Regrets, inquiétude, tristesse, le « AH ! » de Flaubert était bien le commentaire le plus concis qu’on pût entendre du côté de Rouen sur le mariage de sa sœur Caroline. Nul doute que pour lui, c’est un déchirement. Le 3 mars 1845, la cérémonie avait été célébrée et le couple s’installait donc à Paris, rue de Tournon. Et, bien sûr, voyage de noces en Italie. Dans son Dictionnaire des idées reçues, Flaubert écrit au mot « Italie » : « Doit se voir immédiatement après le mariage. » Les jeunes époux étaient dans la norme. Toutefois, ils ne partiraient pas seuls, mais accompagnés des parents Flaubert et de Gustave, Achille étant le seul de la famille à rester à Rouen. Ces voyages de noces « en famille » n’étaient pas une rareté, mais, en l’occurrence, le docteur Flaubert tenait peut-être à accompagner sa fille par précaution, la santé de Caroline étant fragile. Cela dit, si on partait ensemble pour Gênes, il était convenu que, de là, les tourtereaux pourraient continuer seuls vers Naples si tout se passait bien.
Ce voyage n’est pas une joie totale pour Gustave. Il est ravi certes de découvrir l’Italie, mais la compagnie lui pèse. Sa sensibilité n’est pas celle de ses parents ; il redoute leurs commentaires. La petite troupe, partie de Nogent-sur-Seine en diligence, gagne Chalon, descend la Saône en bateau à vapeur jusqu’à Lyon, puis rejoint Marseille par le Rhône en plusieurs étapes. De Marseille, Gustave confie dans une lettre à Alfred Le Poittevin : « Alfred, je t’en conjure au nom du ciel, au nom de moi-même, ne voyage avec personne ! avec personne ! » Il peut tout de même s’échapper un peu, pour revoir l’hôtel Richelieu. Son esprit est alors occupé par l’idée qu’il pourrait revoir Eulalie Foucaud : « Ce sera singulièrement amer et farce, surtout si je la trouve enlaidie comme je m’y attends. » Toujours optimiste, Flaubert ! Et toujours hanté par la fatale déliquescence de la chair ! Mais il se moque du mot « désillusion », si bourgeois. N’est-ce pas la désillusion qui est poétique, cent fois plus poétique que l’illusion ! Tristesse : l’hôtel est clos, « vide et sonore comme un sépulcre ». Eulalie n’est décidément plus qu’un souvenir. Mais il ne peut s’empêcher de rappeler à Alfred, son confident, depuis Marseille, les « doux quarts d’heure » qu’il a passés auprès d’elle. Il aurait pu s’efforcer de trouver sa nouvelle adresse, mais les renseignements qu’on lui donne sont obscurs, et, surtout, il avoue avoir manqué d’ « âpreté ».
De Marseille, on suit la côte, Fréjus, Antibes, Nice, jusqu’à Gênes. Là, Flaubert est ébloui par les palais, les hôtels, les jardins inondés de roses, les marbres : « Je vais beaucoup dans les églises, j’entends chanter et jouer de l’orgue, je regarde les moines, je contemple les chasubles, les autels, les statues. » Il a emporté avec lui une Histoire de la République de Gênes d’Émile Vincens, qui lui suggère l’idée d’un drame à écrire sur un épisode de la guerre de Corse. Les jeunes mariés, que l’on devait quitter, n’iront pas plus loin, Caroline souffrant des reins depuis Toulon. La compagnie revient ainsi au complet par le col du Simplon et Genève, en passant par Milan et Turin. À Milan, Gustave fait part à Alfred de l’émotion que provoque en lui la découverte, au palais Balbi, du tableau de Bruegel représentant La Tentation de saint Antoine, devant lequel il s’attarde un long moment, scrutant chaque détail. Il confie à son ami qu’il verrait bien arranger cette scène pour le théâtre :
Au fond des deux côtés, écrit-il dans ses notes de voyage, sur chacune des collines deux têtes monstrueuses de diables, moitié vivants, moitié montagne — au bas à gauche, saint Antoine entre trois femmes, et détournant la tête pour éviter leurs caresses. Elles sont nues, blanches, elles sourient et vont l’envelopper de leurs bras. — En face du spectateur, tout à fait au bas du tableau la Gourmandise nue jusqu’à la ceinture, maigre, la tête ornée d’ornements rouges et verts, figure triste, cou démesurément long et tendu comme celui d’une grue, faisant une courbe vers la nuque — clavicules saillantes, lui présente un plat chargé de mets coloriés. — Hommes à cheval, dans un tonneau — têtes sortant du ventre des animaux — grenouilles à bras et sautant sur les terrains — homme à nez rouge sur un cheval difforme entouré de diables — dragon ailé qui plane — tout semble sur le même plan.
Ensemble fourmillant, grouillant et ricanant d’une façon grotesque et emportée, sous la bonhomie de chaque détail. Ce tableau paraît d’abord confus, puis il devient étrange pour la plupart, drôle pour quelques-uns, quelque chose de plus pour d’autres — il a effacé pour moi toute la galerie où il est. Je ne me souviens plus du reste(86).
En septembre 1849, Flaubert achèvera son « mystère », La Tentation de saint Antoine. Ce ne sera qu’une première version.
À Genève, il réussit encore à s’éclipser pour aller, cigare au coin des lèvres, visiter la petite île Jean-Jacques, située en face de l’hôtel où la famille est descendue. Il voulait voir Rousseau sculpté par Pradier. Arrivé au pied de la statue, il entend soudain monter une musique dans les airs, et le son des trombones et des flûtes le bouleverse. Une autre chose l’émeut, celle de découvrir sur un des piliers de la prison de Chillon le nom de Byron gravé au couteau. Et puis, à Ferney, la chambre à coucher de Voltaire ; à Coppet, le château de Mme de Staël ; plus tard, à Besançon, la maison où est né Victor Hugo… Malgré ses frustrations, Flaubert tire de ce voyage une foule d’annotations et de descriptions, qu’il consigne au long du voyage et qu’il complète à son retour, au début de juin 1845. On saura plus tard que le plus grand profit de ces pérégrinations familiales aura été la marque dans sa rétine du tableau de Bruegel : la Tentation de saint Antoine ne finira pas de le hanter ; il lui faudra trois versions pour en épuiser le sujet. Ce voyage a aussi renforcé son goût pour l’Antiquité, que Chéruel et Michelet lui avaient déjà inculqué et qu’il porte, écrit-il à Alfred, « dans [ses] entrailles ». En imagination, il s’efforce, d’un point de vue esthétique, de « vivre dans le monde antique ». Une Antiquité qui n’est plus de pure fantaisie ; il a appris à lire les inscriptions romaines, à observer les vestiges des civilisations disparues. On a pu fixer dans ce voyage le moment où Flaubert, sortant de sa subjectivité et de son lyrisme, s’efforce à la « vision objective » du monde(87). Voir, observer, s’imprégner de la réalité en sortant de soi-même. C’est la voie.
« Je suis écarté de la femme »
Au cours des mois qui suivent la crise nerveuse de janvier 1844, la santé de Flaubert était peu à peu rétablie, mais il reste sur le qui-vive, toujours sous la menace. L’angoisse, à certains moments, l’étreint, qui peut précéder de nouvelles convulsions : pâleur brutale, raidissement du corps, perte de connaissance, tremblements violents… Tout se passe assez vite, mais la crise laisse au malade un profond malaise, et parfois des séquelles comme de cruelles morsures de la langue. Au cours du voyage en Italie, l’appétit lui revient, et il se demande comment un gaillard aussi solide que lui peut être soumis à des maladies nerveuses. Au retour, il confie à Ernest Chevalier qu’il a subi encore, en cours de route, deux crises de nerfs : « Si je guéris je ne guéris guère vite. Ce qui est aussi peu neuf pour moi que peu consolant. Après tout merde, voilà. Avec ce grand mot on se console de toutes les misères humaines, aussi je me plais à le répéter : merde, merde(88). » On lui prescrit maintenant du quinquina au lieu de valériane. Une médecine à tâtons.
L’épilepsie a-t-elle été la cause, directe ou indirecte, de la période d’inappétence sexuelle que connaît alors Flaubert et qui dure environ deux années ? Épuisement de la libido ? Continence volontaire ? Il aborde fréquemment le sujet dans sa correspondance avec ses amis : parler du sexe leur est familier, et souvent en des termes gaulois qui décideront plus tard Ernest Chevalier, devenu magistrat avant de finir député conservateur, à détruire, dans un souci de respectabilité, une partie des lettres de Flaubert. Il nous en reste suffisamment, de même que celles qu’il a adressées à Le Poittevin, pour nous faire une idée de l’accalmie de sa vie érotique.
Avant de partir en Italie, Flaubert, en avril 1845, rend compte à Alfred Le Poittevin du bref séjour qu’il vient de faire à Paris. Il a cherché à revoir Schlésinger, mais « monsieur Maurice » était parti pour Londres. Pas un mot sur sa femme, la femme du « grand amour » ! S’étant procuré l’adresse de Mme Pradier rue Laffitte, il s’y rend, comme attiré par cette « femme perdue », comme il dit. Le couple Pradier vient de se séparer à la suite des incartades de Louise — surnommée Ludovica —, qui, à trente ans, rejetée, privée de ses enfants, surveillée par la police, vit seule. Gustave lui fait une visite d’amitié, de compassion, mais on sent bien, dans la relation qu’il en fait à Alfred, son attirance, car Louise ne manque pas de beauté et elle est une femme libérée. Rien ne se produit ce jour-là entre eux, sinon qu’elle invite Gustave à déjeuner à son retour. Il précise à son ami qu’il est allé sur le boulevard mais qu’il n’a « rien fait d’obscène ».
Entre-temps, ayant appris sa visite à Mme Pradier, Alfred l’engage à se rendre à son invitation : « J’irai, comme tu me le recommandes et comme je l’ai promis, déjeuner avec cette bonne Mme Pradier, mais il est douteux que je fasse plus, à moins qu’elle ne m’y invite très ostensiblement. La baisade ne m’apprend plus rien. Mon désir est trop universel, trop permanent et trop intense pour que j’aie des désirs. Je ne me sers pas de femmes, je fais comme le poète de ton roman, je les use par le regard(89). » Cette affirmation donnerait à croire que la chasteté est un choix volontaire qu’il fait. Non par vertu soudaine, mais par indifférence : « C’est une chose singulière, écrit-il encore à Alfred, comme je suis écarté de la femme. » Et avec sa brutale franchise : « Voilà bientôt deux ans que je ne me suis livré au coït et un an dans quelques jours, à toute espèce d’acte lascif. » Ce qui nous fait remonter au-delà de janvier 1844 et laisse supposer que son « impuissance » (mot de certains commentateurs) n’est pas consécutive à son épilepsie. « Il faut que je sois tombé bien bas puisque le bordel lui-même ne m’inspire pas l’envie d’y entrer(90). »
Flaubert semble vouloir échapper alors aux pulsions communes. À son retour d’Italie, il confie à Alfred qu’il lui prend encore quelquefois « d’étranges aspirations d’amour, quoique [il en soit] dégoûté jusque dans les entrailles ». Sans doute Pradier a-t-il raison quand il lui conseille de prendre une maîtresse, mais il n’en fera rien ! Il donne à son ami cette étrange explication : « Un coït normal, régulier, nourri et solide me sortirait trop hors de moi, me troublerait. Je rentrerais dans la vie active, dans la vérité physique, dans le sens commun enfin, et c’est ce qui m’a été nuisible toutes les fois que j’ai voulu le tenter. » Tout se passe comme s’il avait décidé de vivre en ermite, de manière réglée, calme, laborieuse : « Car, explique-t-il à Ernest Chevalier, ce que je redoute étant la passion, le mouvement, je crois, si le bonheur est quelque part, qu’il est dans la stagnation. Les étangs n’ont pas de tempêtes(91). »
Même lorsqu’il aura de nouveau une vie sexuelle active, il lui arrivera de ne pas passer à l’acte, volontairement, « par parti pris », pour ne pas abîmer une impression, une sensation, la beauté même d’une situation. Refus de tomber sous l’empire des sens : l’art est toujours une sublimation. Il avait ainsi expliqué à Le Poittevin, dans sa lettre de Marseille, qu’après avoir causé avec « une garce du boxon qui est en face du théâtre », il n’est pas monté dans les appartements : « Je ne voulais pas sortir de la poésie. »
« Le malheur est sur nous »
Au début du mois de janvier 1846, le docteur Flaubert est atteint d’un abcès profond à la cuisse. Achille opère son père en proie à une grosse poussée de fièvre. Trop tard sans doute. Achille-Cléophas, à soixante-quatre ans à peine, encore actif à l’hôtel-Dieu, est emporté par une septicémie. Ce coup du sort plonge la famille Flaubert dans une affliction profonde. « Tu as connu, tu as aimé l’homme bon et intelligent que nous avons perdu, écrit Flaubert à Chevalier, l’âme douce et élevée qui est partie. » Tout séparait le père et le fils : l’un d’esprit positif, la tête carrée, chirurgien réputé, aimé de ses concitoyens, et l’autre ne jurant que par l’art et la littérature. De là à penser que le docteur préférait Achille, qui avait suivi ses traces, à Gustave, qui avait raté ses études de droit et ne semblait pas savoir ce qu’il voulait, le pas est vite franchi. Maxime Du Camp y est allé de son témoignage : « Le père Flaubert était humilié [par Gustave] et ne le dissimula pas ; il était perplexe comme devant un cas pathologique inconnu. Il ne comprenait que l’action. Fils d’un vétérinaire de Nogent-sur-Seine, il était devenu chirurgien — chirurgien éminent — et il ne pouvait admettre que son fils fût ce qu’il appelait un grimaud, un gratte-papier. » On comprend le titre de l’essai de Sartre sur Flaubert, L’Idiot de la famille : « Avec les meilleures intentions, Achille-Cléophas s’est fait le bourreau de son fils cadet. » À Achille, son aîné, le docteur Flaubert s’adresse sur un autre ton : « Il lui parle d’homme à homme. » Lui, Gustave, ne sera jamais aux yeux de son père qu’un enfant. Tout cela est bien beau et permet à Sartre de nous livrer une analyse psychologique en trois gros volumes pour expliquer le « cas Flaubert », le pauvre Gustave délaissé, mal-aimé, souffrant d’un affreux complexe d’infériorité vis-à-vis de son frère, qu’il jalouse fatalement. Cette brillante démonstration ne convainc pas tout à fait : Gustave aime et admire son père, sa correspondance en témoigne. Il vantera encore en 1869 à George Sand l’humanité d’Achille-Cléophas : « Il est vrai que je suis le fils d’un homme qui était extrêmement humain, sensible dans la bonne acception du mot. La vue d’un chien souffrant lui mouillait les paupières. Il n’en faisait pas moins bien ses opérations chirurgicales. Et il en a inventé quelques-unes de terribles(92). » S’il a été écrasé et méprisé par le père, il ne s’en est en tout cas jamais plaint. Au demeurant, la communication entre lui et le grand chirurgien n’a jamais été facile : « Que de fois, confiera-t-il à Louise Colet, sans le vouloir, n’ai-je pas fait pleurer mon père, lui si intelligent et si fin ! mais il n’entendait rien à mon idiome. J’ai l’infirmité d’être né avec une langue spéciale dont seul j’ai la clé(93). » On peut douter qu’il ait fait pleurer son père, mais l’intéressant ici est l’aveu d’incomunicada entre le chirurgien et le futur écrivain.
En tout cas, Gustave se démène en faveur d’une souscription publique dans les deux journaux de Rouen, afin de faire réaliser une statue de son père, et par Pradier, il y tient. Il prodigue aussi des efforts pour que son frère Achille, que les médecins rivaux voudraient mettre à la porte de l’hôtel-Dieu, prenne la place du père. Il informe Ernest Chevalier qu’il est allé à Paris, sans doute pour agir auprès du docteur Cloquet et du ministère de l’Instruction publique, et se réjouit — nous sommes à la fin de janvier 1846 — que « jusqu’à présent rien ne doit faire douter qu’il ne succède en tout et pour tout à son père ». Pour n’aimer pas la bourgeoisie, Gustave en a l’esprit de famille. Et l’on aurait du mal à trouver là le comportement d’un cadet jaloux de son frère. À moins que, précisément, en se montrant actif et dévoué à l’égard de son frère, Gustave prenne sa revanche sur lui ; dans ce rôle qu’il s’attribue de protecteur familial, c’est l’habit du père qu’il enfile. Un beau rôle, apparemment désintéressé, mais dont le caractère chevaleresque oblige l’aîné vis-à-vis du cadet.
Finalement, un partage a lieu : le docteur Émile Leudet, ancien élève du défunt, qui guignait sa succession contre Achille, devient chirurgien-chef et Achille chirurgien-adjoint, les deux se partageant l’enseignement, un semestre chacun. Achille habitera le logement de son père à l’hôtel-Dieu, tandis que Gustave et sa mère passeront la plus grande partie de l’année à Croisset et quatre mois d’hiver à Rouen dans un nouvel appartement, rue Crosne-hors-Ville.
Cependant, le malheur ne donne point de relâche aux Flaubert. Caroline qui, peu de temps après la mort de son père, vient d’accoucher d’une fille, Désirée-Caroline, tombe malade — un « accès de fièvre pernicieuse qui nous a donné les inquiétudes les plus graves ». Le 15 mars, Flaubert écrit à Maxime Du Camp que sa sœur perd la mémoire, que tout est confus dans sa tête, elle ne le distingue plus de son frère Achille, s’étonne de ne pas voir son père, gémit, pousse des cris. Gustave est aux abois, s’attend au pire. De fait, dix jours plus tard il informe son ami de la mort de la jeune femme. Il l’a veillée la nuit, elle dans sa robe de noces avec son bouquet blanc, puis il a fait mouler pieusement le visage mortuaire : « J’ai vu les grosses pattes de ces rustres la manier et la recouvrir de plâtre. J’aurai sa main et sa face. Je prierai Pradier de me faire son buste et je le mettrai dans ma chambre. J’ai à moi son grand châle bariolé, une mèche de cheveux, la table et le pupitre sur lequel elle écrivait. Voilà tout, voilà tout ce qui reste de ceux qu’on a aimés. »
L’enterrement est lugubre. La fosse étant trop étroite pour accueillir le cercueil, il a fallu se servir d’une bêche et de leviers pour l’y enfoncer. Un fossoyeur est monté sur la bière, juste au-dessus de la tête de la défunte : « J’étais debout à côté, mon chapeau dans les mains, je l’ai jeté par terre en criant. » Hamard, le mari, s’est agenouillé et a envoyé des baisers en pleurant. Hébété, Flaubert ressent une immense douleur et une « atroce injustice ».
La veille, on a baptisé la petite fille, sa nièce, au cours d’une cérémonie qui semble à Gustave irréelle. Un prêtre, empourpré par son déjeuner, dévidait ses prières, le bedeau versait de l’eau, répondait Amen, un vieux rite qui lui semble d’une très ancienne religion aux « symboles insignifiants » : « Ce qu’il y avait de plus intelligent à coup sûr, c’était les pierres qui avaient autrefois compris tout cela et qui peut-être en avaient retenu quelque chose. »
Gustave s’inquiète pour sa mère : comment pourra-t-elle survivre au malheur répété ? Il rumine l’idée de sa mort prochaine, voulant se prémunir de toute surprise. Heureusement, Mme Flaubert a désormais une raison de survivre : élever et protéger la petite enfant. Lui, serre les poings, se mure dans le silence, s’installe dans la malédiction. Caroline morte ! Celle qu’il avait tant aimée, tant choyée ; avec laquelle il avait partagé tant et tant d’heures exquises : le théâtre du Billard, les lectures à haute voix, les conversations littéraires. Il avait été son guide, son pédagogue. Elle partageait ses idées, l’admirait, riait de ses farces, le charmait en jouant Beethoven et Mozart à son piano. Dans la famille, c’était son alliée, sa complice, celle qui le comprenait, l’admirait, l’aimait. Le souvenir de son « pauvre rat » ne le quittera pas : « J’ai toujours à son endroit, écrira-t-il à sa mère, une place vide au cœur et que rien ne comble(94). » Il aura du remords en songeant qu’il l’a laissée épouser Hamard, « cet homme si vulgaire, depuis la botte jusqu’au chapeau ».
C’est d’une autre amertume que souffre Gustave en cette même année 1846, une amertume de nature différente mais qui l’enfonce un peu plus dans la solitude : son ami Alfred Le Poittevin se marie ! En juillet, il lui avait dit que, sans lui, il ne lui resterait rien. C’est avec lui qu’il avait été le plus intime, qu’il avait pu rencontrer le seul esprit supérieur avec lequel il faisait cause commune et projets communs. Ils avaient lu les mêmes auteurs, Alfred le devançant le plus souvent, l’initiant, lui faisant découvrir mille trésors ; ils avaient discuté pendant des heures, pendant des nuits ; ils avaient échangé des lettres pleines de savoir et d’émotion. Pour Flaubert, ce mariage est déchirant, parce qu’il signifie la fin de cette intimité : « Es-tu sûr, ô grand homme, lui demande-t-il dans une lettre du 31 mai 1846, de ne pas finir par devenir bourgeois ? Dans tous mes espoirs d’art je t’unissais. C’est ce côté-là qui me fait souffrir. » Alfred se marie, va vivre ailleurs, tout s’en va. Le 16 juillet, Le Poittevin épouse Louise de Maupassant ; Gustave Flaubert ne s’en console pas.
Stoïcisme
Les deuils qui accablent Flaubert le fixent dans la nouvelle vie qu’il a choisie. Sa maladie a conforté sa décision de ne plus faire semblant de vivre comme tout le monde, en lui offrant de renoncer à des études qu’il exécrait et à un avenir de bourgeois. Il pourra se consacrer à l’étude et à l’écriture. Après la mort de son père puis celle de Caroline, sa destinée paraît claire : il vivra pour l’Art. Sartre, qui n’y va pas par quatre chemins, écrit tranquillement ce qui choque les convenances mais n’en est pas moins crédible : « Le 15 janvier 1846, Gustave a la chance de sa vie : il devient orphelin de père. » L’auteur des Mots pensait peut-être à son cas personnel, mais n’importe : « Achille-Cléophas laisse à son fils le dernier mot. » En mai 1846, Gustave confie à Maxime Du Camp : « La vie interne que j’ai toujours rêvée commence enfin à surgir(95). »
Ce qu’on a appelé l’« impuissance » de Flaubert pendant deux années participe de cette « conversion ». Il ne veut plus être la proie de la passion amoureuse, et redoute même les aventures sexuelles passagères. Pas de joug ! pas d’influence ! « De même qu’en devenant chrétien, écrit Jean Bruneau, saint Augustin a renoncé aux femmes, de même Flaubert a cessé de vivre pour créer(96). » Sans doute aura-t-il encore des maîtresses et participera-t-il à des réunions, des rites, des voyages, mais il s’est convaincu du caractère accessoire de tout ce qui pouvait le distraire de la création littéraire. Entre l’art et la vie, il faut choisir. C’est pourquoi le mariage d’Alfred Le Poittevin l’a tant désolé : il l’a senti perdu pour l’art. Il faut renoncer au bonheur ou plutôt savoir que le bonheur pour lui comme pour Le Poittevin, les « gens de notre race » — du moins le croyait-il —, est dans l’idée.
Il se jette furieusement dans le travail. L’année précédente, il ironisait sur son sort dans une lettre à Chevalier : « Si ma vie est douce, elle n’est pas fertile en facéties. D’ici quelques années cependant je n’en désire pas d’autre. J’ai même envie d’acheter un bel ours (en peinture), de le faire encadrer et suspendre dans ma chambre après avoir écrit au-dessous : Portrait de Gustave Flaubert, pour indiquer mes dispositions morales et mon humeur sociale(97). » Il lit, étudie, écrit, « pioche ». Il analyse le théâtre de Voltaire, non parce qu’il l’aime — « C’est ennuyeux » — mais parce que Voltaire a le sens de la construction. Il continue à déchiffrer Shakespeare avec une admiration inentamée. Il se plonge dans les auteurs anciens, notamment dans l’immense Histoire d’Alexandre de Quinte Curce, qui comble son goût du portique et du peplum. Il étudie le bouddhisme. Il n’oublie pas les œuvres de son temps, et juge Le Rouge et le Noir d’un « esprit distingué » tout en s’interrogeant sur le style, le « vrai style » qui ne s’y trouve pas. Il lit ou écrit pendant huit à dix heures par jour, s’émerveillant de vivre enfin sa vie intérieure, la vraie ! Il continue d’exhorter Alfred à se consacrer à l’Art, seul moyen de n’être pas malheureux. Agressif, il demande à Chevalier, devenu substitut à Calvi, s’il se regarde quelquefois dans la glace et s’il n’a pas alors envie de rire. La vie, pour lui, est désormais dans cet enfermement physique grâce auquel il espère atteindre aux cimes de la création. Il a perdu sa gaieté de jadis mais aussi sa tristesse : « Je suis mûr », dit-il. Car il a rompu avec le monde extérieur, l’agitation des humains, les préoccupations immédiates des bourgeois. Le bornage volontaire de sa vie l’exalte.
La mort des siens l’a affligé, mais il se sent désormais immunisé contre le malheur, qui l’a déjà frappé si durement ; il est devenu fataliste(98). Il confie à Maxime Du Camp, en mai 1846, qu’il est désormais « dans un état inaltérable ». Il faut prendre la réalité telle qu’elle est ; ne point se révolter contre elle. Une telle attitude risque de déshumaniser, de laisser indifférent, et Mme Flaubert s’émeut — c’est lui-même qui le rapporte — de voir la rage des phrases lui dessécher le cœur(99). Il s’en amuse : sa mère a eu « un mot sublime ». Malgré cela, il reste convaincu d’avoir « encore du jus au cœur ».
En deux ans, Flaubert est entré en ermitage littéraire. La maladie lui en fournit la justification ; la mort du père le soulage d’une mauvaise conscience ultime. Sa vie n’est plus frappée d’indécision : il ne fera rien. Mais de ce rien il fera tout, une œuvre. Certes, il n’est pas encore assuré de son génie ; il a déjà écrit beaucoup de pages qu’il se garde de publier. Mais, justement, il a le temps, puisqu’il n’aspire pas à la réussite sociale. Il y a du pari de Pascal dans sa résolution : il mise sur l’absolu incertain plutôt que sur les satisfactions médiocres et relatives de la vie bourgeoise. Les inévitables compromis avec celle-ci doivent s’en tenir au minimum vital. Ce sont les aléas de l’existence qui pourraient le faire fléchir — tomber amoureux, par exemple.