IX

DES PYRAMIDES À LA SUBLIME PORTE

En arrivant en Égypte, Flaubert n’a pas noyé son inquiétude. Non seulement il éprouve le scrupule d’avoir infligé à sa mère la longue séparation qui s’annonce, mais encore reste-t-il profondément troublé par le verdict implacable de Louis Bouilhet et de Maxime Du Camp sur sa Tentation de saint Antoine. En mars 1850, il débonde encore son cœur à Bouilhet : « Qu’est-ce que je vais faire une fois rentré au gîte, publierais-je, ne publierais-je ? qu’écrirai-je ? et même écrirai-je ? l’histoire de saint Antoine m’a porté un coup grave, je ne le cache pas. » Il précise à son ami au mois de septembre suivant que le « coup affreux » que lui a porté son échec, il en a été malade « pendant les quatre premiers mois » de son voyage(140). On en déduira que l’Égypte, qu’il a parcourue pendant huit mois, de la mi-novembre 1849 à la mi-juillet 1850, l’aura aidé à digérer son dépit et sa douleur.

Splendeurs égyptiennes

Le plan de route est le suivant : le delta du Nil et Le Caire, la remontée du Nil jusqu’en Nubie, la redescente du Nil, le retour au Caire et, enfin, l’embarquement à Alexandrie pour Beyrouth. Le temps du parcours n’est pas fixé, car il faut s’accommoder des impondérables, le vent qui tombe, la tempête de sable qui se lève, la maladie qui terrasse ou encore, de manière positive, le désir de s’attarder à une étape pleine d’agrément. Le premier choc pour les voyageurs, ils avaient beau s’y attendre, fut la vue du Sphinx et des Pyramides, qu’ils ont gagnés à partir du Caire — Maxime, Gustave et Sassetti à cheval, et Joseph à dos d’âne. En approchant, écrit Flaubert, « ce fut plus fort que moi, j’ai lancé mon cheval à fond de train, Maxime m’a imité, et je suis arrivé au pied du Sphinx. En voyant cela (qui est indescriptible, il faudrait dix pages, et quelles pages !), la tête m’a un moment tourné, et mon compagnon était blanc comme le papier sur lequel j’écris ». C’est la première occasion qu’ils ont de dresser la tente à la nuit tombée ; Flaubert fume une pipe à la belle étoile en contemplant le ciel, tandis qu’au loin hurle un chacal. Le lendemain matin, les voyageurs escaladent la pyramide de Chéops, poussés, tirés par les Arabes de leur escorte. Au sommet, ils attendent le lever du soleil, dont la description par Flaubert se répétera avec des variantes chromatiques au long du voyage :

Le soleil se levant en face de moi, toute la vallée du Nil, baignée dans le brouillard, semblait une mer blanche immobile, et le désert, derrière, avec ses monticules de sable, comme un autre Océan d’un violet sombre, dont chaque vague eût été pétrifiée. Cependant, le soleil montait derrière la chaîne arabique, le brouillard se déchirait en grandes gazes légères, les prairies coupées de canaux étaient comme des tapis verts arabesqués de galon. En résumé trois couleurs : un immense vert à mes pieds en premier plan ; le ciel blond rouge vermeil usé ; à droite, étendue mamelonnée d’un ton roussi et chatoyant. Minarets du Caire, canges qui passent au loin, touffes de palmiers(141).

L’émerveillement.

Gustave et Maxime ont loué une grande cange — longue barque à voile et à rames —, équipée par dix marins, pour leur expédition sur le Nil. Flaubert la décrit à sa mère : « Elle est peinte en bleu, son raïs (capitaine) s’appelle Ibrahim (Abraham). Il y a neuf hommes d’équipage. Pour logement, nous avons une première pièce où se trouvent deux petits divans en face l’un de l’autre. Ensuite, une grande chambre à deux lits. Puis une espèce de recoin contenant d’un côté de quoi mettre nos effets, et de l’autre des kisques [WC] à l’anglaise, enfin une troisième pièce où couchera Sassetti et qui est notre magasin. Quant au drogman, il couchera sur le pont. » On remonte le Nil à la voile, mais le départ est laborieux, faute de vent. Alors, les hommes d’équipage plongent dans le fleuve munis de cordes et gagnent la rive d’où ils vont haler ferme. « Quand on ne hale pas, on pousse du fond avec de grandes gaffes. » Lorsque survient la tempête de sable, il faut s’enfermer. Flaubert en profite pour écrire : ce sera les quelques pages de son Voyage en Égypte intitulées « La Cange », mais il y renonce vite.

Il est prévu que les grandes visites se feront au cours de la redescente, mais on ne se prive pas d’accoster pour autant. Fusil en main, on part à la chasse. « Et cela me fait bougrement rire ! écrit Gustave à sa mère, moi chasseur ! tu vas me traiter d’infâme blagueur si je te disais que samedi dernier nous avons tué 54 pièces de gibier. Toutes tourterelles et pigeons. » C’est Joseph aux fourneaux qui les cuisine. Pour le reste, on se nourrit de confitures de dattes, d’oranges, de figues, et l’on boit de l’eau. Un jour, des bédouins leur vendent une gazelle, sur laquelle ils vivent pendant deux jours. On tire aussi les crocodiles, mais « les gredins ont la vie dure ». Il fait chaud, mais la lumière est sublime, le spectre des couleurs est complet au fil des heures, « à faire pâmer les peintres ».

Passé Assouan, l’expédition se dirige vers la Nubie. On doit franchir une cataracte, des rapides violents coulent entre les rochers. Alors, on embauche deux raïs spéciaux et un pilote nubien jusqu’à Wadi Halfa, terminus de la remontée. Il ne faut pas moins d’une centaine de Nubiens, cinquante sur les rochers pour tirer le câble du bateau, cinquante montés à bord pour haler la corde fixée à terre, pour franchir l’obstacle sans casse. Le lendemain, Flaubert part tout seul à dos d’âne vers la cataracte « tuer le chacal que nous avons vu la veille autour d’un crocodile mort », mais en vain. Vers midi, la petite troupe fait demi-tour, comme le relate Du Camp dans Le Nil : « Ma cange est disponible maintenant pour la descente du fleuve ; on a abattu les deux mâts et les vergues, on a enfoncé de forts tolets dans les plats-bords, les avirons sont armés, on est prêt à partir(142). »

Cette fois, on se livre à la visite systématique de toutes les antiquités, les temples défilent qui parfois « embêtent profondément » Flaubert : « Est-ce que ça va devenir comme les églises en Bretagne, comme les cascades dans les Pyrénées ? Ô la nécessité !! faire ce qu’il faut faire. » D’où s’ensuivra la réflexion de Du Camp dans ses Souvenirs : « Les temples lui paraissaient toujours les mêmes, les paysages toujours semblables, les mosquées toujours pareilles. » En fait, Flaubert hiérarchise ses admirations là où Du Camp veut épuiser, notamment par la photographie, l’inventaire des monuments. Le passage à Thèbes, à Louxor et à Karnac lui cause la même sensation que les Pyramides, et aussi les tombeaux de la vallée des Rois, sur l’autre rive. « Ce que j’ai vu de plus beau, écrira-t-il de Damas au docteur Cloquet, c’est d’abord et avant tout les Pyramides […] puis Thèbes, le palais de Karnac et les tombeaux des Rois, puis un danseur du Caire, un grand artiste inconnu, qui s’appelle Hassan el Bilbeis, quelque chose de très triste, de très antique. » En effet, si son admiration (sélective) pour les antiquités n’est pas douteuse, Flaubert se montre plus attentif encore aux gens qu’il croise, toujours curieux de voir la tapisserie à l’envers, plus sensible aux individus qu’aux pierres.

Ces gens, ils sont de toute condition, les puissants, les moins-que-rien, les esclaves, les pachas sur leur divan entourés de nègres, le pope grec en longue barbe sur sa mule, le copte en turban noir, le Persan en pelisse de fourrure, le bédouin du désert : « On se bouscule, écrit-il du Caire, on se débat, on frappe, on se roule, on jure de toutes les manières, on crie dans toutes les langues. Les rauques syllabes sémitiques claquent dans l’air comme des coups de fouet, tous les costumes d’Orient sont au rendez-vous. » À côté des gens en place, consuls et pachas, qui les accueillent, il engage la discussion avec les représentants des diverses religions. Avec un évêque copte, il aborde les questions « touchant la trinité, la Vierge, les évangiles, l’eucharistie ». Auprès d’un individu savant, Halim Effendi, au Caire, il passe des heures à parler de l’islam et des autres religions de l’Orient : « Nous devisons avec des prêtres de toutes les religions. C’est quelquefois réellement beau comme poses et attitudes de gens. Nous faisons faire des traductions de chansons, de contes, de traditions, tout ce qu’il y a de plus populaire et oriental. » Flaubert ethnologue ! Il découvre les mœurs culinaires, il apprend à manger avec ses mains, ne tarit pas d’éloges sur la cuisine turque, la pâtisserie (beignets, gâteaux, plats sucrés, etc.), vraiment excellente. Il apprécie la douceur des Égyptiens, leur gentillesse. Il suit un office, quoique interminable, dans une église arménienne.

Il y a aussi des scènes, plus ou moins affligeantes, qui le saisissent. Ainsi, remontant le Nil, ces bateaux chargés d’esclaves, où il voit, dans chacun d’entre eux, « quelques vieilles négresses qui font et refont ce voyage pour encourager les nouvelles venues, faire qu’elles ne se découragent pas trop et ne se rendent pas malades à force d’être trop tristes ». La question de l’esclavage ne lui est pas indifférente. Avec Maxime il a visité au Caire, tout comme Nerval avant eux, le « bazar des esclaves » : « Il faut voir le mépris qu’on a pour la chair humaine. » D’autres violences le fascinent. À Wadi Halfa, il rencontre le percepteur de la province, qui recueille l’impôt « à grand renfort de coups de bâton, d’arrestations, d’enchaînements ». Ils le suivent pendant quatre jours : « Un village n’avait pas voulu payer, il a empoigné le sheik, l’a enchaîné et enlevé dans sa cange. Quand elle a passé près de nous, nous avons vu ce pauvre vieux couché au fond du bateau, tête nue sous le soleil et dûment cadenassé. Sur la rive, des hommes et des femmes suivaient en criant. » Il dépeint une autre scène invraisemblable, près d’un couvent de coptes. Les moines en quête d’aumône, dès qu’ils aperçoivent une navigation sur le Nil, descendent de leurs rochers, se jettent à l’eau tout nus, nagent vers le bateau et crient à toute force : « “Batchis, batchis, cawadja christiani” = “Donnez-nous de l’argent, Monsieur chrétien” ». Un des matelots, pour les chasser, leur présente son pénis et son cul « en faisant mine de leur pisser et de chier sur la tête (ils étaient cramponnés au bordage de la cange). Les autres matelots leur criaient des injures avec les noms répétés d’Allah et de Mohammed. Les uns leur foutaient des coups de bâtons, d’autres des coups de cordes, Joseph tapait dessus avec les pincettes de la cuisine. C’était un tutti de calottes, de vis, de culs nus, de gueulades et de rires. Dès qu’on leur a donné quelque argent, ils le mettent dans leur bouche et remontent chez eux par le même chemin(143) ».

Il admire par ailleurs dans le désert, entre le Nil et la mer Rouge, les défilés de pèlerins pour La Mecque, longues caravanes avançant les unes en file, d’autres de front. « À Kosseir nous avons vu des pèlerins du fond de l’Afrique, de pauvres nègres qui sont en marche depuis un an, deux ans. » Plus étrange, il découvre au Caire un « prêtre ascétique » qui pisse en public au bénéfice des femmes stériles désireuses d’enfants, lesquelles se mettent « sous la parabole d’urine » et se frottent « de ce liquide ». Autant de scènes que Flaubert décrit sans indignation, sans fausse pudeur et sans jugement moral, mais avec une curiosité inlassable, toujours avide de pittoresque.

Tourisme sexuel

L’Orient est un fantasme érotique : le harem trouble l’imagination des Occidentaux ; le voile des femmes leur semble dissimuler des appas capiteux ; la chaleur, la langueur des rues, les épices, la danse des almées, tout concourt à affrioler le touriste. Flaubert et Du Camp ont fait une large consommation de prostituées au long de leur parcours. Les danseuses du Caire étaient réputées pour les faveurs qu’elles distribuaient, mais elles ont été exilées en haute Égypte. Les deux compères éprouvent ainsi la même déconvenue dont parle Gérard de Nerval : « Nous n’avions à faire là qu’à des almées… mâles(144). » Les spectacles de danse auxquels assistent les deux amis au Caire sont, en effet, présentés par des travestis. Mais partout où ils passent des rabatteuses les conduisent aux maisons closes, quand ce ne sont pas des enfants qui proposent leur mère aux voyageurs. Flaubert expérimente le coït en silence, à moins qu’il n’entraîne son drogman Joseph pour tenir la chandelle. Il s’étonne de « ces cons rasés [qui] font un drôle d’effet ». Parfois la scène a lieu dans un gourbi immonde, ce qui n’a pas l’air de dégoûter l’amateur : « Si le cerveau baisse, confie Flaubert à Bouilhet, la pine se relève. » Le mépris des femmes se livre sans vergogne : misogynie de règle. Le code de la virilité, largement partagé par les écrivains de son temps, situe la crudité de Flaubert dans les mœurs masculines de son époque, où règne, selon l’expression d’Alain Corbin, la « nécessaire manifestation de l’énergie sexuelle(145) ». La correspondance de Mérimée, Stendhal, Gautier est à l’aune des lettres de Le Poittevin, Du Camp et Flaubert : ton de la gaudriole, échange des bonnes adresses, récits d’assauts vainqueurs, confidences sur l’état de leurs organes génitaux, dérision affichée à l’endroit de tout sentimentalisme, l’obsession de la puissance sexuelle est généralisée. « Bien entendu, écrit Corbin, la vantardise incite à signaler au correspondant l’étendue de ses scores, le nombre des coups tirés en une nuit ou durant la durée d’un séjour. »

Une exception cependant à ce cynisme à tous crins fut la rencontre émerveillée de Gustave avec Kuchuk-Hanem, lors du passage à Esneh. Une rabatteuse accompagnée d’un mouton avec une muselière conduit les deux complices chez cette courtisane célèbre, Kuchuk-Hanem, qui les subjugue par sa beauté (« une grande et splendide créature ») et par ses danses genre strip-tease. La nuit que Gustave passe avec elle restera pour lui mémorable, tant la volupté a fini par s’allier à la tendresse amoureuse : « Nous nous sommes aimés, je le crois du moins. » C’était au moment de la remontée du Nil ; il la visitera de nouveau en redescendant. « De tout cela il en est résulté une tristesse infinie — elle s’était, comme le premier jour, frotté les seins avec de l’eau de rose — c’est fini, je ne la reverrai plus — et sa figure, peu à peu, ira s’effaçant de ma mémoire. » Pas sûr, car plus tard, à Constantinople, il avouera à Louis Bouilhet : « Pourquoi ai-je une envie mélancolique de retourner en Égypte et de remonter le Nil, et de revoir Kuchuk-Hanem ? C’est égal ; j’ai passé là une soirée comme on en passe peu dans la vie. » On en aura l’écho dans Salammbô et à la fin de son conte Hérodias. Bouilhet, lui aussi épris d’un Orient fabuleux mais inaccessible à sa bourse, et qui ne sait rien de Kuchuk-Hanem que ce que lui en a dit Flaubert, en fera un poème :

Dans ta maison d’Esneh, que fais-tu maintenant,

Brune Kuchiuk-Hanem, auprès du fleuve assise […]

Parfois, dans les quartiers des filles, Gustave préfère s’imprégner de ce qu’il voit, de ce qu’il respire (« des senteurs d’épice »), plutôt que d’aller jeter sa gourme : « Eh bien ! je n’ai pas baisé, écrit-il à Bouilhet, exprès, par parti pris, afin de garder la mélancolie de ce tableau et faire qu’il restât plus profondément en moi. Aussi je suis parti avec un grand éblouissement, et que j’ai gardé. Il n’y a rien de plus beau que ces femmes vous appelant. Si j’eusse baisé, une autre image serait venue par-dessus celle-là et en aurait atténué la splendeur(146). » Une suspension d’armes contre un tableau vivant : l’artiste veille.

Plusieurs passages des lettres à Bouilhet posent une fois encore la question de l’homosexualité de Flaubert. Celui-ci lui raconte que la sodomie est en Égypte une pratique « bien portée », tout le monde en parle comme d’une chose naturelle. C’est aux bains que cela se pratique, car « tous les garçons de bain sont des bardaches ». Flaubert lui confie qu’il veut en faire l’expérience, et, dans une lettre du 2 juin 1850, il l’informe à ce propos : « Tu me demandes si j’ai consommé l’œuvre des bains. Oui, et sur un jeune gaillard gravé de la petite vérole, et qui avait un énorme turban blanc. Ça m’a fait rire, voilà tout. Mais je recommencerai. Pour qu’une expérience soit bien faite, il faut qu’elle soit réitérée. »

Une expérience qui a parfois fait conclure à l’homosexualité de Flaubert, ce qui est un peu court. Dans sa correspondance antérieure, et en remontant assez loin dans sa jeunesse, on ne manque pas de trouver des formules qui tendraient à le faire croire, de même que dans les lettres qu’Alfred Le Poittevin lui adresse : « Je viendrai te voir lundi sans faute, vers 1 heure. Bandes-tu ? » — « Adieu, vieux pédéraste ! » — « Je t’embrasse le Priape » — « Adieu, cher vieux, je t’embrasse en te socratisant. » Sartre donne son avis là-dessus : « Il m’apparaît que l’usage épistolaire de ces “tournures” marque clairement qu’elles ne se référaient à aucune pratique réelle(147). » Nous sommes dans le registre des « plaisanteries », écrit-il, non sans rappeler — Flaubert l’écrira lui-même à Louise Colet — qu’il a été à l’époque de cette amitié avec Alfred « réputé pédéraste » (18 septembre 1852). Jacques-Louis Douchin, lui, précise : « Homosexualité ? Non. Pédérastie ? Oui, mais à une certaine époque seulement et dans des circonstances bien déterminées. […] C’est au cours de son voyage en Orient que Flaubert s’est initié à la pédérastie et, à mon sens, par pure curiosité, et aussi “pour faire comme tout le monde”(148). » Curiosité, amusement, goût du pittoresque et de la couleur locale expliquent le comportement de Flaubert, « et voilà tout », comme il l’écrit. Chez lui la curiosité « ethnologique » n’a pas de limites.

Plus sûrement, la fréquentation des lupanars lui a infligé la syphilis. Il s’en apercevra à Rhodes, en pensant l’avoir « gobée » à Beyrouth. Pierre-Marc de Biasi conteste que la maladie soit apparue pour la première fois lors de ce voyage, en citant un passage d’une lettre expurgée à Ernest Chevalier du 6 mai 1849, six mois avant son départ donc : « Tu sauras que ton ami est, à ce qu’il paraît, rongé d’une vérole dont l’origine se perd dans la nuit des temps. On a beau traiter les symptômes qui se guérissent, elle reparaît par-ci par-là. Ma maladie de nerfs dont parfois je me sens encore et qui ne peut guérir dans le milieu où je vis pourrait bien n’avoir pas d’autre cause(149). » Notons cependant l’expression de Flaubert, « à ce qu’il paraît », qui laisse un doute sur le diagnostic. En tout cas, Flaubert décrit son mal à partir de Constantinople, soupçonnant une maronite de lui avoir fait ce cadeau. Soir et matin, il panse son « malheureux vi ». Plus tard, il raconte sa mésaventure dans le quartier Galata de Constantinople, où dégoûté des prostituées « ignobles » qu’une maquerelle lui propose et, alors qu’il voulait s’en aller, Madame lui propose sa fille, réservée aux « grandes circonstances ». Une fois seule avec lui, la demoiselle lui demande en italien « à examiner [s]on outil » pour voir s’il n’est pas malade. « Or comme je possède encore à la base du gland une induration et que j’avais peur qu’elle s’en aperçût, j’ai fait le monsieur et j’ai sauté à bas du lit en m’écriant qu’elle me faisait injure, que c’était des procédés à révolter un galant homme, et je m’en suis allé, au fond très embêté de n’avoir pas tiré un si joli coup, et très humilié de me sentir avec un vi in-présentable(150). »

Quoi qu’il en soit du lieu et de la date de la contamination, Flaubert a contracté la syphilis. Il en parle avec légèreté, mais il se pourrait que ce fût là la cause principale, comme le suggère le docteur Germain Galérant, cité par Jacques-Louis Douchin, du raccourcissement de l’itinéraire des deux amis, qui renoncent à la Perse, Flaubert ayant le souci de « consulter au plus vite à Paris le célèbre syphiligraphe Ricord(151) ». On peut s’interroger sur cette hypothèse dans la mesure où Flaubert, dans sa correspondance intime avec Louis Bouilhet, ne mentionne Ricord qu’en août 1854, ce qui ne suggère pas un réel empressement à le consulter. Ajoutons qu’il n’en parle à son ami que pour lui dire qu’il n’ira pas voir le grand spécialiste des maladies vénériennes, parce qu’il n’a pas d’argent et que, de surcroît, il juge « la chose peu utile ». En attendant, il perd ses cheveux par touffes et connaît bientôt un état asthénique symptomatique.

Autres horizons

Le 19 juillet 1850, les deux compagnons de voyage s’embarquent à Alexandrie pour Beyrouth, port de la Syrie ottomane, où ils parviennent sous un ciel bleu et par une mer transparente vers laquelle dévalent les maisons blanches bordées de mûriers et de pins parasols(152). « Puis, à gauche, écrit Gustave, le Liban, c’est-à-dire une chaîne de montagnes portant des villages dans les rides de ses vallons, couronnée de nuages et avec de la neige à son sommet(153). » Plus que la ville elle-même, écrit Du Camp, le site et la campagne environnante les éblouissent : « la forêt de pins parasols, les chemins bordés de nopals, de myrtes, de grenadiers où courent les caméléons », et puis ces « cimes boisées du Liban qui dessinent sur le ciel la pureté de leurs lignes ».

Les voyageurs sont reçus par le consul, Lesparda, et sa famille, et un petit groupe de Français. « En effet, explique Flaubert à sa mère, ces exilés sont tout heureux de trouver des gens à qui parler, de leur monde, de leurs études. Nous leur apportions Paris et quelque chose de tout ce qu’ils y ont laissé. » Parmi eux, se déploie le directeur des Postes qui est aussi un peintre, ami de Théophile Gautier, Camille Rogier, chez lequel on prend la plupart des repas et qui leur offre des « tendrons » à domicile, à consommer avant le déjeuner et après le dessert.

De Beyrouth, ils partent pour Jérusalem, avec cinq chevaux (l’un d’eux portant la nourriture des bêtes), des mulets, un âne pour le chef des muletiers. On visite Tyr (« ville entourée de remparts du moyen âge comme Aigues-Mortes »), Sidon (« imprégné par une odeur d’encens »), le mont Carmel, Saint-Jean-d’Acre (« désolé, vide »), Jaffa, Ramleh (« grand, vide et sale »). Flaubert admire les variations de paysage qui contrastent avec la monotonie de l’Égypte. Mais Jérusalem enfin atteinte déçoit les deux amis : « un charnier entouré de murailles ». « Tout y pourrit, les chiens morts dans les rues, les religions dans les églises. » La Terre sainte ne l’est guère :

Le Saint-Sépulcre est l’agglomération de toutes les malédictions possibles. Dans un si petit espace il y a une église arménienne, une grecque, une latine, une copte. Tout cela s’injuriant, se maudissant du fond de l’âme, et empiétant sur le voisin à propos de chandeliers, de tapis et de tableaux, quels tableaux ! C’est le pacha turc qui a les clefs du Saint-Sépulcre. Quand on veut le visiter, il faut aller chercher les clefs chez lui. Je trouve ça très fort. Du reste c’est par humanité. Si le Saint-Sépulcre était livré aux chrétiens, ils s’y massacreraient infailliblement.

Ce qu’il nous décrit, c’est une capitale de province ottomane où les chrétiens sont en train de reprendre pied. La lutte est âpre pour la maîtrise des lieux saints, voire pour en inventer de nouveaux. Cela ne lui échappe pas. Maxime Du Camp corrobore dans son propre récit : « Le musulman est là, fort heureusement. » Gustave note dans son carnet : « Une chose a dominé tout pour moi, c’est l’aspect du portrait en pied de Louis-Philippe qui décore le Saint-Sépulcre — ô grotesque, tu es donc comme le soleil ! dominant le monde de ta splendeur — ta lumière étincelle jusque dans le tombeau de Jésus-Christ(154). » Le génie du christianisme est ailleurs. Et Flaubert, bien peu chrétien comme on sait, revient à son hôtel écœuré, car ces lieux saints « c’est putain en diable : l’hypocrisie, la cupidité, la falsification et l’impudence, oui, mais de sainteté, va te faire foutre ». Dans le jardin des Oliviers, il a vu trois capucins deviser aimablement avec deux demoiselles « dont les tétons blancs brillaient au soleil ». Dérision ! Pour se consoler, il relit dans l’Évangile de saint Matthieu le sermon sur la montagne. Il faut sortir de là, respirer à pleins poumons l’air du pays, car, « rude et grandiose », il va « de niveau avec la Bible ».

Le consul de France à Jérusalem était Paul-Émile Botta, un des fondateurs de l’assyriologie, qui avait été l’élève du docteur Flaubert à l’École de médecine de Rouen. « Hospitalier comme un chef de grande tente, écrit Du Camp, érudit, archéologue perspicace, connaissant toutes les langues de l’Orient, maigre comme un ascète, inquiet, nerveux, fou de musique, mangeur d’opium et charmant. » À sa douceur il alliait des convictions ultracatholiques qui pouvaient le conduire à s’énerver face à ses contradicteurs. C’est alors qu’il prenait son violoncelle, « jouait une mélodie de Schubert et se trouvait apaisé comme Saül par la harpe de David ».

Au bout d’une quinzaine de jours dans la ville sainte, à partir de laquelle on a fait l’excursion de Bethléem (« C’est beau — c’est vrai — ça chante une joie mystique ») et on est allé jusqu’à la mer Morte, on repart avec toute la troupe, « presque toujours cul sur selle, bottés, éperonnés, armés jusqu’aux dents ». Retour à Beyrouth par Damas et Tripoli. On s’arrête aux fontaines, on couche sous les arbres à la belle étoile, tandis que les mulets font tinter leurs clochettes et que les cavaliers se grattent à cause des puces. On gagne Damas, via Nazareth et le lac Tibériade. On a renoncé à porter des chaussettes dans les bottes, à cause de la chaleur. À Baalbek, Joseph, le bon drogman, est saisi par la fièvre et les vomissements, juste avant de franchir la montagne du Liban. Il faut se séparer : Flaubert et Sassetti traverseront le Liban avec la caravane, tandis que Maxime ramènera Joseph à Beyrouth, pour le confier au docteur Suquet, membre de la colonie française, et où il lui trouvera un remplaçant. Les retrouvailles avec Flaubert ont lieu à Ehden, à la maison des lazaristes. Cette fois, c’est Sassetti qui tombe malade. Le sulfate de quinine est alors la panacée : il a remis Joseph à peu près d’aplomb, il redresse Sassetti sur ses jambes au bout d’une dizaine de jours, au cours desquels Flaubert a craint de le voir mourir. Pendant cette équipée, malgré la maladie de son serviteur, Flaubert est heureux d’aller « au galop à cheval en plein soleil », avec « des allures majestueuses de pacha ».

En revenant à Beyrouth, Maxime Du Camp s’affaire pour la suite du voyage prévu pour la Perse, via Antioche et Bagdad. Il recrute un nouveau drogman, un Grec polyglotte, récupère une caisse de linge et de vêtements qu’on lui a envoyée de Paris, lorsque le consul général de France lui tend le soir même de son arrivée une lettre de Mme Flaubert, « six pages qui peuvent se résumer ainsi : “Au lieu de vous éloigner, rapprochez-vous. Je meurs d’inquiétude à l’idée que Gustave va aller au-delà de l’Euphrate et que je resterai des mois à attendre de ses nouvelles. La Perse m’effraye ; qu’est-ce que cela peut vous faire d’être en Perse ou en Italie(155) ?” ». Après réflexion, Maxime se rend aux raisons de Mme Flaubert et s’en livre à Gustave, visiblement soulagé, tout en ajoutant : « J’aurais été avec toi en Perse si tu l’avais voulu. »

De Beyrouth, les deux compagnons s’embarquent pour l’île de Rhodes le 1er octobre 1850 sur un bateau autrichien, le Stamboul, empli de Turcs allant de Syrie en Turquie : « Tout le côté bâbord du pont était occupé par le harem, femmes blanches et noires, enfants, chats, vaisselle, tout cela était vautré pêle-mêle sur des matelas, dégueulait, pleurait, criait et chantait. » Après une escale à Chypre de quelques heures, ils accostent à Rhodes le 4 octobre. Le temps a changé, le froid commence. La quarantaine les oblige à rester quelques jours dans un lazaret. Ils visitent ensuite l’île, d’abord la ville, l’église Saint-Jean transformée en mosquée, le palais des Grands Maîtres, la tour Saint-Nicolas, les remparts chargés de canons, dont beaucoup sont aux fleurs de lys de France. Puis, pendant cinq jours, à dos de mulet, ils parcourent l’île de village en village, entre les arbousiers, les myrtes, les rhododendrons, les bruyères géantes, les figuiers, les pins, les oliviers ; visitent des églises grecques, des ruines, des forteresses.

De Rhodes, ils partent en caïque pour Marmariça (Marmorisse), en Anatolie, et de là, en caravane au long d’une quinzaine de jours, ils se dirigent vers Smyrne, en passant par Éphèse : « Ah ! c’est beau ! orientalement et antiquement splendide ! ça rappelle les luxes perdus, les manteaux de pourpre brodés d’or. Érostrate ! comme il a dû jouir ! La Diane d’Éphèse(156) ! » Ils arrivent à Smyrne le 26 octobre. La pluie tombe, torrentielle, ils ont froid, ils restent enfermés dans leurs chambres. Mais toujours des relations, des visites, grâce à ces messieurs du consulat. Cependant l’Anatolie ne leur plaît guère, le paysage est « lourd » et les montagnes « ont l’air bête », note Maxime. Il tombe malade d’une fièvre intermittente qui dure treize jours. Flaubert soigne son ami avec dévouement, court dans un cabinet de lecture chercher un livre à lui lire à haute voix, et toujours le sulfate de quinine !

À Smyrne, ils embarquent pour Constantinople où ils arrivent le 13 novembre 1850. Cette fois, adieu la maussaderie : Constantinople leur paraît admirable ; le site est grandiose : « le tout bâti en amphithéâtre sur des montagnes, comme l’explique Flaubert à sa mère, et plein de ruines, de bazars, de marchés, de mosquées, avec des montagnes couvertes de neige à l’horizon, et trois mers qui baignent la ville ». Elle est énorme, grouillante, cosmopolite, pittoresque. On visite les mosquées, Sainte-Sophie, le sérail, on glisse en caïque sur le Bosphore, on s’attarde dans les bazars où l’on marchande selon la règle, on admire le port survolé par des myriades d’oiseaux, les derviches tourneurs, et l’on va applaudir au théâtre le ballet du Triomphe de l’amour : « Drôle de ville que celle-ci, où l’on sort des tourneurs pour aller à l’Opéra ! les deux mondes sont encore à peu près mêlés, mais le nouveau l’emporte ; même dans Stamboul, le costume européen domine, pour les hommes seulement, il est vrai(157). » Flaubert assiste aux danses des bardaches, mais point de pédérastie : « Ces messieurs, écrit-il à Bouilhet, ont des amants de cour, je ne sais quoi. On les réserve pour les pachas. Bref il nous a été impossible d’en tâter. Ce que je ne regrette nullement, car leur danse m’a profondément dégoûté d’eux. » En revanche, on visite les dames grecques et arméniennes « chez Antonia ». Gustave est heureux, il reçoit les lettres de sa mère, dont il était sevré depuis longtemps. Il entre en grande discussion épistolaire avec elle, pour qu’elle vienne le rejoindre en Italie : viendra-t-elle seule ? ou avec la petite Lilinne (sa nièce Caroline), avec l’oncle Parain pourquoi pas ? Flaubert, qui se vante d’être devenu bon cavalier, parcourt les rues de la ville et la campagne à cheval, fait le tour des murailles. C’est un enchantement. En remontant la Corne d’or en caïque, il est emporté par son rêve oriental : « C’est bien en ces lieux que l’on vivrait avec l’odalisque ravie : cette foule de femmes voilées, muettes, avec leurs grands yeux qui vous regardent, tout ce monde inconnu, qui vous est si étranger ; enfants et jeunes gens à cheval, courant au galop — vous donnent une tristesse rêveuse, empoignante. Nous revenons à Constantinople sans ouvrir la bouche. Le brouillard descend sur les mâtes, sur les minarets, sur la mer(158). »

Le 18 décembre, après avoir passé cinq semaines à Constantinople, ils reprennent la mer, en direction du Pirée, où — toujours la quarantaine ! — ils doivent rester cinq jours au lazaret. Flaubert se sent triste : « Adieu, mosquées ! adieu, femmes voilées ! adieu, bons Turcs dans les cafés !… » Ils s’installent à Athènes, hôtel d’Angleterre. Appliqué à lire le grec depuis des années, il tombe d’admiration devant l’Acropole : « La vue du Parthénon est une des choses qui m’ont le plus profondément pénétré de ma vie. » On visite Éleusis, Marathon, Salamine, Delphes l’inoubliable. C’est la mauvaise saison, il pleut souvent, on passe les rivières à cheval. La neige succède à la pluie, on est trempé, on se perd, on trouve laborieusement un refuge, un hôtel de village où l’hôtesse leur sert une omelette. Flaubert est morose, il perd décidément ses cheveux, il se sent vieillir (il n’a pas trente ans), et son jugement sur le pays s’en ressent : « La Grèce est plus sauvage que le désert ; la misère, la saleté et l’abandon la recouvrent en entier. »

De retour, les deux amis vont dîner à l’école d’Athènes. Le lendemain, ils rendent visite à Canaris, héros de l’indépendance grecque auquel Hugo avait dédié une de ses Orientales. Ce petit homme à la figure carrée ne leur fait guère impression. Les héros sont fatigués, c’est désormais un sénateur, un « vrai bourgeois » ! En somme, une « visite triste ». La suite de la virée grecque se déroule dans le Péloponnèse : Mégare, Corinthe, Mycènes, Argos… À Sparte, ils font fureur et sont suivis dans leur déplacement par toute une population, jusque dans le café où ils s’assoient, cernés par le cercle des curieux.

Le 24 janvier 1851, les deux amis quittent Athènes ; ils débarquent deux jours plus tard à Brindisi. De là, ils partent pour Naples, où Flaubert achète des rasoirs pour se débarrasser de sa barbe : « Ma pauvre barbe ! que j’ai baignée dans le Nil, dans laquelle a soufflé le désert, et qu’avait parfumée si longtemps la fumée du tomback. J’ai découvert dessous une figure énormément engraissée, je suis ignoble, j’ai deux mentons et des bajoues. » À Naples, ils visitent longuement le musée des Antiques, poussent jusqu’à Herculanum et Paestum. Leur faim de découvertes ne faiblit pas. Maxime a bradé son appareil photographique, mais lui comme Flaubert ne cesse de prendre des notes détaillées sur tout ce qu’ils rencontrent. À la fin du mois de mars, ils gagnent Rome où ils vont se séparer. La ville commence par décevoir Flaubert : « Je cherchais la Rome de Néron, écrit-il à Bouilhet, et je n’ai trouvé que celle de Sixte-Quint […]. La robe du jésuite a tout recouvert d’une teinte morne et séminariste. » Oui, mais la Rome du XVIe siècle, la chapelle Sixtine de Michel-Ange, les tableaux, les statues : « Rome est le plus splendide musée qu’il y ait au monde. »

Le grand voyage s’achève, Maxime rentre à Paris, Gustave accueille sa mère qui arrive à Rome seule avec sa femme de chambre. Ensemble, ils iront visiter Florence, Venise, et rentreront à Paris au mois de juin.

Et maintenant ?

Au cours de ce grand voyage, Flaubert n’a pratiquement rien écrit, sinon une profusion de notes et un texte assez bref, « La Cange », qu’il inclura dans son Voyage en Égypte. Cependant il a beaucoup médité sur lui, sur son art, sur son avenir. À sa mère, qui s’en inquiète, il fait part de son indifférence pour la renommée : « À l’heure qu’il est, lui disait-il du Caire, je ne vois nullement (au point de vue littéraire même) la nécessité de faire parler de moi. » Devrait-il viser une place, comme elle le lui suggère ? Non, « quand on fait une chose, il la faut faire en entier et la faire bien ». Bonheur de rentier : il n’a pas à chercher une situation. De même, il ne se mariera pas. Il ne veut pas être « mêlé à la vie », car alors on la voit mal, on en souffre ou on en jouit trop. « L’artiste, selon moi, est une monstruosité, — quelque chose de hors nature(159). » C’est donc décidé : à son retour, il vivra comme il a vécu depuis la fin de ses études de droit, loin de tout : « Je me fous du monde, de l’avenir, du qu’en-dira-t-on, d’un établissement quelconque, et même de la renommée littéraire, qui m’a jadis fait passer tant de nuits blanches à la rêver. »

Il a été désarçonné, on le sait, par l’échec de La Tentation de saint Antoine, ajoutant foi à l’avis de Maxime Du Camp et de Louis Bouilhet. Mais il n’a nullement renoncé à écrire, à atteindre quelque chose qui ressemble pour lui à la perfection. Sa doctrine, c’est celle qu’il soutient depuis ses dix-huit ans : celle de l’Art pour l’Art(160). La tendance contemporaine porte la littérature à l’utilitaire, les doctrines socialistes foisonnent, on voudrait que l’écrivain traduise l’espoir de l’humanité dans l’avenir. Mais l’avenir ne l’intéresse pas : « Que nous importe la mine qu’aura demain ? » Son siège est fait : « La bêtise consiste à vouloir conclure. Nous sommes un fil et nous voulons savoir la trame. »

Il explique encore à sa mère que ce voyage a développé chez lui le « mépris » de l’humanité. Il n’en manquait pourtant pas ! Partout, il a rencontré la faiblesse humaine, la bêtise humaine, « et de tout cela : paysages et canailleries, résulte en vous une pitié tranquille et indifférente, sérénité rêveuse qui promène son regard sans l’attacher sur rien, parce que tout vous est égal et qu’on se sent aimer autant les bêtes que les hommes, et les galets de la mer que les maisons des villes ». L’impersonnalité flaubertienne plonge ses racines dans cette vision du monde, que l’art seul peut sauver de l’insigne médiocrité. Ne pas conclure, ne pas juger, observer les choses et les traduire dans un style tout occupé du beau. Du Caire à Athènes, en passant par Constantinople, il a éprouvé cette façon de se maintenir à l’extérieur des phénomènes sans jamais juger pour mieux les rendre : la distanciation doit être la règle.

En bonne logique, il se moque de la politique, n’adhérant, on l’a vu, ni au conservatisme entêté des bourgeois ni aux utopies des programmateurs de l’avenir. Maxime Du Camp, qui partage alors les idées de Flaubert, narre dans ses Souvenirs littéraires comment lui et Gustave ont accueilli les nouvelles que leur donne de Paris leur ami Louis de Cormenin. Celui-ci, fils d’un député de 1848, président de la commission de Constitution, leur apprend que par la loi du 31 mai 1850 l’Assemblée, très conservatrice, a restreint le suffrage universel, notamment sous l’influence de Thiers, qui a employé l’expression de « vile multitude ». « Ces gens-là, écrit Cormenin, croient tuer la république à leur profit : ce sont des niais qui obéissent à leur passion du moment : la loi du 31 mai chassera ceux qui l’ont imaginée et couronnera le président [Louis-Napoléon Bonaparte] ; quand tu reviendras, il y aura peut-être des aigles à la hampe de nos drapeaux. » Ce n’était pas mal vu de la part de Cormenin, il ne se trompait que de date. Mais Du Camp a ce commentaire qu’il partage avec Flaubert : « Je lisais cela sans y donner grande attention, car toute politique m’était indifférente(161). »

De son voyage, Flaubert n’a nullement rapporté un modèle de civilisation. À ses yeux l’Orient était « encore plus malade que l’Occident », et il prédisait la colonisation de l’Égypte par l’Angleterre. Mais il a accumulé une provision d’images, de paysages, de couleurs, de scènes de vie, qui a enrichi son imaginaire et dans laquelle il saura puiser : le rêve de l’Orient ne cessera de le hanter jusqu’à la fin de ses jours. Maxime Du Camp, lui, publiera un récit de voyage illustré par de remarquables photographies(162). En octobre 1852, l’Académie des arts et métiers, industries et belles lettres lui délivrera un diplôme et une médaille d’or pour son « ouvrage archéologique ». Le Nil aura cinq éditions au XIXe siècle, après sa publication par La Revue de Paris. Flaubert, lui, attendra encore quelques années pour sortir de l’ombre.