I

LE MOMENT ET LE DÉCOR

Gustave Flaubert, né sous Louis XVIII (1821) et mort sous Jules Grévy (1880), aura passé la plus large partie de sa vie sous le sabre de Monsieur Prudhomme. On sait que ce personnage d’Henri Monnier, créé en 1830, « type monstrueusement vrai » selon Baudelaire, personnifie la pesante bêtise du XIXe siècle(2). Je ne partage certes pas l’avis de ceux pour qui le XIXe siècle fut un combiné d’occultisme, de mièvrerie sentimentale et d’utopisme délirant(3) ; je n’oublie pas les grandeurs d’une époque innovant sur tous les fronts, mais il n’en est pas moins avéré que ce siècle fut aussi le triomphe d’une bourgeoisie cupide, suffisante et sentencieuse. Celle-ci fut le point de mire constant de Flaubert, qui l’a définie dans une célèbre formule, fort peu sociologique, purement morale : « J’appelle bourgeois quiconque pense bassement. »

Gustave Flaubert a entamé sa vie et vécu sa jeunesse dans un trou d’air historique. Pendant un quart de siècle, la France avait été embrasée par les feux de la Révolution et les soleils de l’Empire. La guerre civile et la guerre étrangère se faisaient concurrence, les grands principes étaient proclamés à la face de l’univers, les grognards martelaient le sol de l’Europe jusqu’à Moscou, les défaites étaient devenues aussi grandioses que les victoires, et quand l’Europe entière coalisée contre le César français parvenait à éliminer Napoléon, elle n’en eut fini avec lui qu’au terme de la flamboyante épopée des Cent-Jours, achevée à Waterloo.

Cela se passait six ans avant la naissance de Flaubert. Louis XVIII, frère du roi guillotiné, avait restauré la monarchie avec l’aide des Alliés et contre un plat de lentilles, cette Charte octroyée qui promettait aux Français que l’absolutisme n’était pas de retour, que le régime serait libéral et parlementaire, que la liberté remplacerait la censure et qu’on pourrait désormais dormir en paix. Pendant quarante ans, le pays la connut en effet et, lorsqu’en 1830 il se débarrassa du dernier Bourbon de la branche aînée, l’ère de la monarchie bourgeoise s’installa définitivement sous le parapluie de Louis-Philippe et selon les conseils de François Guizot, l’intellectuel organique de la monarchie de Juillet.

Avec le recul, nous ne manquons pas d’indulgence pour cette époque. Après tout, c’est elle qui a habitué les Français aux procédures du système représentatif en politique ; à la paix dans les relations internationales ; aux élans de la révolution industrielle, dont les premiers chemins de fer sont le symbole ; à l’art et à la littérature romantiques. Mais ce genre de considération n’était pas au goût des nouvelles générations. De façon oratoire, Alfred de Musset, de dix ans l’aîné de Flaubert, a décrit dans son roman La Confession d’un enfant du siècle ce passage de l’épique au trivial : « Un sentiment de malaise inexprimable commença donc à fermenter dans tous les jeunes cœurs. Condamnés au repos par les souverains du monde, livrés aux cuistres de toute espèce, à l’oisiveté et à l’ennui, les jeunes voyaient se retirer d’eux les vagues écumantes contre lesquelles ils avaient préparé leurs bras. Tous ces gladiateurs frottés d’huile se sentaient au fond de l’âme une misère insupportable. Les plus riches se firent libertins ; ceux d’une fortune médiocre prirent un état, et se résignèrent soit à la robe, soit à l’épée ; les plus pauvres se jetèrent dans l’enthousiasme à froid, dans les grands mots, dans l’affreuse mer de l’action sans but. » Dans cet ouvrage qui paraît en 1836, et que Flaubert lit à quinze ans, Musset use d’un mot qui résume tout : « Ce fut comme une dénégation de toutes choses du ciel et de la terre, qu’on peut nommer désenchantement, ou, si l’on veut, désespérance ; comme si l’humanité en léthargie avait été crue morte par ceux qui lui tâtaient le pouls(4). » Maxime Du Camp, futur ami de Flaubert, écrira de son côté sur les cadets de Musset : « La génération artiste et littéraire à laquelle j’ai appartenu a eu une jeunesse d’une tristesse lamentable, tristesse sans cause et sans objet, tristesse abstraite, inhérente à l’être ou à l’époque(5). »

L’époque ! Tandis que les soldats de la garde étaient devenus des demi-soldes, commençait l’ère triomphale des Birotteau, des Camusot et des Nucingen. Le gras succédait au sec. Ces parvenus étaient moins les bourgeois conquérants de l’innovation capitaliste, les capitaines d’industrie, les entrepreneurs qui restent inscrits dans une forme d’histoire épique, dont Marx, prophète du socialisme, a célébré la grandeur — les banquiers eux-mêmes qui tiennent le haut du pavé font leurs affaires dans les assurances et dans le prêt aux négociants bien plus qu’ils n’alimentent l’industrie —, que des négociants, des notaires, des robins, des magistrats, des avocats et des avoués, tout ce monde de la basoche peint par Daumier, auquel s’ajoutaient les médecins, les apothicaires et les légions de propriétaires fonciers et de rentiers, définitivement rassurés sur la préservation des biens nationaux, acquis par eux ou leurs aînés, et que la Restauration avait pu mettre un moment en péril. Malgré l’industrie du coton et les filatures, les Rouennais de l’époque sont pour la plupart non pas de grands entrepreneurs mais des bourgeois rassis, prudents, épargnants, conservateurs, méfiants, catholiques mais fort peu pratiquants, exemplaires d’une bourgeoisie de province prosaïque, concrète, travailleuse et un peu chiche. Ces gens-là pouvaient apprécier le monde comme il allait, les « jouissances positives » ne leur manquaient pas, dont la plus certaine était de voir enfler leur magot.

Face à ce matérialisme ou à l’idée qu’ils s’en faisaient, « les jeunes gens, toujours selon Musset, trouvaient un emploi de la force inactive dans l’affectation du désespoir. Se railler de la gloire, de la religion, de l’amour, de tout au monde, est une grande consolation pour ceux qui ne savent que faire ; ils se moquent par là d’eux-mêmes et se donnent raison tout en se faisant la leçon ».

Les notables de l’hôtel-Dieu

La famille de Gustave appartenait à une bourgeoisie issue de la rente et du mérite. Le père, Achille-Cléophas Flaubert, originaire de l’Aube, né en 1784, était le rejeton d’une vieille famille de vétérinaires. Il eut le privilège, après ses études au collège de Sens, de faire sa médecine à Paris, et de si belle manière (il avait été reçu chaque année premier de sa promotion) que, sous le Consulat, ses frais d’études furent remboursés par le gouvernement. Reçu troisième à l’internat, élève de Guillaume Dupuytren, une des sommités de la médecine et de la chirurgie françaises, il échappa au service militaire, réformé en 1806 pour être « atteint de phtisie pulmonaire ». Dupuytren, qui appréciait et vantait ses mérites, le fit nommer à l’hôtel-Dieu de Rouen comme « prévôt d’anatomie », sous la tutelle du chirurgien en chef Laumonier. C’est par celui-ci qu’il avait rencontré Caroline Fleuriot, qui deviendrait son épouse une fois qu’il aurait soutenu sa thèse, en 1810(6).

Peu à peu, Achille-Cléophas Flaubert était devenu un chirurgien réputé doublé d’un professeur de médecine. Il existait en effet à Rouen, non pas une faculté de médecine, mais une « école secondaire » préparatoire à l’intérieur de l’hôpital. Le docteur Flaubert acquit son autonomie après la mort de Laumonier, en 1818. Sa réputation grandissante n’était pas sans rapport avec son sujet de thèse, « La manière de conduire les malades avant et après les opérations chirurgicales ». Les gens l’intéressaient autant que leurs maladies. Bien des traits du docteur Larivière dans Madame Bovary lui seront empruntés : « Il appartenait à la grande école chirurgicale sortie du tablier de Bichat, à cette génération, maintenant disparue, de praticiens philosophes qui, chérissant leur art d’un amour fanatique, l’exerçaient avec exaltation et sagacité ! » Dévoué, désintéressé, apitoyé par le malheur des pauvres hères sans sou ni maille (il fut à l’origine notamment de consultations externes gratuites), il était aussi bien un remarquable praticien, dont la renommée s’étendit largement au-delà de Rouen. Gustave put le constater lors de son voyage en Égypte, quand le consul de Suez lui révéla qu’il avait « beaucoup entendu parler » de son père(7). Dès 1826, un annuaire parisien le présente comme « un des premiers médecins de France ». Comme les élèves d’Achille-Cléophas, le jeune Gustave admira et vénéra le grand homme. Il hérita de lui un esprit non conformiste, voltairien au temps de l’alliance du Trône et de l’Autel. Une fiche de police, rédigée à l’intention du gouvernement au moment où, en 1824, le docteur Flaubert était candidat à l’Académie royale de médecine, et publiée en janvier 1910 par L’Intermédiaire des chercheurs et des curieux, note ses « opinions libérales », tout en reconnaissant que « ses excellentes qualités morales lui ont acquis l’estime et la considération publiques ».

Le désintéressement du grand homme avait ses limites : la fortune accumulée par Achille-Cléophas ne fut pas négligeable. Le régime censitaire n’ouvrait la voie électorale qu’à une minorité de Français (environ 100 000 sous la Restauration, un peu plus du double sous la monarchie de Juillet). Le docteur Flaubert payait en 1820 un impôt de 1 349 francs, alors que le cens sous la Restauration était de 300 francs, ce qui faisait de lui un des 3 700 électeurs de la Seine-Inférieure, un département de près de 700 000 habitants. Il faisait même partie des citoyens éligibles, pour lesquels le cens exigé était de 1 000 francs, et dont le total dans la France de la Restauration ne s’élevait qu’à 17 300. Son cens électoral atteignait 2 145 francs en 1846, l’année de sa mort — dix fois plus que le niveau requis par la monarchie de Juillet. Ces chiffres classent les Flaubert par la fortune dans la haute société rouennaise. Achille-Cléophas laissait alors une succession d’environ 800 000 francs, composée surtout, outre Croisset, de terres dans l’Aube (Nogent-sur-Seine) et dans le Calvados (Pont-l’Évêque)(8). Ce sera pour Gustave la source d’une assurance-vie confortable, quand il aura renoncé à poursuivre ses études.

L’aisance de ses parents n’empêche pas chez eux un certain non-conformisme. Dans une lettre à sa maîtresse Louise Colet, en 1846, quelques mois après la mort de son père, Flaubert narre une scène qui, pour être anecdotique, n’en illustre pas moins la liberté d’esprit de son père et, pareillement, de sa mère. Alors qu’ils étaient au Havre, Achille-Cléophas Flaubert apprit « qu’une femme qu’il avait connue dans sa jeunesse à dix-sept ans y demeurait avec son fils […]. Il eut l’idée de l’aller revoir. Cette femme d’une beauté célèbre dans son pays avait été autrefois sa maîtresse. Il ne fit pas comme beaucoup de bourgeois auraient fait, il ne s’en cacha pas. Il était trop supérieur pour cela. Il alla donc lui faire visite. Ma mère et nous trois [les enfants] nous restâmes à pied dans la rue à l’attendre, la visite dura près d’une heure. Crois-tu que ma mère en fût jalouse et qu’elle en éprouvât le moindre dépit ? Non, et pourtant elle l’aimait, elle l’a aimé autant qu’une femme a jamais pu aimer un homme, et non pas quand ils étaient jeunes, mais jusqu’au dernier jour après trente-cinq ans d’union(9). »

Anne-Justine-Caroline Fleuriot était fille d’un officier de santé (comme Charles Bovary), Jean-Baptiste Fleuriot, et de Camille Cambremer de Croixmare, d’une famille d’armateurs. Elle avait été assez tôt orpheline. Sa mère avait succombé à son accouchement et son père était mort en janvier 1803. Recueillie par le docteur Laumonier et son épouse, sa marraine, elle vivait à l’hôtel-Dieu, quand, à dix-huit ans, à la sortie de son pensionnat, elle fut demandée en mariage par le docteur Flaubert, qui en avait vingt-sept. Unis en 1812, les deux jeunes gens habitèrent d’abord la rue du Petit-Salut, où, dira Mme Flaubert à sa petite-fille, elle vécut « les meilleures années de [sa] vie ». La mort de Laumonier et son remplacement par Achille-Cléophas à son poste de chirurgien-chef leur permirent d’habiter l’hôtel-Dieu, dans l’aile qu’on appelait « le Pavillon » — aujourd’hui musée Flaubert et de la Médecine. La salle d’attente du docteur Flaubert occupait le rez-de-chaussée, jouxtant la cuisine où s’affairait Julie, la fidèle servante. Au premier étage se tenaient la chambre des parents et surtout une salle de billard, le mythique « Billard » qui servit de salle de théâtre à Gustave et à ses amis. Le second étage était réservé aux chambres des enfants. Les Flaubert en avaient eu six, mais, en un temps de forte mortalité infantile, ils en avaient perdu trois en bas âge, après la naissance de l’aîné, Achille, en 1813. Gustave, lui, naît en 1821, suivi par sa sœur Caroline, en 1824.

La différence d’âge entre Achille et Gustave, l’éloignement de l’aîné à Paris, où il partit faire ses études de médecine, ont créé une distance qui s’étendit entre les deux frères, par ailleurs de caractère très différent. C’est avec sa sœur Caroline que Gustave noua le plus de complicités. Dès l’âge de dix ans, il joue des pièces avec elle dans le Billard. Plus tard, séparé d’elle par les voyages, il multiplie dans ses lettres les appellations tendres, « mon bon rat », « joli rat », « bichet », « biquet », ma « bonne Caroline » ; elle répond qu’elle est pour la vie son « Rat doré » et qu’elle pense à lui « continuellement ». Gustave était devenu son Pygmalion, lui prêtant ses livres, lui en lisant de longs passages qui l’enchantaient, la faisaient rire, l’imprégnaient de ses goûts et de ses moqueries. Quand Caroline quittera la maison pour épouser Émile Hamard, en avril 1845, ce sera pour Gustave un crève-cœur.

La première instruction de Flaubert lui a été donnée par sa mère, comme il était courant dans les familles bourgeoises. D’esprit libre, affectueuse, discrète, un peu farouche, armée de courage, elle n’avait guère appris la piété chez les Laumonier ; elle deviendra athée après la mort de son mari et de sa fille, nous apprend son fils. Une « brave femme, de sens droit et d’esprit large », dira Gustave. Mais ce n’est pas elle, non plus que son père, qui lui donna sa passion précoce de la littérature. La première personne qui l’initia au merveilleux des contes fut Julie, la bonne. En raison d’une maladie qui l’avait maintenue au lit pendant un an, elle avait comblé son désœuvrement par des lectures, qui lui permirent d’emplir de récits et de légendes la tête du petit Gustave, qu’elle adorait. L’autre initiateur fut le père Mignot, le grand-père de son ami Ernest, domicilié en face de l’hôtel-Dieu. Parmi les lectures qu’il faisait à voix haute, Mignot lui fit aimer Don Quichotte, une des références du futur écrivain.

Ni le père ni la mère n’ont donné non plus à Gustave une éducation religieuse, au temps même de la monarchie très chrétienne restaurée. Il avait été baptisé, on n’y échappait pas, c’était un rite, mais la religion ne fut jamais au centre de sa vie. La famille Flaubert ne faisait pas exception à Rouen, ville où la bourgeoisie tournait volontiers à l’anticléricalisme, surtout sous la Restauration. Du reste, la Normandie, depuis le XVIIIe siècle, était en proie à la « déchristianisation », comme l’attestent la limitation des naissances, le respect moindre du Carême, la féminisation de la pratique. Un terroir d’où le Bon Dieu s’éclipsait(10).

Plus que l’église, c’est l’hôpital qui fut son univers d’enfant. L’écrivain qu’il deviendra a souvent évoqué son atmosphère macabre. « L’amphithéâtre de l’hôtel-Dieu, raconte-t-il à Louise Colet, donnait sur notre jardin. Que de fois, avec ma sœur, n’avons-nous pas grimpé au treillage et, suspendus entre la vigne, regardé curieusement les cadavres étalés ! Le soleil donnait dessus ; les mêmes mouches qui voltigeaient sur nous et sur les fleurs allaient s’abattre là, revenaient, bourdonnaient ! […] Je vois encore mon père levant la tête de dessus sa dissection et nous disant de nous en aller(11). »

La vie de l’hôtel-Dieu est son paysage familier. Un monde de médecins, d’infirmiers, de sœurs en cornette et surtout de malades en promenade ou allongés sur une civière, guettés par la mort. De sa chambre, il les regarde et observe leurs visages blafards collés aux vitres de la salle commune. À Louise Colet qui s’étonne de son pessimisme, il offrira cette explication lugubre : « C’est que je devine l’avenir, moi. C’est que sans cesse l’antithèse se dresse devant mes yeux. Je n’ai jamais vu un enfant sans penser qu’il deviendrait vieillard ni un berceau sans songer à une tombe. La contemplation d’une femme nue me fait rêver à son squelette(12). »

On a peut-être exagéré, et Flaubert lui-même, l’empreinte de l’environnement morbide sur sa vision du monde, sa fascination pour les opérations funèbres, son désespoir. Une autre sensibilité que la sienne eût peut-être été moins marquée. Lui, au contact dès ses premières années de la souffrance et de la misère, intériorisa très tôt la finitude de la vie. À peine né, il fut de plain-pied avec la mort.

Le Collège

À l’automne de 1831, Gustave entre en huitième au Collège royal de Rouen, d’abord comme externe puis, dès le mois de mars 1832, comme pensionnaire. La révolution de juillet 1830 avait mis fin au règne de Charles X et installé sur le trône des Tuileries Louis-Philippe d’Orléans. Le premier bâtiment du Collège royal datait du XVIe siècle ; Corneille y avait fait ses études. Sous Napoléon, il devint lycée impérial ; la Restauration le rebaptisa Collège royal, en attendant 1873, date à laquelle la République en fera le lycée Corneille. L’établissement comptait entre cinq cents et six cents élèves. Gustave y restera jusqu’à la classe terminale de philosophie.

Faire ses études dans un lycée ou un collège royal est un privilège dont ne bénéficient que deux enfants sur cent. Les études sont chères : la pension est d’environ 700 francs, alors que le salaire d’un instituteur à la même époque ne s’élève pas au-dessus de 500 francs par an(13). Le régime d’internat est sévère. Les lieux sont mal chauffés, l’hygiène laisse à désirer, la discipline est rigoureuse, le confort rudimentaire : on prend les dictées « sur ses genoux, le corps plié en deux, en tenant son cahier et son encrier d’une main, et sa plume de l’autre(14) ». Les insurrections d’élèves ne sont pas rares, comme le Collège royal de Rouen en a été le théâtre quelques mois avant l’arrivée de Flaubert. Les heures de cours sont beaucoup moins nombreuses que les heures passées à l’étude et consacrées aux devoirs écrits, que l’on exécute sous la surveillance d’un pion. La matière reine demeure le latin, auquel on s’exerce par le thème, le discours et la versification.

Dans Les Mémoires d’un fou, écrits en 1838, Flaubert a livré sur ce collège des souvenirs sinistres : « Je fus au collège dès l’âge de dix ans et j’y contractai de bonne heure une profonde aversion pour les hommes. » Pour la jeunesse en particulier : un monde de préjugés, d’égoïsme, de tyrannie des forts. « J’y fus froissé dans tous mes goûts : dans la classe pour mes idées ; aux récréations pour mes penchants de sauvagerie solitaire. » Il se dépeint enfermé dans sa solitude, « tracassé » par ses maîtres et « raillé » par ses camarades. Gustave déteste la vie réglée, qui commence au petit matin au roulement du tambour, les heures fixes scandées par la cloche : « Cette régularité, sans doute, peut convenir au plus grand nombre, mais pour le pauvre enfant qui se nourrit de poésie, de rêves et de chimères, qui pense à l’amour et à toutes les balivernes, c’est l’éveiller sans cesse de ce songe sublime, c’est ne pas lui laisser un moment de repos, c’est l’étouffer en le ramenant dans notre atmosphère de matérialisme et de bon sens, dont il a horreur et dégoût(15). »

Le trait est forcé car, s’il vit à l’écart de ses condisciples, il trouve le temps de lire et d’écrire. Les exercices scolaires ne lui sont pas tous désagréables. Il rencontre au collège au moins deux professeurs qui sauront le stimuler et qui auront une bénéfique influence sur lui. Adolphe Chéruel, ancien élève de l’École normale supérieure et agrégé d’histoire — disciple de Michelet —, futur professeur à la Sorbonne, a vivifié chez lui, à partir de la classe de quatrième, le goût de l’histoire, lui a fait lire nombre d’ouvrages, anciens et modernes, et prescrit des thèmes à développer librement par écrit. Facétieux, l’élève, dans une lettre à son ami Chevalier, traite son professeur de « couillon de première volée », mais aussi d’ « historien de premier mérite ». Il préparait alors son Histoire de Rouen sous la domination anglaise au XVe siècle, qui paraîtra en 1840.

L’autre maître influent fut pour lui Honoré Gourgaud-Dugazon, son professeur de lettres dès la cinquième. Lui aussi lui suggère des lectures — de lui peut-être vient sa découverte de Byron —, lui propose des narrations à composer ; il le suit, l’encourage, découvrant en lui un élève particulièrement doué. Dans une lettre à cet ancien professeur, du 22 janvier 1842, Gustave lui dira son impatience de le revoir : « Les heures passent vite quand nous sommes ensemble ; j’ai tant de choses à vous dire et vous m’écoutez si bien ! » C’est à un ami qu’il s’adresse, à un confident auquel il peut livrer ses incertitudes et soumettre ses essais de roman.

En rhétorique, il apprécia moins le « père Magnier », aux « fureurs comiques », selon François Bouquet, contre les accès de la fièvre romantique, quand il la décelait chez les plus ardents de ses élèves. « On venait de jouer sur la scène rouennaise, explique notre témoin, les drames de Dumas et de Hugo, et la présence de [la grande comédienne] Marie Dorval avait donné à ces représentations un éclat particulier. […] Pendant que le père Magnier tonnait du haut de sa chaire contre Richard Darlington ou Marie Tudor, les exaltés affichaient leur foi nouvelle en portant des cravates à la Antony(16). »

La scolarité de Flaubert au collège n’est ni mauvaise ni exceptionnelle. Ses bulletins semestriels le présentent comme un élève à la conduite un peu légère mais de mœurs très bonnes, remplissant bien ses devoirs religieux, et dont les progrès sont régulièrement jugés « assez satisfaisants(17) ». Peu de prix le distinguent, sauf ceux d’histoire et d’histoire naturelle. La classe l’intéresse moins que ses travaux personnels de récit historique ou de littérature, qu’il commence très tôt, avant même de maîtriser grammaire et orthographe. Cette passion d’écrire, de composer des pièces de théâtre dès son plus jeune âge, nous en trouvons la trace dans sa correspondance. Il a neuf ans, quand il écrit à son ami Ernest Chevalier : « Je t’enverrai des cahiers que j’ai commencé à écrire, et je te prirait [sic] de me les renvoyer, si tu veux écrire quelque chose dedans tu me feras beaucoup de plaisir(18). »

Ernest Chevalier, né près des Andelys, d’un an son aîné, a été le premier grand ami de Flaubert. Les deux enfants s’étaient connus avant que Gustave n’entre au collège. Les Mignot, grands-parents maternels d’Ernest, habitaient en face de l’hôtel-Dieu, et cette proximité d’habitation avait fourni l’occasion aux deux garçons de lier connaissance. « Oui, écrit Gustave à Ernest en 1830, ami depuis la naissance jusqua [sic] la mort. » Déjà à neuf ans, il a le culte de l’amitié ; il l’exprime alors sans ambages et sans orthographe : « Car une amour pour ainsi dire fraternel nous unit. Oui moi qui a du sentiment oui je ferais mille lieues si il le fallait pour aller rejoindre le meilleur de mes amis, car rien est si doux que l’amitié oh douce amitié […] sans la liaison comment vivrions-nous ? » Les deux garçons passent leurs jeudis et leurs dimanches ensemble. À Ernest, Gustave confie ses projets d’écriture, ses états d’âme, manifeste ses convictions politiques, parle de l’actualité littéraire et théâtrale. Le théâtre est la principale distraction des Rouennais, qui y sont assidus ; plusieurs salles existaient, dont la plus distinguée, réservée à la bonne société, était le Théâtre des Arts, où Flaubert fera pénétrer Emma Bovary. Le jeune Gustave était même allé à plusieurs reprises dans un théâtre parisien, à la porte Saint-Martin, quand sa famille, sur le chemin de Nogent-sur-Seine, où vivait François Parain (« l’oncle Parain »), le beau-frère d’Achille-Cléophas, passait par Paris. Il dira à Louise Colet qu’il a eu dans sa jeunesse « un goût effréné des planches ».

De bonne heure, Gustave se pique même d’avoir des avis politiques. À neuf ans, tempétueux, il célèbre les Polonais, qui ont mérité leur indépendance contre les Russes(19). À douze ans, il s’affirme résolument républicain. Quand Louis-Philippe, en septembre 1833, vient visiter avec sa famille la « ville qui vit naître Corneille », il s’émeut de tous les frais de la visite, raille la badauderie des Rouennais qui accourent et passent des heures à attendre, « et pour qui ? pour un roi ! Ah !! que le monde est bête. Moi je n’ai rien vu, ni revue, ni arrivée du roi, ni les princesses, ni les princes(20) ». En août 1835, à la suite de l’attentat de Fieschi contre Louis-Philippe, un projet de loi visant à restreindre la liberté de la presse et du théâtre, et qui sera effectivement voté en septembre, provoque l’indignation de Gustave : « Oui, cette loi passera, car les représentants du peuple ne sont autres qu’un tas immonde de vendus, leur vue c’est l’intérêt, leur penchant la bassesse, leur honneur est un orgueil stupide, leur âme un tas de boue mais un jour, jour qui arrivera avant peu, le peuple recommencera la troisième révolution, gare aux têtes de rois, gare aux ruisseaux de sang. » Toujours en ce mois d’août 1835, il commente le procès des « accusés d’avril [1834] », et fait de ceux qui avaient fomenté l’émeute du cloître Saint-Merri et de la rue Transnonain (l’épisode a été immortalisé par Daumier), Caussidière « à la figure mâle et terrible » et Lagrange, « un de ces hommes à la haute pensée », des héros du siècle.

Plus tard, les chemins des deux amis, qui avaient tant joué, ri, bavardé ensemble divergeront. Ernest deviendra magistrat, se mariera, s’embourgeoisera. Les charmes d’une amitié d’enfance promise à l’éternité se seront dissipés. « Ce brave Ernest ! écrit Flaubert à sa mère le 15 décembre 1850, le voilà donc marié, établi et toujours magistrat par-dessus le marché ! Quelle balle de bourgeois et de monsieur ! Comme il va bien plus que jamais défendre l’ordre, la famille et la propriété ! Il a du reste suivi la marche normale. » Il est loin, l’adolescent avec qui Gustave échangeait ses enthousiasmes, ses déclarations d’amitié, sa ferveur pour Victor Hugo et ses paillardises de collégien. Ernest avait troqué le « sérieux du comique » pour le « comique du sérieux » : « C’est atroce quand j’y pense ! Maintenant je suis sûr qu’il tonne là-bas contre les doctrines socialistes. Il parle de l’édifice, de la base, du timon, de l’hydre. — Magistrat, il est réactionnaire ; marié, il sera cocu ; et passant ainsi sa vie entre sa femelle, ses enfants et les turpitudes de son métier, voilà un gaillard qui aura accompli en lui toutes les conditions de l’humanité. »

Le deuxième ami que se fit le jeune Flaubert fut Alfred Le Poittevin, de cinq ans plus âgé que lui, et auquel il fut passionnément attaché jusqu’à sa mort, prématurée. Lorsqu’elle commença réellement, cette amitié, vers 1837, Alfred était parti faire son droit à Paris. Il était le fils de Paul Le Poittevin, un manufacturier en coton enrichi, et de Victoire Thurin, une amie d’enfance de Caroline Fleuriot, la mère de Flaubert. Alfred était l’aîné de trois enfants, suivi par Laure, née la même année que Gustave, et qui devait épouser Gustave de Maupassant, le père du futur écrivain. Les deux familles Le Poittevin et Flaubert étaient très liées, et Alfred participa avec Gustave et Ernest Chevalier au théâtre du Billard, où l’on représentait ses pièces à côté de celles de Gustave.

Car Alfred, épris de littérature, écrivait lui aussi — surtout de la poésie ; il lisait, enflammé, Goethe et Shakespeare, et Gustave apprit beaucoup à ses côtés. Romantique, sensible au plus haut point, l’âme tourmentée, il a inculqué à Flaubert une part de son pessimisme, de sa « désespérance », pour parler comme Musset. Un chagrin sentimental l’avait jeté dans une quête effrénée du plaisir et la fréquentation des bordels, auxquels il initia son jeune ami. Longues conversations, échanges d’idées, confidences, promenades communes, canotage sur la Seine, serments réciproques… On passe les vacances ensemble, dans la maison de campagne des Flaubert à Déville-lès-Rouen ou dans celle des Thurin, ou encore aux Andelys, chez les Chevalier. Flaubert soumet ses écrits à son ami, qui lui en impose. Quand il sera étudiant à Paris, Alfred lui conseillera les adresses des maisons closes avec force commentaires épicés(21). Flaubert sera déçu de le voir se marier, et bouleversé par sa mort, en avril 1848. Il le veillera pendant deux nuits, avant le baiser d’adieu donné dans son cercueil. Le souvenir de cet ami si cher l’accompagnera partout, à ses propres dires(22). Il confiera à l’une de ses correspondantes, Mlle Leroyer de Chantepie, qu’Alfred Le Poittevin aura été l’homme qu’il « a le plus aimé au monde » : « Je n’ai jamais connu personne (et je connais bien du monde) d’un esprit aussi transcendantal que cet ami dont je vous parle. Nous passions quelquefois six heures de suite à causer métaphysique. Nous avons été haut, quelque fois, je vous assure(23). » À Laure de Maupassant, il dira encore en 1862 la place « si grande » tenue en lui par son frère : « Ce souvenir-là ne me quitte pas. Il n’est point de jour, et j’ose dire presque point d’heure où je ne songe à lui. » Il lui confie l’« éblouissement » qu’Alfred lui causait, et va jusqu’à avouer : « J’ai eu, lorsqu’il s’est marié, un chagrin de jalousie très profond ; ç’a été une rupture, un arrachement ! […] Je me rappelle, avec délices et mélancolie tout à la fois, nos interminables conversations mêlées de bouffonneries et de métaphysique, nos lectures, nos rêves et nos aspirations si hautes ! Si je vaux quelque chose, c’est sans doute à cause de cela. J’ai conservé pour ce passé un grand respect ; nous étions très beaux ; je n’ai pas voulu déchoir(24). »

Après la mort d’Alfred Le Poittevin, Louis Bouilhet devint l’ami intime de Flaubert. Gustave l’a connu au collège, mais c’est plus tard, après le mariage d’Alfred Le Poittevin, en 1846, que tous les deux se lièrent d’amitié. Décidé à devenir médecin, Louis Bouilhet fut l’élève du docteur Flaubert, avant de renoncer au métier. Tous les deux se soutiendront l’un l’autre dans leur travail littéraire ; ensemble, ils feront des lectures, rédigeront des scénarios. Bouilhet se révélera le conseiller et le correcteur exigeant de Flaubert. Au lendemain de sa mort, en 1869, Gustave confiera à George Sand : « En perdant mon pauvre Bouilhet, j’ai perdu mon accoucheur, celui qui voyait dans ma pensée plus clairement que moi-même. Sa mort m’a laissé un vide, dont je m’aperçois, chaque jour davantage(25). »

L’ennui et la farce

De bonne heure, Flaubert est pénétré par le sens de la dérision qui lui inspira un théâtre permanent. Avec ses amis Chevalier et Le Poittevin et avec sa sœur Caroline, il créa ainsi un personnage imaginaire, le Garçon. C’était une sorte de marionnette qui, pour eux, était tout à la fois la figure du bourgeois louis-philippard et le farceur toujours prêt à ricaner sur celui-ci. Flaubert le fait vivre, hurler, rire dans sa correspondance, et chacun d’inventer les nouvelles turpitudes pour le Billard. Entre eux, les amis en parlent comme d’une personne réelle. Les Goncourt l’ont résumé :

Ce fut une plaisanterie lourde, obstinée, patiente, continue, héroïque, éternelle, comme une plaisanterie de petite ville ou d’Allemand. Le Garçon avait des gestes propres qui étaient des gestes d’automate, un rire saccadé et strident, qui n’était pas du tout un rire, une force corporelle énorme. Rien ne donne mieux l’idée de cette création étrange qui les possédait véritablement, qui les affolait, que la charge consacrée, chaque fois qu’on passait devant une (sic) cathédrale de Rouen. L’un disait aussitôt : « C’est beau, cette architecture gothique, ça élève l’âme ! » Aussitôt, celui qui faisait le Garçon, pressait son rire et ses gestes : « Oui, c’est beau… et la Saint-Barthélemy aussi ! Et l’Édit de Nantes et les dragonnades, c’est beau aussi(26) !… »

Et les Goncourt de penser que le Homais de Madame Bovary est une « figure réduite » du Garçon. Au cours de son voyage en Égypte, le Garçon entrera en concurrence avec le Sheik, création nouvelle de Flaubert et de son compagnon de route Maxime Du Camp : « Le sheik, comme l’explique Gustave à sa mère, est le vieux monsieur inepte, rentier, considéré, très établi, hors d’âge et nous faisant des questions sur notre voyage dans le goût de celles-ci : — Et dans les villes où vous passiez, y a-t-il un peu de société ? Avez-vous quelque cercle où on lise les journaux ? Le mouvement des chemins de fer se fait-il sentir un peu ? Y a-t-il quelque grande ligne ? Et les doctrines socialistes, Dieu merci, j’espère, n’ont pas encore pénétré dans ces parages(27) ? » Dans ces jeux d’enfant, perce une obsession, la haine de la bêtise, qui sera au centre même de l’œuvre future.

Un des traits du caractère de Flaubert est cet esprit facétieux qui, très tôt, vient balancer chez lui l’ennui et son regard rembruni sur le monde. De bonne heure, il perd toute illusion sur la nature humaine, non sans orgueil du reste. Dès l’âge de neuf ans, il note les sottises des adultes. À douze ans, il confie à Ernest Chevalier que, s’il n’avait pas un projet d’écriture, il serait totalement dégoûté de l’existence et qu’une balle l’ « aurait délivré de cette plaisanterie bouffonne qu’on appelle la vie ». Il y a évidemment de la pose dans ces déclarations juvéniles et romantiques, mais elles reviennent sans cesse sous sa plume. À seize ans : « J’en suis venu maintenant à regarder le monde comme un spectacle et à en rire. Que me fait à moi le monde ? » Il détecte, derrière les grands idéaux proclamés, la vanité, la mauvaise foi, le vide et la corruption. La religion ne lui est d’aucun secours : « Je ne puis croire que notre corps de boue et de merde dont les instincts sont plus bas que ceux du pourceau et du morpion renferme quelque chose de pur et d’immatériel quand tout ce qui l’entoure est si impur et si ignoble(28). » L’avenir métaphysique aussi bien que l’« avenir de la vie » lui paraissent une imposture. Alors, savoir rire de la vacuité et de l’absurde ! Du même coup, le jeune Flaubert est un plaisant compagnon, amateur de canulars, blagueur, débridé. Mais, confie-t-il à Ernest Chevalier, « je suis plus bouffon que gai ». Arrivé en classe de philosophie, il se demande ce qu’il fera à la sortie du collège ; il se résigne, ironique, à devenir comme les autres, « un honnête homme, rangé et tout le reste si tu veux, je serai comme un autre comme il faut, comme tous, un avocat, un médecin, un sous-préfet, un notaire, un avoué, un juge tel quel, une stupidité comme toutes les stupidités, un homme du monde ou de cabinet ce qui est encore plus bête […]. Eh bien j’ai choisi, je suis décidé, j’irai faire mon droit ce qui au lieu de conduire à tout ne conduit à rien. Je resterai trois ans à Paris à gagner des véroles et ensuite(29) ? » Tel se décrit Gustave, sans « conviction ni enthousiasme ni croyance ».

En attendant, il lui faut passer son baccalauréat. Or voici qu’en cette dernière année de collège, il s’en fait exclure. L’été précédent, alors qu’il peinait sur ses vers latins, il avait confié à Ernest : « Ah nom de Dieu, quand serai-je quitte de ces bougres-là ? Heureux le jour où je foutrai le collège au diable. » Son vœu est exaucé plus tôt que prévu. Le remplacement du professeur de philosophie, M. Mallet, très apprécié, par un dénommé Bezont met le feu aux poudres dans sa classe. Le suppléant se plaint d’être interrompu par des élèves dont Gustave Flaubert fait partie. Au troisième avertissement, il inflige une punition générale, mille vers à toute la classe. « Mon intention, écrit Bezont au proviseur, le 11 décembre 1839, était aussi de profiter du premier moment de silence pour les exempter de ce pensum, mais le désordre ayant continué, j’ai dû maintenir la punition(30). » Puni avec toute sa classe par la direction du collège qui confirme le pensum, Flaubert prend l’initiative du refus général. Il s’en s’explique dans une lettre au proviseur cosignée par douze de ses condisciples, dont Louis Bouilhet et son futur beau-frère Émile Hamard : « Monsieur le Proviseur, On nous a dit que nous étions des enfants, que nous agissions en enfant ; nous allons essayer, par notre modération et notre loyauté, à vous convaincre du contraire. […](31). » C’est lui finalement, premier en composition de philosophie, qui, avec deux autres fortes têtes, se fait expulser du collège. Il se met alors à préparer l’examen tout seul, chez lui. La philo ne l’inquiète pas, ni la physique, c’est plutôt les mathématiques qu’il redoute et le grec. Chevalier, qui a son bac depuis l’année précédente, lui donne à lire ses devoirs et ses notes de cours. Il souffre de solitude, mais relève le défi, s’échine au travail du matin au soir, apprend par cœur Démosthène et deux chants de l’Iliade. Le rêveur a pris le froc du bénédictin. Ça y est : à la mi-août 1840, le voilà bachelier — son diplôme, il le partage avec seulement quatre mille garçons français de son âge (1 %). Les études de droit ou de médecine lui sont ouvertes, mais en a-t-il le goût ?