« Vous ne savez peut-être pas quel plaisir c’est : composer ! Écrire, oh ! écrire, c’est s’emparer du monde […]. C’est sentir sa pensée naître, grandir, vivre, se dresser debout sur son piédestal, et y rester toujours(32). »
Cet hymne à l’écriture, Gustave Flaubert le compose à quatorze ans, à la fin d’un conte, Un parfum à sentir ou Les Baladins, qu’il qualifie de « livre étrange, bizarre, incompréhensible ». Son exécration du monde très tôt manifestée dans ses lettres, son regard noir sur la société, la désespérance qui est le fond de son paysage mental, le jeune garçon les transcende dans la jubilation d’écrire : « Grisons-nous avec de l’encre, puisque le nectar des dieux nous manque(33). » L’étonnant est moins cette attitude, en somme assez répandue chez des adolescents sensibles, que sa durée : on la retrouve au long de sa vie. L’antithèse entre le dégoût de la vie et l’exaltation de l’écriture se structure très tôt. D’un côté, le monde qui le remplit d’ennui, la morne répétition des jours, le pitoyable spectacle des imbéciles qui jouent aux honnêtes gens, ornés de rosettes et de cravates blanches : il s’étonne que le soleil puisse encore se lever sur pareille insignifiance. Mais, par bonheur, il existe une autre vie, dont il est possible de faire son salut, la quête du « beau dans l’infini » (Les Mémoires d’un fou). Qu’on ne s’y méprenne pas : il n’écrit pas simplement pour « s’évader », tromper son ennui, fuir la désolante réalité ; il aspire à l’Absolu, qu’il écrit avec une majuscule. Il parlera à Louise Colet de son « mysticisme esthétique ». Dans ses œuvres de jeunesse, on en suit la germination.
Flaubert est un écrivain précoce — ce qui n’est pas si rare — et étonnamment abondant — ce qui l’est moins. Lui qui, par exigence envers son travail, ne publia son premier roman, Madame Bovary, qu’en 1856, à près de trente-cinq ans, il avait déjà à son actif une œuvre inédite profuse : on en mesure l’ampleur dans le gros volume de la « Bibliothèque de la Pléiade » consacré aux Œuvres de jeunesse. Il tarde un peu à apprendre à lire mais, dès l’âge de neuf ans, il envoie à Chevalier « des cahiers [qu’il a] commencé à écrire ». Bien que ses premières comédies destinées au Billard aient disparu, ce qui reste de ses créations d’enfance et de jeunesse nous révèle un apprenti écrivain dont les talents s’exercent dans tous les genres : la narration historique, la nouvelle, le discours, le théâtre, le roman… À neuf ans toujours, il s’était lancé dans des « discours politiques et constitutionnels libéraux » — au nombre de toutes les compositions perdues. Amédée Mignot, l’oncle d’Ernest Chevalier, avocat au barreau de Rouen, tombant sur les œuvrettes de Gustave, qui venait d’avoir dix ans, en avait fait autographier certaines sous le titre « Trois Pages d’un cahier d’écolier ». Il nous en reste un bref Éloge de Corneille, un exercice scolaire par lequel le jeune Rouennais se plaisait à opposer son compatriote à Racine : « Quelques-uns disputent sur ton mérite ou celui de Racine, et je réponds avec fierté : qui est celui qui a le plus de mérite de retirer les épines d’un chemin, ou de semer des fleurs après ? Eh bien ! c’est toi qui as retiré les épines, c’est-à-dire les difficultés de la versification française ! Corneille, tu as le prix. Je te salue(34) ! »
À treize ans, au collège, il crée un journal, Les Soirées d’étude, qui devait paraître « tous les dimanches ». Sous-titré Journal littéraire, il n’eut que deux numéros. À cette époque, Gustave écrit d’abondance, sans retenue, sans rature, avec vélocité — tout le contraire du futur artiste ciselant son œuvre à l’infini. Et lui qui se moquera de la gloire comme d’une catin rêve d’applaudissements : « l’Auteur ! l’Auteur ! » C’est pourquoi il prise tant le théâtre, à commencer par Shakespeare, qui stimule son apprentissage de l’anglais. En 1830, l’année de ses premières lettres connues, éclate la bataille d’Hernani : Victor Hugo est son « grand homme ». Dans le même lot d’admiration se côtoient Alexandre Dumas, dont Antony et La Tour de Nesle l’enchantent, Alfred de Vigny pour son Chatterton, Goethe et son Faust. Sa passion de l’art dramatique lui inspire son premier drame, Frédégonde, jamais retrouvé. Il s’abreuve des œuvres de Chateaubriand, mais encore, en prenant de l’âge, de celles de Montaigne et de Rabelais, pour lui les sources vives de la littérature et de l’esprit français. À dix-sept ans, il affirme n’estimer profondément « que deux hommes : Rabelais et Byron, les deux seuls qui aient écrit dans l’intention de nuire au genre humain et de lui rire à la face(35) ». L’exemplaire de son Rabelais « est tout bourré de notes et commentaires philosophiques, philologiques, bachiques, bandatiques, etc.(36) » : c’est son livre de chevet. Quant à Byron, il le découvre à quinze ans, surtout grâce à Alfred Le Poittevin. Le poète anglais, mort en 1824 à Missolonghi en combattant aux côtés des indépendantistes grecs, chanté par Goethe, Hugo, Vigny, Lamartine, était devenu le messager de l’âme romantique. Le jeune Gustave et son ami Alfred y trouvèrent la résonance grandiose de leur aptitude à désespérer.
Y va-t-il de l’air du temps ? Y va-t-il d’un tempérament singulièrement mélancolique ? Les jeunes œuvres de Flaubert sont pétries de pessimisme et d’ennui. L’enfant ou l’adolescent qu’il est fait montre d’une sensibilisation aiguë aux misères de la nature humaine, aux mensonges de la vie sociale et politique, à l’hypocrisie des notables et au néant de l’existence. Dans un texte qu’il compose à seize ans et dédie à son ami Alfred, Agonies, il enchaîne les traits du scepticisme : « La vertu c’est le masque, le vice c’est la vérité […] ; la maison de l’honnête homme c’est le masque, le lupanar c’est la vérité ; la couche nuptiale c’est le masque, l’adultère qui s’y consomme c’est la vérité ; la vie c’est le masque, la mort c’est la vérité […] (37). »
La feuille blanche et la plume sont les seules ressources d’un réenchantement possible.
Sous les auspices de Clio
Précoce aussi fut son goût pour l’histoire. Mal dégagée du genre littéraire, elle est à la mode. Augustin Thierry, auteur des Récits des temps mérovingiens, a raconté comment Les Martyrs de Chateaubriand avaient décidé de sa vocation. La sensibilité nationale avait été avivée par la Révolution et l’Empire. Michelet s’était lancé dans son immense Histoire de France, dont la publication commence en 1833. L’année suivante, Guizot, historien ministre de l’Instruction publique, institue un Comité des travaux historiques voué à mettre au jour une collection de documents inédits sur l’histoire de France ; le même, en 1835, fondait la Société de l’histoire de France, destinée à publier des archives. Les écrivains, de leur côté, demandent à la muse Clio d’inspirer leurs romans et leurs drames, tels Vigny (Cinq-Mars), Hugo (Cromwell, Hernani, Marion Delorme, Notre-Dame de Paris), Alexandre Dumas (Henri III et sa cour, La Tour de Nesle), Musset (Lorenzaccio), pour ne citer que les phares. Les petits journaux, les revues, les magazines littéraires ouvrent leurs pages aux contes historiques, en grande vogue dans les années 1830, au moment où le jeune Flaubert fait ses premières armes.
Avant même son entrée au collège, âgé de neuf ans et demi, on le voit rédiger une courte biographie de Louis XIII dédiée « À maman pour sa fête ». Ce n’est pas un cadeau ordinaire. Ces quelques feuillets étaient sans doute tirés de la Biographie universelle de Michaud, mais, si faible soit la part créative de l’enfant, ils témoignent du penchant de Gustave pour l’histoire : son texte était même complété par une chronologie, qui débutait par l’année 1614 : « Marie de Médicis fait commencer le Luxembourg et planter les Champs-Élysées. »
Lecteur des gazettes qui arrivent à l’hôtel-Dieu, il reçoit, à partir de sa classe de cinquième, on l’a dit, l’enseignement très apprécié d’Adolphe Chéruel. Il était jeune quand Gustave fit sa connaissance, mais, déjà très actif, il fondait la Revue de Rouen, entrait à l’académie de la ville, adhérait à la Société des antiquaires de Normandie, en attendant d’escalader à Paris les échelons d’une grande carrière universitaire. Chéruel n’était pas seulement un savant, c’était un pédagogue vivant, parlant sans notes, d’une voix « claire, sonore, bien timbrée », qui captivait ses élèves(38).
Sous son influence, il lira les grands chroniqueurs du Moyen Âge et de la Renaissance, Froissart, Commynes, Pierre de l’Estoile, Brantôme, et aussi les ouvrages érudits de Villemain, Fauriel, Sismondi. À la demande de son professeur, il rédige des devoirs en forme de mise au point, telles l’Influence des Arabes d’Espagne sur la civilisation du Moyen Âge ou La Lutte du Sacerdoce et de l’Empire. L’histoire est surtout pour lui une réserve inépuisable de thèmes narratifs, dont la véracité n’est pas son souci le plus pressant.
Dans ses contes historiques, Gustave s’intéresse, comme Hugo et Dumas, aux épisodes et aux personnages du passé — singulièrement le passé médiéval et les temps de la Renaissance — qui ont conservé dans les mémoires l’excitation du sang et de l’épouvante : on y meurt sous le poignard aiguisé de l’ennemi ou du traître, après une vie dominée par la cruauté, les turpitudes du sexe et les infamies de la volonté de puissance. La Dernière Scène de la mort de Marguerite de Bourgogne, la débauchée strangulée à Château-Gaillard (en 1315), est bien dans le genre : « Vingt-six ans ! et c’était la Marguerite de Bourgogne, la Marguerite aux orgies sanglantes à la tour de Nesle ; Marguerite aux nuits d’insomnie, aux rêves de sang ; Marguerite, la reine de France. » Elle n’est plus rien sous la main de son bourreau, qui l’étrangle avec ses propres cheveux : « On entendit un sourd râlement, un corps tomba par terre et la belle Marguerite était un cadavre ! »
Une autre mort historique défrayait les pages culturelles des journaux, celle du duc de Guise, depuis que Paul Delaroche avait exposé au Salon de 1834 son Assassinat du duc de Guise, qui allait devenir célèbre. Flaubert, qui venait de finir sa Frédégonde, en traita le sujet — peut-être à l’instigation de Gourgaud, son professeur de lettres. Outre la Biographie universelle de Michaud, il puisa son information dans l’Histoire de France de Louis-Pierre Anquetil, qui fut souvent une mine pour lui. Cet historien avait déjà inspiré, sur le même sujet, Chateaubriand pour son Analyse raisonnée de l’histoire de France. Flaubert emprunte aussi à l’Histoire des ducs de Bourgogne, que Prosper de Barante avait achevée en 1826. À quatorze ans, le conteur sait déjà assez bien mener un récit, comme on le constate dans Deux Mains sur une couronne, qui relate la folie de Charles VI : « Dans Paris ce jour-là tout était en émoi. La ville avait un air de fête, et la vieille façade du Louvre semblait même se dérider d’orgueil […]. Paris, c’était une mer de peuple, une ruche noirâtre d’hommes, de femmes, de mendiants et de soldats. » Charles, sur son cheval blanc, entre dans la ville aux côtés de son épouse : « La reine ! Oh ! dès qu’on la vit dans les rues, ce furent des cris d’allégresse, des trépignements de pieds, des hourras sans fin, des pluies de fleurs ; de temps en temps elle se retournait vers Charles, et ses grands yeux noirs semblaient lui dire : “Je suis heureuse”, et sa bouche qui souriait : “Je vous aime”. » Une ouverture qui rappelle celle de Dumas dans son conte La Belle Isabeau. Fêtes, embrassades, politesses, tout cela n’est qu’un leurre et se terminera dans le sang.
Le Siècle d’Or espagnol l’inspire aussi un moment. En 1836, à moins de quinze ans, il prend intérêt à Philippe II, roi d’Espagne et de Navarre, dans Un secret de Philippe le Prudent. Le face-à-face entre le roi et le Grand Inquisiteur don Olivarès est relaté dans un style maîtrisé : « C’était à qui serait le plus fin et le plus rusé, à qui servirait mieux Dieu, à qui serait le plus féroce et le plus fanatique dans son ministère. Mais il y en avait toujours un qui fléchissait devant l’autre, et c’était la Couronne s’abaissant devant l’Église. » On ne saura jamais ce qu’était le « secret » de Philippe, car la narration est restée inachevée, s’arrêtant au premier chapitre, au dix-septième feuillet. Dommage ! car, malgré quelques clichés, l’adolescent écrit déjà avec un bonheur d’expression peu courant.
En la même année 1836, il rédige une Chronique normande du Xe siècle : « Connaissez-vous la Normandie, cette vieille terre classique du Moyen Âge, où chaque champ a eu sa bataille, chaque pierre garde son nom et chaque débris un souvenir ? » C’est l’histoire de la résistance des Normands face au roi de France Louis IV qui, pour annexer leur duché, projette d’enlever et de tuer Richard, l’héritier âgé de douze ans. L’action se passe en l’an 952 à Rouen. Le roi y pénètre sous les acclamations, les vivats, les cris de joie. Mais son dessein est percé à jour par Osmond tuteur du duc. « Non, non, le peuple ne se laissera pas tromper de la sorte, il va prendre les armes. » Bientôt, les hourras de la veille sont devenus des huées, des menaces : « C’était pourtant le même peuple qui était venu l’autre jour avec des fleurs et des cris d’amour ! Maintenant il trépignait d’impatience et de rage, comme un homme en délire. Il demandait à grands cris : “Le roi ! le roi !” et ses mille bras agitaient dans l’air des piques, des haches, des hallebardes, des poignards, des lances et des poings fermés. » Louis IV se met à trembler face à cet assaut. Il attendait des renforts, son vassal Bernard les lui refuse. Il ne faut plus y songer, la Normandie restera aux Normands. Le roi rendra le jeune duc au peuple, et de nouveau les vivats retentiront.
La qualité d’écriture et de composition monte encore d’un cran lorsque Flaubert, à seize ans et demi, compose en quinze jours, et après deux mois de documentation — notamment dans les Mémoires de Philippe de Commynes et dans l’Histoire des ducs de Bourgogne —, un drame en cinq actes, Loys XI. Le personnage plaît aux romantiques ; il est fourbe, cruel, superstitieux, machiavélien, mais il a une haute idée de son royaume, de son autorité à laquelle il veut soumettre ses vassaux, à commencer par le duc de Bourgogne : « J’avais été vivement épris, écrit Flaubert dans sa présentation, de la physionomie de Louis XI, placée comme Janus entre deux moitiés de l’histoire : il en reflétait les couleurs et en indiquait les horizons. Mélange de tragique et de grotesque, de trivialité et de hauteur, cette tête-là mise en face de celle de Charles le Téméraire, était tentante, vous l’avouerez, pour une imagination de seize ans, amoureuse des sévères formes de l’histoire et du drame(39). »
« Mélange de tragique et de grotesque », on voit que Gustave a lu le manifeste retentissant dont Victor Hugo avait préfacé son Cromwell en 1827 : il n’écrit pas une tragédie, mais un « drame ». Il voue alors à Hugo une admiration enflammée. Il en parle dans sa correspondance comme du « grand auteur de Notre-Dame de Paris » : « N’est-il pas aussi grand homme que Racine, Calderon, Lope de Vega et tant d’autres admirés depuis longtemps(40) ? » Les deux dernières scènes, où l’on voit Louis XI en suppliant pathétique face à la mort, mettent vis-à-vis le roi implorant grâce et le saint homme venu le confesser et lui rappelant ses crimes. Commynes commente avec douleur : « Ah ! une tête si politique et si vaste ! » Le roi, avant de mourir, avait pris une dimension humaine dans l’aveu de sa déréliction : « Tout m’ennuie maintenant ; j’ai beau travailler, c’est en vain… Tiens, Commynes, j’ai la tête vide comme un échafaud nettoyé et balayé […]. Qu’une pareille vie est ennuyeuse, toujours calme et froide comme le sommeil d’un tombeau. » Cet ennui qu’éprouve en permanence Gustave et qui lui fait dire à Ernest Chevalier quelques mois après avoir écrit son drame : « J’ai vécu, c’est-à-dire que je me suis ennuyé. »
Féru de Moyen Âge, Flaubert a été également fasciné par l’Antiquité. À plusieurs reprises, en apôtre provocant de la décomposition, il ne craint pas de clamer sa ferveur pour Néron, « l’homme culminant du monde antique ». Dans un court texte de huit feuillets, Rome et les Césars, il brosse en 1839 l’évolution de l’Empire romain vers sa chute. Sans doute était-ce un de ses derniers devoirs de collège, mais quelle copie il a remise à son professeur ! « L’œuvre de Rome, c’était la conquête du monde. Quand le monde fut conquis, elle n’eut plus qu’à s’enivrer et à s’endormir, gorgée de sang chaud, de vin, de voluptés, elle roule sur son or, elle chancelle et elle tombe épuisée. » Dans un raccourci assez conforme à l’inspiration romantique, il brosse une histoire de l’Empire romain agonisant « dans un festin de cinq siècles ». En somme, une décadence congénitale ! On devine au long de ces pages la jubilation du jeune écrivain à retracer les hantises du sang, de la volupté et de la mort, trois mots clés associés plus tard par Barrès, qui sont déjà ceux de l’historien en herbe : « L’histoire alors, écrit-il, est une orgie sanglante(41). »
Ainsi, Gustave était placé sous la double influence de la fiction historique que le romantisme avait mise à la mode et de l’histoire « sérieuse » qui commençait alors à s’institutionnaliser et dont son professeur était un représentant plein d’avenir. Entre Alexandre Dumas, qui maquille l’histoire pour la rendre plus excitante, et les pionniers d’une histoire érudite et critique dont la voie avait été ouverte par Edward Gibbon en Grande-Bretagne à la fin du XVIIIe siècle, le jeune Flaubert a navigué dans leurs eaux mêlées.
Une anthologie du désespoir
Gustave Flaubert, dont on fera le parangon du romancier réaliste, se révèle dans ses œuvres de jeunesse l’esprit saturé de romantisme. Son goût de l’histoire, où se donnent libre cours les passions extrêmes, en est une première illustration. Le reste de ses écrits de jeunesse, contes philosophiques, contes fantastiques, saynètes, nouvelles, discours, portraits, en atteste aussi.
Triviale ou surnaturelle, la mort hante ses premières compositions. Les titres de maints ouvrages parlent d’eux-mêmes : Voyage en enfer ; La Fiancée et la Tombe ; La Grande Dame et le Joueur de vielle ou La Mère et le Cercueil ; La Dernière Heure ; Rêve d’enfer ; La Danse des morts ; Les Funérailles du docteur Mathurin… On ne peut s’empêcher de penser que l’existence de l’enfant et de l’adolescent, si familiarisée avec le spectacle du passage de vie à trépas, ait pu placer la mort au milieu de la vie et au cœur de ses ouvrages, comme elle était au cœur de l’hôtel-Dieu. Dans une nouvelle, La Peste à Florence, il évoque l’hôpital de son père en parlant de « quelque chose d’humide et de sépulcral, semblable à l’odeur d’un amphithéâtre de dissection ». Dans la nuit du 1er au 2 juin 1836 — une année décidément féconde —, il écrit une méditation en versets sur la mort, qu’il intitule La Femme du monde : « Mon nom est maudit sur la terre ; pourtant le malheur, le désespoir, l’envie qui y dominent en tyrans m’appellent souvent à leur secours. » Elle révèle son nom dans le vingt-septième et dernier verset : « J’aime encore à détailler toutes les souffrances qu’endurent ceux que je prends dans mes embrassements. / Maintenant, me reconnais-tu ? J’ai la tête de squelette, des mains de fer, et dans ces mains une faux. / On m’appelle la Mort. »
Elle habite tous ses contes comme la seule vérité tangible de l’existence. Dans Rage et impuissance, il narre l’histoire d’un enterré vivant qui, en claquant des dents, appelle Dieu à sa délivrance, un Dieu muet qu’il en vient à blasphémer, tandis qu’au-dessus de lui l’air est déchiré par les aboiements de son chien égaré. Dans La Dernière Heure, Flaubert nous relate les ultimes moments d’un jeune homme de dix-neuf ans décidé au suicide, après la mort de sa « belle petite sœur aux grands yeux bleus » et « une nuit de larmes et de sanglots, à la lueur de deux cierges mortuaires ». Une nouvelle fois s’élève sous sa plume une imprécation, une révolte, une colère contre le silence de Dieu. On pense à la révolte de Caïn, le Caïn de Byron, victime de la fatalité. La figure du poète ténébreux, désespéré, exilé maudit tombé dans la débauche à Venise, puis conspirateur avec les carbonari, mort pour la cause de l’indépendance de la Grèce fut, comme dit Musset, « le grand inspiré de la mélancolie » mais aussi son inspirateur.
La vision profondément pessimiste de l’homme et de sa destinée, le jeune écrivain l’a distillée dans la plupart de ses contes dramatiques ou fantastiques. L’ennui qu’il éprouve, c’est celui de la créature aux prises avec le vide de l’être sur terre, souffrant de son incomplétude et de sa solitude. Comme dans les romans gothiques, ses idées noires le poussent au macabre. Une femme est-elle jolie ? Il nous invite à la lucidité : « Cet ange de beauté mourra et deviendra un cadavre, c’est-à-dire une charogne qui pue, et puis un peu de poussière, le néant… De l’air fétide emprisonné dans une tombe. Il y a des gens que je vois toujours à l’état de squelette et dont le teint jaune me semble bien pétri de la terre qui va les contenir. » Il s’exprime ainsi dans une nouvelle, Quidquid volueris, qu’il sous-titre « étude psychologique » mais qui est, en fait, un de ses meilleurs contes fantastiques. Ce texte assez long, une centaine de pages, est écrit alors qu’il n’a pas encore seize ans. Histoire d’un amour impossible entre un monstre mi-homme mi-singe et une belle, qui n’est pas sans rapport avec la déception amoureuse, cette espèce de prison sentimentale qu’il connaît alors. Djalioh, le monstre, qui est muet mais qui éprouve des sentiments humains, exaspéré par son amour interdit pour Adèle, la jeune fille de la maison où il vit, finit par la violer et la tuer. L’auteur nous offre une de ces exhumations qui sont comme d’autres voyages en enfer : « [Adèle] fut enterrée, mais au bout de deux ans elle avait bien perdu de sa beauté. Car on l’exhuma pour la mettre au Père-Lachaise et elle puait si fort qu’un fossoyeur s’en trouva mal. » La bienséance fait partie des règles de la littérature classique que le collégien apprend au collège ; elle n’est plus de mise dans la poétique de la nouvelle littérature. Victor Hugo, dans la préface de Cromwell, avait forgé un néologisme, la « bégueulerie » — issu lui-même du « bégueulisme » que Stendhal avait inventé dans son Racine et Shakespeare —, pour désigner le style poudré des classiques. Flaubert a-t-il forcé la recommandation d’oser tout dire « sans pruderie » ? Il assume le mauvais goût comme il l’assumera encore, de manière plus discrète, pour ses futurs chefs-d’œuvre.
Dans son manifeste, Hugo professe la réhabilitation du corps, trop souvent oublié au nom du sublime et du bon goût. Dans les récits du jeune Flaubert, le corps des protagonistes fait l’objet de multiples variations réalistes. Un fait divers, rapporté par La Gazette des tribunaux, lui inspire sa nouvelle Passion et vertu. Une histoire d’amour désespéré qui amène l’héroïne, Mazza, à appeler Satan et la mort et qui se suicidera sans remords et sans espoir. La passion qu’elle vit la pousse à des gestes de fureur et de délire : « Mazza le mordit à la poitrine et lui enfonça ses ongles dans la gorge. » Ernest s’est séparé d’elle volontairement, mais « en pensant à elle, à ses étreintes brûlantes, à sa croupe charnue, à ses seins blancs, à ses longs cheveux noirs, il la regrettait(42) »…
Dans ses ouvrages plus autobiographiques, comme Agonies ou Les Mémoires d’un fou, l’expression de l’impossible foi en Dieu et en la vie surnaturelle est particulièrement manifeste : « J’ai cherché et je n’ai rien trouvé. » Les prêtres que ses héros rencontrent sont parfois — on songe au Moine de Lewis, qui avait fait scandale à la fin du siècle précédent — des menteurs éhontés qui prêchent la morale et fréquentent les prostituées ; ou alors de braves types terre à terre à qui l’on demande conseil mais qui ne songent qu’à leur tambouille en train de chauffer. Monde sans Dieu, sans espoir, dominé par la tyrannie, la misère, l’injustice, le tripotage, la vanité, le grouillement des courtisans autour du trône et la stupidité des honnêtes gens. Qu’en attendre ? Flaubert n’a pas dix-sept ans alors qu’il semble déjà revenu de tout : « La vie de l’homme est comme une malédiction partie de la poitrine d’un géant, et qui va se briser de rochers en rochers en mourant à chaque vibration qui retentit dans les airs(43). » Les professions de foi nihilistes surabondent dans ces pages d’adolescent qu’on pourrait dire objectivement heureux, mais dont l’esprit est pénétré par le malheur d’être. L’Histoire n’est qu’une « route de sang », écrit-il dans La Danse des morts.
Tout Flaubert est déjà dans ces ébauches : une conception des plus noires de l’homme, de la vie, du monde. Accordées à la littérature de son temps sans doute, à la poésie de Byron particulièrement, les maximes du jeune Flaubert composeraient une belle anthologie de la mélancolie. Son attitude est inspirée aussi par la révolte contre l’époque où il vit, « cette bonne civilisation, cette bonne pâte de garce qui a inventé les chemins de fer, les poisons, les clysopompes, les tartes à la crème, la royauté et la guillotine… ». Posture littéraire évidente : Gustave n’a rien du suicidaire à la Werther, mais la noirceur de son univers mental ne le quittera pas. Du haut de ses dix-sept ans, il annonce alors son programme : « Si jamais je prends une part active au monde ce sera comme penseur et comme démoralisateur(44). »
Le dieu Yuk
Démoraliser les dupes, les poseurs et les naïfs qui prêchaillent la vertu et le bonheur : dans cette tâche, le jeune Flaubert a fourbi une arme, le sens du grotesque. Victor Hugo en avait fait l’éloge dans son manifeste du drame romantique. « Il s’infiltre partout, écrivait-il, car de même que les plus vulgaires ont maintes fois leurs accès de sublime, les plus élevés paient fréquemment tribut au trivial et au ridicule(45). » Cependant, chez Hugo il s’agit d’un partage entre le sublime, représentant « l’âme épurée par la morale chrétienne », tandis que le grotesque, lui, « jouera le rôle de la bête humaine ». Pour Flaubert, le grotesque domine tout, univoque ; dans sa nouvelle Smar, il en fait un dieu : c’est le dieu Yuk.
Smar se présente comme un conte tout à la fois philosophique et fantastique qualifié de « vieux mystère », inspiré par l’Ahasvérus d’Edgar Quinet, que lui avait suggéré la légende du Juif errant. Ahasvérus était un long poème en prose, une épopée moderne — une « représentation sacrée » — traitant de la « tragédie universelle qui se joue entre Dieu, l’homme et le monde ». Longue marche, quête de l’absolu, mythologie de l’Histoire, allégories, Ahasvérus se révèle l’œuvre ambitieuse d’un visionnaire inquiet : « Une étrange maladie nous tourmente en ce moment, écrivait Quinet. Comment l’appellerais-je ? Ce n’est plus seulement la tienne, René, celle des ruines ; la nôtre est plus vive et plus cuisante. C’est le mal de l’avenir. Ce qui nous tue c’est plus que la faiblesse de notre pensée ; c’est le poids de l’avenir à supporter dans le vide du présent. » Gustave Flaubert écrit Smar en 1839, alors qu’il est en classe de rhétorique (la classe de première). Dans ce « vieux mystère », Dieu a disparu, Satan mène le bal. Smar, qui personnifie l’humanité, est transporté par le Diable dans les cieux et dans une série de pérégrinations par lesquelles il le soumet à l’épreuve. Heureux au départ, Smar découvre que « la création est méchante », la vie « pleine de douleurs » et que les mystères de l’univers sont insondables. Satan lui fait ressentir toutes les passions, toutes les misères, et le fait passer par les illuminations successives du désespoir. À la fin Satan et Smar tombent amoureux de la même femme — qui n’est autre que la Vérité. Celle-ci va-t-elle choisir l’homme ou le Diable ? Ni l’un ni l’autre : la victoire est à Yuk, le dieu du grotesque, « et le tout finit par un accouplement monstrueux ».
Le dieu Yuk rit de tout, y compris de la mort. Il interprète la conviction de Flaubert qui sera de toute sa vie : la bêtise prend sur le monde un empire absolu. Satan avait initié Smar à la misère du monde :
Quoi ! tu n’avais jamais senti tout ce qu’il y avait de faux dans la vie, d’étroit, de mesquin, de manqué dans l’existence ? la nature te paraissait belle avec ses rides et ses blessures, ses mensonges ? le monde te semblait plein d’harmonie, de vérité, de grâce, lui, avec ses cris, son sang qui coule, sa bave de fou, ses canailles pourries ?
La lucidité exige d’en rire comme Yuk, d’un rire « homérique », « inextinguible », un rire « indestructible comme le temps » — et l’on songe ici au rire « hénaurme » du Garçon qui l’a précédé. Yuk est essentiel au monde ; il pénètre les institutions, les mœurs, les croyances, les systèmes, les théories, tout ce qui vit et tout ce qui meurt.
Rien n’est épargné, pas même l’amour. Flaubert avouera à Louise Colet : « Le grotesque de l’amour m’a toujours empêché de m’y livrer(46). » Dans ses jeunes écrits, comme plus tard dans ses grands livres, la dérision et l’ironie ne perdent jamais leur droit de vengeance. Sous les attitudes nobles qu’il observe se dissimulent toujours la petitesse et la trivialité. Un de ses premiers textes s’intitule La Belle Explication de la « fameuse » constipation. On apprend dans les quelques lignes qui nous en restent que « la constipation est un resserrement du trou merdarum ». Au fond, c’est toujours aussi en enfant de l’hôtel-Dieu qu’il noircit ses pages. Dans un genre moins médical et plus sociologique, il nous peint, dans Une leçon d’histoire naturelle, un pastiche de traité de zoologie, le « genre commis » — un texte qui paraîtra dans le petit journal rouennais Le Colibri. Pareille monographie consacrée à un type social était à la mode et le sera encore plus dans les années 1840 sous le terme de « physiologie », lancé par Balzac avec sa Physiologie de l’employé. On trouvera alors en librairie ou dans la presse une Physiologie du bas-bleu, une Physiologie du barbier coiffeur ou une Physiologie de l’étudiant. Flaubert n’était pas en retard en publiant en 1837 cette physiologie, avant la lettre, du « commis ». Il s’agit d’une caricature générique qui reste d’inspiration romantique par le mépris affiché du petit-bourgeois conformiste et jobard où s’affirme l’ironie du futur auteur du Dictionnaire des idées reçues. Pour qui connaît l’œuvre de Flaubert, pointe déjà dans cette prosopographie les figures de Homais ou de Bouvard et Pécuchet. La vie du commis — qu’il faut appeler « Monsieur l’Employé » pour ne pas le fâcher — est réglée au cordeau et répétitive dans sa vacuité. Mais le commis est heureux, et Flaubert de décrire gaiement le bonheur imbécile, avec force notations pittoresques sur les vêtements du commis, son travail de rond-de-cuir, ses loisirs, ses mœurs, son langage, ses gestes. La fonction mécanise et idiotifie les êtres qui s’y réduisent.
Cette verve satirique, on la rencontre dans la plupart de ses œuvres de jeunesse. Dans Quiquid volueris, il peint ainsi Adèle, la jeune fille aimée de l’homme-singe : « Son regard était bleu et humide, son teint était pâle ; c’est une de ces pauvres filles qui ont des gastries de naissance, boivent de l’eau, tapotent sur un piano bruyant la musique de Liszt, aiment la poésie, les tristes rêveries, les amours mélancoliques et ont des maux d’estomac(47). » Sous le vaporeux et l’éthéré, la protestation vulgaire d’un appareil digestif. Son ironie ne s’exerce pas seulement à l’encontre des gens de peu, mais tout autant à l’adresse des « classes supérieures », des riches philanthropes, des petits maîtres, des prêtres, des ministres serviles et du roi lui-même. D’un notable, personnage de son conte Ivre et mort, il écrit qu’il « n’avait eu d’autre mérite que d’avoir peu de conscience, un bon tailleur, une belle chaîne à sa montre et une femme habile dont il s’était servi comme les mendiants de leurs plaies, en vivant d’un mépris qui était pour lui un revenu, une ferme, un loyer ». Tous ces importants qui prennent des airs vivent en fait masqués, singeant la vertu et la profondeur, la responsabilité et l’honnêteté dans une comédie sociale où chacun d’eux joue son rôle en bombant le torse, pompeux, solennel et décoré. II faut les occire !
Dans son Étude sur Rabelais, qu’il écrit un peu avant ses dix-sept ans, Flaubert admire la raillerie libératrice de ce grand manipulateur des mots et des êtres. Il suit le périple de Pantagruel qui visite « toutes les nations » et nulle part ne rencontre « ce qui est bon ». Ce qui s’impose alors, « c’est un éternel rire, immense, confus, un rire de géant, qui assourdit les oreilles et donne le vertige ; moines, soldats, capitaines, évêques, empereurs, papes, nobles et manants, prêtres et laïques, tous passent devant ce sarcasme colossal de Rabelais, qui les flagelle et les stigmatise, et ils ressortent de dessous sa plume tous mutilés et tous saignants ». Rabelais le « destructeur », voilà celui qu’il faut suivre. Dans ce texte, le mot « grotesque » revient à plusieurs reprises. Et si Rabelais pourfendait la société de son temps, que dirait-il aujourd’hui ? « Vous n’avez plus de christianisme. Qu’avez-vous donc ? des chemins de fer, des fabriques, des chimistes, des mathématiciens. Oui, le corps est mieux, la chair souffre moins, mais le cœur saigne toujours(48). » Scepticisme universel, ennui morne, bégaiements de la politique, si Rabelais était de retour, « son livre serait le plus terrible et le plus sublime qu’on ait fait ».
Dans cette somme d’écrits en tout genre que constituent ses œuvres de jeunesse, Flaubert est devenu l’adepte d’un culte qu’il ne reniera plus : celui du dieu Yuk. Le 8 septembre 1871, il confessera à George Sand : « L’humanité n’offre rien de nouveau. Son irrémédiable misère m’a empli d’amertume, dès ma jeunesse. » De conte en conte, tous ces chants désespérés composent la figure d’un adolescent dont les noirceurs ont été plus fortes que les rêves. Les désenchantements de l’amour ne feront qu’ajouter leurs touches sombres à sa représentation du monde et de l’existence. Au fil d’une enfance passée entre le collège où l’on meurt d’ennui et l’hôpital où l’on meurt tout court, la personnalité de Gustave s’est forgée contre les platitudes de la société louis-philipparde, les illusions de la croyance religieuse et, plus généralement, contre l’ordre établi de la bêtise universelle. Ce tempérament tôt révélé, c’est celui d’une âme sensible, blessée, mutilée dans ses rêves inaccessibles. Il ressemblerait, tel le Poète de Baudelaire, à l’albatros « exilé sur le sol au milieu des huées », s’il n’avait la ressource d’un double dictame : le rire destructeur de Rabelais et la quête du Beau par l’écriture.