Louise Colet, inspirée par l’histoire de la Révolution, militante de l’émancipation des femmes et apôtre de la cause des peuples, avait tenté à plusieurs reprises d’inspirer à Gustave Flaubert de l’intérêt pour la politique, s’étonnant qu’il ne lise même pas la presse. Il lui avait répondu sans ambages : « Oui, j’ai un dégoût profond du journal, c’est-à-dire de l’éphémère, du passager, de ce qui est important aujourd’hui et de ce qui ne le sera pas demain. Il n’y a pas d’insensibilité à cela. Seulement je sympathise tout aussi bien, peut-être mieux, aux misères disparues des peuples morts, auxquelles personne ne pense maintenant, à tous les cris qu’ils ont poussés et qu’on n’entend plus. Je ne m’apitoie pas davantage sur le sort des classes ouvrières actuelles que sur les esclaves antiques qui tournaient la meule, pas plus ou tout autant. Je ne suis pas plus moderne qu’ancien, pas plus Français que Chinois, et l’idée de la patrie, c’est-à-dire l’obligation où l’on est de vivre sur un coin de terre marqué en rouge ou en bleu et de détester les autres coins en vert ou en noir m’a paru toujours étroite, bornée et d’une stupidité féroce(113). »
Cette déclaration d’intemporalité, au nom du caractère sacré de l’Art, auquel il interdit d’être « utile » ou « moral », n’ayant pour finalité que le Beau, trouve ses limites dans l’existence même de Flaubert, enracinée, malgré qu’il en ait, dans un pays et dans une époque. Qu’il lise ou non les journaux, l’événement frappe à sa porte. C’est ce qui arrive quand la révolution de février 1848 éclate à Paris, secoue la province et ne lui demande pas la permission d’avoir des contrecoups jusqu’à Rouen. C’est du reste à Rouen qu’il s’était décidé à assister, en décembre 1847, à un de ces banquets réformistes qui précédèrent la révolution. Ce mouvement, lancé par l’opposition à Louis-Philippe et à son Premier ministre François Guizot, exigeait la réforme de la loi électorale qui n’attribuait alors le droit de suffrage, dans un pays de trente-cinq millions d’habitants, qu’à une minorité de deux cent quarante mille électeurs (1 électeur sur quelque 30 citoyens), soit environ le double, mais le double seulement, du nombre des votants sous la Restauration. Un suffrage censitaire étriqué, alors même qu’une poussée démocratique se développait et s’étendait à travers le pays, mais qui était défendu bec et ongles par Guizot. L’idée des contestataires fut donc d’organiser dans toutes les régions — pour tourner l’interdiction des réunions publiques — une série de banquets au cours desquels la revendication d’élargir l’assiette électorale s’affirmerait avec éloquence et ferait boule de neige jusqu’à Paris. Du 9 juillet 1847 au 22 février 1848, soixante-dix banquets furent organisés rassemblant dix-sept mille participants.
Le 20 décembre 1847, Flaubert annonce à Ernest Chevalier, magistrat à Ajaccio, qu’il s’apprête à participer au banquet réformiste prévu à Rouen : « Le pouvoir va me regarder d’un mauvais œil, je serai couché sur les registres, et ce sera un précédent fâcheux pour moi, quand plus tard tu réclameras ce vieux glaive et ces bonnes balances contre celui qui t’embrasse. » Il plaisante, mais il y va, accompagné de Maxime Du Camp et de Louis Bouilhet ; la curiosité l’emporte. Le trio d’amis écoute, sans applaudir. Plus tard, en revenant le long de la Seine, ils se gaussent des harangues pompeuses et des proclamations sonores qu’ils ont entendues, sans avoir le moindre soupçon sur le débouché de la campagne en cours. Peu après, Gustave adresse à Louise son compte rendu de la réunion qui s’est tenue le jour même de Noël : « J’ai assisté à un banquet réformiste ! Quel goût ! quelle cuisine ! quels vins ! et quels discours ! Rien ne m’a plus donné un absolu mépris du succès, à considérer à quel prix on l’obtient. Je restais froid, et avec des nausées de dégoût au milieu de l’enthousiasme patriotique qu’excitait le timon de l’État, l’abîme où nous courons, l’honneur de notre pavillon, l’ombre de nos étendards, la fraternité des peuples et autres galettes de cette farine. » Il se moque des « hurlements vertueux de M. Odilon Barrot » et des « éplorements de Me Crémieux sur l’état de nos finances » :
Et après cette séance de 9 heures passées devant du dindon froid et du cochon de lait et dans la compagnie de mon serrurier qui me tapait sur l’épaule aux beaux endroits, je m’en suis revenu gelé jusque dans les entrailles. Quelque triste opinion que l’on ait des hommes, l’amertume vous vient au cœur quand s’étalent devant vous des bêtises aussi délirantes, des stupidités aussi échevelées.
La raillerie de Flaubert est olympienne, il ne défend ni Louis-Philippe ni Guizot, ni les bourgeois attachés au régime de Juillet. L’opposition lui paraît tout aussi dérisoire, avec son éloquence ampoulée, son auditoire de commis voyageurs, les citations répétées ad nauseam de Béranger, « ce bouilli de la poésie moderne, tout le monde peut en manger et trouve ça bon ». L’artiste, c’est sa conviction, doit rester au-dessus de ces agitations triviales. Oui, mais sans s’interdire pour autant d’en être l’observateur : car il peut y avoir « du point de vue de l’art » un intérêt à en être témoin. Il y a des scènes, il y a des trognes, il y a des fusées d’éloquence que la seule imagination est impuissante à construire et qui, prises sur le vif, sont des sources d’inspiration. C’est bien ce qui le décide à partir pour Paris dès l’annonce des journées de février 1848.
« En révolution »
« En révolution » : j’emprunte l’expression au titre que Maxime Du Camp donne au chapitre de ses Souvenirs littéraires consacré à 1848. Un titre à vrai dire approximatif car aussi bien lui que Flaubert n’ont guère participé à l’événement, sinon, une fois encore, en amateurs de représentations scéniques, de turbulences colorées, ne demandant qu’à être ébahis par le tohu-bohu des cris, des chants, des coups de fusil et par les cavalcades. En compagnie de Louis de Cormenin, de Maxime Du Camp et de Louis Bouilhet, Flaubert regarde la révolution. La distanciation du spectateur : telle est leur attitude, et particulièrement celle de Flaubert. « Vous me demandez mon avis sur tout ce qui vient de s’accomplir, écrit-il dans sa lettre de mars 1848 à Louise Colet. Eh bien ! tout cela est fort drôle. Il y a des mines de déconfits bien réjouissantes à voir. Je me délecte profondément dans la contemplation de toutes les ambitions aplaties. » À ses yeux, dans l’éruption de la rue et la déconfiture du trône, le cocasse le dispute à la sottise : la faconde des uns et la venette des autres, oui, vraiment, très « drôle » !
Toutefois, les quatre amis ont tout vu ou presque des journées de Février. Du Camp, dans ses Souvenirs de l’année 1848, raconte leurs déambulations dans les rues en fièvre. Arrivés chez lui le 23 février, Flaubert et Bouilhet l’ont accompagné au Palais Royal, sur les boulevards, aux Tuileries, au milieu d’une foule exultant : « Vive la réforme ! », « À bas Guizot ! ». Après le drame du boulevard des Capucines, où un feu de peloton a fait des morts, ils ont vu les cadavres des manifestants tués placés dans un chariot, promenés dans Paris à la lueur des torches, aux cris de « Vengeance, on égorge nos frères(114) ! ». Ils ont entendu sonner le tocsin, vu piller les boutiques d’armurier, et échafauder les barricades. Le matin du 24 février, Bouilhet prédit que Louis-Philippe est perdu, les autres sont encore sceptiques. Louis de Cormenin, qui était venu donner des détails sur la soirée de la veille, les quitte pour aller s’entretenir avec quelques députés. Maxime, Louis et Gustave reprennent leurs pérégrinations, suivent les insurgés en artistes badauds. Alors qu’à un moment Bouilhet est perdu de vue, les deux autres assistent à la prise des Tuileries. La foule envahit le palais, bientôt « pillé et saccagé de fond en comble » : « Nous entendîmes quelques détonations, écrit Du Camp ; on cassait les glaces à coups de fusil. Le génie de la destruction, qui tourmente les enfants et les vainqueurs, faisait son entrée dans le palais. » Toujours selon le récit de Maxime, lui et Gustave, une fois dehors, réussissent à épargner la vie à un groupe de la garde municipale à cheval désarmé : « Arrivés à deux pas de nous, ces hommes ôtèrent leur bonnet de police, et, le visage souriant avec contrainte, ils saluèrent. » Les deux amis entendant alors armer des fusils, ils s’élancent vers les gardes, les embrassent, les appellent « Nos frères égarés ». Imités par quelques « braves gens », ils parviennent à les sauver.
Rentrés chez Du Camp, fourbus, la tête inondée des scènes incroyables auxquelles ils ont assisté, Gustave et Maxime retrouvent Louis Bouilhet qui les attendait. Il avait été forcé de travailler à des barricades. Pour s’échapper, il s’était volontairement blessé en se laissant choir un pavé sur un pied. Après le dîner, Louis de Cormenin vient les prendre pour se rendre à l’Hôtel de Ville, où la république doit être proclamée. « Flaubert, Louis et moi, nous partîmes donc de nouveau, laissant Bouilhet à demi boiteux au coin de la cheminée. » L’itinéraire est ponctué d’innombrables barricades devant lesquelles il faut parlementer. Cormenin s’en charge, en se réclamant du nom de son père : « Nous obtenions de franchir les pavés, les tonneaux pleins de sable et les camions culbutés(115). » Parvenus à l’Hôtel de Ville, ils assistent à la proclamation du gouvernement provisoire, « au nom du peuple souverain ».
Après avoir vécu les fureurs et les enthousiasmes de la révolution parisienne, disputée entre les républicains modérés derrière Lamartine et les révolutionnaires socialistes conduits par Blanqui ; après avoir vu l’extraordinaire concours des revendications portées en cortège à l’Hôtel de Ville où siège le gouvernement provisoire, Flaubert est rentré à Croisset. Ce dont il a été témoin le confirme dans son mépris de la politique, mais les images du peuple « en révolution » resteront gravées dans sa mémoire et feront l’objet d’une description mémorable dans sa seconde Éducation sentimentale.
Dans les semaines qui suivent, Flaubert est surtout livré à des préoccupations d’ordre privé. Il est anéanti de douleur en apprenant la mort de son ami Alfred Le Poittevin, frappé le 3 avril par une maladie de cœur. Pendant deux nuits, il l’a veillé, avant de l’ensevelir dans son drap et de lui donner le baiser d’adieu. Il rend compte des derniers instants de son ami à Maxime, resté à Paris, mobilisé qu’il est dans la garde nationale : « Quand le jour a paru, à 4 heures, moi et la garde nous nous sommes mis à la besogne. Je l’ai soulevé, retourné et enveloppé. L’impression de ses membres froids et raides m’est restée toute la journée au bout des doigts. […] On l’a porté à bras au cimetière. La course a duré près d’une heure. Placé derrière je voyais le cercueil osciller avec un mouvement de barque qui remue au roulis. — L’office a été atroce de longueur. Au cimetière, la terre était grasse. — Je me suis approché sur le bord et j’ai regardé une à une toutes les pelletées tomber. — Il m’a semblé qu’il en tombait cent mille. Quand le trou a été bouché, j’ai tourné les talons et je m’en suis retourné en fumant (ce que Boivin n’a pas trouvé convenable). » Le Poittevin, l’ami cher et tant aimé, tant admiré, l’aîné qui avait été son guide, le confident fraternel, n’était plus.
La révolution continue en ce mois d’avril, les manifestations se succèdent à Paris, mais tout semble tranquille à Flaubert du côté de Croisset. Lui aussi cependant est mobilisé dans la garde nationale, et il annonce à Ernest Chevalier sa première faction, après qu’il a été de revue pour planter un arbre de la Liberté. C’est le rite accompli dans toute la France avec un certain esprit de conciliation, car les arbustes républicains sont mis en terre sous le goupillon du curé. « L’amour est plus fort que la haine », dit la chanson de Pierre Dupont, l’un des poètes populaires les plus connus. On en est encore à la phase de l’« illusion lyrique », des baisers Lamourette, des bons accords apparents entre les républicains de la veille et les républicains du lendemain, même si à partir du 16 avril, une journée de manifestation à Paris lancée par l’extrême gauche en vue de faire différer la date de l’appel aux urnes, la dissension s’approfondit et dissipe les velléités de fraternisation. Flaubert n’y semble pas attentif. Il commence à écrire sa Tentation de saint Antoine au mois de mai, jusqu’au moment où il en est distrait par les nouvelles qui lui parviennent des terribles journées de juin à Paris.
Pour lutter contre le chômage, le gouvernement provisoire, proclamant le droit au travail par un décret de Louis Blanc, avait créé dès le 26 février des Ateliers nationaux, où les sans-emploi recevaient une aumône de deux francs par jour pour des travaux de terrassement sans intérêt. Les élections au suffrage universel d’une Assemblée constituante le 23 avril avaient été remportées par une majorité de républicains « du lendemain » au grand désappointement des radicaux et des socialistes. Les urnes n’avaient pu apaiser le conflit entre l’avant-garde de la révolution — qui, véhémente, s’exprimait dans les clubs surgis en février — et la majorité bourgeoise de l’Assemblée. Le 15 mai, une manifestation patronnée par Barbès, Raspail et Blanqui, hostile à la politique française de non-intervention en faveur des Polonais massacrés par les Prussiens et les Autrichiens, rassemble près de cent cinquante mille personnes. L’Assemblée est envahie pendant plusieurs heures, tandis qu’un nouveau gouvernement provisoire est proclamé à l’Hôtel de Ville. Cependant, la Commission exécutive, qui a remplacé le gouvernement provisoire, bat le rappel de la garde nationale, de la garde mobile et de l’armée pour mettre fin au coup de force.
Le pire restait à venir. En raison de la crise économique, le nombre des chômeurs augmentait et, parallèlement, celui des inscrits aux Ateliers nationaux : ils sont cent quinze mille au lendemain de la journée du 15 mai. Mal organisés, les ateliers ne fournissent que des travaux dérisoires, et même aucun travail, à ces artisans et ouvriers qui, désœuvrés, se politisent de plus en plus, prêtent l’oreille aux doctrines socialistes, tiennent des réunions sur les boulevards en faveur de la « république démocratique et sociale ». La majorité de l’Assemblée prend peur et veut abolir cette institution qui coûte cher et fabrique des révolutionnaires. Il faut en finir ! Le 21 juin, la dissolution des Ateliers nationaux est décidée : les moins de vingt-cinq ans devront s’enrôler dans l’armée et les autres partir vers les chantiers de province. Après l’échec des négociations, des barricades se dressent dans les quartiers Est de la capitale, sous la conduite de chefs improvisés ; la guerre sociale, si redoutée par les uns, jugée inévitable par les autres, commence ; elle va durer trois jours avec une intensité implacable. Du pain ou la mort ! Tocqueville rend compte dans ses Souvenirs de la « science stratégique » des insurgés, en l’expliquant par l’éducation militaire que la plupart avaient reçue : « La moitié des ouvriers de Paris ont servi dans nos armées et ils reprennent toujours volontiers les armes(116). » Les forces de l’ordre (garde nationale des quartiers Ouest renforcée par des bataillons accourus de province, garde mobile et soldats de ligne) compteront un millier de morts ; les insurgés plusieurs milliers, dont mille cinq cents fusillés sans jugement. Commentaire de Maxime Du Camp : « La victoire resta à la civilisation et le général Cavaignac fut pour quelques semaines proclamé le sauveur de la patrie(117). » En courageux défenseur de la civilisation, Maxime, sous le shako de la garde nationale, avait payé son écot d’une blessure à la jambe. Il écrit à Flaubert, toujours à Croisset, alors que la bataille de rue n’était pas achevée :
Paris est en état de siège. On n’entend que coups de canon. Notre compagnie a donné hier contre la barricade de la Barrière Rochechouart. J’ai reçu un coup de feu dans la jambe. La balle est entrée à 2 pouces au-dessous du genou et est sortie au milieu du mollet. […] Je souffre beaucoup, mais il n’y a pas le moindre danger(118).
Flaubert s’inquiète, mais il ne peut se rendre au chevet de son ami sur-le-champ car, à Croisset, il est aux prises avec une malencontreuse histoire de famille. Son beau-frère Hamard, qui donne des signes de démence (Gustave écrit à Chevalier qu’il est « complètement fou »), s’est mis en tête de récupérer sa fille Caroline, élevée par Mme Flaubert, et a assigné sa belle-mère : « Juge, mon pauvre Ernest, de l’état où je suis. Quelle existence ! je ne fais rien, je ne peux ni lire, ni écrire, ni penser. » Et la justice ayant décidé que la petite Caroline pouvait rester dans le giron de Mme Flaubert, Gustave, occupé par les péripéties de cette affaire pendant toutes les semaines de révolution et de guerre civile à Paris, livre à Ernest, en octobre, cette confession : « Oh ! la famille, quel emmerdement ! quel bourbier ! quelle entrave ! comme on s’y engloutit, comme on y pourrit, comme on y meurt tout vif. »
Rien d’ailleurs, ni la famille, ni la révolution, ni l’inquiétude née de la blessure de son ami, n’a arraché Flaubert à l’œuvre qu’il a entreprise, cette Tentation de saint Antoine à laquelle il songe depuis l’Italie : « Mon bouquin avant tout. » Il se laisse peu à peu convaincre par Maxime, qui se remet doucement, d’entreprendre avec lui un long voyage en Orient, mais il est résolu à ne pas partir avant d’avoir fini de rédiger son « mystère ». En décembre, Louis-Napoléon Bonaparte est élu président de la République avec une confortable avance sur Cavaignac, dès le premier tour. Flaubert ne s’est pas donné la peine d’aller voter : « Flaubert, Bouilhet et moi, écrit Du Camp, nous étions à Rouen, au coin du feu, lisant les Amours d’Hippolyte de Philippe Desportes, nous extasiant sur le sonnet d’Icare et ne pensant guère que nous avions des devoirs à remplir. César ou Brutus, que nous importait ! » La politique ennuie les trois amis, « forclos à tout ce qui n’était pas les choses d’art et de littérature(119) ».
Paris peut brûler, le pouvoir passer des Orléans à Bonaparte, l’esprit de Flaubert est en Thébaïde — région de la haute Égypte où des chrétiens ont trouvé refuge, au milieu du IIIe siècle, sous l’empereur Decius qui les persécutait. C’est là, selon la légende, que le futur saint Antoine résista à toutes les concupiscences et autres tentations envoyées par le Diable. Inspiré donc par le tableau de Bruegel, l’ouvrage écrit par Flaubert était largement inspiré par l’Ahasvérus d’Edgar Quinet. En septembre 1849, le manuscrit est achevé. Maxime Du Camp et Louis Bouilhet sont alors invités à Croisset pour entendre la lecture de cet ouvrage dont l’auteur ne leur avait rien dit, « ni du plan général, ni de l’œuvre en elle-même », raconte Maxime qui, dans ses Souvenirs, consacre plusieurs pages à cette séance qui dura trente-deux heures : « Pendant quatre jours il lut, sans désemparer, de midi à quatre heures, de huit heures à minuit. » Les deux auditeurs ont promis de garder le silence jusqu’à la fin. Pendant tout ce temps, Flaubert lit sa prose, sûr d’arracher à ses amis des cris d’enthousiasme, sûr de les émouvoir ; il tient enfin le chef-d’œuvre dont l’espoir le mine depuis si longtemps. Malheureusement, au fur et à mesure que les « tentations » défilent l’une après l’autre, la tête des camarades se fige de plus en plus. Tout cela est trop statique, cette succession de personnages qui rejouent la même scène. « Peine inutile ! nous ne comprenions pas, nous ne devinions pas où il voulait arriver, et, en réalité, il n’arrivait nulle part. Trois années de labeur s’écroulaient sans résultat ; l’œuvre s’en allait en fumée. Bouilhet et moi nous étions consternés. Après chaque lecture partielle, Mme Flaubert nous interrogeait : “Eh bien ?” Nous n’osions répondre. »
À la fin, Flaubert presse ses amis de donner leur verdict. Alors, quelle n’est pas sa stupeur quand Du Camp et Bouilhet, qui se sont concertés, qui se sont dit qu’ils ont le devoir de retenir leur ami sur cette mauvaise pente où il gâcherait son immense talent, et de ce talent ils ne doutent pas, quelle stupeur donc quand ils lui avouent qu’il s’est trompé, que son ouvrage est raté ! C’est une belle preuve d’amitié que cet aveu, ce jugement si délicat à exprimer devant un ami cher. Ils le font pourtant, et Flaubert, d’abord étonné, dépité, désappointé, accepte leurs critiques.
« Flaubert regimbait ; il relisait certaines phrases et nous disait : “C’est cependant beau !” » Oui, mais la beauté de ces phrases n’empêchait pas que l’ensemble du livre était complètement à refaire ou à jeter au feu : « Il y a des passages excellents, des souvenirs de l’Antiquité qui sont exquis, mais cela est perdu dans l’exagération du langage ; tu as voulu faire de la musique et tu n’as fait que du bruit. »
Pour bien des flaubertistes, la sévérité des amis de Flaubert est excessive, voire incompréhensible. Ainsi René Dumesnil : « Que le fatras de quelques passages ait pu cacher à leurs yeux les étincelantes beautés de bien d’autres pages, c’est ce qui reste inexplicable. Il faut croire que Flaubert lut bien mal… ou qu’ils écoutèrent bien distraitement(120). » Selon Du Camp, lui et Bouilhet conseillèrent à leur ami de prendre un sujet terre à terre, à la Balzac. Bouilhet lui aurait suggéré de raconter l’histoire de Delamare, un officier de santé qui s’est suicidé après que sa femme, compromise par ses frasques, s’était donné la mort. On sait que ce fait divers est généralement signalé parmi les sources de Madame Bovary, à laquelle Flaubert, suivant le conseil, allait bientôt s’atteler. La Tentation, elle, fut rangée au fond d’un tiroir, mais Flaubert y tenait ; il s’y reprendra à deux fois encore, pour la publier dans sa version définitive en 1874.
Écrire la révolution
L’indifférence apparente de Flaubert aux chaudes journées qui se succèdent entre la révolution de Février et le coup d’État contraste vivement avec l’attention que leur accorde l’auteur de L’Éducation sentimentale et, à un degré moindre, de Bouvard et Pécuchet. Le personnage central du premier de ces romans, Frédéric Moreau, s’y trouve plongé, en compagnie de tous ceux qui l’entourent, et le soin pris par Flaubert d’immerger les acteurs de son roman dans le torrent des événements lui a inspiré des scrupules d’historien : la fiction devait s’incruster dans la réalité sans la trahir. À cet effet, Flaubert s’est imposé le recours à une documentation riche et variée. Sans négliger les sources orales — lui-même témoin de quelques scènes parisiennes de 1848, il a recueilli les témoignages de George Sand, de Jules Duplan, d’Ernest Feydeau, de Maurice Schlésinger —, il a disposé des propres Souvenirs de l’année 1848 de Maxime Du Camp, consulté les journaux de l’époque (La Presse, Le National, L’Illustration, Le Journal des débats, etc.), lu la littérature profuse sur le sujet, à commencer par l’ouvrage de Daniel Stern, alias Marie d’Agoult, Histoire de la révolution de 1848(121). Certains passages de L’Éducation sentimentale sont de simples transcriptions de celle-ci, comme l’a montré Gilbert Guisan. Exemple :
Flaubert : « Et on ne savait pas si le banquet aurait lieu, si le gouvernement exécuterait sa menace, si les gardes nationaux se présenteraient. »
Daniel Stern : « Est-il vraiment contremandé ? Aura-t-il lieu ? La garde nationale y viendra-t-elle ? Le gouvernement exécutera-t-il sa menace ? »
Fort en tout cas d’une documentation abondante et fouillée, Flaubert active ainsi ses personnages et les fait réagir selon leur tempérament, leur sensibilité politique, leur naissance, autant de types contrastés, les ardents, les opportunistes, les vaincus provisoires. On découvre le citoyen Regimbart, qui vit aux crochets de sa femme et fait l’admiration des limonadiers, chez qui il passe ses journées à déblatérer, vanter la révolution par une haine fixe du gouvernement ; Sénécal, le pion qui rêve d’une société tirée au cordeau, par idéal socialiste ; Dussardier, commis dans une maison de roulage, incarnation du peuple, dévoué, courageux et fier de fréquenter des messieurs, par l’illusion si caractéristique du lyrisme de Février : « La république est proclamée ! on sera heureux maintenant ! Des journalistes, qui causaient tout à l’heure devant moi, disaient qu’on va affranchir la Pologne et l’Italie ! Plus de rois, comprenez-vous ! Toute la terre est libre ! toute la terre est libre ! »
À côté de ces fervents, les opportunistes, superbement campés dans le personnage de Deslauriers, avocat sans cause, qui « attendait avec impatience un grand bouleversement où il comptait bien faire son trou, avoir sa place ». De fait, il parvient, au lendemain de Février, à prendre rang parmi les commissaires du peuple qui remplacent les préfets. Type social et historique que celui de ces jeunes gens, diplômés souvent, talentueux parfois, auxquels le régime de Juillet a refusé les emplois, les honneurs et même le droit de vote. L’ambition d’une place au soleil, le désir de revanche sociale arment alors nombre des participants qui ne sont pas des prolétaires : lettrés, semi-lettrés, révoltés contre l’injustice de leur sort, engouffrés dans un mouvement politique dont ils attendent leur promotion.
Si l’on peut classer Frédéric dans cette phalange opportuniste, c’est pour une autre raison. Lui est un héritier, un ancien étudiant en droit devenu rentier, menant une vie d’oisif avec quelques velléités d’écrivain. La révolution lui offre du spectacle, de l’aventure, et, pourquoi pas, l’occasion de faire de la politique au premier rang. Cela donne l’occasion à Flaubert de nous offrir une des scènes les plus cocasses de l’Éducation. Une scène culte : Frédéric le velléitaire, poussé par ses amis, se décide à se présenter aux élections d’avril 1848. Flaubert introduit alors son héros dans un de ces clubs qui, avec les journaux, à une époque où n’existent pas de partis organisés, parrainent les candidatures, et qu’il nomme par malice le « club de l’Intelligence ». La séance à laquelle Frédéric participe est un morceau d’anthologie, un plat de choix pour les historiens. En une douzaine de pages d’ironie féroce, parfois mêlée de sympathie, Flaubert mieux que personne met en scène ce qu’on a appelé l’« esprit de 1848 », mélange d’illusions, de chimères, d’aspirations à la fraternité, et même de religiosité. En préparant son livre, il avait été frappé par la place du christianisme dans l’élaboration des doctrines socialistes : « J’ai relevé, écrit-il, dans les prétendus hommes de progrès, à commencer par Saint-Simon et à finir par Proudhon, les plus étranges citations. Tous parlent de la révélation religieuse. » Cette dimension chrétienne de la révolution de 1848, en pleine révolution industrielle, assez loin de l’esprit de 1789 et plus encore de la révolution de 1830, très anticléricale, ajoute la fraternité aux dogmes républicains — ce qui est bien connu aujourd’hui, mais Flaubert, qui observe sans interpréter, est un des premiers à la mettre en évidence. Il met aussi en évidence un aspect qu’on retrouvera dans les Souvenirs de Tocqueville, le mimétisme révolutionnaire incarné par le dogmatique Sénécal, président de séance, ancien membre des sociétés secrètes et devenu une autorité : « Comme chaque personnage se réglait alors sur un modèle, l’un copiant Saint-Just, l’autre Danton, l’autre Marat, lui il tâchait de ressembler à Blanqui, lequel imitait Robespierre. » La séance du club de l’Intelligence tournant à la farce, Frédéric renonce à la candidature.
La révolution a aussi ses vaincus : la grande bourgeoisie, ses parasites et ses clients, dont Flaubert décrit la frayeur. M. Dambreuse, député du juste-milieu, banquier, directeur de plusieurs compagnies, seigneur réputé du faubourg Saint-Honoré, vaut à lui seul la corporation des Importants. À ses yeux, la révolution de Février est un non-sens : « L’état nouveau des choses menaçait sa fortune, mais surtout dupait son expérience. Un système si bon, un roi si sage ! était-ce possible ! » La fuite de Louis-Philippe l’a laissé, lui comme ses pareils, complètement désemparé. La rage au cœur et la peur au ventre, ils se sont toutefois efforcés de s’adapter, en étouffant leur désarroi. M. Dambreuse restreint à la hâte les signes extérieurs de sa richesse, congédie trois domestiques, vend ses chevaux et s’achète un chapeau mou. Pour mieux comprendre une situation imprévue mais surtout afficher sa sympathie soudaine pour les idées du jour, il se plonge avec affectation dans tous les journaux qu’il exécrait la veille et va jusqu’à faire l’acquisition d’une toile révolutionnaire qu’il eût jugée grotesque la saison d’avant. La jubilation de Flaubert à dilacérer l’image du bourgeois est manifeste : « Il adoptait de grand cœur “notre sublime devise : Liberté, égalité, fraternité” ayant toujours été républicain, au fond. » Oui, s’il votait, sous l’autre régime, avec le ministère, c’était simplement, au fond, pour accélérer une chute inévitable. Il s’emporte même contre M. Guizot « qui nous a mis dans un joli pétrin, convenons-en ! ». Mieux encore : « Il déclara sa sympathie pour les ouvriers — “car enfin, plus ou moins, nous sommes tous ouvriers !” Et il poussait l’impartialité jusqu’à reconnaître que Proudhon avait de la logique. » N’importe, après tout, des Orléans et du régime orléaniste, l’important est de sauver les meubles, en attendant des jours meilleurs. Le tableau est saignant.
Parmi les victimes de la révolution, Flaubert, attentif aux paradoxes des grands mouvements de l’Histoire, en relève une plus inattendue : la lorette, la femme entretenue, guettée par le désespoir, car en menaçant l’ordre bourgeois les révolutionnaires menacent les « femmes comme il en faut ». Rosanette crache au visage de l’étudiant en droit en attente d’héritage cette haine de la révolution d’une fille du peuple, lui reprochant « tout ce qui se passait en France depuis deux mois, l’accusant d’avoir fait la Révolution, d’être cause qu’on était ruiné, que les gens riches abandonnaient Paris et qu’elle mourrait plus tard à l’hôpital ». L’heure des révolutionnaires incorruptibles n’est pas celle des gourgandines.
Publié en 1869, L’Éducation sentimentale est la manière qu’a trouvée Flaubert, vingt ans après, de participer à une révolution qu’il a « ratée » quand il avait l’âge de la faire. 1848 est, à coup sûr, l’événement historique qui l’a le plus marqué, même si, sur le coup, il a eu l’air de s’en désintéresser. On en rencontre une nouvelle preuve dans Bouvard et Pécuchet, écrit dix ans plus tard, et qui nous transporte en province, à Chavignolles. La stupéfaction des bourgeois y est aussi grande qu’à Paris. Et aussi rapide leur ralliement à la république. Là-bas, comme dans la capitale, on plante des arbres de la Liberté, bénits par le clergé — en l’occurrence, par un curé nourri de Bonald, qui, dans son allocution, « après avoir tonné contre les rois », « glorifia la République ». Dans l’unanimité des habitants, on rencontre sans surprise le docteur Vaucorbeil, un « progressiste ». Plus étonnant est le ralliement du comte de Faverges, mais chez qui la haine de l’usurpateur Louis-Philippe dépasse celle de la république : « Tout pour le peuple », dit-il, en songeant au retour proche des Bourbons. Le notaire lui-même est devenu républicain : c’est pour éviter le pire qu’on pourrait redouter des ouvriers qui passent en chantant La Marseillaise.
La province copie la capitale avec application, et d’abord elle s’abonne massivement aux journaux républicains. Mêmes préoccupations : les fidèles de 89 rêvent de libérer la Pologne, mais les bourgeois s’effraient de l’augmentation des impôts. Toutefois, on ne remet pas encore en cause la république : Mme Bordin, qui la hait, offre cependant cinq francs pour l’équipement de la garde nationale. Le phénomène étonnant, noté par Flaubert, est la brusque ascension de la classe ouvrière dans la considération des bourgeois : « Les puissants alors flagornaient la basse classe. » On chante à l’époque : « Chapeau bas devant la casquette !/À genoux devant l’ouvrier. » Ce n’est qu’une ruse : « Il fallait donner à la République le temps de s’user. » De fait, à partir du mois de mai 1848, la réaction se réveille. Les bourgeois de Chavignolles se gargarisent avec les racontars les plus absurdes sur Louis Blanc et Ledru-Rollin. Le comte de Faverges prévoit l’avènement prochain du comte de Chambord, le prétendant des Bourbons, tandis que Heurtaux, ancien capitaine d’Empire, espère proche la venue au pouvoir de Louis-Napoléon Bonaparte. De leur côté, les ouvriers veulent du travail, le chômage s’est étendu. Le conseil municipal de Chavignolles improvise ses « ateliers nationaux » — qu’un conseiller maladroit appelle « ateliers de charité », ce qui lui vaut la colère des « blouses ». On leur donne à construire un chemin pour les disperser.
La fermeture des Ateliers nationaux décidée par l’Assemblée et l’insurrection qui s’ensuit mobilisent les personnages de Flaubert. Hormis Sénécal, le théoricien socialiste, qui sera déporté à Belle-Île, tous sont du côté de la garde nationale chargée de la répression. Même Dussardier, l’homme du peuple : c’est la république qu’il défend contre les insurgés. Il le fait comme on accomplit un devoir douloureux, à la manière de « l’homme probe » des Misérables qui, « par amour même pour cette foule, […] la combat. Mais comme il la sent excusable tout en lui tenant tête ! Comme il la vénère tout en lui résistant ! ». Même chose dans l’Éducation : la situation pour Dussardier est tragique. L’euphorie de Février est loin et, après la défaite des ouvriers, Dussardier leur frère a le sentiment de s’être lourdement trompé, en voyant que les vainqueurs « détestaient la République ».
La vengeance des nantis est terrible. Le père Roque est arrivé à Paris en compagnie des Nogentais ; comme nombre de provinciaux de la garde nationale, il a répondu à l’appel de défendre l’ordre. Faisant le bravache, une fois le danger passé, Roque surveille avec ses compatriotes les prisonniers des Tuileries. Pour se délivrer de la peur que les ouvriers lui ont faite, il les invective à travers le soupirail puis, sur un prisonnier qui lui réclame du pain, il lâche son fusil à bout portant. Flaubert n’avait rien inventé de cette férocité, il en avait trouvé le récit dans une « Notice historique » publiée dans La Commune de Paris, en mars 1849.
Hormis Dussardier, en proie au remords, et Sénécal, prisonnier et vaincu, tous les personnages de Flaubert se félicitent de l’issue des événements de Juin. M. Dambreuse a reconquis toute son assurance et peut rouvrir ses portes à ses amis huppés, encore tous sous le choc de l’émotion, mais apaisés par le rétablissement de l’ordre. Leur haine se donne libre cours et, si les rêves étaient armés, Louis Blanc et Proudhon seraient morts sur-le-champ. Pellerin, le peintre raté, qui n’a rien obtenu de la république, qui a vu les socialistes se moquer de son art, tourne violemment au royalisme. Hussonnet, le folliculaire, au service de tous les vainqueurs, se met à écrire des brochures réactionnaires qui lui valent d’être reçu chez les Dambreuse. Frédéric, selon sa nature inconstante, a oublié sa récente ferveur républicaine, et voit grandir ses nouvelles ambitions en courtisant Mme Dambreuse. Quant à Deslauriers, commissaire en province, il s’est trouvé pris entre deux feux, également menacé par les conservateurs et les socialistes. Lui aussi est revenu de ses idées : il déteste maintenant les ouvriers, et, discernant que l’avenir appartient aux bourgeois, il se fait introduire par Frédéric chez les Dambreuse, qui ne furent des vaincus que de quelques semaines. Flaubert rapporte les banalités verbeuses et rassurées de cette bonne société définitivement consolée des mauvais moments qu’elle a passés.
L’ordre règne en France. À Paris, la maison Dambreuse est devenue une « succursale de la rue de Poitiers », le quartier général orléaniste : tout le monde y attaque la république, et même la Constitution qu’on a votée. On en rajoute sur les traits d’esprit, on écrit des pamphlets, on endoctrine le clergé abusé, on envoie des émissaires en province. À Paris comme à Chavignolles, ceux qui ont adulé le général Cavaignac, sabreur des émeutiers, lui reprochent maintenant avec âpreté ses convictions républicaines. On lui préfère Changarnier, le chef de la garde nationale. L’avenir n’est pas encore tout à fait assuré, mais il est en bonne voie. On s’enchante chez Dambreuse du dernier livre de Thiers, De la propriété, et l’on y brocarde les idées socialistes avec d’autant plus d’entrain qu’on les avait craintes la veille. La verve de Flaubert redouble à propos de Thiers, dont il écrit à George Sand : « Je tâcherai, du reste, dans la troisième partie de mon roman (quand j’en serai à la réaction qui a suivi les journées de Juin), d’insinuer un panégyrique dudit, à propos de son livre : De la propriété, et j’espère qu’il sera content de moi. » Quant aux socialistes, ils ont été déçus par le peuple. Sénécal le juge encore mineur et incapable : « La dictature est quelquefois indispensable, dit-il. Vive la tyrannie, pourvu que le tyran fasse le bien. »
Ce principe d’autorité est sur toutes les lèvres. Les conservateurs divergent sur la solution politique : Orléans, Chambord ou Bonaparte ; ils en débattent dans les « salons de filles », ce qui donne à Rosanette l’occasion d’avoir ses « soirées ». Lorsque le coup d’État du 2 décembre 1851 est annoncé, de tous ceux qui avaient désiré ardemment la république, un seul reste fidèle à ses vœux, Dussardier. Sénécal, lui, se place aux côtés des forces de l’ordre, et tue son ancien camarade, qui tombe mort de la barricade où il a crié : « Vive la République ! » Sinistre chassé-croisé de l’Histoire : en juin 1848, Dussardier était du côté de la garde nationale, Sénécal en face ; en décembre 1851, l’un et l’autre sont une nouvelle fois face à face, mais Sénécal est désormais du côté de la police. Avec la fin de Dussardier, c’est l’espoir et les illusions des ouvriers qui meurent.
À Chavignolles, le coup d’État et l’Empire qui suit s’imposent aussi sans difficulté. En décembre 1848, « tous les Chavignollais votèrent pour Bonaparte » ; le « grand parti de l’ordre » se constitue et s’affirme : le curé, le maire, le notaire et le comte légitimiste en sont les chefs. Les arbres de la Liberté ont perdu leurs feuilles, on les abat. La grande peur des possédants puis leur triomphe ont abouti aux lois scolaires qui redonnent son influence au clergé. C’est alors qu’apparaît le personnage de l’école communale, dont Flaubert décrit la misère et la soumission forcée au curé. M. Petit, le maître d’école, est resté fidèle à ses idées républicaines mais la loi et la pauvreté l’obligent à courber l’échine sous les remontrances de l’abbé Jeufroy, aux yeux duquel il dédaigne trop l’histoire sainte et le catéchisme. Pour tous les notables, la liberté a passé les bornes, ce qu’il faut c’est un « bras de fer ». On apprend le 3 décembre que les Français ont hérité d’un homme fort : tout le monde semble ravi.
22 février 1848 - 2 décembre 1851 : entre ces deux dates, l’histoire de la France que relate Flaubert dans ses romans est celle d’un chemin défoncé. La révolution a été inutile. Certes, Louis-Philippe est tombé, mais la société n’en a pas été bouleversée : les riches sont restés riches et les pauvres, pauvres, quand ils ne sont pas morts sur les barricades, comme Dussardier. La grande bourgeoisie, au départ épouvantée par une révolution qui l’a surprise, a su peu à peu prendre du recul à l’endroit du régime républicain et travailler à sa chute. Dussardier, Deslauriers, Sénécal, chacun à sa manière illustre la faillite des espoirs républicains et socialistes. Dussardier, qui portait ses vues bien haut, est épargné par Flaubert, malgré sa naïveté : sa pureté d’âme reste intacte du début à la fin de son histoire. Deslauriers, lui, est disponible pour tous les ralliements en mesure de lui assurer une place. Quant à Sénécal, il illustre aux yeux de Flaubert la face cachée du socialisme, l’autoritarisme. « L’idéal de l’État, selon les socialistes, écrit-il, n’est-il pas une espèce de vaste monstre absorbant en lui toute action individuelle, toute personnalité, toute pensée, et qui dirigera tout, fera tout ? » Les Dambreuse réclament l’autorité, et Sénécal aussi. La boucle est bouclée : d’un bout à l’autre de la société, les hommes sont à genoux. Tous serviles, tous rampants ! Quant aux autres, tous ceux qui ont applaudi à la révolution, ils sont retournés à la servitude de leurs intérêts personnels : pas un n’a défendu la république. On peut penser que le jugement de Flaubert sur ces événements rejoint celui de Pécuchet, s’exclamant après le coup d’État :
Puisque les bourgeois sont féroces, les ouvriers jaloux, les prêtres serviles, et que le Peuple enfin accepte tous les tyrans, pourvu qu’on lui laisse le museau dans sa gamelle, Napoléon a bien fait ! qu’il le bâillonne, le foule et l’extermine ! ce ne sera jamais trop pour sa haine du droit, sa lâcheté, son ineptie, son aveuglement(122) !
Chez Flaubert, la contradiction est manifeste. Il déteste le pouvoir, le meilleur des gouvernements est, selon lui, celui « qui agonise ». En même temps, le peu de cas qu’il fait de l’humanité en général, son mépris à l’endroit des révolutionnaires égalant le dégoût que lui inspirent les riches et les puissants, l’incline à accepter la restauration de l’Empire. S’il est anarchiste, c’est un anarchiste de droite. Reste que le seul personnage digne de respect dans son récit — très documenté — de la révolution de 1848 est Dussardier, un homme pur, un héros républicain, ce qui corrige quelque peu la conception très noire qu’il se fait du peuple. Collectivement, le peuple est laid, sale et bête, mais c’est en son sein que l’on peut découvrir les signes d’une sainteté contemporaine ou d’un héroïsme laïc. La figure de Félicité dans Un cœur simple viendra le confirmer.