éternelle : la Beauté et l’Art n’ont pas d’époque. Le paradoxe a voulu qu’en transcendant l’art d’écrire, en le plaçant au-dessus de tout ce que représentait le monde moderne, il soit devenu le romancier le plus moderne de son temps.