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LOUISE (SUITE ET FIN)

Rentré en France en juin 1851, Flaubert, qui au loin s’était soustrait aux nouvelles politiques, retombe dans un pays en plein bouillonnement. Le président de la République, Louis-Napoléon Bonaparte, élu en 1848 pour quatre ans, souhaite un renouvellement de son mandat, mais il n’est pas rééligible. Appuyé par une campagne de pétitions, il brigue la révision légale de la Constitution. Le 19 juillet, l’Assemblée se prononce, mais les trois quarts des voix exigées ne sont pas atteints. Qu’allait-il se passer ? Le 2 décembre suivant, anniversaire de la victoire d’Austerlitz, le prince-président, de connivence avec le ministre de la Guerre Saint-Arnaud, franchit le « Rubicon » — c’était le nom de l’opération — et s’empare de tous les pouvoirs. Un peu partout les républicains tentent de se soulever, à Paris et davantage à Lyon, à Marseille, dans le Sud-Est. La répression est implacable, les proscriptions frappent la représentation parlementaire, dont Victor Hugo et Edgar Quinet, qui s’exilent. Le coup d’État a réussi. La France est tombée sous la dictature bonapartiste. Un an plus tard, le 2 décembre 1852, l’Empire est rétabli au bénéfice de Napoléon III — une restauration entérinée par un plébiscite. Le nouveau pouvoir entend bien montrer qu’il tire sa légitimité du suffrage universel.

De Paris, où il se trouvait au moment du coup d’État, Flaubert confie, le 8 décembre, à sa correspondante anglaise Henriette Collier qu’« il faudrait être de bronze pour garder sa sérénité », mais sans plus. À son oncle Parain, il dira un mois plus tard sa satisfaction de témoin : « La Providence, qui me sait amateur de pittoresque, a toujours soin de m’envoyer aux premières représentations quand elles en valent la peine. Cette fois-ci je n’ai pas été volé ; c’était coquet(163). » En juin 1852, s’avouant « étranger au milieu de [s]es compatriotes », il en vient à exprimer sa sympathie pour le prince-président « qui ravale sous la semelle de ses bottes cette noble France. J’irais même lui baiser le derrière, pour l’en remercier personnellement, s’il n’y avait une telle foule que la place est prise(164) ». Mais lorsque, au mois de juin 1852, il assiste à une première communion en Normandie, il s’indigne : « Le curé dans le sermon a trouvé le moyen de faire l’éloge de Napoléon. Cela vous donne un échantillon de la bassesse générale qui règne en France(165). »

Où qu’il tourne ses yeux, il ne voit que « misère », saleté, bêtise. Pour traduire cet état d’esprit qui, chez lui, ne varie guère, il se réfère à un saint et martyr, Polycarpe, évêque de Smyrne au IIe siècle, appelé à devenir un de ses patrons : « Saint Polycarpe, écrit-il en août 1853, avait coutume de répéter, en se bouchant les oreilles et s’enfuyant du lieu où il était : “Dans quel siècle, mon Dieu ! m’avez-vous fait naître !” Je deviens comme saint Polycarpe. » Dans son séminaire au Collège de France, Roland Barthes désignera sous le nom de « polycarpisme » cette attitude farouchement antimoderne. Avec le goût qu’il a de l’hyperbole, Flaubert expose sa profession de foi polycarpienne au début du second Empire : « 89 a démoli la royauté et la noblesse, 48 la bourgeoisie et 51 le peuple. Il n’y a plus rien, qu’une tourbe canaille et imbécile. — Nous sommes tous enfoncés au même niveau dans une médiocrité commune. L’égalité sociale a passé dans l’Esprit. On fait des livres pour tout le monde, de l’art pour tout le monde, de la science pour tout le monde, comme on construit des chemins de fer et des chauffoirs publics. L’humanité a la rage de l’abaissement moral. — Et je lui en veux, de ce que je fais partie d’elle(166). »

Le polycarpisme, en effet, a pour corollaire l’attitude aristocratique : je ne fais pas partie du troupeau, je ne veux pas être de la bergerie : « Eh bien, oui, je deviens aristocrate, aristocrate enragé […]. Je déteste fort mes semblables et ne me sens pas leur semblable. » La société démocratique, annoncée par Tocqueville, fait frémir le dinosaure. Un seul refuge : l’Art. « Qu’est-ce que ça fout à la masse, l’Art, la poésie, le style ? Elle n’a pas besoin de tout ça(167). » Son dégoût du moderne est inspiré par l’évolution économique, l’industrie, le machinisme : « Le travail se subdivisant, il se fait donc, à côté des machines, quantité d’hommes-machines. » L’industrialisme développe la laideur à une échelle démesurée. Le seul moyen de survivre, c’est de « regarder le genre humain comme une vaste association de crétins et de canailles ». Cette haine du troupeau, de la règle et du niveau lui inspire le besoin de solitude, le refus d’appartenir à aucune association, académie, corporation : « Bédouin, tant qu’il vous plaira ; citoyen, jamais(168). » Cet individualisme « de distinction » explique son ralliement, ralliement passif mais ralliement quand même, à Napoléon III : « Je remercie Badinguet. Béni soit-il ! Il m’a ramené au mépris de la masse, et à la haine du populaire(169). »

Au cours des années qui suivent le retour du voyage en Orient, Flaubert, loin de la foule, s’attelle au roman dont la beauté formelle devra transfigurer la médiocrité du sujet, Madame Bovary. Ce désir têtu de fuir le monde va l’éloigner de Maxime Du Camp. De manière imprévue, il connaît un renouveau de flamme pour Louise Colet qui, elle, n’a jamais cessé de l’aimer.

Maxime et Louis

Maxime Du Camp est ambitieux, il n’a jamais étouffé sa hâte de réussir ; il ne comprend pas son ami Gustave qui noircit des pages dans son refuge normand, insensible à la gloire littéraire, réfractaire aux journaux et revues qui vous font connaître. Justement, Maxime s’est lancé, de concert avec Théophile Gautier, Arsène Houssaye et Louis de Cormenin, dans la direction de la Revue de Paris qui, dans son premier numéro, le 1er octobre 1851, publie son conte Tagahor. Il propose à Gustave d’y faire paraître des fragments de son Saint Antoine, mais l’ours de Croisset n’en éprouve « ni le besoin ni l’envie ». Du Camp qui presse Flaubert de s’installer à Paris, de participer à la vie littéraire, de fréquenter ceux qui l’animent, bref de suivre son exemple, s’irrite de la résistance de son ami, solitaire enlisé dans sa province de ruminants. Il lui fait la leçon d’un air supérieur, au point que Gustave finit par être lassé de sa « rengaine ». Du Camp éprouve le besoin de s’expliquer : « Il te semble que ma conduite manque de dignité, il te semble que j’aurais dû jeter ma prose, et attendre tranquillement, les bras croisés, que les admirateurs me vinssent. Non ! puisque j’ai commencé, puisque je veux arriver, je ne faillirai pas à mon but, je suis parti, bon voyage ! » Arriver : voilà un mot qui n’appartient pas au vocabulaire de Flaubert : « Je suis tout bonnement un bourgeois qui vit retiré à la campagne, m’occupant de littérature et sans rien demander aux autres, ni considération, ni honneur, ni estime même. »

Flaubert pourrait se montrer plus indulgent : ne se réjouit-il pas que son ancien compagnon de route ait publié dans le numéro du 1er novembre 1851 des poèmes de son ami Bouilhet, et particulièrement celui qu’il a consacré À Pradier, le bon Phidias, qui vient de mourir ? Mais Flaubert est intraitable. Il juge de plus en plus sévèrement les ouvrages de Maxime, notamment son Livre posthume, autobiographique, « pitoyable », « odieux de personnalité et de prétentions de toute nature(170) ». Du Camp devient officier de la Légion d’honneur en janvier 1853. « Quelle immense ironie que tout cela ! et comme les honneurs foisonnent quand l’honneur manque ! »

Maxime ne fait plus partie de la vie de Gustave ; il l’avait pourtant bien aimé ; ils avaient fait ensemble les quatre cents coups et combien de kilomètres ! Ce n’est plus un brave, c’est un mondain, reçu par le ministre Persigny, infatué de sa personne, faisant sauter sa croix d’officier sur sa poitrine, comique ! Et quand Du Camp publie le début de son Nil dans la Revue de Paris, Gustave est d’avis qu’il s’agit d’un livre bâclé, de style « archiplat », amplement extrait de L’Égypte ancienne de Champollion-Figeac. Rien n’a plus grâce à ses yeux. Le 23 décembre 1853, il confie à Louise Colet : « Je l’aime encore au fond, mais il m’a tellement irrité, repoussé, nié, et fait de si odieuses crasses que c’est pour moi “comme s’il était déjà mort”. »

Le jugement que portait Flaubert sur Du Camp était partagé par Louis Bouilhet, devenu son ami le plus cher. De Rouen, où il continue de donner des leçons dans sa boîte à bac et où il vit auprès de Léonie, une fille de fermiers normands, et de Philippe, le petit garçon de celle-ci, il passe à Croisset tous ses dimanches à partager les lectures et les conversations avec son ami Gustave. Louis lui lit ses poèmes, notamment Melaenis, publié par la Revue de Paris. « Melaenis, en résumé, écrit Gustave à Louise Colet, est le dernier écho de beaucoup de cris que nous avons poussés dans la solitude ; c’est l’assouvissance d’un tas d’appétits qui nous ravageaient le cœur. » Flaubert lui fait la lecture des pages de la Bovary qu’il a écrites dans la semaine. Ils se conseillent et se corrigent sans complaisance ; ils s’exaltent à des lectures communes, s’encouragent, se réconfortent. La vie à Croisset est bien morne pour Flaubert sans ces dimanches d’amitié et de travail commun. C’est un crève-cœur pour lui lorsque, en octobre 1853, Louis Bouilhet part s’installer à Paris : « Les vieux dimanches sont rompus. Je vais être seul, maintenant, seul, seul. » Une des raisons pour Flaubert de venir plus souvent à Paris.

L’amour recommencé

La grande affaire sentimentale de Flaubert au cours de ces années, depuis la fin du voyage en Orient jusqu’au printemps 1854, fut le retour de sa flamme amoureuse pour Louise Colet. Celle-ci en eut l’initiative. Contrairement à Gustave, qui avait classé l’affaire, Louise, malgré les amants de passage, ou à cause de ces amants qui lui permettaient la comparaison, n’avait jamais cessé d’aimer le géant de Croisset. Il nous est resté un brouillon de lettre destinée à Flaubert du mois de juin 1851, au moment où celui-ci est de retour à Paris. Elle s’émeut d’être sans nouvelles de lui, sans visite, lui réclame ses anciennes lettres, veut lui rendre les siennes, cherche manifestement à le revoir. Nous ne savons pas si cette épître a été finalement envoyée, mais Louise fit mieux : avec cette résolution qui est de son tempérament, elle s’avisa de partir pour Croisset, que Flaubert lui a toujours interdit.

Le jeudi 26 juin, comme elle le relate dans ses Mémentos, elle prend le train pour Rouen. Elle venait de relire les lettres de son ancien amant : « Émotion déchirante, larmes, regrets, il m’aimait. S’aimer ainsi et ne pas se voir ! Brûler de désirs et ne jamais les satisfaire, cela se peut-il ? Moi je souffrais trop, j’étais irritée, exagérée, peu intelligente sur les moyens de le charmer. » Elle ne se résigne pas ; armée d’audace, elle va jouer son va-tout. Arrivée à Rouen, elle descend à l’hôtel d’Angleterre, d’où elle rédige un billet pour Gustave : « Une nécessité impérieuse m’oblige à vous voir. » Elle gagne les quais où elle recrute un batelier qui l’emmène à Croisset, devant la demeure des Flaubert séparée de la Seine juste par une grille et le chemin de halage. La grande porte est ouverte, elle la franchit, atteint la maison et remet son billet à une servante qui lui donne sans tarder la réponse du destinataire : « M. Flaubert ne peut recevoir Madame, il lui écrira. » Monsieur est à table avec des invités, que Madame laisse son adresse, il se rendra auprès d’elle ce soir à 8 heures. Louise s’apprête à regagner la barque qui l’a amenée lorsque survient Gustave : « Que me voulez-vous, Madame ? — J’ai à vous parler. — Ici, c’est vraiment impossible. Je vous rejoindrai à Rouen à 8 heures par le bateau à vapeur. » De fait, ils se retrouvent à Rouen : « Sa personne m’a paru bien étrange sous son accoutrement chinois, écrira Louise : ample pantalon, blouse en étoffe de l’Inde, cravate de soie jaune rayée de fils d’or et d’argent, moustache longue et pendante. Ses cheveux sont devenus rares et son front est légèrement plissé, quoiqu’il n’ait que trente ans. » À l’hôtel d’Angleterre, les langues se délient. Louise confie qu’elle est prête à vivre « dans quelque village ou ici », où Gustave viendrait la voir quand il le souhaiterait. Sèche réponse : « Je serais un misérable de vous tromper. Mais je ne puis rien pour votre bonheur. » Elle pleure, s’anime, reconnaît qu’elle a eu des torts, « torts d’une nature surexcitée par ses lettres de chaque jour, lettres de passion qui excitaient mes sens et mon imagination sans jamais les satisfaire. Il m’écoutait avec bonté, avançait la bougie pour me mieux voir et parfois prenait mes bras dans ses mains. Je m’efforçais de sourire pour ne pas lui paraître trop défaite ». Au moment où Flaubert prend congé d’elle, Louise lui remet le manuscrit de son drame, Madeleine, qu’elle vient d’achever ; il promet de le lire et de venir à Paris le lui rendre. « Je l’ai embrassé, il m’a rendu ma caresse et notre dernier mot a été : au revoir. »

Louise a réussi à dégivrer Gustave, mais il lui faudra patienter encore pour le ramener à elle. Partie en voyage en Angleterre, elle reçoit une lettre de lui qu’elle lit « avec un serrement de cœur ». Quand ils se revoient à Paris en septembre, la réconciliation paraît décidée ; Louise apprécie sa « douceur », sa « bonté », mais éprouve tout de même la « tristesse amère de le posséder si peu et d’influer si peu sur sa nature(171) ».

Elle a quelque raison de douter quand elle lit dans une lettre de Flaubert du 23 octobre 1851 : « Oui, je voudrais que vous ne m’aimiez pas et que vous ne m’eussiez jamais connu et, en cela, je crois exprimer un regret touchant votre bonheur. » De nouveau, comme jadis, il revient à son antienne : je vous aime comme je peux, j’apprécie votre compagnie, je vous désire, mais ne m’en demandez pas plus, j’ai mon roman à écrire ! « J’éprouve pour toi un mélange d’amitié, d’attrait, d’estime, d’attendrissement de cœur et d’entendement de sens qui fait un tout complexe, dont je ne sais pas le nom mais qui me paraît solide(172). » Pourtant, dans les mois suivants, les lettres de Flaubert s’attendrissent. Il lui dit et répète qu’il l’aime, que ses voyages à Paris n’ont pour but que de la voir : ce sont « des oasis où je vais boire, et secouer sur tes genoux la poussière de mon travail ». Il promet que, dans dix-huit mois ou un an, il prendra un logement à Paris, pour venir plus souvent.

Flaubert lui adresse ses écrits, sa première Éducation sentimentale et Saint Antoine. Louise ne tarit pas d’éloges : « C’est un génie », écrit-elle dans ses Mémentos, dans lesquels on lit à la date du 14 mars 1852 : « Il m’aime, je crois qu’il ne pourra plus se passer de moi comme je ne peux plus me passer de lui. » Les « heures d’ivresse » vécues à Paris ou dans leur petit hôtel de Mantes ont ranimé leurs désirs réciproques. Le mois suivant, le retard des Anglais inquiète de nouveau Flaubert : « L’hypothèse de transmettre la vie à quelqu’un me fait rugir, au fond du cœur, avec des colères infernales. » Nouvelle inquiétude au mois de décembre de la même année, nouvelle angoisse à l’idée de devenir père ; il ne veut transmettre à personne « l’embêtement et les ignominies de l’existence ». Mais le voilà rassuré par le retour des « habits rouges ».

Nul doute que l’attrait physique exercé par Louise sur Gustave n’ait été le moteur principal de leur nouvelle union, toutefois il rencontre aussi chez elle des qualités d’esprit, une oreille attentive à ses dissertations, un écrivain de surcroît. Au cours des années 1852 et 1854, il lui écrit ses plus belles lettres : « Ton amour, à la fin, me pénètre comme une pluie tiède, et je m’en sens imbibé jusqu’au fond de tout mon cœur. N’as-tu pas tout ce qu’il faut pour que je t’aime, corps, esprit, tendresse ? Tu es simple d’âme et forte de tête, très peu “pohétique” et extrêmement poète. Il n’y a rien en toi que de bon, et tu es tout entière comme ta poitrine, blanche et douce au toucher(173). » Et ces mots de juillet 1853 : « Sais-tu que tu m’as écrit jeudi une lettre brûlante et qui m’a porté sur les sens ? Ô cher volcan, que je t’aime et comme je pense à toi… » Louise envoie à Croisset ses vers, que Gustave s’évertue à corriger, en compagnie de Bouilhet. Et celui-ci de s’enchanter de former tous les trois « un faisceau que nul ne brisera ». Louise est touchée par cette application extraordinaire de son amant à fortifier ses poèmes, lui faire sauter les mauvais vers, lui proposer de changer un mot, le tout sans ménagement, avec une sévérité que, intelligente, elle sait apprécier. Car il lui faut refouler son amour-propre sous les jugements du « génie ». Ainsi, il la réprimande sur sa comédie L’Institutrice, écrit dans un style « vulgaire », fourmillant de négligences, d’une « lecture pénible », avec un « interminable monologue ». Lui répond-elle que son amie Mme Roger la juge favorablement ? « Si Mme Roger trouve bonne ta comédie, réplique-t-il, tant pis pour elle (Mme Roger). Ou elle manque de goût, ou elle te trompe par politesse, à moins que je ne sois aveugle complètement. » Il faut encaisser, mais alors quelle joie quand le maître — qui n’a encore rien publié, rappelons-le, mais Louise ne doute pas de lui — la couvre de roses à la lecture d’un poème, comme la longue pièce intitulée La Paysanne.

Elle n’est pas ingrate, elle entreprend de « lancer » Bouilhet que lui a présenté Gustave à Paris en janvier 1852. Le 11 mars, la Muse qui, malgré ses difficultés d’argent, continue à tenir salon rue de Sèvres le jeudi, réunit ses invités en l’honneur de Louis et de son poème romain Melaenis, dont Mme Edma Roger des Genettes (future maîtresse passagère de l’auteur) lit le quatrième chant devant une nombreuse assistance très chaleureuse. « Tu as fait, écrit Flaubert à Louise, le 20 mars, vis-à-vis de Bouilhet quelque chose qui m’a été au cœur. C’était bien bon (et bien habile ?). Ç’aura été son premier succès, à ce pauvre Bouilhet. Il se rappellera cette petite soirée toute sa vie. Ma muse intérieure t’en bénit et envoie à ton âme son plus tendre baiser(174). »

La reprise des relations tendres avec Louise Colet fut l’occasion pour Flaubert de se rapprocher de Victor Hugo, qu’ils admiraient tous les deux. Louise lui avait adressé des vers et avait entrepris une relation épistolaire avec le grand exilé, auquel elle servit de boîte à lettres, avec la complicité de Gustave. Afin d’éviter que les lettres d’Hugo ne soient saisies à la frontière par la censure, Louise et son ami mirent au point le système postal suivant : Hugo envoyait ses missives, sous double enveloppe, de son refuge de Jersey à Londres, à l’adresse de Mrs. Farmer, l’ancienne institutrice de Caroline Flaubert (miss Jane). Celle-ci envoyait le courrier d’Hugo à Flaubert, lequel renvoyait les lettres qui ne lui étaient pas proprement destinées à Louise Colet chargée de les distribuer à leurs destinataires. Les envois de la Muse suivaient le même chemin à rebours par l’intermédiaire de Flaubert. Hugo sut gré de l’obligeance de celui-ci et une correspondance suivit entre les deux hommes. Nous avons la connaissance de quatorze lettres d’Hugo et de deux lettres de Flaubert à celui qu’il appelait « le Grand Crocodile ». L’homme de Croisset lui rappela qu’ils avaient fait connaissance chez Pradier dans l’hiver 1844 et lui avoua son « admiration » pour son « génie ». Dans l’autre lettre que nous connaissons, datée du 15 juillet 1853, et dans laquelle il le remerciait d’une photo prise par son fils que Victor Hugo lui avait envoyée, Flaubert se laisse aller à l’enthousiasme sur un terrain qu’il désertait pourtant systématiquement, celui de la politique :

Les infamies particulières découlent de la turpitude politique et l’on ne peut faire un pas sans marcher sur quelque chose de sale. […] Cependant, puisque vous me tendez la main par-dessus l’Océan, je la saisis et je la serre. Je la serre avec orgueil, cette main qui a écrit Notre-Dame de Paris et Napoléon le Petit, cette main qui a taillé des colosses et ciselé pour les traîtres des coupes amères, qui a cueilli dans les hauteurs intellectuelles les plus splendides délectations et qui, maintenant, comme celle de l’Hercule biblique, reste seule levée parmi les doubles ruines de l’Art et de la Liberté !

C’était assez pompeux, étranger à son style habituel. Faut-il y voir de l’ironie ? Gustave à n’en pas douter admirait Hugo depuis son enfance, ses compliments étaient sincères. Ce qui l’était moins, c’était de faire accroire par l’Hercule des îles Anglo-Normandes qu’il partageait ses convictions républicaines. Il se surprend à tricher pour faire plaisir au grand homme, puis se reprend : « Je ne peux, écrivait-il à Louise en septembre de la même année, lui laisser croire que je suis républicain, que j’admire le peuple, etc. » Il se promet de le lui avouer : « Je ne peux pas mentir pour lui être agréable. » Mais on ne sait si cette lettre d’aveu a jamais vu le jour et est arrivée à Jersey. En 1854, Hugo lui envoyait un volume de ses Châtiments, mais page à page, pour éviter la surveillance policière ; il le remerciait de ses « bonnes grâces » ; il lui envoyait son « plus affectueux souvenir ». On peut imaginer que Flaubert n’avait pas tenu sa promesse de l’éclairer sur son désaccord politique.

La Bovary en marche

L’un des aspects les plus précieux de la correspondance que Flaubert entretient alors avec Louise Colet est le compte rendu régulier qu’il lui fait de la lente germination de Madame Bovary.

Le 20 septembre 1851, alors qu’il s’apprête à partir le lendemain avec sa mère pour Londres, où tous les deux doivent visiter l’Exposition universelle, Gustave annonce à Louise : « J’ai commencé hier au soir mon roman. » Il avait un titre : Madame Bovary. Selon les Souvenirs littéraires de Du Camp, c’est en Égypte, devant la seconde cataracte du Nil, qu’il se serait écrié : « Je l’appellerai Emma Bovary. » En tout cas, la première allusion au roman de Flaubert se trouve dans une lettre du 23 juillet 1851 dans laquelle Maxime demande à Gustave s’il travaille sur « l’histoire de Mme Delamare, qui est bien belle(175) ». Delphine Delamare était l’héroïne d’un fait divers qui a pu inspirer l’intrigue de Madame Bovary. Le choix de l’auteur, après l’échec de La Tentation de saint Antoine, était de substituer à un sujet « noble » une histoire « triviale » : « Ce que je voudrais faire, explique-t-il à Louise Colet, c’est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne du style. » Pour brimer son lyrisme, il s’attachera non pas à un sujet sublime, fantastique, héroïque, mais à une plate histoire bourgeoise. Il pose au départ de son entreprise un impératif, celui de l’impersonnalité. L’auteur ne doit plus intervenir comme dans les romans traditionnels, donner son avis, commenter son récit : « Nul lyrisme, pas de réflexions, personnalité de l’auteur absente. » Traquer le vrai, observer attentivement les détails les plus ordinaires : « Il y a loin de là aux flamboiements mythologiques et théologiques de Saint Antoine. » Il a découvert son secret de fabrication : « L’impersonnalité est le signe de la Force(176). » L’art sera d’exposer et non de discuter : « La littérature prendra de plus en plus les allures de la science ; elle sera surtout exposante, ce qui ne veut pas dire didactique. » Elle aura encore ceci d’analogue au travail scientifique que l’auteur ne cherchera pas systématiquement le singulier, l’extraordinaire, mais au contraire la généralité. Quand Louise est en train d’écrire sa Servante, il lui donne ce conseil : « Si ta généralité est puissante, elle emportera, ou du moins palliera beaucoup la particularité de l’anecdote. — Pense le plus possible à toutes les servantes(177). »

La littérature, cependant, demeure un art, son but reste le Beau ; elle n’existe que par le style. Il en résulte l’acharnement de Flaubert sur la phrase, l’obsession de trouver le mot juste, la traque des répétitions, des assonances, l’évitement des « qui » et des « que » « enchevêtrés les uns dans les autres », la quête de l’harmonie musicale. L’oreille en est l’instrument de vérification : dans son gueuloir, il lit sa prose à haute voix, guettant les couacs et le manque de rythme : « Une bonne phrase de prose, écrit-il à Louise, doit être comme un bon vers, inchangeable, aussi rythmée, aussi sonore(178). » Travail d’ascète que Flaubert remet vingt fois, cent fois sur le métier. Il faut écrire dix pages pour en garder une qui donne satisfaction. Nouveau Sisyphe roulant sa pierre, il avance, recule, rature, monte au sommet, redescend brusquement, il souffre de « douleurs atroces » pour raboter, allonger, raccourcir, émonder, freiner sa verve : « Les grandes tournures, les larges et pleines périodes se déroulant comme des fleuves, la multiplicité des métaphores, les grands éclats de style, tout ce que j’aime enfin, n’y sera pas(179). » Il lui faut souvent deux jours pour sauver deux lignes. Combien de fois ne confie-t-il pas à Louise qu’il a passé quatre heures « sans pouvoir faire une phrase » ! Combien de fois il se dit abattu et en état de « vomir de fatigue » : « La tête me tourne, et la gorge me brûle, d’avoir cherché, bûché, creusé, retourné, farfouillé et hurlé de mille façons différentes, une phrase qui vient enfin de se finir. — Elle est bonne. J’en réponds ; mais ce n’a pas été sans mal(180). »

Parfois, découragé, il se promet de ne plus jamais écrire de livres pareils, car la violence qu’il se fait contre sa pente naturelle — « le style dithyrambique et enflé » — lui fait mal. Il supporte avec peine l’écart qu’il a choisi entre son sujet, commun, bourgeois, médiocre, et les exigences du style qu’il s’impose : « La vulgarité de mon sujet me donne parfois des nausées et la difficulté de bien écrire tant de choses si communes encore en perspective m’épouvante(181). » Il parle alors des « affres de l’art » et tempête : « Bovary m’assomme », « ma Bovary m’embête ! », « ma sacrée Bovary me tourmente et m’assomme »…

La lenteur de l’exécution chez Flaubert a suscité bien des commentaires. Aux yeux de Maxime Du Camp, sa maladie lui a été fatale. Au cours de ces années, les crises, moins fréquentes qu’au début, n’en ont pas moins continué. C’était aussi sans doute une des raisons de son refuge à Croisset, Flaubert ne voulant pas donner en spectacle ses faiblesses. Le 15 août 1852, Louise Colet relate dans ses Mémentos une crise dont elle a été témoin. « Sa crise à l’hôtel, mon effroi. Il me supplie de n’appeler personne ; ses efforts, son râle, l’écume sort de sa bouche, mon bras meurtri par ses ongles crispés. Dans à peu près dix minutes il revient à lui, vomissements. Je l’assure que son mal n’a duré que quelques secondes et que sa bouche n’a pas écumé(182). »

Certains neurologues contemporains se sont attachés à diagnostiquer la maladie de Flaubert et ses traits obsessionnels. Rouvrons le dossier. « Atrophie cérébrale à prédominance temporo-occipitale gauche suite à une hypothétique souffrance néonatale » ? Ou bien « si l’on considère que Flaubert est décédé d’une hémorragie cérébro-méningée, l’hypothèse étiologique la plus probable est celle d’une malformation vasculaire ayant causé une comitialité et s’étant rompue(183) ». Quelles que soient les origines de la maladie, névrotique, hystérique, organique, on a pu mettre en relation chez l’auteur de Madame Bovary une « bradypsychie » qui explique la lenteur de sa création avec une « absence de libido », qui explique son refuge solitaire. Les effets de sa maladie seraient une double impuissance, devant la page blanche (où il ahane) comme devant la femme (« hyposexualité globale(184) »).

Sans être expert, il convient d’opposer à cette thèse médicale quelques observations de bon sens. Passons rapidement sur la chute de la libido. Il est vrai que le professeur Rigli l’attribue « au bromure qu’il prenait pour ses crises comitiales ». Pour qui connaît le voyage en Orient et la tournée des bordels des deux bourlingueurs Gustave et Maxime, on peut avoir un premier doute. Par les Mémentos de Louise, nous savons combien son cher Gustave est un amant, certes trop rare, mais combien enivrant : « plus passionné que jamais », écrit-elle le 24 août 1852. Et encore le 1er janvier 1853 : « Cette année écoulée a été la plus douce, la meilleure de ma vie. Gustave m’a bien aimée et j’ai goûté par lui l’art et l’amour mieux que je ne l’avais jamais fait. »

Quant à sa lenteur créative, Flaubert s’en explique lui-même : il n’a mis que dix-huit mois pour écrire sa Tentation de saint Antoine, mais cette célérité datait d’avant le parti pris qu’il a adopté, après son échec, de l’impersonnalité. « Il me faut de grands efforts pour m’imaginer mes personnages et puis pour les faire parler, car ils me répugnent profondément. Mais quand j’écris quelque chose de mes entrailles, ça va vite(185). » Sa Correspondance l’atteste : il écrit pendant des heures des pages et des pages currente calamo, sans rature. « Bien écrire le médiocre » est une tâche écrasante. Du reste, si Flaubert repasse sans arrêt sur sa copie, son ami Bouilhet qui le conseille se montre aussi exigeant : « Voilà trois fois que B. me fait refaire un paragraphe […] nous ne nous ménageons guère. » Rappelons-nous sa formule, déjà ancienne : « mysticisme esthétique ». C’est le travail du moine enlumineur, perfectionniste, qui n’en finit pas dans sa tâche. On peut le juger « obsessionnel », on peut faire l’hypothèse que sa maladie aurait accentué ses traits compulsifs, mais on peut sérieusement douter de son impuissance. Le vrai est que Flaubert a utilisé sa maladie pour se choisir un genre de vie qui lui paraissait le plus propice à sa création. Il accouchera de Madame Bovary dans la douleur parce qu’il l’a voulu. « Ce livre m’éreinte, j’y use le reste de ma jeunesse. Tant pis ! il faut qu’il se fasse(186). »

Maxime Du Camp, au demeurant, n’avait pas compris la révolution que Flaubert était entrain d’opérer dans le roman moderne. L’impersonnalité dont il se réclame, c’était une nouveauté exigeante : le style devait suggérer ce que les romanciers avant lui avaient coutume d’analyser et d’expliquer du point de vue du créateur. Il s’agissait non pas de faire du « beau style » mais de confier aux mots associés dans la phrase, aux descriptions, aux images la mission du sens — une exigence pour le futur lecteur et plus encore une exigence d’écriture pour l’auteur. Flaubert n’était pas lent, il a écrit des milliers de pages ; il créait un art nouveau du roman.

« J’ai l’honneur de vous saluer »

À lire en parallèle les lettres de Flaubert et, à défaut, des lettres de Louise Colet, les Mémentos de celle-ci, on s’aperçoit que le grand amour recommencé n’est pas sans ombres. Louise ne cesse d’éprouver ce sentiment que Gustave ne l’aime pas assez, qu’il est indifférent à sa condition matérielle, qu’il reste un égoïste plus soucieux de son roman que d’elle-même. « C’est peut-être un malheur que je l’aie retrouvé. Il n’y a rien dans cet homme », écrit-elle le 18 novembre 1851. Elle a beau, les mois suivants, en particulier à la fin de 1852, se déclarer heureuse, les mêmes causes produisent les mêmes effets : l’éloignement de Gustave, son refus de vivre à Paris, les freins qu’il met à ses sentiments au profit de ses obsessions littéraires, elle les avait déjà vécus jadis. Malgré les résolutions qu’elle a prises de ne pas gémir dans toutes ses lettres et la satisfaction que Flaubert éprouve à avoir renoué avec elle, elle ne peut être vraiment heureuse : « Gustave m’aime exclusivement pour lui, en profond égoïste, pour satisfaire ses sens et pour me lire ses ouvrages(187). » Surtout, elle comprend qu’elle ne peut espérer unir sa destinée à la sienne. Flaubert ne lui a-t-il pas conseillé d’épouser Victor Cousin, père supposé d’Henriette : « N’est-ce pas me dire que son avenir et le mien ne sont pas liés ! que je ne dois pas compter sur lui ? »

Les soucis d’argent sont constants pour Louise. Veuve, elle ne vit que de la modeste pension du ministère de l’Instruction publique et de la petite pension que lui verse justement Victor Cousin pour Henriette ; elle arrondit ses fins de mois avec les droits qu’elle peut tirer de ses articles et de ses livres. Elle juge que Gustave est inattentif à ses besoins ; elle parle même d’« avarice » chez lui. En juillet 1852, il lui demande de parler franchement de sa gêne et lui propose cinq cents francs à plusieurs reprises, mais elle refuse, estimant offensante la façon dont il présente son offre ; il se récrie : « Tu sembles me considérer comme un ladre, parce que je n’offre pas, quand on ne me demande pas. Mais quand est-ce que j’ai refusé ? […] Je n’ai pas ces “élans de générosité qu’on aurait soi-même”, dis-tu ? Eh bien, moi, je dis que ce n’est pas vrai, et que j’en suis capable. » Ah ! si Gustave l’aimait mieux, il lui serait autrement dévoué.

Elle nourrit un autre grief envers lui : il ne veut pas la présenter à sa mère, alors qu’elle le sollicite incessamment, soit d’aller la voir à Croisset, soit de la rencontrer à Paris. Lui affecte de ne rien comprendre à cet entêtement. À la fin, il cède : c’est entendu, il fera tout son possible pour que les deux femmes se rencontrent, mais, dit-il, « je me casse la tête à comprendre l’importance que tu y mets(188) ». Mme Flaubert et sa petite-fille Caroline ont bien séjourné à Paris en décembre 1853, la rencontre attendue par Louise n’aura pas lieu pour autant. Elle s’en confie à Louis Bouilhet, auquel elle fait part de ses doléances. L’ami Louis n’est pas fâché de le rapporter à Gustave : « Veux-tu que je te déclare net où elle veut en venir, avec ses visites à ta mère, avec la comédie en vers, avec ses cris, ses larmes, ses invitations et ses dîners. Elle veut, elle croit devenir ton épouse(189) ! » Voilà pourquoi elle a refusé d’épouser Cousin ! Bouilhet reconnaît que la Muse par le passé a été bienveillante pour lui — elle l’a lancé à Paris, elle lui a trouvé un appartement quand il est venu s’y installer, il a même eu une passade avec elle à ce moment-là(190) —, « mais tout cela avait un but tellement évident, que j’en suis honteux ». La solidarité des garçons a ses lois ; elles priment sur la reconnaissance.

Louise, par ailleurs, éprouve une jalousie que Gustave supporte mal. Elle ne lui dit pas qu’elle a parfois « envie de le tuer plutôt que de le voir passer à une autre femme(191) », mais elle lui reproche rétrospectivement son aventure avec Kuchuk-Hanem, après que Flaubert, à sa demande, lui eut donné à lire ses notes de voyage en Égypte. Il faut qu’il la rassure : « La femme orientale est une machine, et rien de plus ; elle ne fait aucune différence entre un homme et un autre homme(192). » Mais, elle-même, est-elle si fidèle ? En 1852, elle noue une étonnante liaison avec Alfred de Musset qui vient d’être reçu à l’Académie française où il peut contribuer à lui faire obtenir un nouveau prix de poésie. Musset l’attire donc, mais il lui répugne aussi, tant il ressemble à une épave alcoolique. Elle finit par le mettre dans son lit, mais découvre qu’il est « impuissant(193) ». Un soir, alors qu’ils roulent en fiacre, il devient grossier, il lui fait peur, elle veut sauter, il l’en défie, elle tombe.

C’était sur la place de la Concorde, presque en face le pont de la Chambre. La voiture s’arrête, le cocher vient à moi. Il me dit : « Ce monsieur m’envoie savoir si vous, vous êtes blessée. » Je lui réponds : « Dites que vous ne m’avez pas retrouvée. » Il me dit : « C’est un misérable et vous une brave femme, je le vois bien. Voulez-vous que je le campe là et que je vous ramène chez vous ? oh ! les pauvres femmes, les pauvres femmes ! » Je lui dis : « Non, allez le rejoindre, dites que vous ne m’avez pas vue. »

Musset était ivre mort. Louise raconte la scène — un peu expurgée — à Gustave. Il s’émeut, voudrait assommer le poète : « Ah ! ma pauvre Louise, toi, toi, avoir été là ! Je t’ai vue un moment tuée sur le pavé, avec la roue te passant sur le ventre, un pied de cheval sur ta figure ; dans le ruisseau, toi, toi, et par lui ! » Cinq jours plus tard, il médite sur la mésaventure de Louise et sur lui-même : « Ai-je été jaloux, dans tout cela ? — Il se peut. Au récit de ta grande lettre, quand je me suis senti si furieux, ce n’était pas de la jalousie pourtant, mais deux sentiments, celui de mon impuissance, de mon inanité (je n’étais pas là, me disais-je) et une sensation de scandale, d’outrage personnel, comme la déglutition d’une ignominie qu’on m’entonnait(194). » Pourtant, Louise passe outre, revoie Musset, tantôt odieux, tantôt charmant, « presque impuissant » ; elle se dit « amoureuse de son génie ». Elle l’admire et le méprise tout à la fois. Elle repousse dans le même temps François Villemain, historien de la littérature, secrétaire perpétuel de l’Académie, qui l’entoure, la presse, se jette à ses genoux, baise ses cheveux, lui lit des vers d’amour : « Son but [celui de Villemain] à présent serait de me séduire par l’espoir du prix l’année prochaine : vile canaille ! » Au fond, tout cela, elle le sait, elle se le répète, n’arriverait pas si Gustave était près d’elle : « Gustave me fait bien du mal en me laissant seule ainsi(195). »

En 1853, Gustave se rend à Paris environ tous les deux mois. Il entretient avec Louise une relation surtout épistolaire, dans laquelle elle ne trouve pas son compte. Ce sont de longues lettres qui ressemblent trop à des dissertations littéraires, sur Lamartine (qu’il déteste), Leconte de Lisle (qu’il apprécie), sur Stendhal (qu’il prise peu), et sur ses grandes admirations : Shakespeare, Hugo, Rabelais, Cervantès, Montaigne… Il continue à corriger ses textes, à lui donner des leçons de style ; elle peut apprécier son sérieux, son talent, son immense culture, mais toute cette prose qui nous ravit ne lui offre pas, à elle, ce qu’elle en attendrait : du sentiment, de la passion, de l’ivresse. Alors, à nouveau, elle se plaint de son absence, et lui de lui expliquer encore et toujours qu’il a besoin de vivre à Croisset, non plus tant à cause de sa mère, dont il parle moins, mais pour son œuvre : « Je n’écrirai jamais bien à Paris, je le sais. » Les « diatribes » recommencent, qui agacent Flaubert. Il s’attendrit mais reste sur ses positions : « Je te fais souffrir, pauvre chère Louise. Mais penses-tu que ce soit par parti pris, par plaisir, et que je ne souffre pas de savoir que je te fais souffrir ? » Il lui promet de venir la voir plus souvent, il prendra un logement dans la capitale, mais plus tard. Les plaisirs et les aigreurs alternent en cette année 1853. « Je te vois un jour contente de moi. Puis, le lendemain, c’est autre chose. » Flaubert se résigne à une séparation, comme il le confie à Bouilhet en décembre : « Elle m’attriste beaucoup, cette pauvre Muse. Je ne sais qu’en faire. Je t’assure que cela me chagrine de toutes les façons. Comment penses-tu que ça finisse ? Je la flaire très lassée de moi. — Et pour sa tranquillité intime, il est à souhaiter qu’elle me lâche là(196). » La sévérité avec laquelle il lui parle, à elle, de sa Servante n’adoucit pas leur relation : « Je trouve cette œuvre mauvaise d’intention, méchante, et mal exécutée. » Elle lui reproche, à lui, son « détachement sépulcral ». Le rythme des lettres se ralentit : « Je crois qu’au fond elle est lasse de moi », écrit-il encore à Bouilhet. Lui pense qu’il n’a pas changé à son égard : l’amour n’est qu’un accompagnement de la vie, il le lui a dit et répété — ce qu’elle s’entête à ne pas comprendre.

Au cours de l’hiver 1853-1854, Flaubert prend une autre maîtresse, une comédienne, Béatrix Person, une amie de Marie Durey, également comédienne, devenue la maîtresse de Bouilhet. Selon Joseph Jackson, le biographe de Louise Colet, « Béatrix Person faisait des parties carrées avec Flaubert, Bouilhet et Marie Durey(197) ». En mars 1854, Louise Colet, de son côté, entame une liaison avec Alfred de Vigny, autre académicien. Elle lui a envoyé sa Paysanne, il est enthousiaste : « Vous êtes admirée, vous êtes aimée, et l’on ne vous a pas encore élevée assez haut. » Louise ne dit rien à Flaubert de ses nouvelles amours, elle s’ouvre seulement de ses relations amicales avec Vigny. « Je suis content, lui répond-il, que tu aies déniché de Vigny. Puissent les accents de ce vieux rossignol te distraire ! » Pas jaloux, Gustave ! Tout se passe comme s’il entrevoyait grâce à Vigny l’occasion d’en finir avec Louise. Il lui confie, le 19 mars, que sa « jalousie dort tranquille ». Quand elle lui apprend que Vigny, rapporteur du prix de poésie à l’Académie, a lu son poème L’Acropole sous la coupole, il se réjouit : « Ça m’a l’air d’un excellent homme, ce bon de Vigny ! » En avril, les mots se durcissent, Gustave reproche à Louise ses « injustices ». Elle le semonce de manquer de certains sentiments, de ne pas aimer les enfants. Il se récrie : il chérit sa nièce, il s’occupe d’elle, lui donne des leçons d’histoire et de géographie : « J’ai le cœur humain, et si je ne veux pas d’enfant à moi, c’est que je sens que je l’aurais trop paternel(198). »

Arrivé quelques semaines plus tard à Paris, Flaubert apprend, cette fois, que Louise est la maîtresse d’Alfred de Vigny. Cette confirmation lui est un prétexte. Il rentrera à Croisset sans l’avoir revue. Brusquement, la correspondance est interrompue. Début mars 1855, Louise, sur le point de partir en voyage à l’étranger, adresse à Gustave un billet par lequel elle lui demande de le revoir avant son départ. Le 6 mars, Flaubert, à Paris, lui adresse une grossière fin de non-recevoir :

Madame,

J’ai appris que vous vous étiez donné la peine de venir, hier, dans la soirée, trois fois, chez moi.

Je n’y étais pas. Et dans la crainte des avanies qu’une telle persistance de votre part pourrait vous attirer de la mienne, le savoir-vivre m’engage à vous prévenir : que je n’y serai jamais.

J’ai l’honneur de vous saluer.

Ce billet, conservé au musée Calvet à Avignon, porte cette mention de Louise Colet : « lâche, couard et canaille ».

 

Au fond, le second et dernier acte des amours de Gustave Flaubert et de Louise Colet ressemble au premier, s’achève comme le premier, selon une même logique. Pour lui, elle avait été quelqu’un à qui l’on prend intérêt parce qu’elle était belle et désirable, qu’elle partageait avec lui une culture littéraire, qu’elle était réceptive à ses idées. Sans doute, au début, le désir mimétique l’avait poussé vers elle et avait entretenu sa ferveur : n’était-elle pas au cœur d’un monde masculin qui la recevait, la choyait, la publiait, la désirait ? Il n’était rien ; elle était la Muse, récompensée par l’Académie. Combien de femmes alors pouvaient se prévaloir de tels titres ? Ensuite, l’éloignement volontaire et la rareté des rencontres ont contribué à tisonner les braises d’un amour somme toute programmé pour s’éteindre. Trop de commentateurs, avocats intransigeants de Flaubert, estimant devoir dresser l’inventaire des torts de l’un et de l’autre, ont condamné Louise Colet(199). Son attitude est pourtant compréhensible. Si l’on peut juger quelqu’un sur l’objet de ses passions, on doit admettre que Louise n’avait pas mal choisi, en la personne de cet inconnu, dont elle avait tôt découvert le génie. À vrai dire, la relation était inégale entre l’amour immodéré de Louise et l’amour d’« accompagnement » de Gustave. Elle a rêvé de former un couple ; il ne voyait comme horizon que son œuvre indéfiniment recommencée. Le sablier retourné s’est vidé une seconde fois : le temps de s’aimer leur avait été compté.