IV

CHANGEMENT DE CAP

Bachelier, Gustave Flaubert ne peut échapper à la destinée qu’il redoute : partir pour Paris faire son droit. On lui a parlé du Conseil d’État, son ami Ernest Chevalier est sur la voie de la magistrature ; il peut aussi devenir avocat ou notaire, ou huissier. Dans ces métiers se recrute la majorité des députés : une carrière politique est envisageable. Mais Paris c’est la citadelle de toutes les ambitions littéraires et artistiques. Aux âmes fortes, aux esprits hardis, aux cœurs téméraires, la « froide prison de province » (Balzac) pèse. Non qu’elle endorme les passions, les rivalités de sous-préfecture peuvent être féroces, mais elle borne le rêve. La France, de ce point de vue, est un pays à part. Paris domine, Paris vampirise la province. Une vieille histoire ; ses étapes, de la monarchie capétienne à l’empire napoléonien, ne sont que les paliers successifs de l’ascension d’une ville élue capitale, où tout finit par être concentré, les instances politiques, les hauts lieux de la culture, les plus audacieuses entreprises économiques… Le moindre des ambitieux inscrit vite dans son programme le départ obligé vers Paris. Dans la préface du Cabinet des antiques, Balzac, historien de la grande centrifugeuse parisienne, résume la situation :

Paris détient une autre réputation, celle de la grande ville tentaculaire où chacun peut échapper à la surveillance de ses concitoyens, aux ligueurs de vertu, au commérage des voisins pour lesquels la capitale est une nouvelle Babylone, où la débauche est reine et la perdition assurée. « Paris est un lieu bien dangereux pour la jeunesse(71). » Se pavaner au foyer de l’Opéra ou des Funambules, avoir des maîtresses, participer à des orgies avec des courtisanes, se perdre dans un dédale de plaisirs, voilà qui nourrit aussi l’imagination des jeunes provinciaux qui, un beau jour, prennent la diligence des Messageries royales et débarquent, le cœur battant, dans ce Pandémonium décrié par la morale et la religion(72). La liberté guide leurs pas autant que l’ambition.

Mais Gustave n’est pas dans la disposition d’un Rastignac, lui qui écrivait à Ernest avant même de passer le baccalauréat : « Aller à Paris, tout seul, faire du droit, perdu avec des crocheteurs et des filles de joie et tu m’offriras sans doute pour me divertir un Café aux Colonnades dorées, ou quelque sale putain de la Chaumière. Merci. Le vice m’ennuie tout autant que la vertu(73). »

À Paris

Entre le retour de Corse au début de novembre 1840 et son départ pour Paris, quatorze mois s’écoulent sans qu’on sache bien la raison de cette attente. Gustave confie encore à Ernest Chevalier, en janvier 1841, son peu d’appétit pour des études auxquelles il se résigne : « Tu me dis de te dire quels sont mes rêves ? — Aucuns ! — Mes projets d’avenir ? — Point. Ce que je veux être ? Rien, suivant en cela la maxime du philosophe qui disait : “Cache ta vie et meurs”. Je suis fatigué de rêves, embêté de projets, saturé de penser à l’avenir. Et quant à être quelque chose je serai le moins possible. »

Ses états d’âme ne sont pas la seule raison de son défaut d’impatience. Il se peut que son état de santé l’ait retenu auprès de ses parents, si nous en croyons une lettre adressée au même ami le 7 juillet 1841, où il évoque sa transformation physique du moment : il est, dit-il, devenu colossal, énorme, empâté : « Je ne fais que souffler, hanner [sic], suer et baver, je suis une machine à chyle, un appareil qui fait du sang qui bat et me fouette le visage, de la merde qui pue et me barbouille le cul. » Il s’ennuie toujours autant et respecte les rites familiaux : Les Andelys en avril, Trouville en août, Nogent-sur-Seine chez le père Parain, son oncle… Sevré de soleil, sevré d’amour, il continue à faire rire Caro et sa mère, mais le cœur n’y est pas. Au début de janvier 1842, le tirage au sort l’ayant exempté du service militaire, il fait ses adieux aux siens et, comme la ligne de chemin de fer Paris-Rouen ne sera ouverte qu’en mai 1843, il emprunte la diligence. Arrivé à Paris le 8 janvier au matin, il prend ses premiers quartiers à l’hôtel de l’Europe, rue Le Peletier. Sa véritable installation aura lieu en juillet, au 35 rue de l’Odéon, dans l’ancien appartement d’Ernest Chevalier qui, reçu docteur en droit, entre dans la carrière de la magistrature. Entre-temps, il fait des allers-retours entre Paris et Rouen. Il a acheté ses manuels de droit mais n’y travaille pas, s’occupe de grec et de latin, continue à écrire Novembre, qu’il achèvera à la fin d’octobre. À son ancien professeur Gourgaud-Dugazon, il avoue qu’il ne se voit pas en futur avocat, destiné à plaider des affaires de mur mitoyen. « Quand on me parle du barreau en me disant : ce gaillard plaidera bien, parce que j’ai les épaules larges et la voix vibrante, je vous avoue que je me révolte intérieurement et que je ne me sens pas fait pour toute cette vie matérielle et triviale(74). » Il garde la même idée fixe : écrire !

À Paris, il a d’abord été désœuvré. Sa vie d’alors, on peut l’imaginer en lisant ses deux Éducation sentimentale, dans lesquelles sans doute il a mis beaucoup de lui-même. Henry, le héros du premier roman, qui, étudiant en droit comme lui et comme lui fort peu assidu aux cours de la faculté, qui rôde dans les rues, visite le jardin des Plantes, se promène le jour dans le Palais-Royal et le soir sur les boulevards, s’attarde auprès des bouquinistes des quais, s’arrête devant les camelots aux Champs-Élysées, traverse Paris en omnibus, reste attablé dans les cafés, et achève sa journée devant le feu de sa cheminée. Dans L’Éducation sentimentale de 1869, Frédéric Moreau connaît la même inoccupation dans les premiers jours de son arrivée. Cependant, grâce au docteur Cloquet, son ancien guide, et à d’autres amis de sa famille, Gustave prend goût à la vie mondaine. Il retrouve les Schlésinger qui ont table ouverte, dîne chez eux les mercredis, élargit le cercle de ses relations, renoue avec d’anciens condisciples de Rouen, dont Hamard, son futur beau-frère.

Quand, en juillet, sa famille est à Trouville, il potasse son examen douloureusement. Il faut trois années pour être licencié. Au programme de la première année : le Code civil et les Institutes de Justinien : « Le beuglement des bœufs, écrit-il à sa sœur, est à coup sûr plus littéraire que les leçons des professeurs de droit ; les habits troués des pêcheurs, et recousus de fil bleu et blanc, sont plus beaux que les robes de docteurs bordées d’hermine. » Les études du Code le tuent, l’abrutissent, il « sue sang et eau », il n’en peut plus, il bougonne, maugrée, grogne. Et voilà que malgré ses efforts il ne pourra peut-être pas passer son premier examen, parce que, pour ce faire, il lui faut un certificat d’assiduité aux cours, qu’il est bien incapable de fournir, lui qui les a séchés régulièrement. Il continue néanmoins à trimer pendant tout le mois de juillet et se récrée en écrivant à sa chère Caro, qui lui donne des nouvelles de la plage, et à laquelle il prédit qu’elle ne retrouvera en le revoyant qu’un « résidu de Gustave ». Et puis, l’échec : il n’est pas en règle, il sera bon pour la session de décembre. N’attendant pas son reste, il file à Trouville.

Bonheur de la plage retrouvée, il nage, fume la pipe, s’étend au soleil, nage de nouveau, se replonge dans Ronsard, Rabelais, les journaux littéraires, mais se lamente à l’idée de ce qui l’attend à la rentrée : « Ô usufruit, ô servitude, comme je vous emmerde présentement ! mais comme vous allez bientôt me remmerder. » Il passe le début de l’automne à Rouen, d’où il apprend à Ernest qu’il vient d’attraper des morpions. En novembre, il est de nouveau à Paris. Il emménage rue de l’Est, dans un appartement qu’il s’emploie à meubler avec l’aide d’Hamard, habile à débattre des prix. Cette fois, il suit les cours de droit, bûche, mais continue à dîner en ville, notamment chez les amis anglais de la famille, les Collier, au rond-point des Champs-Élysées. Caroline a fait leur connaissance à Trouville en juillet 1842 ; Gustave apprécie deux de leurs filles, Gertrude et Henriette, auxquelles il conte fleurette. Pour l’ordinaire, il a passé marché avec un gargotier du quartier chez qui il avale une médiocre pitance quotidienne. C’est économique, mais il manque d’argent en raison de ses frais d’emménagement, et il prie Caroline de plaider auprès du père pour obtenir un mandat. Quelques semaines avant l’examen, il souffre horriblement de ses dents, à en pleurer. Coirac, un dentiste de la rue du Mail, l’avertit qu’il n’en a pas fini avec ses douleurs dentaires : il est probable que sa mâchoire va se dépeupler bientôt. « J’ai envie d’envoyer faire foutre l’École de Droit une bonne fois, écrit-il à son bon rat, et de ne plus y remettre les pieds. Quelquefois il m’en prend des sueurs froides à crever. Nom de Dieu, comme je m’amuse à Paris, et l’agréable vie de jeune homme que j’y mène ! » Les rages de dents, le bœuf coriace et le vin aigre du traiteur minable, les répétitions de droit qui le rendent idiot, au secours ! Caro tente de le consoler, lui envoie des lettres tendres ; il lui répond qu’il pense toujours au Garçon, et qu’il a inventé pour lui des choses entièrement inédites « et destinées au plus grand succès ». Jeu de mots : « Quand est-ce qu’une femme qui voyage est le plus ennuyeuse ? C’est quand elle est à Nantes (elle est tannante). » Mais, qu’elle le sache : Paris n’est pas un pays de Cocagne pour tout le monde ! Cette fois, ses mortifications, ses tortures, ses insomnies sont payantes : le 28 décembre, Flaubert est reçu à sa première année de droit.

De retour à Rouen pour le Nouvel An, il revoit les siens avec joie. Qu’on est bien ensemble, à rire, à jouer aux dominos, à se raconter des histoires au coin du feu ! Mais il faut revenir à Paris, le 8 février 1843, pour la deuxième année de licence. Au programme : suite du Code civil, législation criminelle, Code de procédure civile et criminelle. Gustave se dérobe encore, préférant entamer la rédaction d’un nouveau roman, qu’il intitule L’Éducation sentimentale.

Maxime Du Camp

Des nouvelles amitiés que Flaubert noue à Paris, c’est celle de Maxime Du Camp qui sans contredit le distrait au mieux de sa morne existence. Le jeune Maxime est comme lui étudiant en droit nonchalant et fondu de littérature. Ils font connaissance un jour de mars 1843, chez un ami commun, Ernest Le Marié, un ancien camarade de collège. Du Camp, de même âge que Flaubert, envisage une carrière littéraire et s’apprête à publier dans le cours de l’année chroniques et feuilletons en divers journaux. Le portrait qu’il a laissé de Gustave dans ses Souvenirs littéraires — ils sont publiés après la mort de Flaubert — campe une personnalité qui, pour être lyrique et romantique, n’a pas l’apparence du héros rembruni de ses romans autobiographiques : « Il était d’une beauté héroïque. […] Avec sa peau blanche, légèrement rosée sur les joues, ses longs cheveux fins et flottants, sa haute stature large des épaules [Flaubert mesure 1,83 mètre], sa barbe abondante et d’un blond doré, ses yeux énormes, couleur vert de mer, abrités sous des sourcils noirs, avec sa voix retentissante comme un son de trompette, ses gestes excessifs et son rire éclatant, il ressemblait aux jeunes chefs gaulois qui luttèrent contre les armées romaines(75). » Quelqu’un de vraiment peu destiné aux études de droit, auxquelles il se livre malgré tout, pour ne pas contrarier son père, mais sans attention et sans méthode. Chez lui, il copie machinalement les livres du programme sans en rien retenir ; dans l’amphithéâtre, il prend des notes tout aussi mécaniquement, qu’il relira sans comprendre. La vie est ailleurs ! Et d’abord dans l’amitié. Outre Alfred Le Poittevin et Maxime Du Camp, Gustave se lie avec un ami de celui-ci, Louis de Cormenin, dont le père, député de l’Ain, de conviction libérale, écrit des pamphlets sous le pseudonyme de Timon. Les quatre jeunes gens se réunissent, dînent et passent de longues soirées à discuter de tout, de théologie comme de littérature, sauf de politique. Flaubert continue de maudire Louis-Philippe et son régime de bourgeois ; il n’est pas pour autant républicain, comme il le proclamait jadis : les discours à la Chambre de Guizot ou de Lamartine, il s’en gausse. Du Camp est vite émerveillé par la culture du jeune Normand, qui a tant lu, qui a tant de mémoire, qui représente à lui seul « une sorte de dictionnaire vivant ». Gustave amuse ses camarades par ses blagues mais aussi par un remarquable don d’imitation. Toujours fou de théâtre, il contrefait, au grand bonheur de ses amis, l’actrice Marie Dorval, qu’il avait déjà vue dans Antony à Rouen. Bref, un gaillard, un boute-en-train, dissimulant sa douceur foncière sous le masque d’une violence tonitruante. Des femmes, que sa beauté attire, il se dit revenu.

Un soir, Flaubert prie Du Camp de monter chez lui, ayant à lui parler. Jusque-là, il n’avait jamais avoué à Maxime qu’il écrivait. Ce soir-là, il veut lui faire connaître Novembre, qu’il lui lit d’un trait. L’autre est subjugué, charmé, admiratif : « Enfin, écrit-il, un grand écrivain nous est né, et j’en recevais la bonne nouvelle. » À partir de ce jour, les deux amis ne se quittent plus, s’enthousiasment de concert, se confient leurs projets. Aux yeux de Du Camp, deux écrivains sont alors les maîtres de Flaubert, le Chateaubriand de René et le Quinet d’Ahasvérus, dont il récite des tirades par cœur. Déjà Du Camp surprend son exigence de l’harmonie, au détriment si besoin de la grammaire : « Ce que l’on dit n’est rien, la façon dont on dit est tout ; une œuvre d’art qui cherche à prouver quelque chose est nulle par cela seul(76). »

En même temps, Flaubert est assoiffé de connaissances, au point que lui et Du Camp envisagent sérieusement d’écrire une encyclopédie, en commençant par Les Transmissions du latin, soit un dictionnaire qui eût indiqué tous les sens dérivés d’un mot latin dans toutes les langues européennes qui l’avaient adapté ! Ce n’est pas la première fois qu’on note chez Gustave cette boulimie d’érudition — qui ne s’étend pas, il est vrai, jusqu’au Code civil !

Les études de droit, en effet, se ressentent de ces ferveurs ; de nouveau il sèche les cours. D’autant qu’en dehors du quatuor il dîne souvent en ville. Il aime ainsi se rendre chez James Pradier, sculpteur néo-classique, parent du docteur Cloquet et connu de la famille Flaubert : il exécutera des bustes de Caroline et du docteur Flaubert. Du Camp, souvent mauvaise langue, rapporte dans ses Souvenirs le mot d’un de ses amis : « Tous les matins, Pradier part pour Athènes, mais il s’arrête en route et ne va pas plus loin que Notre-Dame-de-Lorette. » Flaubert, qui l’appelle Phidias, le prend, lui, pour « un grand artiste, oui un grand artiste, un vrai Grec, et le plus ancien de tous les modernes(77) ». On lui doit les statues de Lille et de Strasbourg place de la Concorde à Paris, la statue de Rousseau à Genève. La piquante Mme Pradier reçoit le dimanche ; Gustave, qui s’y plaît, élargit chez elle le cercle de ses relations. C’est dans l’atelier des Pradier qu’il devait rencontrer Louise Colet, mais auparavant les Pradier le présentent à Victor Hugo : « Que veux-tu que je t’en dise ? écrit-il, le 3 décembre 1843 à Caroline. C’est un homme qui a l’air comme un autre, d’une figure assez laide et d’un extérieur assez commun. Il a de magnifiques dents, un front superbe, pas de cils ni de sourcils. Il parle peu, il a l’air d’observer et de ne vouloir rien lâcher. Il est très poli et un peu guindé. J’aime beaucoup le son de sa voix. J’ai plaisir à le contempler de près ; je l’ai regardé avec étonnement, comme une cassette dans laquelle il y aurait des millions et des diamants royaux, réfléchissant à tout ce qui était parti de cet homme-là assis alors à côté de moi sur une petite chaise, et fixant mes yeux sur sa main droite qui a écrit tant de belles choses. » Pour Flaubert il n’y a qu’un « grand poète » dans le siècle, « c’est le père Hugo ». Plus tard, il nuancera son jugement, mais à cette époque, point de réserve ! Une correspondance entre les deux hommes commence en 1853, Hugo étant alors l’exilé de Marine Terrace. Flaubert était encore inconnu, mais non Louise Colet, et la femme de lettres avait prié son confrère de lui écrire par l’intermédiaire de Gustave. C’est ainsi qu’en juin 1853 Gustave recevait deux enveloppes à remettre à Louise. Flaubert ne manqua pas de rappeler à Hugo qu’il l’avait rencontré chez les Pradier : « On était là cinq ou six, on buvait du thé, et l’on jouait au jeu de l’oie ; je me rappelle même votre grosse bague d’or, sur laquelle est gravé un lion rampant, et qui servait d’enjeu. » Ils se reverront.

Pendant ses séjours parisiens, Gustave n’oublie jamais Caro, Carolo, Caroline, la bonne petite sœur, la chérie dont il s’ennuie. Dans l’échange de leurs lettres, gaies et spontanées, la tendresse du grand frère pour son « bon rat » est émouvante. Caro tient pour lui la chronique familiale et rouennaise ; il lui fait sa revue parisienne. Entre les traits d’esprit, les blagues, perce parfois la tristesse de part et d’autre. Les Schlésinger sont évoqués, Caroline lit la revue musicale de Maurice, Gustave est invité à des repas de satrape chez eux, mais ne peut en profiter pleinement à cause de ses dents, toujours ses dents douloureuses qui l’obligent à ne mastiquer que d’un côté de la mâchoire. On se rappelle sans cesse les dates où l’on se reverra : « Tu ne t’imagines point, dit-elle, ce que c’est que la maison sans toi. »

Le 4 mai 1843, grande date : on inaugure la voie ferrée reliant Rouen à Paris. Un banquet se prépare, on a dressé des tentes, et Caroline ne veut rien perdre des spectacles : joute, carrousel, courses, feux d’artifice, des milliers de gens se pressent. Mme Flaubert en a la migraine. De Paris, son frère lui dit à quel point ce chemin de fer l’empoisonne : on ne parle que de ça. « Jamais la capitale de la Neustrie n’avait fait tant de bruit à Lutèce. » Pour Flaubert, le chemin de fer est un suppôt de la modernité qu’il exècre. Il le prendra, il faut vivre avec son temps, mais saisira toujours l’occasion de « tonner contre ». Son père, Achille-Cléophas, n’avait guère eu le temps d’en être un usager, mais il en éprouva une peur qu’à la même époque exprimait un savant comme Arago. De sorte que, s’il a pris le train quelquefois pour se rendre à Paris, il en descendait à la gare de Rolleboise pour éviter le tunnel qui suivait, préférant attendre un nouveau convoi à la gare suivante, qu’il atteignait en carriole(78) !

Pour le moment, Gustave pioche comme un enragé, retourne aux cours sans les écouter, se morfond sur la législation criminelle, rêve de l’herbe et des bosquets de sa Normandie, et se console de l’école de droit en se remémorant les bons moments passés ensemble : « Toi, par exemple, mon bon raton, j’ai dans les oreilles ton rire sonore et doux, ce rire pour lequel je me ferais crever en bouffonneries, pour lequel je donnerais jusqu’à ma dernière facétie, jusqu’à ma dernière goutte de salive. Si bien que seul, parfois, dans ma chambre, je fais des grimaces dans la glace ou pousse le cri du Garçon, comme si tu étais là pour me voir et m’admirer(79). »

Quoique tenté de revenir passer quelques jours à Rouen — puisque désormais la ville des siens n’est plus qu’à deux heures de Paris par le chemin de fer —, Gustave résiste : s’il y allait, il aurait trop de mal à se remettre au travail. Et puis si ! ce serait trop bête de laisser passer « quelques quarts d’heure agréables ». Il s’y porte pour la Saint-Jean, puis revient dare-dare s’abrutir en vue de son examen d’août. Ses maux de dents lui sont un enfer. Névralgie, sans doute. Finalement, il apprend qu’il passera ses épreuves le 21 août.

À Paris, au dire de Maxime Du Camp, Flaubert est prodigue ; il lui faut demander régulièrement de la « monnaie » à son père. Celui-ci, en ce mois de juillet, le tance un peu : « Tu es deux fois sot, d’abord de te laisser flouer comme un vrai provincial niais qui se laisse attraper par les chevaliers d’industrie ou les femmes galantes qui ne doivent mordre que sur les pauvres d’esprit et les vieillards imbéciles, et Dieu merci tu n’es ni bête ni vieux ; le deuxième tort est de n’avoir pas confiance en moi(80)… » Il lui demande d’épargner un peu sa bourse, mais surtout de lui dire carrément l’objet de ses dépenses. Comme l’écrit Gustave à Carolo, il est temps que cela finisse !

Malheureusement, tout cela finit mal. Au jour J, Flaubert demande à Maxime Du Camp de venir l’encourager de sa présence. « Il revêtit la toge, rapporte Maxime, glissa le rabat sous sa barbe d’or et ne se sentit pas rassuré. Ce fut lamentable. […] Il était fort marri et disait : C’est une défaillance de mémoire. Nullement. Ce cerveau, plein des choses de l’art et de la poésie, n’avait pu, malgré ses efforts, s’assimiler des maximes arbitraires dont la forme seule lui était antipathique et l’exaspérait. » Le soir même, Gustave quittait Paris la rage au cœur, pour rejoindre ses parents à Nogent-sur-Seine.

Le grand tournant

À l’automne, il revient dans la capitale infernale pour tenter de réussir son examen de fin d’année. Nous ne savons pas comment celui-ci s’est déroulé, sinon qu’il fut un nouvel échec. Gustave a déjà le sentiment que ses études de droit sont finies pour lui, mais c’est un grave accident de santé en janvier 1844 qui finira par fléchir le docteur Flaubert. Celui-ci avait alors acquis un terrain à Deauville pour y bâtir un chalet, et ses deux fils étaient partis repérer les lieux. Au retour, alors qu’il conduit le cabriolet, Gustave est foudroyé par ce qu’il appellera dans une de ses lettres une « congestion au cerveau ». Près de dix ans plus tard, il en évoque le souvenir dans une lettre à Louise Colet : « La dernière fois que j’étais passé par là, c’était avec mon frère, en janvier 44, quand je suis tombé, comme frappé d’apoplexie, au fond du cabriolet que je conduisais, et qu’il m’a cru mort pendant dix minutes. » Aussitôt, Achille, l’ayant porté dans une maison du bord de la route, pratique sur lui une saignée et le ramène à Rouen : « On m’a fait 3 saignées en même temps et enfin j’ai rouvert l’œil, écrit-il le 1er février à Ernest Chevalier. Mon père veut me garder ici longtemps et me soigner avec attention, quoique le moral soit bon parce que je ne sais pas ce que c’est que d’être troublé. Je suis dans un foutu état, à la moindre sensation tous mes nerfs tressaillent comme des cordes à violon, mes genoux, mes épaules et mon ventre tremblent comme la feuille. » Revenu à Paris, victime d’une seconde crise en février, il rentre dans sa famille. Soumis à un régime alimentaire sévère, interdit de tabac, accablé de saignées — l’école de Broussais les préconisait encore —, livré aux sangsues et à l’eau de fleur d’oranger, le pauvre jeune homme souffre mais fait bonne figure. Un jour, raconte Du Camp, que son père « venait de saigner Gustave et que le sang n’apparaissait pas à la veine du bras, il lui fit verser de l’eau chaude sur la main ; dans l’effarement dont on était saisi, on ne s’aperçut pas que l’eau était presque bouillante, et l’on fit à ce malheureux une brûlure du second degré dont il a cruellement souffert ». Il n’est plus question de revenir de sitôt à Paris, sauf pour y reprendre ses affaires et donner congé au propriétaire. Mais auparavant il ira respirer l’air de la mer au Tréport, où l’on part en famille le 25 avril.

On s’est beaucoup interrogé sur la maladie de Flaubert. La crise de janvier 1844 fut suivie par d’autres, sporadiques. Maxime Du Camp raconte avoir assisté à quelques-unes d’entre elles. Gustave devenait subitement très pâle, il courait s’allonger, était pris de convulsions : « À ce paroxysme où tout l’être entrait en trépidation, succédaient invariablement un sommeil profond et une courbature qui durait pendant plusieurs jours. […]. Il ne se sentait en sécurité que dans les appartements(81). » Avec le temps, ces crises devinrent plus rares, mais il n’est pas impossible que sa mort, en 1880, soit imputable à l’une d’elles. On a fini par admettre qu’il s’agissait d’épilepsie ou de crises à « caractère épileptiforme(82) ».

La maladie eut-elle une influence sur la création littéraire de Flaubert ? Certains, et Du Camp n’est pas le dernier, ont soutenu qu’elle était cause de son extrême lenteur à écrire ses livres : « C’est de ce moment que date l’inconcevable difficulté qu’il éprouvait à travailler, difficulté qu’il sembla s’étudier à accroître et dont il avait fini par tirer vanité. » Sur ce jugement, on peut craindre la malveillance et la jalousie de l’ancien ami, qui conclut : « Gustave Flaubert a été un écrivain d’un talent rare ; sans le mal nerveux dont il fut saisi, il eût été un homme de génie. »

En fait, la maladie nerveuse de Flaubert, qui devait s’atténuer dans les années suivantes, joua un autre rôle dans sa destinée. Désormais, on le dispensait d’étudier une matière qui lui faisait horreur, le mettait au supplice à l’idée qu’il deviendrait substitut ou avocat : rentier grâce à la fortune de ses parents, il pouvait se consacrer à la littérature. L’interprétation la plus radicale, à ce sujet, est celle qu’avance Sartre dans L’Idiot de la famille. Pour lui, il faut écarter le diagnostic d’épilepsie et lui substituer celui de névrose, comme l’avait suggéré René Dumesnil, pour lequel Flaubert était atteint d’une névrose hystérico-neurasthénique(83). Sartre confirme, mais ajoute : il faut comprendre cette névrose comme le « meurtre du père ». Elle résout le dilemme où s’enfermait Gustave : la nécessaire obéissance au pater familias et l’impossibilité de se soumettre à un travail (ses études de droit) qui lui répugne, qui le mine, qui le tue. La contradiction s’est durcie : « Son obéissance passive lui ôte toute possibilité de refuser l’activité que son père lui impose mais cette passivité de plus en plus difficile et son dégoût fondamental pour l’avenir qu’on lui prépare achèvent de le rendre impossible. Impossible d’obéir, impossible de refuser l’obéissance(84). » La névrose tire Gustave de l’impasse ; elle démontre au père qu’il s’est fourvoyé au sujet de son cadet et qu’il est responsable de sa maladie. Le corps a pris en charge le message de Flaubert à Achille-Cléophas. Pour Sartre, ce sont de longues années de rapport de domination/soumission entre le père et le fils qui se règlent là par un processus de somatisation qui, en définitive, libère le jeune homme.

Les nombreuses pages que Sartre consacre à l’événement de Pont-l’Évêque et à la névrose de Flaubert sont sans doute discutables d’un point de vue psychiatrique et neurologique. Elles ont le mérite cependant de marquer l’importance du tournant que la vie de Flaubert prend à partir de cette « crise nerveuse » dont l’étiologie est à chercher dans les rapports père-fils. Quoi qu’il en soit, épilepsie ou névrose, la naissance de l’écrivain devient possible. Flaubert expliquera lui-même sa maladie à Louise Colet : « Si j’avais eu le cerveau plus solide, je n’aurais point été malade de faire mon droit et de m’ennuyer. J’en aurais tiré parti, au lieu d’en tirer du mal. Le chagrin, au lieu de me rester sur le crâne, a coulé dans mes membres et les crispait en convulsions. C’était une déviation(85). »

Un autre événement, en cette même année 1844, contribue à l’installer dans le rôle de l’écrivain solitaire : exproprié de Déville par la construction de la ligne de chemin de fer Rouen-Le Havre, le docteur Flaubert achète, en aval, la demeure de Croisset. C’était une grande maison bourgeoise du XVIIIe siècle, située à quatre kilomètres de Rouen, dans la commune de Canteleu, sur la rive droite de la Seine, dont elle était séparée par le chemin de halage. Un parc, de grands arbres, une vue magnifique sur le fleuve sillonné de voiliers, c’est dans la sérénité de ce cadre que Flaubert écrira ses grandes œuvres, et au long d’une allée de tilleuls — lieu privilégié de son « gueuloir » — qu’il vérifiera la musicalité de ses phrases. De cette maison il ne reste rien aujourd’hui qu’un pavillon de jardin aménagé en musée.

Au cours de sa convalescence, peut-être dès son séjour au Tréport, Flaubert s’est remis au roman qu’il avait interrompu pour préparer son examen en 1843 ; il l’achève en janvier 1845. Cette première Éducation sentimentale ne sera connue du public que trente ans après la mort de Flaubert, en 1910, l’auteur l’ayant jugée avec toute la sévérité envers lui-même dont il est capable. Ce roman, on s’en doute, n’est pourtant pas inintéressant ni dépourvu de beautés. Flaubert abandonne le genre autobiographique, tout en confiant à un narrateur anonyme le soin d’un récit dans lequel il ne se prive pas de dire « je », de porter des jugements, d’interpeller son lecteur, toutes choses que le romancier aguerri abandonnera au profit de la narration impersonnelle. Les dialogues sont trop longs, les incohérences ne manquent pas, la logique du récit est parfois prise en défaut. Mais déjà s’affirme l’art de la description, se confirme l’ironie, se dessinent les personnages secondaires.

En bref, le roman traite de deux thèmes principaux à travers deux personnages, Henry et Jules, à qui l’auteur a prêté maint trait de sa personnalité. La première intrigue, celle d’Henry, est une histoire d’amour suivie de désamour. Étudiant en droit à Paris, Henry a pris pension chez les Renaud parmi d’autres étudiants, à qui le maître de maison donne des leçons. Il tombe amoureux de son épouse, Émilie, dont la description physique, on l’a dit, évoque Élisa. Comme celle-ci, elle n’aime pas son mari et se sent attirée par le jeune homme. Au bout de quelques semaines de marivaudage, de confidences, d’hésitations, Henry et Émilie deviennent amants, sous le toit même du patron. Redoublant d’audace, tous les deux s’embarquent à l’insu de tous pour l’Amérique, où le jeune homme finit par trouver de quoi faire bouillir la marmite en écrivant dans les journaux et en donnant des leçons. Commence alors le long mais irrésistible déclin de la passion, l’amour s’érode, s’use, se réduit à la banalité du quotidien — une dépoétisation dont les amants prennent conscience à travers leur désir parallèle et bientôt avoué de revenir en Europe. Ils reprennent donc le bateau et, après quelques derniers jours passés ensemble à Paris, se séparent en douceur : ni heurts, ni scènes, ni larmes, on se quitte, un point c’est tout parce que c’est fini. Et Henry, devenu franchement réaliste, voire cynique, de se lancer dans une carrière à la Balzac.

Jules, lui, accomplit un parcours différent. Dans la première partie du roman, il n’existe que par les lettres qu’il adresse à son ami Henry depuis la ville de province où il est resté faute d’argent pour faire des études supérieures. Le personnage prend surtout consistance dans la dernière partie du livre. Lui aussi a connu le grand amour, mais il n’a pas eu le temps de vivre son éventuel déclin, car Lucinde, l’actrice qu’il aime, l’a quitté. Son désarroi est immense mais après quelques péripéties il trouve la voie du salut : celle de l’art. Si les débuts d’Henry évoquent l’aventure amoureuse de Gustave pour Élisa, nul doute que Jules incarne plus profondément l’évolution morale et intellectuelle de Flaubert, puisque, loin de vouloir conquérir Paris comme son ami, il se consacre, par ascèse, à la littérature.

Cependant, dans les vies parallèles puis divergentes de ses deux personnages, il reste un point commun : l’échec de l’amour. Celui de Jules est décrit au chapitre XX du roman : « Les grandes douleurs morales, comme les fatigues du corps, vous laissent si écrasé de lassitude que l’esprit est incapable de former un désir et les membres de s’agiter pour une action. Celui dont le sang ou les larmes ont longtemps coulé trouve même un certain bonheur dans l’hébétement qui succède à la cuisson de ses blessures ou aux déchirements de son âme ; il faut avoir bien pleuré pour éprouver que gémir est doux. » Et, plus loin, cette réflexion qui n’a pu avoir été formulée qu’après la crise nerveuse de janvier 1844 : « C’était à cette période, que j’appellerai le désespoir réfléchi, qu’était arrivé […] le pauvre Jules, dont, en un seul jour, le malheur avait ravi toutes les amours, toutes les espérances, comme en une nuit un loup affamé emporte tout un troupeau. » À ce « désespoir réfléchi » correspond, au chapitre XXIV, le renoncement d’Henry : « Il n’est pas vrai de dire qu’Henry n’aima plus Mme Renaud ; il l’aima encore, mais d’une façon plus tranquille, avec moins de plénitude et d’ardeurs, passion devenue plus sereine et plus rassise, corollaire de son aînée tout en étant son antipode, sans éruptions furieuses et sans bouillonnements intérieurs… »

Mme Schlésinger a disparu de l’horizon ; Flaubert la reverra, mais sans plus d’espoir de la conquérir. Une passion « douce », « réfléchie », nourrie de souvenir plus que d’avenir et qui lui offrira l’admirable composition du personnage de Marie Arnoux, dans la seconde Éducation sentimentale. Il aura d’autres amours, et bientôt sa liaison orageuse avec Louise Colet, mais son cœur restera occupé par l’image lumineuse d’Élisa.

Le grand tournant de 1844 (la maladie nerveuse, la fin définitive de ses études en droit, l’acquisition par son père de Croisset) le lance dans une autre vie, où l’ermitage studieux sera choisi autant qu’imposé. Bientôt, au mois de mars 1845, sa solitude morale est renforcée par le mariage de sa sœur Caroline, l’aimable Caro, la bien-aimée Carolo, qui épouse son ancien camarade de collège Émile Hamard, d’autant que les nouveaux mariés doivent s’installer à Paris. « Que veux-tu que je t’en dise ? écrit-il à Ernest Chevalier, nommé, lui, substitut en Corse. Tout ce que tu voudras. Dis-en ce qu’il te fera plaisir. Tout cela se trouve résumé par ces deux lettres que j’ai prononcées en l’apprenant : AH ! » Pour énigmatiques qu’elles soient, ces deux lettres n’expriment pas la joie.