« Je rêvais de lointains voyages dans les contrées du Sud ; je voyais l’Orient et ses sables immenses, ses palais que foulent les chameaux avec leurs clochettes d’airain ; je voyais les cavales bondir vers l’horizon rougi par le soleil ; je voyais des vagues bleues, un ciel pur, un sable d’argent ; je sentais le parfum de ces océans tièdes du Midi ; et puis, près de moi, sous une tente, à l’ombre d’un aloès aux larges feuilles quelque femme à la peau brune, au regard ardent, qui m’entourait de ses deux bras et me parlait la langue des houris. »
Ainsi monologue le narrateur des Mémoires d’un fou, datant de 1839. Le grand voyage qu’entreprend Flaubert avec son ami Maxime Du Camp dix ans plus tard n’est pas improvisé. À plusieurs reprises, dans ses œuvres de jeunesse, il évoque son rêve d’un ailleurs oriental, qu’il partage avec beaucoup de ses contemporains. « Aujourd’hui, écrivait-il encore dans le Cahier intime de 1840-1841, mes idées de grand voyage m’ont repris plus que jamais. C’est l’Orient toujours. J’étais né pour y vivre(123). » L’Orient fascine la génération romantique. Né en 1799, à la fois en anglais et en français, le terme « orientalisme » est introduit dans le Dictionnaire de l’Académie française en 1838. Louis Réau, dans son propre Dictionnaire d’art et d’archéologie, en précise l’origine : « L’orientalisme a débuté au XVIIIe siècle par la mode des turqueries, des chinoiseries, mais il a pris surtout son essor au commencement du XIXe siècle à la suite de la campagne d’Égypte, des luttes pour l’indépendance de la Grèce, de la conquête de l’Algérie. » Le mot désigne à la fois le mouvement scientifique lancé par l’expédition de Bonaparte en Égypte et l’engouement esthétique, culturel, littéraire et artistique qui s’ensuivit. L’égyptomanie fut portée à son comble au début des années 1820 : Jean-François Champollion fait sensation en découvrant le secret des hiéroglyphes et, du coup, la méthode pour les déchiffrer. Pour lui, en 1831, est créée au Collège de France une chaire d’égyptologie. C’est lui, Champollion, qui avait eu l’idée de faire solliciter par la France auprès du vice-roi d’Égypte Méhémet-Ali le don d’un des deux obélisques de Louxor, au nom des excellentes relations franco-égyptiennes. Le vice-roi : « Je n’ai rien fait pour la France que la France n’ait fait pour moi, dit-il. Si je lui donne un débris d’une vieille civilisation, c’est en échange de la civilisation nouvelle dont elle a jeté les germes en Orient. Puisse l’obélisque de Thèbes arriver heureusement à Paris et servir éternellement de lien entre les deux villes(124). » Pour ce transport exceptionnel, il fallut construire un bateau spécialement adapté, le Luxor, dont le périple (le Nil, la Méditerranée, l’Atlantique, la Manche, la Seine) fut un grandiose événement. À Rouen, le 14 septembre 1833, arrive à l’escale le bateau que le jeune Flaubert a tout le temps d’admirer puisque les eaux de la Seine alors trop basses le contraignent aux amarres jusqu’au 11 décembre avant qu’il ne reprenne sa route vers Paris. L’érection du monument aura lieu le 25 octobre 1836 place de la Concorde devant une foule en liesse.
La littérature et la peinture rendirent vivants les thèmes d’un Orient mythique, mystérieux, haut en couleur. En 1829, Victor Hugo publiait Les Orientales, notant dans sa préface qu’ « on s’occupe aujourd’hui […], on s’occupe beaucoup plus de l’Orient qu’on ne l’a jamais fait ». Parmi les peintres, Delacroix fut un représentant emblématique de cette mode depuis ses Scènes des massacres de Scio en 1824, en attendant La Mort de Sardanapale en 1827(125).
Parallèlement à ce mouvement artistique et littéraire, la connaissance scientifique va bon train. S’il fallait encore citer un trait légendaire de cette poussée vers l’Orient, ce serait sans doute l’arrivée en Égypte en 1833 des saint-simoniens, derrière leur père Prosper Enfantin, qui, avec l’intention d’aider Méhémet-Ali dans ses efforts de modernisation de l’Égypte, conçoivent, entre autres, la construction du canal de Suez, ce « lit nuptial » entre l’Orient et l’Occident. Et ne parlons pas des modes vestimentaires, des décors intérieurs, des objets de toute sorte qui témoignent de cette ferveur de la première moitié du XIXe siècle pour l’ « Orient » — cet Orient qui commence à Athènes, libérée des Turcs en 1829, et évoque l’Empire ottoman et les contrées sur lesquelles Constantinople exerce sa tutelle plus ou moins lâche : Égypte, Syrie, Palestine, et plus loin la Perse mythique, convoitée par les puissances européennes.
On peut parler d’un appel de l’Orient en observant le nombre de personnalités, d’écrivains notamment, qui y répondent. En 1811, Chateaubriand rendait compte de son Itinéraire de Paris à Jérusalem. Une vingtaine d’années plus tard, c’est autour de Lamartine de présenter ses Souvenirs, impressions, pensées et paysages pendant un voyage en Orient. En 1848, moins connu alors, mais aussi révélateur, sortait des presses le Voyage en Orient de Gérard de Nerval. Ces voyageurs ne cherchaient pas la même chose. Chateaubriand, dans son Itinéraire, nous dit qu’il visait surtout les traces du passé, le cadre de ses Martyrs. En fixant le but à Jérusalem, il donnait une suite à son Génie du christianisme ; et si, selon lui, l’Orient s’enfonçait dans la décadence c’était le fait des barbares, des non-chrétiens. L’esprit du croisé survivait chez René. La motivation religieuse n’était pas absente du voyage de Lamartine, une vingtaine d’années plus tard, en quête des « traces de Dieu dans l’Orient », autrement dit l’investigation des lieux bibliques de la Terre sainte, la « terre du témoignage, tout imprimée encore des traces de l’ancien et du nouveau commerce entre Dieu et l’homme ». À vrai dire, ses convictions religieuses évoluèrent quelque peu au cours de ce voyage, surtout après la mort de sa fille Julia à Beyrouth, passant d’un catholicisme conformiste à une sorte de déisme ou de christianisme sans dogme. Gérard de Nerval, lui, parti de Marseille en janvier 1843, désirait échapper à ses obsessions, après la mort de celle qu’il aimait, Jenny Colon. Le récit de son voyage parut d’abord dans des revues, L’Artiste et la Revue des deux mondes. Gustave et Maxime avaient-ils pris connaissance de ces fragments ? Ils n’en disent rien ; le récit complet paraîtra après leur retour, en 1851.
Celui de nos deux compagnons de route qui est le plus motivé est Maxime. Il brûle de repartir, après un premier voyage en 1846 — d’où étaient sortis ses Souvenirs et paysages d’Orient, Smyrne, Éphèse, Magnésie, Constantinople, qu’il avait dédiés à Gustave —, aux fins d’une publication qui, par son sérieux scientifique autant que par son élégance littéraire, tranchera sur tout ce qui a déjà été imprimé. Flaubert n’a pas cette ambition, son désir est plus vague. C’est avec Alfred Le Poittevin qu’il avait conçu de partir, avant qu’il ne devienne casanier. On peut se demander s’il se fût embarqué dans l’aventure sans la volonté de son ami. Le désir d’Orient, cependant, n’avait pas fléchi chez lui, il saisit la perche que lui tend Maxime. Le voyage devait durer de la fin d’octobre 1849 au mois de juillet 1851. Ce n’était pas une simple promenade.
Ce qu’on en sait
Le détail de ce périple nous est bien connu grâce aux écrits des deux voyageurs eux-mêmes. La première source, la plus riche, est la correspondance de Flaubert. En excluant les dernières missives écrites de Paris à sa mère juste avant le départ, et en considérant la première qu’il envoie de Lyon, on compte pas moins de quatre-vingts lettres. Le principal destinataire est Mme Flaubert, à laquelle Gustave s’ingénie à décrire en détail son voyage, autant pour la distraire que pour la rassurer. Peut-être aussi pour fixer ses impressions, sûr qu’il est de retrouver ses lettres à son retour. Il a fallu beaucoup de peine, beaucoup d’efforts et quelques assurances mensongères auprès d’elle pour qu’elle accepte cette longue séparation et cette expédition dont elle redoute tous les dangers. Une ruse lui a arraché son consentement. Il fut dit que son fils bien-aimé, toujours enclin à ses crises nerveuses, avait besoin de chaleur, de lumière, des pays chauds en un mot(126). Achille, le frère aîné, se prêta au jeu, en sa qualité de médecin, et aida Gustave à fléchir leur mère. Surtout, Gustave alla consulter à Paris le bon docteur Cloquet, son ancien mentor de Corse, qui confirma la prescription de toute son autorité médicale. Mme Flaubert ne pouvait s’opposer à une telle recommandation en faveur de son fils. Elle tenta, cependant, de persuader Maxime, à l’insu de Gustave, qu’un séjour prolongé à Madère serait du même profit que le déplacement bourré de menaces en Orient. Du Camp resta intraitable, et Mme Flaubert n’insista pas(127). Mais Gustave, tout au long du parcours, et autant que le courrier dont on n’est jamais sûr le permettait, s’évertuera à prodiguer les nouvelles rassurantes et les mots doux :
Je pense à toi sans cesse, ton idée m’accompagne partout. Oui, pauvre chérie, va, aie bon espoir ; je te ferai de beaux récits de voyage, nous causerons du désert au coin du feu ; je te raconterai mes nuits sous la tente, mes courses au grand soleil… Nous nous dirons : « Oh ! te rappelles-tu comme nous étions tristes ! » et nous nous embrasserons, nous rappelant nos angoisses du départ.
Il l’appelle sa « pauvre vieille », sa « pauvre mère adorée », sa « pauvre chérie », il la dorlote, l’encourage à suivre son voyage sur une carte, à lire des ouvrages sur l’Égypte, et finalement il lui suggérera de venir le rejoindre à la fin de son circuit, en Italie — ce qu’elle fera. Ces lettres de voyage sont infiniment précieuses : à côté des manifestations délicates d’une immense tendresse hantée peut-être de mauvaise conscience, il narre, relate, expose, décrit, détaille toutes ses découvertes de cet Orient fabuleux. Il lui dit tout à deux exceptions près : la santé et le sexe.
Ces lacunes — surtout la seconde — sont comblées pour nous grâce à un autre destinataire auquel il n’a rien à cacher, qui est Louis Bouilhet. Ancien condisciple de Flaubert, Bouilhet n’est entré en relations d’amitié intime avec lui que plusieurs années après le baccalauréat, au début de 1846. Il avait entrepris des études de médecine, était devenu interne des hôpitaux de Rouen, mais en avait été renvoyé pour indiscipline. Il ne prolongea pas sa vie de carabin, s’adonna pleinement à la poésie, tout en se faisant répétiteur pour gagner (chichement) sa vie(128). Flaubert le présente ainsi à Louise Colet : « C’est un pauvre garçon qui donne des leçons pour vivre et qui est poète, un vrai poète qui fait des choses superbes et charmantes, et qui restera inconnu parce qu’il lui manque deux choses : le pain et le temps. » C’était écrit en 1846, mais trois ans plus tard Bouilhet a l’idée de fonder avec trois camarades une boîte à bachot, toujours à Rouen, tout en continuant la poésie. Entre-temps, Gustave et Louis étaient devenus de proches amis, dévorés tous deux par la création littéraire ; ils rédigeaient ensemble des pièces de théâtre, notamment une tragédie en cinq actes et en vers, Jenner ou La Découverte de la vaccine, dont il ne nous reste que quelques fragments. Tous les dimanches, et jusqu’au lundi matin, Bouilhet venait à Croisset où, pendant de longues heures, il échangeait avec Flaubert ses idées, ses blagues (car ils aiment la farce tous les deux), lui lisait ses vers, et les deux se critiquaient mutuellement sans faux-fuyant : on a vu comment Louis et Maxime avaient descendu en flammes le premier Saint Antoine que leur avait lu Gustave. Une amitié s’était enracinée, qui dura jusqu’à la mort de Bouilhet en 1869. Ils s’influenceront l’un l’autre. Et, déjà, dans les lettres du voyage, nous voyons Flaubert à l’œuvre, épluchant, corrigeant, louant ou blâmant les vers que lui adresse son ami. Les lettres de Bouilhet à Flaubert de cette époque ont disparu, mais nous avons à notre disposition une douzaine de celles que lui a envoyées Gustave. C’est là que nous trouvons le meilleur complément aux lettres à madame mère : à Louis, Gustave racontera tout, et en termes souvent crus, de ses tribulations érotiques entre le Nil et la mer Morte.
Autre source précieuse : les notes de voyage de Flaubert, longtemps inédites, désormais bien connues. Contrairement aux allégations de Maxime Du Camp dans ses Souvenirs littéraires, selon lesquelles Flaubert au long du voyage s’est ennuyé, était distrait, rêveur, plus occupé de ses souvenirs que des découvertes à faire (« Il eût aimé voyager, s’il eût pu, couché sur un divan et ne bougeant pas, voir les paysages, les ruines et les cités passer devant lui comme une toile de panorama qui se déroule mécaniquement »), son compagnon a pris force notes quotidiennes dans des Carnets de voyage qui ont été publiés après sa mort. Voulant transcrire ces notes lapidaires en style lisible, Flaubert en rédigea une partie, Voyage en Égypte, qui n’avait pas de finalité éditoriale. Cependant, sa nièce, Caroline Franklin Grout, publia ce texte en 1910, mais un texte expurgé, censuré, destiné à ne pas froisser la pudeur des honnêtes gens avec les grossières relations données par son oncle, devenu entre-temps un grand écrivain. Vendu à un collectionneur, puis à un autre, le manuscrit a été finalement publié, dans sa version intégrale, éditée par Pierre-Marc de Biasi(129).
De son côté, Maxime Du Camp avait multiplié les notations, que nous trouvons dans son livre posthume Voyage en Orient (1849-1851), paru en 1972(130). De son vivant, il publia une relation de voyage mise en forme publiée sous le titre Le Nil, en 1853 — une curieuse relation puisque, le « je » remplaçant le « nous », Flaubert y brille par son absence. D’autre part, trois chapitres de ses Souvenirs littéraires sont consacrés au voyage en Orient.
Dans cet ouvrage, Maxime Du Camp témoigne de sa bonne entente avec Gustave Flaubert. Il n’y eut entre eux qu’un seul incident, à cause de l’esprit farce de son compagnon. En plein désert, entre la mer Rouge et le Nil, leur caravane avait perdu leur réserve d’eau par accident. Mourant de soif, Gustave eut la malencontreuse idée d’entretenir Maxime sur les « merveilleuses glaces au citron qu’on mange chez Tortoni », et de continuer et d’amplifier sa blague jusqu’à l’épuisement de Max, rêvant, les lèvres pincées, de le tuer. Ils ne se parlèrent plus pendant quarante-huit heures. Une bonne entente, dans l’ensemble, mais il est vrai qu’ils n’étaient que rarement en tête à tête. Ils surent se réjouir aussi grâce au génie comique de Flaubert, qui n’était pas toujours intempestif. On sait qu’ils inventèrent le personnage du Vieux Sheik, ce Garçon des sables, qui illustra leur sens de la dérision.
Deux envoyés en mission
Ce long voyage n’est pas entrepris à la légère. À vrai dire, Maxime s’occupe de tous les préparatifs tandis que Gustave achève sa rédaction de Saint Antoine. Le sens pratique ne lui manque pas, ni les relations utiles. Il faut un matériel considérable, d’autant que nos deux amis n’entendent nullement partir en routards, comme en Bretagne, mais assurés d’avoir tous les moyens de confort : une tente, bien sûr, mais aussi des fusils, des selles pour les chevaux, des outils d’archéologue, des lorgnettes, une pharmacie, des vêtements pour pays chauds, des cartes, des guides et bien d’autres choses y compris le matériel photographique. Car Maxime, qui a en tête sa future publication, veut se distinguer de tous les autres en offrant à son lecteur un récit de voyage enrichi d’images réelles.
La photographie est un art récent. Niépce l’a découverte en 1827, le daguerréotype date de 1838, et quelques améliorations depuis ont permis d’alléger un peu le matériel. Mais l’entreprise reste originale et demande à l’opérateur beaucoup de patience(131). Du Camp ne faillira pas, il prendra épreuve sur épreuve de tout ce qui lui paraît intéressant, ruine, monument, paysage. Avant le départ, il améliore sa technique grâce à quelques leçons d’un photographe professionnel, Gustave Le Gray, qui l’instruit dans l’art nouveau du calotype, inventé par l’Anglais Talbot en 1841, et qui était le premier procédé d’obtention de négatifs. Flaubert écrira d’Égypte à sa mère : « La photographie absorbe et consume les jours de Max. Il réussit, mais se désespère chaque fois que rate une épreuve ou qu’un plateau est mal nettoyé. Vraiment s’il ne se calme pas il en crèvera. Il a du reste obtenu des résultats superbes […]. »
À tous ces achats et ceux que les deux amis ne manqueront pas de faire sur place, à l’ensemble des frais du voyage, Mme Flaubert pourvoit. On peut dire : et se saigne aux quatre veines. Du Camp avait des espérances du côté de sa grand-mère, qu’il chérissait du reste, et qui vient de mourir au mois de septembre, mais la succession n’est pas encore réalisée. La « bonne vieille adorée » de Croisset y va d’un premier versement à son fils de seize mille francs au départ — une somme considérable, qui sera complétée par trois envois en cours de route d’un total de onze mille, soit en tout vingt-sept mille francs(132). Ce n’est pas un budget de touriste moyen, c’est un magnifique cadeau dû à la tendresse maternelle.
En échange, Maxime s’occupe de tout. Officier de la Légion d’honneur depuis sa blessure de juin 1848, déjà auteur d’un livre de voyage, il dispose d’un certain crédit qu’il fait valoir auprès de l’Académie des inscriptions et belles lettres, sollicitée pour obtenir des « instructions » pour son « voyage en Égypte, en Perse et en Syrie ». Le 12 septembre, à la suite d’un rapport de la commission nommée par ladite Académie, il reçoit des informations sur certains sites et des encouragements à rapporter ses conquêtes « pour la philologie, l’archéologie et l’art(133) ». Mieux encore, il parvient à se faire attribuer un acte de mission du ministère de l’Instruction publique, sans oublier son compagnon :
Je voulais que notre voyage fût entouré de toutes facilités, et j’avais demandé au gouvernement de nous confier une mission qui nous servirait de recommandation près des agents diplomatiques et commerciaux que la France entretient en Orient. Ai-je besoin de dire que cette mission devait être et a été absolument gratuite ? Elle ne nous fut pas refusée. Gustave Flaubert — il m’est difficile de ne pas sourire — fut chargé de recueillir, dans les différents ports et aux divers points de réunion des caravanes, les renseignements qu’il lui semblerait utile de communiquer aux chambres de commerce(134).
On imagine le zèle que peut déployer Flaubert dans cette mission ; il rit avec Bouilhet de ces instructions ministérielles « qui m’ont bien l’air de vouloir torcher mon cul un de ces jours », et encore : « Me vois-tu dans chaque pays m’informant des récoltes, du produit, de la consommation, combien chie-t-on d’huile, combien goinfre-t-on de pommes de terre ? Et dans chaque port : combien de navires ? quel tonnage ? combien en partance ? combien en arrivée ? dito, report d’autre part, etc. merde ! Ah non, franchement, était-ce possible(135) ? » Du moins deviennent-ils tous les deux des personnalités quasi officielles, qui seront reçues au mieux par les consuls et autres attachés d’ambassade des pays traversés.
Outre l’aide du personnel diplomatique, Gustave et Maxime vont bénéficier d’abondantes relations avec des Français installés au Proche-Orient qu’on leur a recommandés. Ils feront aussi des rencontres non programmées qui, à chaque étape, leur permettront d’être reçus avec chaleur, tant ces expatriés sont heureux de rencontrer des voyageurs qui leur parleront du vieux pays. Dès leur arrivée à Alexandrie, Flaubert peut ainsi écrire à sa mère : « Je t’écris, chère vieille, en grande tenue, habit noir, gilet blanc, escarpins, etc., comme un homme qui vient de faire une visite à un premier ministre. Nous sortons à l’instant de chez Artin-Bey, ministre des affaires étrangères, auquel nous avons été présentés par le consul et qui nous a parfaitement reçus. Il va nous donner un firman ficelé pour tout le voyage. Nous sommes ici reçus d’une manière incroyable(136). » Ce sera le cas tout au long de leur marche en Égypte et ailleurs. Parfois, ils bénéficient d’une hospitalité inattendue, qui leur permet d’approfondir leur connaissance du pays. Et Gustave arrivera même à s’entretenir de son cher saint Antoine, là précisément où l’anachorète a vécu, avec un prêtre catholique, rencontré chez leur hôte à Médinet el-Fayoum.
Toutes ces facilités n’annuleront pas les défis du parcours, les intempéries, les accidents de santé mais, au total, les deux amis se lancent dans une expédition haut de gamme. Y compris en emmenant deux domestiques indispensables à leurs yeux. Dès le mois de mai, ils se sont mis en quête de deux oiseaux rares, l’un qui aiderait particulièrement Maxime pour ses prises de vue et veillerait sur Gustave, toujours sous la menace d’une convulsion ; l’autre, un drogman parlant l’arabe, qui leur servirait d’interprète en même temps qu’il serait bon à tout faire. Dans une lettre à son oncle Parain, du 12 mai 1849, Flaubert énonce le cahier des charges : s’occuper de la tente, des armes, des habits, des bottes et qu’il le sache, il y aura des dangers divers : « privation de choses nécessaires, chaleur excessive, mauvaise nourriture bien souvent, maladies, coups de fusil, mal de mer, etc. ». Et puis la privation complète ou presque de « femelles ». Finalement, prévaut le choix de Maxime. C’est Sassetti, ancien dragon d’origine corse, « un drôle de garçon qui n’est embarrassé de rien et connaît tout », qui sera de l’équipée. Quant au drogman, plus difficile à trouver, ils ont la chance de mettre la main sur la personne de Joseph Brichetti, un serviteur intelligent, dévoué et bon connaisseur de l’Égypte : « Nous avons un drogman parfait, écrira Gustave à sa mère, homme d’une cinquantaine d’années, Italien aux trois quarts Arabe, grand drôle flegmatique, connaissant les coins et recoins de toute l’Égypte. » Il baragouine le français suffisamment pour se faire comprendre et saura même traduire la discussion qu’aura Flaubert avec le prêtre de Médinet el-Fayoum. Sur place, en différents lieux, les deux voyageurs auront à employer des saïs, des guides locaux, des matelots, des chameliers, d’autres interprètes, ils ne seront jamais pris de court.
Le 22 octobre 1849, Flaubert fait ses adieux à Croisset et prend le train pour Paris où pendant quelques jours lui et Maxime Du Camp s’activent à leurs ultimes préparatifs et leurs derniers adieux aux amis, notamment le docteur Cloquet et aussi Maurice Schlésinger, avec lequel il passe une soirée à l’Opéra-Comique (sans qu’on parle d’Élisa). Pour adoucir le moment cruel de la séparation, il accompagne sa mère à Nogent-sur-Seine chez son oncle paternel le père Parain et les cousins Bonnenfant, où elle doit rester quelques jours ou quelques semaines. Les adieux sont déchirants : « Quel cri elle a poussé quand j’ai fermé la porte du salon ! » Dans le wagon de retour à Paris, il se met à pleurer, s’interroge à chaque arrêt du train s’il ne doit pas descendre et revenir à Nogent. À l’arrivée, il se rend désemparé chez Maxime où il doit passer la nuit. Toute la soirée en sanglots, il éprouve « un déchirement comme aucune séparation encore ne m’en avait causé(137) ». Du Camp, rentré assez tard, trouve son ami hagard devant la bibliothèque : « Je crus qu’il dormait ; un soupir me détrompa. Jamais je ne vis une telle prostration ; sa haute taille et sa force colossale la rendaient extraordinaire. À mes questions il ne répondait que par des gémissements : “Jamais je ne reverrai ma mère, jamais je ne reverrai mon pays ; ce voyage est trop long, ce voyage est trop lointain, c’est tenter la destinée ; quelle folie ! pourquoi partons-nous ?” Il me raconta qu’en quittant Croisset il avait laissé son cabinet dans l’état habituel, comme s’il devait y rentrer le lendemain ; sur la table le livre ouvert à la page commencée, la robe de chambre jetée sur le fauteuil, les pantoufles près du lit. “Ça porte malheur, disait-il, de prendre des précautions”, puis, faisant allusion à la mort de ma grand-mère, il ajouta cette parole cruelle : “Tu es heureux, il ne reste personne derrière toi”. » Le lendemain, Maxime assure à Gustave qu’il est libre, qu’il peut renoncer au voyage. « Le combat fut rapide : “Non !” s’écria-t-il. L’arrivée de Bouilhet et Louis de Cormenin, qui venaient nous tenir compagnie pendant les dernières journées, lui fut une diversion ; il secoua sa torpeur et se retrouva(138). »
Les deux jours suivants, ce furent « mangeaille, beuverie et putains ». Ses « pauvres nerfs », explique Flaubert, avaient besoin de se détendre un peu. Il se rend aussi au Louvre avec Maxime, voir les bas-reliefs assyriens rapportés de Ninive par Paul-Émile Botta, qu’ils retrouveront consul à Jérusalem. Il a le plaisir de faire la connaissance de Théophile Gautier, ami de Maxime, au cours d’un dîner que les deux missionnaires lui offrent, le 28 octobre, aux Trois Frères Provençaux, au Palais-Royal, en compagnie de Bouilhet et de Cormenin. Après le dîner, Gustave fait ses adieux à Paris à sa manière, en emmenant Bouilhet « chez la Guérin ». Le lendemain matin, il raccompagne son ami à la gare : « Dieu soit loué, c’est fini — plus de séparation avec personne. »
Le 29 octobre donc, par temps clair, Gustave et Maxime quittent Paris en diligence. Le voyage Paris-Marseille est alors un peu compliqué : la ligne de chemin de fer n’existe pas encore, mais seulement quelques sections, au cours desquelles la diligence est hissée sur un wagon. « Vers Fontainebleau, raconte Flaubert, quelques flammèches de la locomotive s’étant envolées, une d’elles est entrée dans le coupé et brûlait tranquillement mon paletot, quand je me suis réveillé à des cris aigus de terreur qui partaient de dessous le chapeau de ma voisine ; elle nous croyait déjà tous brûlés vifs […] et accusait nos cigares dont nous nous étions pourtant abstenus par savoir-vivre. » En effet, des éclats de charbon de terre embrasé voltigent des deux côtés de la voie ! Le soir, on s’arrête pour dîner à Ancy-le-Franc, en Bourgogne. Le lendemain, à Chalon-sur-Saône, on prend le bateau pour Lyon. Attentif à tous les gens qu’il croise, Flaubert est attiré par « une jeune et svelte créature », puis par une dame qui par l’âge pourrait être sa mère, à un autre moment par « un petit beau jeune homme à moustaches en croc » : « Une invincible curiosité me fait me demander malgré moi quelle peut être la vie du passant que je croise. » Et le romancier d’imaginer sa vie, ses sentiments, les raisons qu’il a de se trouver sur le pont de ce bateau.
À Lyon, les deux voyageurs ont la chance de revoir un de leurs amis, le peintre Charles Gabriel Gleyre, qui les convainc que l’Égypte, qu’il connaît, sera le plus beau de leur voyage ; qu’ils doivent savoir s’y attarder, jusqu’en Nubie — conquise en 1821 par Méhémet-Ali. « D’après ses conseils, écrit Flaubert à sa mère à propos de Gleyre, nous resterons peut-être plus longtemps en Égypte que nous ne l’avions décidé, quitte à sacrifier ou à bâcler le reste de notre voyage. » Le lendemain matin, vers 5 heures, Gustave et Maxime prennent le bateau du Rhône, retardé par le brouillard. À 4 heures du soir, ils ne sont encore qu’à Valence. Mais voici qu’ils aperçoivent une diligence en partance pour le Sud, ils sautent dedans et roulent jusqu’à Avignon où ils prennent le chemin de fer qui les conduit enfin à Marseille. Ils sont seuls dans leur compartiment avec un monsieur qui sourit d’aise à chaque croisement d’un autre train et répète invariablement : « Hein ? Ce que c’est pourtant que l’industrie humaine ? » Le Dictionnaire des idées reçues était commencé, il ne sera jamais achevé. Marseille enfin ! Pour aller de Paris à la Méditerranée, il leur aura fallu quatre jours.
Marseille revu éveille en lui une fois de plus le souvenir délectable d’Eulalie à jamais disparue, mais encore présente dans sa mémoire. Il a voulu se rendre à l’hôtel de leur radieuse rencontre, mais l’établissement était toujours fermé. En attendant le départ de leur bateau pour Alexandrie, lui et Maxime traînent, visitent les cabarets chantants, assistent un soir à l’Opéra à La Juive de Scribe et de Halévy. Ils visitent aussi une personnalité intéressante, le docteur Clot, dit Clot-bey, qui a eu le mérite d’organiser le service de santé de Méhémet-Ali, de fonder une école de médecine et plusieurs hôpitaux. À la mort de Méhémet, auquel venait de succéder son petit-fils Abbas Pacha, il était rentré en France avec un beau lot d’antiquités égyptiennes dont il s’apprêtait à faire don à l’État. Célèbre en Égypte, il donne aux deux amis des lettres de recommandation pour différentes personnalités égyptiennes, « ingénieurs, généraux, beys, pachas, etc. ». Ils ont ainsi plein les poches tous les sauf-conduits imaginables.
Depuis la fin des années 1830, les Messageries françaises assurent des liaisons régulières, que la machine à vapeur a facilitées. Le 4 novembre, on embarque sur le Nil ; le 7, on accoste à Malte. Le navire a quatre classes : Maxime et Gustave voyagent en première ; les deux domestiques en deuxième. Flaubert s’émerveille de n’avoir pas le mal de mer : « Non pas du tout (sauf en partant de Marseille, la première demi-heure où j’ai vomi un verre de rhum que j’avais pris pour me donner du cœur). Du reste, tout le temps de la traversée, c’est-à-dire depuis dimanche matin jusqu’à ce soir, j’ai été un des plus gaillards, si ce n’est pas le plus gaillard des passagers. » Maxime, lui, ne peut en dire autant, qui s’accroche continûment au bastingage. L’Orient approche : « Femmes de Malte, généralement petites, teint pâle, le tablier sur la tête. Cela se rapproche déjà du voile. » Un premier départ de Malte est raté à cause de la tempête ; le bateau doit faire demi-tour. « Quant à moi je sentis un mouvement au ventre qui me déconstipa net. Ce n’était pas de la peur mais de l’émotion — il n’y avait pas danger apparent — c’était l’idée peu gaie de nous perdre la nuit sur les Rochers de Malte. » Nouvelle étape dans l’île, nouvelle excursion, avec un guide. Le ciel s’apaise, la mer se calme, on repart pour Alexandrie. Flaubert a retrouvé sa gaieté : « Le bord me chérit, je dis beaucoup de facéties, je passe pour un homme très spirituel. » Mais la mer grossit de nouveau, des passagers ont peur : « De temps à autre je ris malgré moi du grotesque qui se passe — gens qui gueulent et dégueulent — craquements du navire — toutous errants — M. et Mme Codrika qui se disputent — à chaque lame le bateau s’enfonce de tribord et se relève en faisant la poêle(139). » Le beau temps revient, Flaubert en profite pour bavarder avec des passagers : Codrika, déjà nommé, lui raconte ses mésaventures amoureuses, il n’en perd pas une miette, toujours à l’affût des histoires, des quidams pittoresques et, cela va sans dire, de la bêtise cosmopolite. « Après onze jours de roulis, de tangage, de coups de vent, de mer démontée, écrit Du Camp, la terre d’Égypte fut signalée et, le samedi 15 novembre 1849, nous prenions pied à Alexandrie. » En fait, c’est un jeudi qu’ils débarquent d’un canot et s’installent à l’hôtel d’Orient, on ne pouvait mieux choisir. Grand soleil, palmiers, chameaux, on y est. « Pour débarquer, ç’a été le tintamarre le plus étourdissant du monde, des nègres, des négresses, des chameaux, des turbans, des coups de bâton administrés de droite et de gauche avec des intonations gutturales à déchirer les oreilles. Je me foutais une ventrée de couleurs, comme un âne s’emplit d’avoine. »
L’Égypte vient de sortir d’une longue période dominée par Méhémet-Ali qui, après avoir combattu Bonaparte à la tête de troupes albanaises, avait pris le pouvoir au Caire en 1804 et, aidé par les Français et les Anglais, s’était largement émancipé des Ottomans, desquels il avait reçu finalement le titre de vice-roi. Réforme de l’administration, grands travaux d’irrigation, culture du coton et de la canne à sucre, constructions navales, appel aux ingénieurs étrangers, et particulièrement aux Français, entre 1805 et 1849 Méhémet avait beaucoup fait pour le développement de son pays. Il avait aussi mis en place une armée moderne avec l’appui de Sèves, un capitaine français, surnommé Soliman Pacha, que Gustave et Maxime vont bientôt rencontrer. Abbas Pacha, le médiocre successeur de celui qui passe à juste titre pour le fondateur de l’Égypte moderne, vient donc d’accéder au pouvoir quand Gustave Flaubert et Maxime Du Camp prennent pied à Alexandrie, dans le ferme dessein de s’émerveiller.