Tout de même, ce jeune homme qui décline à l’envi dans ses contes cet « inconvénient d’être né », de quoi se plaint-il ? Il fait partie du lot étroit des privilégiés qui ont les moyens de suivre des études ; ses parents sont des notables qui lui assurent des lendemains confortables ; il a une sœur adorable et de bons amis avec lesquels il satisfait son amour des planches et son goût pour la farce. Il est beau, en bonne santé, il aime rire et faire rire : il ne poserait pas un peu, non, avec ce spleen quotidien dont il se délecte ? Maxime Du Camp, qui deviendra son ami à Paris, lui en fera le reproche : « Tu as auprès de toi, sous ta main, tous les éléments désirés du bonheur et tu n’es pas heureux. Cher Gustave, est-ce que tu ne t’abuses pas, est-ce que, par un travers trop commun dans le cœur humain, tu ne te forcerais pas à être malheureux afin d’avoir à te plaindre toi-même(49). »
Quoi qu’il en soit, les deux ouvrages autobiographiques que Flaubert écrit, l’un en 1838, Les Mémoires d’un fou, l’autre en 1841-1842, Novembre, sont encore des gravures noires. Cette fois, il s’agit d’amour — et l’expérience amoureuse de Gustave entre quatorze et dix-huit ans, si elle a tenu du sortilège, elle ne l’a pas délivré de la mélancolie, au contraire !
Le fou d’Élisa
Flaubert, si on l’en croit, a connu l’unique amour de sa vie dans sa quinzième année, sur une plage de Normandie. Ainsi dit, la chose paraît bête. Est-il possible qu’un amour d’adolescent puisse exercer à l’infini la tyrannie de ses blessures ? N’en être jamais guéri ? Ne voir le seul amour possible que dans cet amour impossible ? C’est pourtant cette jolie fable qui, à la suite d’Émile Gérard-Gailly, a été transmise par nombre de flaubertistes.
L’habitude avait été prise par sa famille de se rendre, au moins un été sur deux, à Trouville, de s’y retrouver avec notamment François Parain, le beau-frère d’Achille-Cléophas, très aimé par Gustave, et d’autres membres de la parentèle. Mme Flaubert avait des biens dans la région de Pont-l’Évêque, à moins de dix kilomètres de la mer. À Trouville, les Flaubert descendaient à L’Agneau d’Or, l’unique auberge, « chez la mère David », comme il sera précisé dans Un cœur simple. Aux baignades du matin succédaient des promenades « avec l’âne » l’après-midi dans les terrains vallonnés, puis l’attente sur le quai du retour des pêcheurs, dont les barques « glissaient dans le tapotement des vagues, jusqu’au milieu du port, où l’ancre tout à coup tombait ».
Un matin de l’été 1836, Gustave comme il en a l’habitude se promène seul sur la longue plage découverte par la marée basse. Soudain, il aperçoit un paletot rouge rayé de noir abandonné sur le sable. « La marée montait, écrit-il dans Les Mémoires d’un fou, le rivage était festonné d’écume ; déjà un flot plus fort avait mouillé les franges de soie de ce manteau. Je l’ôtai pour le placer plus loin ; l’étoffe en était moelleuse et légère, c’était un manteau de femme. » Plus tard, à l’auberge, à l’heure du déjeuner, on l’interpelle pour le remercier de sa « galanterie ».
Cette scène augurale est bien connue, mais elle a tant compté dans la vie et l’œuvre de l’écrivain qu’elle vaut de lui laisser le soin de la narrer :
Je me retournai ; c’était une jeune femme assise avec son mari à la table voisine.
— Quoi donc ? lui demandai-je, préoccupé.
— D’avoir ramassé mon manteau ; n’est-ce pas vous ?
— Oui, Madame, repris-je embarrassé.
Elle me regarda.
Je baissai les yeux et rougis. Quel regard, en effet ! comme elle était belle, cette femme ! je vois encore cette prunelle ardente sous un sourcil noir se fixer sur moi comme un soleil. Elle était grande, brune avec de magnifiques cheveux noirs qui lui tombaient en tresses sur les épaules ; son nez était grec, ses yeux brûlants, ses sourcils hauts et admirablement arqués, sa peau était ardente et comme veloutée avec de l’or ; elle était mince et fine, on voyait des veines d’azur serpenter sur cette gorge brune et pourprée […].
Trente ans plus tard, dans L’Éducation sentimentale, Frédéric Moreau rencontrera une femme aux bandeaux noirs, aux grands sourcils, à la splendide peau brune : « Ce fut comme une apparition. » Sur le pont d’un bateau allant de Paris à Nogent-sur-Seine, elle était assise avec un « long châle à bandes violettes » placé dans son dos, sur le bordage. « Mais, entraîné par les franges, il glissait peu à peu, il allait tomber dans l’eau ; Frédéric fit un bond et le rattrapa. Elle lui dit : — Je vous remercie, Monsieur. »
La description du coup de foudre dans Les Mémoires d’un fou est peut-être plus naïve, mais on en retrouvera la même teneur dans le grand roman de 1869. Chaque matin, le narrateur revient sur la plage pour s’exalter à la vue de cette femme sortant du bain, frôler son corps « à moitié nu » portant le « parfum de la vague ». Son cœur bat avec violence : « J’étais immobile de stupeur, comme si la Vénus fût descendue de son piédestal et s’était mise à marcher. C’est que, pour la première fois alors, je sentais mon cœur, je sentais quelque chose de mystique, d’étrange comme un sens nouveau. J’étais baigné de sentiments infinis, tendres ; j’étais bercé d’images vaporeuses, vagues ; j’étais plus grand et plus fier tout à la fois. » Flaubert écarte toute idée de volupté : c’était « une sensation toute mystique [le mot est répété] en quelque sorte ».
Gustave rencontre pour la première fois ce qu’il avait rêvé aux heures d’ennui du collège : une femme qui vous subjugue par sa beauté, qu’on voudrait tenir indéfiniment dans ses bras, combler d’amour, couvrir de baisers, dont on voudrait devenir inséparable. Le « grand vol nuptial ». L’extase.
Cette femme, qu’il prénomme Maria dans ses Mémoires, s’appelait Élisa Foucault, épouse Schlésinger. Elle avait une petite fille, qu’elle allaitait elle-même, ce qui permit à Gustave de découvrir le sein nu d’une femme, « cette gorge palpitante » dont il gardera à jamais le souvenir. Rapidement, le jeune garçon sympathise avec le mari, ses allures de bon garçon, de bon vivant qui amuse la galerie, quelqu’un « entre l’artiste et le commis voyageur ». Il entre ainsi sans peine dans la familiarité du couple. Ensemble, on fait des promenades à cheval, on parle de littérature, tandis qu’il se plaît à se découvrir des goûts communs avec Élisa. Un jour, Maurice, l’époux, invite Gustave à se joindre à eux dans une virée en barque. Ce sont de nouveaux émois pour lui, tout près d’elle : « J’étais enivré d’amour. »
« Monsieur Maurice », comme Flaubert l’appelle, était un plaisant personnage, haut en couleur et déboutonné. Un peu moins de quarante ans, portant la moustache conquérante, avantageux de sa personne, péremptoire dans ses jugements variables, source jaillissante d’éloquence, malin dans son commerce, où il était passé maître dans l’art de circonvenir ses clients, prodigue en manigances, carotteur, habitué des tribunaux, avec cela jovial, rigoleur, vainqueur-né des femmes, il s’était construit une réputation à Paris d’éditeur de musique à succès. Maxime Du Camp le dépeint comme « un brasseur d’affaires qui avait les mains dans vingt opérations à la fois, dirigeant à Paris une importante maison de commerce, flairant les truffes de loin, et abandonnant sa femme pour courir après le premier cotillon qui tournait au coin des rues, passé maître en fait de réclames, jetant les pièces d’or par les fenêtres et se baissant pour ramasser un sou(50) ». On aura reconnu bien des traits que Flaubert prêtera à Jacques Arnoux, éditeur de L’Art industriel, dans son Éducation sentimentale.
Schlésinger devait à ses origines prussiennes (il avait déjà eu pignon sur rue à Berlin) ses relations avec un certain nombre de musiciens germaniques comme Meyerbeer et, par celui-ci, Wagner ; mais, dans son magasin de la rue Richelieu, il recevait aussi bien le Polonais Panofka, le Hongrois Liszt, tout comme les Français Ludovic Halévy et Hector Berlioz. Schlésinger paie mal ou pas du tout, mais les musiciens acceptent de se laisser filouter car c’est par lui qu’ils peuvent être connus à Paris. En 1834, il avait lancé une Gazette musicale de Paris, annexé en un an sa rivale et devancière Revue musicale, et dirigeait ainsi la Gazette et revue musicale de Paris où collaboraient, ou collaboreront, des écrivains tels que Eugène Scribe, Jules Janin, George Sand, Alexandre Dumas et Balzac. C’était du reste Alexandre Dumas, habitué de Touques, qui lui avait vanté les charmes de Trouville, où Maurice était arrivé en chaise-poste avec sa femme. Le jeune Flaubert, tombé amoureux d’Élisa, était tout autant fasciné peut-être par cette espèce d’« illustre Gaudissart » qui connaissait si bien les littérateurs et les artistes.
Élisa avait vingt-six ans, et sa personnalité contrastait du tout au tout avec celle de son sauteur de mari. Cette catholique fervente en imposait par sa beauté majestueuse et par une attitude de réserve qui la parait de mystère. Quand Gustave fait sa connaissance à Trouville, la vérité est qu’elle est non pas Mme Schlésinger mais Mme Judée. Les travaux d’Émile Gérard-Gailly ont eu le mérite de mettre au jour qu’en 1836, au moment de l’éblouissante rencontre(51), Élisa était encore l’épouse légitime d’un lieutenant du train des équipages, Émile-Jacques Judée, avec lequel elle s’était mariée à Vernon le 23 novembre 1829. L’idylle conjugale est brève : dès l’année suivante Judée, qui n’est encore que sous-lieutenant, quitte la France pour l’Algérie, d’où il ne revient qu’en novembre 1835. À ce moment-là, Élisa Foucault, épouse Judée, vit maritalement avec Maurice Schlésinger, dont elle est enceinte de six mois. Que fait Judée ? Demande-t-il en soldat qui a de l’honneur réparation à Schlésinger ? Point. Il accepte le fait accompli, n’en dit rien à personne, jusqu’à sa mort en 1839.
Cette histoire peut trouver une explication logique. Un jeune marié qui songe à sa carrière, qui décide de partir pour l’Algérie, où les combats de la conquête lui fourniront de l’avancement, et une jeune épouse délaissée tombée dans les bras d’un homme de passage qui lui en impose par sa faconde, ses airs parisiens, et son évident émerveillement devant sa beauté. De retour à Vernon, Judée, qui s’est privé de la présence d’Élisa pendant cinq ans, accepte la séparation — sinon le divorce, qui n’existe plus — moyennant, on le suppose, une prime de l’amoureux concubin. Sur ce point, René Dumesnil est catégorique : « Élisa fut l’objet d’un marché ; elle fut vendue(52). »
Cette chronique d’un mariage raté est pourtant inacceptable aux yeux de Gérard-Gailly et de ceux qui l’ont suivi. Primo, la piété religieuse d’Élisa rend « impossible » ce qui serait de sa part un péché d’adultère aggravé par la mise au monde d’un enfant naturel. C’est pourtant ce qui s’est produit, oui, mais avec des circonstances atténuantes. Car, secundo, comment se fait-il que le fier tourlourou se maintient dans une passivité incompatible avec son honneur de mari et de soldat ? Sur cette double question, les flaubertistes qui ont accepté la thèse de Gérard-Gailly ont décrété, à la suite de celui-ci, que Judée avait commis, au lendemain de son mariage, « une faute lourde, une faute compromettant sa carrière et qui rejaillissait sur sa femme et sur sa belle-famille » — c’est presque mot pour mot ce qu’explique Dumesnil en suivant Gérard-Gailly. Quelle faute ? Personne ne le sait. Et en quoi le fait de la part de Schlésinger de reprendre sa femme à Judée et de lui faire un enfant sauve-t-il l’« honneur » d’Élisa et de ses parents ? L’« honneur » n’était-il pas d’attendre sagement le retour de son époux ? Quant à la vertu d’Élisa, sa réputation ne repose que sur des on-dit. La femme la plus pieuse, abandonnée par son mari pendant des années, il n’est pas inimaginable de la voir succomber au charme d’un galant homme qui se présente, qui la couvre de cadeaux, qui lui déclare un amour indestructible et autres serments enjôleurs. Tout se passe comme si, aux yeux des inventeurs du « grand amour », Élisa devait être élevée au-dessus de tout soupçon, respectée comme une victime, au prix d’hypothèses rien moins que fondées, parce que l’on a décidé qu’elle a été et resterait le seul amour de Flaubert, le beau, le grand, l’unique amour dont l’objet ne pouvait être qu’une femme « pure », insoupçonnable, hors du commun. Une icône.
Lorsqu’elle accoucha, Élisa dut cacher son nom à l’état civil, qui ne lui reconnaissait pour époux et donc comme père de son enfant que Judée. L’acte de naissance de sa fille fut ainsi libellé : « Marie-Adèle-Julie-Monina Schlésinger, fille de Maurice-Adolphe Schlésinger et de mère non dénommée, née le 19 avril 1836, à Paris, rue de Richelieu, no 97. » Élisa était dessaisie légalement de sa fille. En même temps, elle vivait sous la protection du volage « Monsieur Maurice ». Tout semblait laisser croire qu’elle ne l’avait jamais aimé, qu’elle n’ignorait rien de ses fredaines, mais elle lui était reconnaissante de garder le secret de leur union illégitime et d’être présentée par lui comme son épouse légale.
Telle était la situation du couple quand Gustave Flaubert se lie d’amitié avec « M. et Mme Schlésinger ». C’est seulement en 1839, à la mort de Judée, qu’Élisa, devenue veuve, put régulariser son union en se mariant incognito avec Schlésinger, après que celui-ci, juif de naissance, se fut converti au catholicisme. Ils auront un second enfant, Adolphe, en janvier 1842.
Pour l’heure, en cet été de 1836, Gustave passe auprès de ses nouveaux amis quelques semaines de joie pure, dans le sillage de la femme éblouissante, vouant à celle-ci cet amour affranchi, à l’entendre, de toute excitation érotique — ce qui est en contradiction avec certaines autres de ses affirmations. Les Schlésinger avaient un terre-neuve, appelé Nero, et comme la jeune femme avait l’habitude de caresser son chien, l’adolescent transféra sur lui l’affection qu’il éprouvait pour sa maîtresse : « À quinze ans j’ai souhaité être un certain chien de Terre-Neuve que baisait entre les deux oreilles une dame de ma connaissance. Je ne sais dans quel charnier pourrit le crâne de ce toutou. Mais j’y ai placé dessus, jadis, des concupiscences profondes, et telles qu’un diadème d’empereur n’en a peut-être pas causé de plus ardentes(53). » Parfois, l’ami de Schlésinger, Panofka, qui était venu le rejoindre à Trouville, enchantait les soirées de son violon, et laissait Gustave alangui. Il y eut aussi des fêtes et des bals, où le jeune homme ne perdait pas des yeux celle qui se mouvait parmi les invités et qu’il aurait voulu garder toujours auprès de lui.
Hélas ! « Il fallut partir ; nous nous séparâmes sans pouvoir lui dire adieu. Elle quitta les bains le même jour que nous. C’était un dimanche. Elle partit le matin, nous le soir ; elle partit, et je ne la revis plus. » L’apparition dissipée, Gustave éprouve dans son cœur le « chaos », mais reste habité par l’image obsédante d’Élisa.
Je ne suis qu’un chien blessé
Dont la plainte est si peu forte
Qu’au soir derrière la porte
Sans penser on l’a laissé
Rentré à Rouen, tout lui paraît « désert et lugubre ». Il revint d’autres étés à Trouville, la chercha, en proie au désir porté à l’extrême de la revoir, mais elle avait disparu, à tout jamais, croit-il. Il pousse alors ce cri d’adieu et de désespoir dans Les Mémoires d’un fou :
En moi, sais-tu que je n’ai pas passé une nuit, pas un jour, pas une heure, sans penser à toi, sans te revoir sortant de dessous la vague, avec tes cheveux noirs sur tes épaules, ta peau brune avec ses perles d’eau salée, tes vêtements ruisselants et ton pied blanc aux ongles roses qui s’enfonçait dans le sable, et que cette vision est toujours présente, et que cela murmure toujours à mon cœur ? Oh ! non, tout est vide.
Comme à son habitude, Flaubert, dans ce récit, tente bien de tourner le souvenir de la « chose sublime » en dérision. La bouffonnerie de l’amour ! Les promenades au clair de lune, les soupirs, les déclarations : « Je croyais qu’une femme était un ange… Oh ! que Molière a eu raison de la comparer à un potage ! » Mais toute la tonalité de ces Mémoires d’un fou est celle d’un chant élégiaque, pénétré d’une « vague tristesse, quelque chose d’indéfinissable et de rêveur, comme des vibrations mourantes ».
L’histoire d’Élisa ne s’arrête pas là. Gustave la reverra, quand il sera étudiant à Paris, entre 1840 et 1843. Il était devenu un homme, et un homme séduisant, d’une « héroïque beauté » selon Maxime Du Camp. Lui-même, à Louise Colet : « De dix-sept à dix-neuf ans, j’étais splendide […], et assez pour attirer les yeux d’une salle de spectacle entière, comme cela m’est arrivé à Rouen à la première représentation de Ruy Blas. » Mme Schlésinger, malheureuse en ménage, a pu être charmée et sensible à une déclaration de l’étudiant. Sa fréquentation assidue des Schlésinger, sa présence régulière à leurs mercredis, l’anonymat de la grande ville elle-même ménageaient un rapprochement moins compromettant qu’à Trouville. Flaubert est-il resté un amoureux silencieux ? Du Camp, qui n’a eu de son ami qu’une partie de ses confidences, le croit : « Il les retrouva plus tard à Paris, persista à admirer le mari, persista à regarder la femme et persista à se taire(54). » Les deux romans qui portent le même nom, L’Éducation sentimentale, écrits à plus de vingt ans d’écart, et où l’on retrouve une héroïne inspirée par Élisa, n’ont pas la même conclusion. Dans le premier, Henry et Émilie deviennent amants, alors que, dans le second, Frédéric Moreau et Mme Arnoux restent dans l’interdiction : scrupule moral, frein religieux, rendez-vous manqué. Sur ce dénouement, les spécialistes de Flaubert se sont partagés. Émile Gérard-Gailly et René Dumesnil jugent plus conforme à la vérité la seconde Éducation, tandis que Jean Pommier, Claude Digeon et Jean Bruneau concluent à l’inverse que Gustave et Élisa devinrent amants. Ces derniers allèguent une lettre de Du Camp à Flaubert du 24 juin 1844 (« Tu as aimé une fois, la seconde fois, et cela arrivera, tu te grandiras de façon inouïe […] ») et une lettre de Flaubert à Louise Colet du 8 octobre 1846 (« Je n’ai eu qu’une passion véritable […])(55). Outre que l’on a vu Du Camp écrire dans ses Souvenirs que Flaubert à Paris continua à se taire, les deux lettres en question ne sont pas probantes, le mystère demeure. Mais l’important est ailleurs. Consommé ou non, ce premier amour, ce « grand amour » de Flaubert est resté en lui si profondément chevillé qu’il inspirera le chef-d’œuvre de 1869 et cette scène ultime où Mme Arnoux, vieillissante, est venue lui faire ses adieux :
Frédéric soupçonna Mme Arnoux d’être venue pour s’offrir ; et il était repris par une convoitise plus forte que jamais, furieuse, enragée. Cependant, il sentait quelque chose d’inexprimable, une répulsion, et comme l’effroi d’un inceste. Une crainte l’arrêta, celle d’en avoir dégoût plus tard.
Si la destinée romanesque d’Élisa n’est pas discutable, il est légitime de se demander ce que fut le rapport entre la création littéraire et la réalité vécue. Un flaubertiste comme Jacques-Louis Douchin a remis en doute l’histoire du « grand amour »(56). Déjà, le lecteur des Mémoires d’un fou peut noter la contradiction : alors que le récit narre d’abord un coup de foudre, l’auteur laisse échapper in fine l’aveu selon lequel les illuminations de l’amour ne lui sont venues qu’après coup, une fois Maria-Élisa éloignée. Et Jacques-Louis Douchin pointe opportunément que cet amoureux fou d’Élisa, qui parle de tout à ses amis dans ses lettres, n’a jamais un mot sur elle. Pourquoi, devenu étudiant à Paris en 1841, attend-il près de deux ans pour la retrouver ? Une passion bien tranquille ! Lecteur admiratif des Souffrances du jeune Werther, l’adolescent n’avait-il pas rêvé d’aimer une Charlotte à « en perdre la raison » ? N’est-ce pas l’amour de l’amour, plus que l’amour de Mme Schlésinger, qui l’a motivé à construire la légende d’un amour romantique — c’est-à-dire un amour impossible, mais combien poétique, qu’il saura merveilleusement exploiter dans ses œuvres romanesques, jusque dans son chef-d’œuvre de 1869 ? Déjà, dans son livre sur Flaubert de 1909, René Descharmes doutait de cet amour fou : « Il retrouvait en lui les sentiments décrits dans les livres […]. Il s’était peut-être efforcé de les éprouver, pour modeler sa passion sur celle des héros de Byron, de Goethe ou de Chateaubriand, se donner l’illusion qu’il partageait leur état d’âme, et qu’il subissait, comme eux, l’amour sous la forme la plus complète. »
Quoi qu’il en soit, ce mélange de souvenir embelli et de mimétisme romantique est resté, pour Flaubert, une source d’inspiration. La poésie y trouvera son compte dans cette œuvre par ailleurs si ironique qu’est L’Éducation sentimentale.
Éducation sexuelle
Élisa disparue, Flaubert nous entretient dans ses Mémoires d’un fou des jeux amoureux qu’il eut avec une jeune Anglaise, Caroline-Anne Heuland, une camarade de pension de Caroline Flaubert. Jacques-Louis Douchin note que les pages des Mémoires d’un fou qui lui sont consacrées paraissent d’une authenticité autrement crédible que les passages du « grand amour » : « Un jour elle se coucha sur mon canapé dans une position très équivoque ; j’étais assis près d’elle sans rien dire. » Une autre fois, elle le hèle de sa fenêtre, le fait monter chez elle alors que sa mère est en voyage. Résumé : « Elle était seule, elle se jeta dans mes bras et m’embrassa avec effusion ; ce fut la dernière fois, car depuis elle se maria. » Bref épisode sans lendemain : « Le regard de Maria fit évanouir le souvenir de cette pâle enfant. »
Toujours collégien, c’est la vanité, nous dit-il, qui le pousse à perdre sa virginité : « On me raillait de ma chasteté, j’en rougissais, elle me faisait honte, elle me pesait comme si elle eût été de la corruption. » Le récit des Mémoires est discret, qui ne parle que des remords ressentis après le rite de passage : « Une femme se présenta à moi, je la pris ; et je sortis de ses bras plein de dégoût et d’amertume […] comme si l’amour de Maria eût été une religion que j’eusse profanée. » Nous en savons un peu plus grâce aux frères Goncourt, que Flaubert s’habitua à visiter plus tard, au cours de ses séjours à Paris, et qui étaient ses confidents. À la date du 20 février 1860, on peut lire dans leur Journal qu’il « avait perdu son pucelage avec la femme de chambre de sa mère ». Toujours fin limier, Jacques-Louis Douchin se demande qui est cette femme de chambre dont il n’est question nulle part ailleurs. Flaubert éprouvait-il de la vergogne à avouer que l’initiatrice était une professionnelle d’une maison close de Rouen ? Le « dégoût » ou, à tout le moins, la déception reste probable, si l’on suit la confidence de Flaubert à Chevalier : « J’ai été au bordel pour m’y divertir et je m’y suis embêté(57). »
Dans Novembre, le roman qu’il écrit en 1842, il narre en lettres de feu son attente. Il prend plaisir à frôler des prostituées, à fréquenter leurs rues habituelles, à leur parler parfois, mais sans aller plus avant. Il s’abandonne à des rêves de luxure et s’abîme dans un « découragement sans fond ». Poussé par la violence du désir, pris du besoin d’aimer, fasciné par l’« adultère », il s’attriste de ne pouvoir prendre aucune femme dans ses bras. En pages brûlantes, il décrit ce désir qui sort de « tous ses pores », il dévisage les femmes qu’il rencontre, se pénètre de leur odeur. « Elles avaient beau être vêtues, je les décorais sur-le-champ d’une nudité magnifique. » Dans sa notice de présentation de Novembre, Claudine Gothot-Mersch remarque : « Ce qui est saisissant, c’est la façon dont ce garçon de vingt ans réussit à analyser l’éveil de la sexualité dans l’adolescent qu’il cesse à peine d’être(58). »
Dans son Cahier intime, une allusion à la rue de la Cigogne, où se tenait une maison de filles à Rouen, suggère que le bachelier de l’année l’avait fréquentée. Mais c’est sans doute à la fin d’octobre 1840, à Marseille, que Gustave connut enfin la volupté dont il avait tant rêvé.
En effet, Achille-Cléophas Flaubert, qui n’avait sans doute pas apprécié que son rejeton fût banni de son collège, se montra si content de son succès au bac qu’il lui offrit un grand voyage dans le midi de la France et en Corse, lequel dura du 22 août au 1er novembre 1840. Le chirurgien, qui s’endormait parfois quand Gustave lui lisait quelques morceaux de sa prose, n’était pas pour autant un béotien rivé à sa spécialité. Alors qu’il est en congé à Nogent-sur-Seine, il écrit au fiston, une semaine après son départ : « Je vois avec plaisir que la diligence ne t’a pas fatigué et que tu es vif de corps ; fais en sorte que cela continue et que ton esprit se conserve toujours gai et ton cœur bon comme nous le connaissons. Profite de ton voyage et souviens-toi de ton ami Montaigne qui veut que l’on voyage pour rapporter principalement les humeurs des nations et leurs façons, et pour “frotter et limer notre cervelle contre celle d’aultruy”. Vois, observe et prends des notes ; ne voyage pas en épicier ni en commis-voyageur. »
Le conseil était superflu, sans doute, mais on voit que ce père, un peu lointain, n’était pas étranger à l’éducation de Gustave et à ses exigences intellectuelles. Ce qui est frappant aussi, dans la correspondance qui s’échange au cours de ce voyage entre Flaubert et les siens, c’est la douce affection qui règne entre eux. Les mots tendres de sa mère, les attendrissements rieurs de sa sœur « Caro », les messages eux-mêmes du voyageur démontrent à quel point Gustave est un fils et un frère profondément aimé — ce que ne font guère imaginer ses récits autobiographiques. Avant les grands deuils qui l’affligeront, le jeune Flaubert semble avoir tout pour être heureux, comme le lui a dit Du Camp. Il ne l’est point, nous le savons, mais donne le change par ses bouffonneries, ses imitations, ses galéjades. C’est ainsi que veut le voir sa sœur, qui lui écrit qu’à Nogent on regrette le gros diseur de bêtises, ses « facéties », que certains trouvent « assommantes », mais elle s’empresse d’ajouter : « Pour moi je n’en aurai jamais assez et tu peux être sûr que lorsque tu reviendras je rirai de même, comme une bête, à tout ce que tu diras(59). »
Pour entreprendre ce voyage, Flaubert n’est pas seul. Son guide, le docteur Cloquet, est un ancien élève du docteur Flaubert, professeur de clinique chirurgicale à Paris. Il avait déjà, quelques années plus tôt, emmené le fils aîné des Flaubert, Achille, dans une expédition en Écosse. Le mentor était lui-même accompagné de sa sœur Lise et d’un ami, prêtre italien, l’abbé Stefani. Outre les quelques lettres du touriste qui ont été sauvées, nous disposons du récit de voyage écrit par Gustave, commencé à Bordeaux et achevé à son retour à Rouen : Pyrénées-Corse 22 août-1er novembre 1840. D’autres allusions à son voyage sont écrites dans son Cahier intime de 1840-1841.
Le chemin de fer en France n’en est qu’à ses débuts ; il se développera sous le Second Empire. Les voyageurs sont partis en diligence pour Bordeaux, en passant par Tours et Angoulême. « Bordeaux ressemble à Rouen par ses côtés bêtes et bourgeois », écrit-il à son « bon rat ». La Garonne a des eaux bourbeuses, la manufacture de porcelaines exploite des enfants et des jeunes filles entassés sous des vitres, et les tombes du cimetière sont « plus bêtes que les vivants trépassés ». Au fond, ce qu’il a le plus apprécié dans la capitale girondine, c’est d’avoir eu accès, à la bibliothèque municipale, au manuscrit de Montaigne — l’« exemplaire de Bordeaux » des Essais —, qu’il touche avec « autant de vénération qu’une relique ».
Après Bordeaux, Bayonne qu’il « adore », et l’Adour au soleil couchant. Il veut voir Biarritz qu’on lui a vanté. L’étape est endeuillée quand ils découvrent sur la plage un baigneur qui appelle au secours pour deux hommes qui se noient. Aussitôt, Gustave hôte son habit, déboutonne ses bottines avec l’aide de la mère vêtue de noir et gémissante, et, comblé de ses bénédictions, s’enfonce dans l’eau en pantalon et nage du plus vite qu’il peut vers l’endroit qu’on lui a indiqué. Gustave est un excellent nageur, il se baigne tous les jours, mais les rouleaux sont plus forts et toute son énergie se révèle vaine. On ramènera plus tard les deux corps, au désespoir de la femme en noir. On entoure Flaubert, on lui prête un pantalon de paysan, et on l’oublie au bout de dix minutes. « Comme je le méritais », ajoute-t-il avec modestie(60).
De Bayonne, les voyageurs font un tour en Espagne, par la Bidassoa qui les conduit à Fontarabie puis ils remontent à Irun. La suite de l’itinéraire les emmène à Pau, à Cauterets avec une excursion au lac de Gaube, une autre à Gavarnie — ce qu’il a vu « de plus beau » dans les Pyrénées. Il se chamaille un peu avec le docteur Cloquet adepte du Guide du voyageur : « Est-ce ma faute si ce qu’on appelle l’intéressant m’ennuie et si le très curieux m’embête(61). » Mais le quatuor s’entend plutôt bien. C’est un voyage confortable, bourgeois, rien du routard ; on dort dans de bonnes auberges ; on dîne souvent chez des amis du docteur Cloquet, qui régalent les visiteurs. Et voici Bagnères-de-Bigorre, Saint-Bertrand-de-Comminges, Bagnères-de-Luchon. En route pour Toulouse ! Là, on s’embarque sur le canal du Midi, on passe par Castelnaudary, Carcassonne, où l’on fait étape, Narbonne, Nîmes, le pont du Gard et Arles. « Tu ne peux pas te figurer ce que c’est que les monuments romains, ma chère Caroline, et le plaisir que m’a procuré la vue des Arènes. » Il s’enchante de plus en plus de ce voyage, qui conduit la petite troupe à Marseille le 27 septembre. Deux jours plus tard, direction Toulon, et de là embarquement pour la Corse !
La Méditerranée transporte Gustave de joie, le ciel d’azur, les eaux limpides de la mer, la chaleur de l’air, la gentillesse des gens : « J’aime bien la Méditerranée, elle a quelque chose de grave et de tendre qui fait penser à la Grèce, quelque chose d’immense et de voluptueux qui fait penser à l’Orient(62). » En fait de beauté, il n’avait encore rien vu ! La Corse allait se découvrir à lui comme la Vénus anadyomène sortie des eaux transparentes de l’Égée. Flaubert est ébloui. Débarqués à Ajaccio, les voyageurs sont reçus par le préfet Jourdan, qui administre le département, qu’il connaît comme sa poche, depuis dix ans. Il leur donne mille conseils, révise leurs préjugés et leur offre un avant-goût de l’hospitalité qu’ils vont apprécier tout au long de leur traversée de l’île. Le 7 octobre, accompagnés par le capitaine Laurelli qui sera leur guide, ils partent à cheval tôt le matin pour Vico, par les sentiers qui serpentent dans le maquis, et où ils arrivent au bout de dix heures de cheminement.
Le récit de la traversée de la Corse, via Corte, ne vaut pas seulement par la description des paysages odoriférants et d’une nature presque encore vierge. Flaubert parle des Corses en ethnologue et avec la qualité inhérente au métier : la sympathie. « Il ne faut pas juger les mœurs de la Corse avec nos petites idées européennes », en oubliant que la Corse est en Europe. Après Mérimée — et avant Maupassant — il découvre avec une fascination d’esthète les mœurs des indigènes, l’honneur farouche des bandits corses qui les pousse à la vendetta, la condamnation par contumace, l’errance clandestine, la dureté des mœurs, la fille qu’on marie sans la consulter, et la vie des hommes passée à la chasse, « une vie de paresse, d’orgueil et de grandeur(63) ». C’est le « bon sauvage », la résistance à la civilisation. Et quelle explosion de lumière, de parfum, de beauté ! Rentré par Bastia, Flaubert n’oubliera jamais cette immersion dans la magnificence naturelle de l’île.
C’est sur le chemin du retour, à Marseille, que Flaubert connaît sa première expérience érotique, à l’hôtel Richelieu où il est descendu avec ses compagnons. Parmi d’autres évocations de cette rencontre amoureuse, le récit qu’il fait aux Goncourt est le plus précis :
Il tombe dans un petit hôtel de Marseille, où des femmes, qui revenaient de Lima, étaient revenues avec un mobilier du XVIe siècle, d’ébène incrusté de nacre, qui faisait l’émerveillement des passants. Trois femmes en peignoir de soie filant du dos au talon ; et un négrillon, vêtu de nankin et de babouches. […]
Un jour qu’il revenait d’un bain dans la Méditerranée, emportant la vie de cette fontaine de jouvence, il fut attiré par la femme dans la chambre, une femme de trente-cinq ans, magnifique. Il lui jette un de ces baisers où l’on jette son âme. La femme vient le soir dans sa chambre et commence par le sucer. Ce furent une fouterie de délices(64) […].
La jeune femme lui avait fait connaître des transports brûlants inconnus de lui. Mais ce ne fut que l’espace d’une nuit.
Plusieurs textes de Flaubert ont trait à la rencontre avec cette femme, Eulalie Foucaud, tenancière de l’hôtel avec sa mère. Chose étrange, coïncidence improbable, « hasard objectif », l’ensorceleuse avait le même nom qu’Élisa, à deux lettres d’alphabet près — Foucaud et Foucault. L’une lui avait révélé l’amour ; celle-ci lui faisait connaître la chair : « Oh ! la chair, la chair !, écrit-il dans son Cahier intime, démon qui revient sans cesse, vous arrache le livre des mains et la gaîté du cœur, vous fait sombre, féroce, égoïste et sui gaudens ; on le repousse, il revient, on y cède avec enivrement, on s’y rue, on s’y étale, la narine s’ouvre, le muscle se tend, le cœur palpite, on retombe l’œil humide, ennuyé, brisé. C’est là la vie : un espoir et une déception(65). »
Flaubert n’oubliera pas Eulalie. Éprise du jeune homme, elle lui écrivit des lettres ardentes, dont quatre nous sont connues : « Pourquoi nous a-t-il été donné de nous aimer, de connaître l’un par l’autre la félicité du ciel, puisque nous devions sitôt nous quitter, et surtout, puisque tu devais m’oublier si vite […](66). » Flaubert lui répondit et s’en expliquera ainsi à Louise Colet en 1846 : « À dix-huit ans, à mon retour du Midi, j’ai écrit pendant six mois des lettres […] à une femme que je n’aimais pas. — C’était pour me forcer à l’aimer, pour faire du style sérieux(67). » Un cousin de Louise Colet doit alors se rendre à Marseille ; Gustave demande imprudemment à sa maîtresse de le prier de vérifier si Mme Foucaud y habite toujours. L’année précédente, il était lui-même passé par Marseille pour se rendre en Italie et avait constaté qu’Eulalie et sa mère ne tenaient plus l’hôtel Richelieu, délabré. Il n’avait pas cherché davantage, mais, aiguillonné par le souvenir, il voudrait confier une lettre au cousin. Louise s’inquiète, Gustave aurait dû s’en douter, il la connaît ! « Pourquoi te blesses-tu par avance d’un mot que j’ai l’intention d’envoyer à Mme Foucaud ? […] Je te dis : tiens, voilà ce que j’ai aimé et c’est toi que j’aime. » Confiance ou perversité de sa part, il fait lire la lettre à Louise, tout en avouant : « J’ai peur que tu ne t’en chagrines encore. J’ai obéi au mouvement d’écrire à cette femme. » Et quand elle l’a lue, il s’étonne : « Tu as donc trouvé ma lettre un peu tendre ? Je ne m’en étais pas douté. » Et de lui répéter : « Quand je lui écrivais avec la faculté que j’ai de m’émouvoir par la plume, je prenais mon sujet au sérieux mais seulement pendant que j’écrivais. » Louise Colet revient sur le tapis, il faut qu’il lui certifie qu’il ne l’a « jamais aimée(68) ».
Ce non-amour pour Eulalie est tout de même si marquant dans sa mémoire qu’il retentira à plusieurs reprises dans son œuvre, et d’abord dans Novembre. Dans ce roman autobiographique, Eulalie est devenue Marie — une courtisane établie à son compte qui a les traits romantiques de la « putain idéale » (Goncourt), pure et vertueuse malgré le métier où elle est tombée. Comme dans la réalité, la rencontre entre le narrateur et Marie est brève mais intense. Elle ressemble physiquement à Maria, qui était inspirée par Élisa : même peau mate, mêmes cheveux noirs, mêmes grands sourcils arqués. Mais, cette fois, on n’en reste pas aux pâmoisons fiévreuses et innocentes :
Sa peau chaude, frémissante, s’étendait sous moi et frissonnait ; des pieds à la tête je me sentais tout recouvert de volupté ; ma bouche collée à la sienne, nos doigts mêlés ensemble, bercés dans le même frisson, enlacés dans la même étreinte, respirant l’odeur de sa chevelure et le souffle de ses lèvres, je me sentis délicieusement mourir. Quelque temps encore je restai, béant, à savourer le battement de mon cœur et le dernier tressaillement de mes nerfs agités, puis il me sembla que tout s’éteignait et disparaissait.
Le narrateur ne reverra Marie qu’une fois, le soir même de la première rencontre, exactement comme dans l’épisode de Marseille. Outre les « splendeurs de la chair », elle lui sert une longue confession, lui explique comment elle est devenue fille de joie, dans une quête vaine de l’amour : « Un beau jour espérais-je, quelqu’un viendra sans doute… » Elle l’embrasse, elle le serre : « Je me sentis entraîné dans un ouragan d’amour. » Le récit tourne court : « Je ne l’ai plus revue » — une invraisemblance de narration mais qui faisait écho à la réalité de Marseille, que Flaubert avait dû quitter avec ses compagnons au lendemain de sa nuit d’initiation.
Novembre marque une étape importante dans l’œuvre de Flaubert. Le roman restera inédit ; ses faiblesses sautent aux propres yeux de l’auteur, qui se reprochera d’y avoir manqué un tissu de style. La pauvreté des dialogues, les clichés romantiques, l’utilisation maladroite de deux narrateurs (le second après la mort du premier qui découvre son manuscrit), tout cela n’empêche pas la réussite de maint passage, particulièrement l’arrivée du narrateur chez la prostituée et la finesse de l’analyse psychologique(69). Les spécialistes de Flaubert y ont vu la maturation d’un écrivain qui multiplie les beautés intermittentes. Reste, comme son titre le suggère — le nom d’un mois qui annonce les vents, les ciels noirs et les frimas —, que Novembre, inspiré par Werther et René, est encore soumis aux hantises de la solitude, de l’ennui et de la mort. « Pourquoi, se demande Flaubert, le cœur de l’homme est-il si grand, et la vie si petite ? »