VI

LOUISE

Le 28 juillet 1846, Flaubert rend visite à Paris à son ami le sculpteur James Pradier, qui doit exécuter le buste de Caroline. Pradier a l’habitude de recevoir dans son atelier, non loin de la place Pigalle, les artistes et les écrivains, que Flaubert retrouve ce jour-là en train de bavarder, un verre à la main. Son regard est aussitôt aimanté par la beauté d’une femme qu’il ne connaît pas, et qui pose. Elle est poète, écrivain, elle a trente-cinq ans et se nomme Louise Colet. Échange de regards, présentations, attirances spontanées.

Consciente de son pouvoir de séduction, Louise Colet avait tracé son autoportrait dans un journal intime qu’elle avait commencé l’année précédente :

Ses contemporains ont cent fois confirmé cette autocélébration. Ainsi, Théodore de Banville : « Souverainement belle, avec une tête imposante et charmante, coiffée de longues boucles d’or, enchantant les regards par la vive pourpre de ses lèvres en fleur, reine par son cou superbe et par ses blanches mains aux ongles de rose, elle était à la fois poète et sujet pour la poésie(101). »

On se souvient que depuis longtemps Flaubert vivait en état de continence. Selon Sartre, une autre conséquence de la mort du père fut la sortie de sa « castration hystérique ». « Tout se passe comme si, en la circonstance, Achille-Cléophas avait été le castrateur(102). » Celui-ci disparu, le désir renaît. Ébloui par celle qu’on surnomme la Muse, Flaubert, dès le lendemain, bondit chez Louise Colet, qui tient un salon. Que ce ne soit pas son jour, n’importe ! L’entrée en matière est facile : elle et lui sont des passionnés des lettres. Louise a déjà beaucoup publié, des poèmes notamment ; lui, rien, mais il a abondamment écrit et parle de littérature en connaisseur. Il place Shakespeare au-dessus de tout ; justement, Louise a traduit en vers La Tempête, dont elle lui lit un morceau. Elle est séduite par ce jeune homme de vingt-quatre ans, très beau, très grand, qui paraît si sûr de ses jugements. Oui, on se reverra, et dès le lendemain !

La Muse

Née en 1810 à Aix-en-Provence, Louise Colet, dès son enfance, se délectait à lire et avait commencé très tôt à composer des vers. Son père, Antoine Revoil, directeur du service postal de la ville, était mort en 1826. Dernière venue d’une famille de six enfants, elle avait été éduquée surtout par sa mère, Henriette née Le Blanc, une femme cultivée, à laquelle elle avait été très attachée, et qui était morte en 1834. Entre-temps, la jeune fille, nourrie de littérature romantique, grande admiratrice de George Sand, n’avait cessé de s’adonner à la poésie et avait été introduite dans le salon de la romancière, cantatrice et tragédienne Julie Candeille, à Nîmes, ville où elle faisait des séjours réguliers chez sa sœur Marie. Mais sa protectrice meurt la même année que sa mère. Habitant la demeure familiale de Servane, proche de Mouriès, non loin d’Avignon, avec ses frères et sœurs restés célibataires, souffrant d’être incomprise par eux et livrée à leurs sarcasmes et à leurs méchancetés, Louise rêve de partir pour Paris. L’occasion lui en est donnée, en décembre 1834, par son mariage avec Hippolyte Colet, un musicien qui a fait ses études au Conservatoire, à Paris. Ayant obtenu une place de professeur de flûte dans la capitale, Colet, dans l’ambition de devenir compositeur, emmène sa jeune épouse, qui rêve pour elle-même de gloire littéraire.

Pour commencer, elle cherche à employer sa plume dans les journaux, dont le nombre a explosé depuis la révolution de 1830, grâce aux nouvelles libertés dont jouit la presse sous Louis-Philippe. Ses démarches aboutissent, plusieurs de ses poèmes sont publiés par L’Artiste, où paraissaient notamment George Sand et Eugène Delacroix. Grâce à son obstination, aux quelques relations qu’elle se crée, à son énergie et à sa beauté éclatante qui est sa meilleure assurance, Louise réussit à franchir la porte du salon de Charles Nodier, à la bibliothèque de l’Arsenal, où elle fait la connaissance notamment d’Émile et de Delphine de Girardin, dont l’influence, grâce à La Presse, le quotidien que dirige le mari, est considérable. Louise se résout bientôt à réunir ses poèmes dans un recueil intitulé Fleurs du Midi. Ne doutant de rien, elle demande son appui à Chateaubriand en personne. L’esquive du grand écrivain est élégante : il reconnaît la beauté de certains de ses poèmes, mais lui conseille de se faire parrainer par un poète : « Choisissez parmi ceux qui ont de la gloire, ils tiendront à honneur de prédire la vôtre. » Louise, que les scrupules n’encombrent pas, fait composer la lettre de Chateaubriand en ouverture de son recueil, imprimé en 1836. Sainte-Beuve, dans un premier temps revêche, finit par écrire un compte rendu de Fleurs du Midi dans la Revue des deux mondes. Il ne ménage pas sa critique, mais laisse tomber un encouragement car « cet essai, selon lui, annonce une faculté réelle et peu commune ».

Louise n’a pas manqué d’envoyer un exemplaire de son livre à Louis-Philippe et à sa fille Marie d’Orléans qui, attendrie par sa poésie, lui obtient une petite pension du ministère de l’Instruction : quatre cents francs. C’est peu, et le ménage Colet vit assez chichement, mais voici une belle éclaircie que lui offre une de ses connaissances provençales, l’historien de la Révolution François-Auguste Mignet. Celui-ci lui conseille de participer au concours de poésie organisé tous les deux ans par l’Académie française, dont il est membre. Le thème de l’année 1839 en est le château de Versailles. Pourquoi pas ? Elle fonce au palais louis-quatorzien, rédige sur-le-champ son poème, l’envoie et — miracle ! — gagne le prix sur une soixantaine de concurrents. Mignet l’avait soutenue, ainsi que Népomucène Lemercier, qu’elle connaissait et qui n’était pas insensible à ses charmes. La critique la met en pièces ; elle n’en a cure : n’a-t-elle pas obtenu les deux mille francs du prix et de nouvelles relations ? Comme il est d’usage, elle rend visite aux académiciens, pour les remercier, à commencer par Victor Cousin, pair de France, grand maître de l’Université, considéré comme le plus grand philosophe vivant, que des foules ravies viennent écouter à la Sorbonne, et qui craque devant la beauté de la lauréate, dont il fait sans trop attendre sa maîtresse. Avec un tel protecteur, elle ira loin.

Cousin la chaperonne, lui donne des conseils littéraires, fait arrondir le salaire d’Hippolyte au Conservatoire et tripler la pension de Louise, l’introduit auprès des directeurs de revues : elle devient une personnalité du monde littéraire parisien. En 1841, elle ouvre un salon, rue de Bréda, proche de la place Pigalle, où elle est appelée désormais la Muse. La même année, nouveau recueil : Penserosa. Cette fois, l’aigreur polie de Sainte-Beuve tourne aux louanges — il est vrai qu’il lorgne l’Académie : « Un élégant et brillant volume qui lui promet un rang désormais parmi nos muses. Il est impossible de refuser à l’auteur de ces vers l’harmonie, l’éclat, la fermeté, une touche large et sonore(103). » La pension de Louise s’élève désormais à trois mille francs.

Cependant, le chemin vers le sommet est semé de ronces. L’humoriste Alphonse Karr épingle dans son mensuel satirique, Les Guêpes, Victor Cousin et Louise Colet : « Il est parfaitement constaté maintenant au ministère de l’Instruction publique que pour avoir une pension d’homme de lettres, il faut être une jolie femme. » Plus grave, sachant Louise enceinte (elle accouchera d’une fille en août 1840), Karr fait de lourdes allusions à la paternité probable du philosophe (« une piqûre de Cousin »), ministre de l’Instruction publique depuis le 1er mars 1840. L’offensée somme son mari (sans doute le véritable géniteur) de demander réparation à l’insulteur, mais le courage n’est pas le plus clair des mérites d’Hippolyte Colet, meilleur flûtiste qu’escrimeur : il se défile. Dès lors, la Muse impétueuse se hasarde à venger de ses propres mains son honneur bafoué, saisit un couteau de cuisine, se porte au domicile d’Alphonse Karr et tente de lui planter sa lame dans le dos. Le couteau glisse, et l’offenseur désarme la dame. Cousin, pour atténuer l’esclandre et éviter une action en justice, prie Sainte-Beuve — aspirant toujours à l’Académie — de persuader Karr d’en rester là. L’humoriste se contentera de narrer ironiquement l’incident dans la nouvelle livraison des Guêpes, tandis que Sainte-Beuve devient conservateur de la bibliothèque Mazarine…

De la naissance de sa fille Henriette jusqu’à l’arrivée de Flaubert dans sa vie, Louise Colet a consolidé son statut de femme de lettres et de salonnière. Elle écrit en prose et en vers sur les sujets les plus variés : Penserosa, Poésies nouvelles, les Funérailles de Napoléon (1840) à l’occasion du retour des cendres de l’empereur, La Jeunesse de Mirabeau, paru d’abord en feuilleton dans La Presse, Charlotte Corday, Madame Roland — toutes œuvres qui témoignent de ses sympathies girondines. Comme elle envoie des exemplaires de ses ouvrages à George Sand, celle-ci la félicite, mais la gourmande sur ses préférences historiques : « Haïssez l’égalité, lui écrit-elle, ou respectez ceux qui l’ont proclamée ! » Nous sommes dans la période rouge de George Sand, dont les convictions politiques passeront par des teintes moins rutilantes. Pour l’heure, elle fait la leçon à sa jeune rivale : « C’est au principe de la souveraineté du peuple que vous faites la guerre […] vous ne voulez pas comprendre la Révolution(104) ! »

Une autre femme se distingue plus généreusement dans sa vie : Juliette Récamier, l’égérie de Chateaubriand, qui l’invite dans son salon de l’Abbaye-aux-Bois, où Louise se fait vite admirer par sa beauté, son ardeur à soutenir des positions audacieuses, sa culture étendue, la part qu’elle prend à toutes les conversations. L’amitié entre les deux femmes ne se démentira pas. Plus tard, Louise prendra un appartement rue de Sèvres, pour se rapprocher de Juliette, et celle-ci lui confiera un trésor : des copies des lettres de Benjamin Constant, qui fut l’un de ses soupirants.

En 1843, elle participe au nouveau concours de poésie de l’Académie, dont le sujet porte sur la fontaine Molière, monument de la rue de Richelieu qui venait d’être inauguré. Aidée par les conseils de son ami Béranger et ceux de Victor Cousin, elle réussit à décrocher pour la seconde fois le prix de deux mille francs, sans convaincre davantage la critique. La même année, elle publie Les Cœurs brisés, un recueil de nouvelles.

En proie à des difficultés d’argent, elle ne ménage pas sa peine, continue à écrire à profusion. Mais elle ne court pas le cachet seulement pour le cachet : elle a des convictions politiques. Elle s’est rapprochée des féministes et des socialistes, ce qui l’amène à soutenir le journal L’Union ouvrière de Flora Tristan. Un recueil de nouvelles en deux volumes, Saintes et folles, paru en 1845, atteste son engagement dans la cause des femmes. L’année suivante, elle célèbre les Chants des vaincus, en faveur du mouvement des nationalités qui menace les empires. Dans le même registre, elle proclame Le Réveil de la Pologne, dont la cause est chère à tous les républicains.

On le voit, celle dont Gustave Flaubert va s’éprendre n’est pas une femme ordinaire. Sincèrement férue de littérature, elle l’est sans doute davantage encore de gloire. Séduisante, entreprenante, elle s’impose plus par sa hardiesse et sa beauté que par son talent littéraire véritable. Non qu’elle en soit complètement dépourvue : dans son abondante production, elle a réussi de beaux vers et de jolis morceaux de prose, mais aucune de ses œuvres ne s’est imposée. Elle reçoit, elle est reçue, elle est protégée, elle est courtisée, toujours occupée du soin de plaire. Au moment où elle rencontre Flaubert, elle s’est éloignée de son médiocre époux, elle a pris quelque distance avec Victor Cousin, après avoir eu un amant polonais éphémère : un cœur à prendre.

Le malentendu

Rien d’étonnant à ce que la rencontre ait lieu chez James Pradier : elle y était assidue. On devait au sculpteur notamment cette fontaine Molière qui avait valu à Louise son deuxième prix de poésie. Flaubert, qui le fréquente depuis longtemps, espérait, outre le buste de sa sœur Caroline, que la ville de Rouen le choisirait, lui, Phidias, pour exécuter la statue de son père — ce qui aura lieu. Jusqu’à sa séparation d’avec James, Louise d’Arcet, son épouse, faisait les honneurs de la maison.

Ce que nous savons de la liaison entre Flaubert et Louise Colet, qui allait s’étendre sur une huitaine d’années, entrecoupées d’un long entracte, nous le connaissons avant tout par les lettres de Gustave à Louise. Très peu de lettres de celle-ci ont été sauvées, Flaubert (ou sa légataire) les ayant probablement brûlées. De la première partie de cette correspondance, commencée dans la nuit du 4 au 5 août 1846 et interrompue provisoirement le 25 août 1848, nous connaissons cent quatre lettres de Flaubert et une seule de Louise Colet. Au cours des premiers mois de leur liaison, l’ermite de Croisset écrivit à son amie pratiquement tous les jours ; elle lui répondait au même rythme. Par bonheur pour les amants, la création de la ligne de chemin de fer Paris-Rouen permettait à qui postait une lettre à Rouen avant 11 heures de la faire parvenir à son destinataire dans l’après-midi du jour même — ce qui fait rêver l’usager de La Poste du XXIe siècle. Cette rapidité de communication rend plus intense l’échange des sentiments et des émotions : on répond tout à trac, et la réponse à la réponse suit incontinent.

Que nous apprennent les lettres de Flaubert, complétées par quelques autres sources, notamment le témoignage de Maxime Du Camp, qui a souvent servi de vaguemestre auprès de Louise quand il était à Paris (en son absence Flaubert adressait sa correspondance en poste restante) ? Il s’agit, certes, d’une source unilatérale, mais dans le dialogue épistolaire si rapide entre les deux amants Flaubert cite souvent sa correspondante, dont nous comprenons assez nettement les attitudes. Le lecteur de Flaubert doit cependant se méfier, en bonne méthode, de la quasi-unicité des sources, qui le pousse à considérer toujours les choses du point de vue de l’écrivain, au détriment du point de vue de sa maîtresse. C’est donc armé de prudence que j’essaie de retracer cette histoire d’amour, et, dans ce chapitre, sa première partie.

Gustave Flaubert et Louise Colet se sont vraiment aimés, on peut dire avec passion, même s’il faut ajouter d’emblée que l’amour n’avait pas le même sens pour l’un et pour l’autre. Après que Flaubert eut séduit la Muse dans les jours qui suivent leur rencontre chez Pradier, il est rentré à Croisset d’où il commence aussitôt cette œuvre épistolaire magnifique, qui nous aide à le mieux connaître. La sincérité de l’amour qu’il éprouve pour Louise ne fait point de doute : « Oui, je te désire et je pense à toi. Je t’aime plus que je ne t’aimais à Paris. Je ne puis plus rien faire, toujours je te revois dans l’atelier debout près de ton buste, les papillotes remuantes sur tes épaules blanches, ta robe bleue, ton bras, ton visage, que sais-je, tout » (6 août 1846). Quinze jours plus tard : « Oui, ma belle, tu m’as enveloppé de ton charme, tu m’as pénétré de ta substance. Oh ! si je t’ai pu paraître froid, si mes satires sont rudes et te blessent, je veux, quand je te reverrai, te couvrir d’amour, de volupté, d’ivresse : je veux te gorger de toutes les félicités de la chair, t’en rendre lasse, t’en faire mourir. » Et quand Louise émet le moindre scepticisme, il se récrie : « Oui, je t’aime, je t’aime, entends-tu ? Faut-il le crier plus fort encore ? » (31 août). Oui, encore : « Toutes les petites étoiles de mon cœur convergent autour de ta planète, ô mon bel astre » (17 septembre). Un amour qui n’est pas seulement sensuel : « Je reprends et je dis qu’on m’a aimé ; mais jamais comme toi, et jamais non plus il n’y a eu entre moi et une femme l’union qui existe entre nous deux » (18 septembre). Et s’il arrive que les lettres de Louise se fassent attendre, Gustave est désemparé : « Depuis jeudi matin pas un mot. De grâce, réponds-moi de suite. J’ai des inquiétudes atroces. […] Voilà quatre grands jours que je brûle d’impatience et d’angoisse » (20 octobre). Tous ceux qui s’aiment ont connu cette anxiété dans l’attente trompée d’une lettre ou qui n’a pas été écrite ou qui a pris une direction erronée. Alors, quelle joie quand elles surviennent groupées, retardées par une mauvaise adresse ou une erreur de postier : cette peur-là, Flaubert l’a éprouvée. « Ne me dis jamais que je ne t’aime pas puisque tu me fais éprouver des mélancolies que je n’avais jamais eues » (2 décembre).

Si Louise Colet peut douter de cet amour tant de fois proclamé, la raison en est l’absence volontaire de son amant, toujours éloigné d’elle, confiné dans sa thébaïde normande, et ne lui offrant le plaisir de la rencontre qu’au compte-gouttes. Au cours de ce premier acte de leur liaison, qui dure près de deux ans, Gustave et Louise ne se sont retrouvés que quatre fois après leur première rencontre ! Trois brèves réunions à Paris, et une autre l’espace d’une journée d’amour fou dans une auberge de Mantes, à mi-distance entre Paris et Rouen. Passionnée, ardente, pleine de désir, épanouie par l’accord charnel qui existe entre elle et lui, pénétrée d’une vive admiration à son égard, Louise ne comprend pas l’attitude étrange de cet amant fougueux répétant qu’il l’aime et qu’elle ne voit jamais qu’aux heures rarissimes autorisées par son caprice. Ses lettres se lestent d’une protestation permanente, d’un appel désespéré, de larmes incessantes, auxquelles il répond sans faillir, mais comme s’il se contentait de faire l’amour par correspondance. Alors, tristesse, douleur, souffrance, et finalement colère : que signifie cette fuite ? « De la colère ! s’écrie Flaubert, grand Dieu ! De l’aigreur, et de la verte, de la salée ! Qu’est-ce que ça veut dire ? Est-ce que tu aimes les disputes, les récriminations et tous ces amers tiraillements quotidiens qui finissent par faire de la vie un enfer réel ? » (30 août 1846).

Que lui oppose Flaubert pour lui expliquer qu’il ne peut pas venir à Paris plus souvent, qu’il ne pourrait pas vivre à Paris et qu’elle-même ne peut pas venir le voir à Croisset ? Sa principale justification est la présence de sa mère, triste, hypocondriaque, inconsolable, folle d’inquiétude pour lui, dont la santé est si fragile, dont les crises, même espacées, lui font peur. Elle a besoin de lui : « Ma mère a été hier et avant-hier dans un état affreux. Elle avait des hallucinations funèbres. J’ai passé mon temps auprès d’elle. Tu ne sais pas ce que c’est que le fardeau d’un tel désespoir à porter seul » (8-9 août 1846). Il se sent responsable d’elle, de son maintien en vie : « Ma vie est rivée à une autre, et cela sera tant que cette autre durera » (27 août).

Une explication difficile à admettre par Louise : Paris est si proche de Rouen désormais ; Gustave n’aurait qu’à invoquer un prétexte, il lui arrive même d’en formuler, par exemple la nécessité d’aller consulter un livre à la Bibliothèque royale ou à la bibliothèque Sainte-Geneviève. Et puis sa mère n’est pas seule ! Elle a un autre fils, Achille, qui exerce à Rouen ! L’idée même qu’il faille un « prétexte » à ce grand garçon de vingt-six ans pour se rendre dans la capitale est peu imaginable. En de nombreuses lettres, Flaubert annonce à sa maîtresse qu’il a une merveilleuse idée, une excellente occasion pour la revoir dix jours, une semaine, un mois plus tard ! Il en est une qui devient peu à peu comique. Pour réaliser la sculpture d’Achille-Cléophas, la municipalité de Rouen a décidé de réunir à Paris une commission, composée de diverses personnalités, qui doit choisir l’artiste. Flaubert, qui défend la candidature de son cher Pradier, s’engage résolument auprès de cette commission, laquelle lui offre mainte possibilité de venir à Paris. Ainsi est-il en mesure de promettre à Louise de la revoir. Mais la commission retarde, son secrétaire somnole, il faut lui mettre l’épée dans les reins ! Et puis, bon nombre de ses membres sont en vacances, il faut donc patienter. « Ah ! les imbéciles, et ma mère qui ne va pas bien ! » (13 octobre 1846). On attend. « Pas de nouvelles de la commission. » On repousse à novembre. Alors, il se décide : « Si le 1er novembre, ce n’est pas fait, je pars. » Louise n’est pas dupe, Gustave se défend : « Je ne te parle pas de la commission, puisque tu me blâmes de me mettre à couvert sous ses retards et de m’en faire un bouclier contre toi, ni quand je viendrai pour mes affaires. D’abord je n’ai pas d’affaires à Paris si ce n’est toi » (21 octobre). C’est désespérant. Mais il finit par tenir sa promesse et apprend le 8 novembre à Louise son arrivée à Paris le lendemain. Flaubert y séjourne quatre ou cinq jours, mais ses relations avec Louise Colet se sont aigries, il n’a pas toujours été tendre, il a pu même se montrer goujat (rappelons-nous la lettre à Eulalie Foucaud), les causes de friction se sont multipliées. Alors, elle a prononcé des mots très durs, elle a refusé son baiser d’adieu. Il est reparti la mort dans l’âme. Il lui écrit aussitôt : « Tu crois que je ne veux de toi que le plaisir. Est-ce que j’aime le plaisir ? Est-ce que j’ai des sens ? Et tu m’accuses de manquer de cœur. Il ne me reste donc rien, c’est possible ; que sais-je ? Tiens, je voulais t’écrire longuement, mais je ne trouve rien à te dire. Je suis troublé, agité, le souvenir de ton chagrin et du chagrin que je t’ai causé est là comme un spectre qui m’attire et qui me fait peur. Mais est-ce ma faute ! » (13 novembre).

L’amour de Flaubert et l’amour de Louise Colet ne vont que d’une jambe — celle de Louise. À cet amour, elle se donne de toute sa flamme ; elle s’émeut, s’interroge, se cabre bientôt face à ce reclus qui prétend l’aimer et doit demander la permission maternelle pour venir la voir : « Tu es donc gardé comme une jeune fille ? » lui lance-t-elle. Et s’il ne peut venir aussi souvent qu’elle le souhaite à Paris, elle pourrait venir le voir à Croisset. La proposition est aussitôt rejetée avec épouvante : mais que diraient les voisins, les amis, pour ne pas parler de sa mère ? Folies ! « C’est impossible. Tout le pays le saurait le lendemain. Ce serait d’odieuses histoires à n’en plus finir. » La peur du qu’en-dira-t-on affligerait-elle donc à ce point ce pourfendeur de bourgeois ?

La vérité est tout autre. Flaubert s’est forgé une conception de l’amour qu’il finit par exposer à son amante. Il a d’abord subi l’attrait physique de Louise, devenue sa maîtresse en deux jours et deux tours de calèche au bois de Boulogne. Son amour-propre en a été flatté : n’avait-il pas, lui, jeune provincial sans titre, conquis une femme de lettres célébrée ? Mais il n’a pas répondu à l’attente d’une femme perdue d’amour qui ne pouvait accepter l’éloignement de l’autre, la rareté des rencontres et certaines phrases de ses toutes premières lettres : « Ton amour m’a rendu triste. Je vois que tu souffres, je prévois que je te ferai souffrir. Je voudrais ne jamais t’avoir connue, pour toi, pour moi ensuite et cependant ta pensée m’attire sans relâche. » Depuis des années, Gustave Flaubert a choisi sa voie. Il est habité, hanté, envahi par une seule idée : la grande œuvre qu’il doit réaliser. Rien ne doit l’en distraire. Une fois pour toutes, il a refusé de se laisser empêtrer dans les rets de l’illusion. L’amour des femmes est délicieux parfois, mais toujours dangereux dans sa version dévorante. Il doit rester accessoire. Or, malgré lui, sa vie a été bouleversée par sa rencontre avec Louise, ses appels, ses suppliques. Il se réjouit de la voir mais, les jours qui suivent, il se dit anéanti, incapable de travailler. Joseph Jackson, le biographe de Louise Colet, note que si les deux amants avaient habité à proximité, s’ils s’étaient vus régulièrement, « les différences profondes qui les séparaient auraient vite été évidentes et l’affaire n’aurait duré que quelques semaines tout au plus(105) ». Mais Flaubert ne veut pas rompre : « Je serais un an sans te voir ni t’écrire que mon sentiment n’en baisserait pas d’un degré » (28 septembre 1846). La distance n’empêche pas l’amour : « À travers l’espace nos désirs se rencontrent comme les nuées et se mêlent l’un à l’autre dans une aspiration continue » (25 octobre). Encore plus fort : « Quand on s’aime on peut passer dix ans sans se voir et sans en souffrir » (fin décembre 1846). On imagine ce qu’a pu être la réaction de Louise à pareil manifeste ! Il ne cesse de le lui répéter : il l’aime, mais à sa façon. Seulement ce n’est pas sa façon à elle. Puisqu’elle l’y pousse, il se fait explicite : « Tu veux savoir si je t’aime. Eh bien, autant que je peux aimer, oui, c’est-à-dire que pour moi l’amour n’est pas la première chose de la vie, mais la seconde [souligné par moi] » (21 janvier 1847).

Plus brutal encore, Flaubert lui écrit de Paris, au moment où il entreprend son voyage en Bretagne avec Maxime Du Camp : « Pour moi, l’amour n’est pas et ne doit pas être au premier plan de la vie. Il doit rester dans l’arrière-boutique. Il y a d’autres choses avant lui dans l’âme qui sont, il me semble, plus près de la lumière, plus rapprochées du soleil. Si donc tu prends l’amour comme un mets principal de l’existence : non. Comme assaisonnement : oui. »

Voyage en Bretagne

Le voyage que Flaubert entreprend en Bretagne avec son ami Du Camp prouve que, quand il voulait se libérer de la tutelle maternelle, Gustave le faisait — même si, au cours de ce voyage qui va durer plus de trois mois, Mme Flaubert, accompagnée de sa petite-fille et de sa nourrice, est venue passer quelques jours auprès des voyageurs à Brest. Aux yeux de Louise Colet, ce voyage était un aveu et une trahison. Mais le goût de Flaubert pour l’amitié, voire l’intimité avec des jeunes gens (hier Le Poittevin, aujourd’hui Du Camp, bientôt Bouilhet), ne ressortirait-il pas à une tendance à l’homosexualité ? Il est vrai que, dans sa correspondance de jeunesse, et plus tard encore — au cours de son voyage en Orient —, Flaubert fait des allusions à des expériences homosexuelles. Dans la confession de Louise Colet, imaginée par Julian Barnes dans son Perroquet de Flaubert, Louise parle de Du Camp — peut-être par vengeance — comme du « mignon ambitieux » de Gustave(106). On sait par ailleurs que, d’un commun accord, Flaubert et Du Camp ont brûlé la plus grande partie de leur correspondance de jeunesse, qui aurait pu les compromettre. Alors ? Le sûr est que Flaubert, comme la plupart des hommes de son époque, a préféré les compagnies masculines : la séparation des sexes était la règle et les habitudes du collège créaient des complicités entre jeunes gens, où le sexe avait sa part, sans doute, mais beaucoup plus sous la forme des histoires gauloises, des plaisanteries pornographiques, des racontars sur des exploits de bordel.

Quoi qu’il en soit, Gustave est parti avec Maxime, le 1er mai 1847, en vue d’un grand voyage dont ils font de Blois la première étape, afin de visiter d’abord les châteaux de la Loire. Quittant Paris par le train, empruntant à l’occasion diverses voitures à cheval, le bac ou le bateau quand il le faut, ils ont l’intention d’être avant tout des marcheurs, sac au dos, bâton à la main, bravant la fatigue, le vent, la pluie, le soleil : « Il nous semblait, écrit Du Camp, que nous nous évadions de la vie civilisée, et que nous rentrions dans la vie sauvage ; nous étions disposés à tout admirer, les ruines où fleurissent les ravenelles, les rochers couverts de goémons et les landes dont les ajoncs ont fait un tapis d’or(107). » Le soir, les deux voyageurs s’arrêtent à l’hôtel, à l’auberge, dans une chambre d’hôtes, mais cela peut être aussi dans une écurie ou dans un couvent. Quand le lieu leur plaît, ils y séjournent plusieurs jours et en profitent pour faire ressemeler leurs brodequins. Ils rêvent, chantent, s’émerveillent de leurs œuvres futures. Flaubert, qui a minutieusement préparé le voyage, retrace à son ami l’histoire des monuments et des gens avec le goût du passé qui ne l’a jamais quitté. Parfois, trop insolites aux yeux des habitants, ils sont arrêtés par des gendarmes ou des douaniers qui leur demandent leurs passeports. Flaubert, toujours prêt à la plaisanterie, confie un jour à l’oreille d’un brigadier : « Mission secrète. » À quoi l’homme, pénétré de l’importance des voyageurs, répond : « Dites au roi de ne pas venir ici ; le pays n’est pas sûr, il y a encore des chouans(108) ! »

Ce voyage a ulcéré Louise. Il s’est refusé à la voir lors de son passage à Paris, d’où il lui a écrit cette lettre si déconcertante sur l’amour comme « assaisonnement ». Il en a conscience. Arrivé à Nantes, il lui écrit de nouveau, le 17 mai 1847, et la prie de lui répondre, faute de quoi ce serait un adieu, « comme si l’un était parti pour les Indes et l’autre pour l’Amérique ». Elle lui répond. De Quimper, il lui explique que ce voyage lui était nécessaire : il avait « besoin d’air », il « étouffait ». De nouveau il s’inquiète des lettres qu’il ne reçoit pas : de Saint-Brieuc, il lui demande : « Pourquoi ce silence ? » C’est que le courrier voyage, lui aussi, et qu’on ne le reçoit qu’avec retard.

La réconciliation ne dure pas. Flaubert, de retour au début d’août, a rejoint sa mère et sa nièce dans une maison de La Bouille, à une vingtaine de kilomètres de Rouen, où elles se sont réfugiées pour fuir une épidémie qui sévit en ville. Nouvelles récriminations de Louise : il ne lui a même pas envoyé un bouquet pour l’anniversaire de leur rencontre le 29 juillet : « Vous n’avez pu vous résigner à m’accepter avec les infirmités de ma position, réplique-t-il, avec les exigences de ma vie. Je vous ai donné le fond, vous vouliez encore le dessus, l’apparence, les soins, l’attention, les déplacements, tout ce que je me suis tué à vous faire comprendre que je ne pouvais vous donner » (6 août). Nouveaux emportements, nouvelles diatribes de Louise, nouvelles esquives de Gustave. En ce mois de septembre 1847, il est victime d’une attaque : « Mes nerfs m’ont repris. » Serait-ce en raison d’une tension qui s’aggrave entre elle et lui ? Flaubert a l’impression que le moindre mot ironique, la moindre plaisanterie, le moindre souvenir lui est cause, à elle, de souffrance et de protestation.

Lui-même est souvent maladroit, vexant, brutal, sous prétexte de franchise. Dans une lettre du 7 novembre 1847, nous le voyons illustrer par un souvenir sa hiérarchie des valeurs : l’art primordial, l’amour accessoire. Il lui rappelle qu’un jour à Mantes, sous les arbres, elle lui a dit qu’elle ne donnerait pas son bonheur « pour la gloire de Corneille ». Une « hyperbole » qui provoque sa réaction : « Si tu savais quelle glace tu m’as versée là dans les entrailles et quelle stupéfaction tu m’as causée ! » Il l’accuse : « Je t’ai toujours vue d’ailleurs mêler à l’art d’autres choses, le patriotisme, l’amour, que sais-je ? un tas de choses qui lui sont étrangères pour moi, et qui loin de le grandir à mes yeux le rétrécissaient. Voilà un des abîmes qu’il y a entre nous. » Pour une fois, nous avons la réponse de Louise, datée du 9 novembre, une flèche acérée : « Non, non, mon bel ami ; et si j’ai réellement prononcé cette hyperbole amoureuse, c’était sans doute pour répondre à quelque tendresse de votre part que j’avais la bêtise de croire sentie. Vous-même, n’avez-vous pas quelque petite hyperbole sur la conscience à vous reprocher ? ne m’avez-vous pas écrit un jour, que vous voudriez acheter la voiture où nous avons fait notre première promenade ? N’était-ce pas, comme sentiment tendre, bien peu intelligent et bien ridicule ? et à l’heure actuelle vous ne dépenseriez pas 16 francs pour venir me voir ? » Et la contre-attaque se poursuit : « M’offririez-vous en ce moment cent nuits comme celle de Mantes en échange de la satisfaction d’avoir fait mon drame [Louise écrivait alors une pièce, Madeleine], je vous répondrais : j’aime mieux mon drame, mon cher, j’aime mieux mon drame. »

La partie est ardente ; elle touche à sa fin. Flaubert, revenu à Rouen après la quarantaine de La Bouille, s’était attelé au récit du voyage en Bretagne. Les lettres entre Flaubert et Louise Colet s’espacent. Elle ne sait pas qu’il l’a trompée avec Ludovica au printemps de 1847 ; il ignore qu’elle l’a trompé avec un jeune Polonais du nom de Franc. Au mois de mars 1848, alors que la révolution bat son plein à Paris, Louise fait comprendre à Gustave qu’elle est enceinte et qu’il ne peut être le père : ils ne se sont pas rencontrés depuis plus d’un an(109). L’éventualité de la paternité s’était présentée à lui en août 1846. Elle lui avait confié le retard de ses règles, qu’en termes colorés ils appellent tous deux les « Anglais », en raison des habits rouges de la Garde. Devant sa réaction heureuse d’avoir un enfant de lui, Flaubert avait jugé son souhait « épouvantable pour mon bonheur ». Mais quelques jours plus tard, il l’avait rassurée : « As-tu pu penser que si tu avais un enfant de moi je t’en aimerais moins ? Mais je t’en aimerais plus au contraire. Mille fois plus. » Une autre « hyperbole » ? Ce n’était qu’une fausse alerte. En décembre, nouvelle alerte, mais il est rassuré le 8 : « Tant mieux que les Anglais soient débarqués. » Un soulagement évident.

Cette fois, elle est bien enceinte, et lui n’y est pour rien. La nouvelle de cette grossesse semble avoir été le déclencheur d’une séparation qui couvait de longue date. En tout cas Flaubert adresse à Louise Colet, en ce mois de mars 1848, ce qui ressemble à une lettre d’adieu :

À quoi bon aussi tous vos préambules pour m’annoncer la nouvelle ? vous auriez pu me la dire tout d’abord sans circonlocutions. Je vous épargne les réflexions qu’elle m’a fait faire et l’exposé des sentiments qu’elle m’a causés. — Il y en aurait trop à dire. Je vous plains, je vous plains beaucoup. J’ai souffert pour vous, et pour mieux dire j’ai tout vu. Vous comprenez, n’est-ce pas ? C’est à l’artiste que je m’adresse.

Quoi qu’il advienne comptez sur moi. Quand même nous ne nous écririons plus, quand même nous ne nous reverrions plus, il y aura toujours entre nous un lien qui ne s’effacera pas, un passé dont les conséquences subsisteront. Ma monstrueuse personnalité, comme vous le dites si aimablement, n’est pas telle qu’elle efface en moi tout sentiment honnête, humain si vous aimez mieux. Un jour peut-être, vous le reconnaîtrez et vous repentirez d’avoir dépensé à propos de moi tant de chagrin et tant d’amertume.

Adieu, je vous embrasse.

Dans la même lettre, Flaubert reproche à Louise sa « persistance » à accabler Du Camp, alors qu’il se trouve au fort de son amitié avec Maxime. Sans plus se soucier d’elle, les deux randonneurs s’attellent à un ouvrage commun, le récit de leur tournée en Bretagne, Par les champs et par les grèves, qui ne sera édité qu’en 1885 sur l’initiative de Caroline, la nièce de Flaubert : les deux auteurs le jugeaient trop plein d’agressions et de digressions(110). Composé de douze chapitres, à partir des notes qu’ils ont prises en route, l’ouvrage est rédigé alternativement par Flaubert, chargé des chapitres impairs, et Du Camp, des chapitres pairs.

Flaubert a voulu réaliser une œuvre d’art et non un simple compte rendu de voyage écrit à la hâte : un travail qui lui prend les trois quarts d’une année. Il y met tout son désir de style, en éprouvant des « difficultés à écrire les choses les plus simples ». La rapidité avec laquelle il écrivait ses œuvres de jeunesse, la spontanéité de sa correspondance sont bien loin de ce labeur auquel il se soumet afin d’être digne des « maîtres », anciens surtout, qu’il ne cesse de lire et de vénérer. « C’est la première chose que j’aie écrite péniblement », écrira-t-il à Louise Colet. Cette ascèse, cette acceptation de souffrance, l’acharnement au travail, l’insatisfaction permanente devant la phrase écrite, le dur désir de perfection, le désespoir de ne pouvoir rendre, comme il dit, tout ce qu’une Louise Colet était dans l’incapacité de comprendre, retardera encore pendant des années toute publication. Il rature, polit, raffine, souffre à trouver le mot juste, à entendre dans sa tête l’enchaînement harmonieux des phrases. Les morceaux de bravoure abondent, qui ressemblent parfois à des exercices de style, mais on admire le plus souvent l’art de la description, la palette du coloriste, la saisie du pittoresque. Il veut tout montrer, les paysages, les chemins creux, les champs en friche, les abattoirs de Quimper, les dolmens de Carnac, les volées d’oiseaux dans les églises, la mer, les couchers de soleil, les gens rencontrés, voyageurs de commerce, pêcheurs, mendiants, joueurs de biniou… Il parle de la table, les omelettes partout, le veau inévitable, mais aussi les fraises de Daoulas et les huîtres de Cancale. Il décrit les laideurs et les merveilles de la catholicité : les croûtes des sulpiceries locales, les abbayes romanes, les cathédrales gothiques, les processions, les belles chasubles et le Saint Sacrement en or, les fleurs fraîches et les cierges allumés des autels de la Vierge. Tout aussi bien, il s’attarde sur les rues « infâmes » de Brest où il prend note des « grosses caresses des hommes du peuple ». Il s’indigne des méfaits de la pudibonderie qui dénaturent les œuvres d’art. « Ce qu’on demande aujourd’hui, écrit-il, n’est-ce pas plutôt tout le contraire du nu, du simple et du vrai ? Fortune et succès à ceux qui savent revêtir et habiller les choses ! Le tailleur est le roi du siècle, la feuille de vigne en est le symbole ; lois, arts, politique, caleçon partout(111) ! » Le mot « bête », il fallait s’y attendre, revient régulièrement sous sa plume, sans épargner rien ni personne. Mais il manifeste aussi sa ferveur, comme l’atteste la visite à Combourg, où les deux amis se recueillent en souvenir de Chateaubriand : « Rien ne résonnait dans la salle déserte où jadis, à cette heure, s’asseyait sur le bord de ces fenêtres l’enfant que fut René. » Mais tout est délabré : « Les poutrelles du plafond, que l’on touche avec la main, sont vermoulues de vieillesse ; les lattes paraissent sous le plâtre de la muraille qui a de grandes taches sales ; les carreaux de la fenêtre sont obscurcis par la toile des araignées et leurs châssis encroûtés sous la poussière. C’était là sa chambre. Elle a vue sur l’ouest, du côté des soleils couchants. » Suit une longue méditation sur « cet homme qui a commencé là et qui a rempli un demi-siècle du tapage de sa douleur(112) ». L’ironie n’empêche pas l’admiration : « Non content d’être grand, il a voulu paraître grandiose, et il s’est trouvé pourtant que cette manie vaniteuse n’a pas effacé sa vraie grandeur. »

Ces pages en forme de requiem étaient à peine prématurées : Chateaubriand mourut moins d’un an après leur passage à Combourg, le 4 juillet 1848. Peu après, Louise Colet adressait à Flaubert des cheveux de René, accompagnés d’une poésie. Flaubert lui répondit le 25 août :

Merci du cadeau.

Merci de vos très beaux vers.

Merci du souvenir.

À vous. G.

Pour lui, Louise Colet appartenait au passé.