« La Muse, c’est fini », annonce Flaubert à Bouilhet, sans savoir qu’il devait en entendre encore parler. « En 1863, écrit Maxime Du Camp, après la publication de Salammbô, un tel applaudissement retentit autour de Flaubert, qu’elle essaya de le ressaisir et de s’en parer ; il résista et pour toujours lui tint porte close. » Un témoignage douteux, si l’on en croit le jugement porté par Louise Colet, à cette date, dans une lettre à une amie : « Il ne saurait plus me causer aucun élan de cœur, aucun tressaillement de sens. Je le trouve laid, commun, et à mon endroit complètement mauvais. Je ne serrerai jamais la main de ce Normand madré. Mais je reconnais le talent très grand, très réel et fier du livre(200). » Flaubert n’avait pas disparu de sa vie, malgré le « mépris absolu » que lui inspirait son « caractère » : elle en avait fait, en 1856, un personnage de roman, dans Histoire d’un soldat, où Léonce — c’est lui — apparaît au théâtre flanqué de deux femmes quasi déshabillées : « Sa face rouge était bouffie comme s’il avait trop bu, et son corps rebondissait dans son gilet blanc ; il n’avait plus ses beaux yeux brillants, mais des yeux épais et sans clarté. » En 1859, l’année où George Sand publiait Elle et lui, suivi par la réplique de Paul de Musset, Lui et elle, Louise, toujours écorchée, donna à lire un roman intitulé Lui, où Léonce-Flaubert, de nouveau, est l’objet d’attaques en flèche. Elle ne s’abreuve plus de larmes, elle se venge, allant jusqu’à glorifier l’image d’Alfred de Musset (Albert), autrefois si odieux, pour mieux détruire le souvenir de Flaubert : « J’avais vu l’orgueilleux et superbe solitaire renier une à une toutes ses doctrines sur l’art et sur l’amour, et faire de ses opinions une monnaie aux convoitises les moins fières. » Le dépit amoureux est rarement un bon conseiller littéraire. « J’avais été broyée, écrit-elle dans Lui, par un bras de pierre inerte, brutal, insoucieux de mon agonie. » C’était vrai.
De son côté, Flaubert a une nouvelle fois classé l’affaire. Son esprit retourne aux origines. En septembre 1855, il avait confié à Bouilhet, lors d’un bref séjour avec sa mère sur la côte : « Je suis tout halluciné par mes anciens souvenirs de Trouville que la vue des lieux a réveillés. » Un an plus tard, il recevait d’Allemagne une invitation du « père Maurice » au mariage de sa fille Maria, qui devait être célébré à Baden. Élisa appuyait d’une lettre personnelle l’invitation. Le 2 octobre, le lendemain même où les premières pages de Madame Bovary paraissaient dans la Revue de Paris, Gustave lui répondait en s’excusant de son indisponibilité, non sans évoquer, nostalgique et attendri, les jours anciens de Trouville. « Et croyez, chère Madame, à l’inaltérable attachement de votre dévoué qui vous baise affectueusement les mains. » Élisa n’a pas disparu de son horizon, ce n’est pas au point de désirer la retrouver. « Flaubert a peur de revoir Élisa », écrit Jacques-Louis Douchin. « Il ne veut pas qu’Élisa détruise son rêve(201). » Cet auteur juge que Flaubert n’a jamais aimé Mme Schlésinger, qu’elle n’a été qu’un « outil » que l’artiste a utilisé. Je pense plutôt que l’adolescent a profondément aimé la dame de Trouville, mais que, par la suite, cet amour de jeunesse a été par lui transfiguré en mythe, dont l’artiste a fait bon usage.
Pour l’heure, ses amours sont bien dépourvues de romantisme. En dehors des brèves rencontres avec l’actrice Béatrix Person, lors de ses passages à Paris, il reste reclus à Croisset, confie à Bouilhet ses fantasmes sur l’institutrice anglaise de Lilinne, Juliet Herbert, l’informe de ses plaisirs solitaires et console son ami de ses propres mésaventures amoureuses par une de ces professions de foi dont il est prodigue : « Il faut s’en tenir à la Prostitution, quoi qu’en disent les socialistes et autres cagots de même farine. » Il en subit pourtant les conséquences, cette syphilis dont le traitement l’enchaîne : « Il est probable que je suis tellement saturé de mercure que je n’en peux plus porter […]. Sais-tu que j’ai le gland couleur ardoise ? — quelle farce(202) ! » Il en vient à consulter son frère, qui se montre rassurant.
La petite Lilinne a grandi, l’oncle Gustave complète avec ferveur les leçons de l’institutrice. De Paris, où il se trouve en avril 1856, il lui écrit une lettre affectueuse, où il lui recommande de bien soigner sa « bonne maman ». « L’année prochaine, ajoute-t-il, tu feras ta première communion. C’est la fin de l’enfance. Tu vas devenir une jeune personne. Songes-y ! C’est le moment d’avoir toutes les vertus. Le curé de Canteleu a-t-il trouvé que tu étais forte en catéchisme ? » On n’attendait pas semblable question de ce mécréant de Flaubert ! Non qu’il ait pris quelque teinture de dévotion, mais il n’y a rien chez lui d’un sectaire. Quand il s’agit de l’éducation des filles, le fils de famille retrouve ses réflexes. En tout cas, l’affection de Gustave pour sa nièce Caroline ne se démentira pas.
Depuis le départ de Louis Bouilhet pour Paris, la correspondance a repris avec son ami, qu’il encourage et protège de loin. Il lui donne de temps en temps des nouvelles de Léonie restée au pays. Surtout, il lui prodigue les conseils zélés d’un agent littéraire tout à son service. Bouilhet veut faire représenter un drame en vers, Madame de Montarcy, et se désespère de ne pouvoir le faire accepter. Il se plaint, gémit, rien ne lui réussit ! « Je descends chaque jour une pente sombre et fatale ; je ne pense plus, je n’agis plus. » Flaubert lui fait la leçon, l’engage à se montrer, à rencontrer les gens influents : « Il faut embêter le monde, ne lâche pas, ne démords pas. » Il le rudoie, lui reproche son « couillonisme », lui dit son envie de lui flanquer des « coups de pied dans le cul ». Non ! pas de repos, il faut se déhancher, remuer ciel et terre, éviter les états d’âme : « Tant que tu seras à te branler la cervelle sur ta personnalité, sois sûr que ta personnalité souffrira. » La pièce est refusée au Français ? Va pour l’Odéon ! Sache donc qui fait partie du comité de lecture, « ne néglige rien, nom de Dieu, fais plutôt quinze démarches qu’une seule ». Flaubert se rend compte qu’il conseille à son ami ce que pour lui-même il a toujours repoussé : « Une comparaison te sera venue, c’est celle de moi à Du Camp. Il me reprochait il y a quatre ans à peu près les mêmes choses que je te reproche(203). » N’importe, Gustave ne cesse de harceler Louis ; il aura le bonheur d’apprendre que Madame de Montarcy est finalement retenu par l’Odéon. La pièce connaîtra un joli succès, en décembre 1856, au moment même où Madame Bovary achève d’être publié par la Revue de Paris. Il le lui avait promis : « Nous aurons notre tour, n’aie pas peur(204). » Tout à la fois impresario, chef de claque, agent publicitaire, Flaubert assume avec allégresse la promotion de son cher Louis. « Notre ami Bouilhet est maintenant considéré comme un poète de haute volée parmi les gens de lettres, et quelque peu dans le public aussi(205). »
Entre ses lettres à Louis Bouilhet et l’achèvement de son roman, Flaubert lit La Presse et s’intéresse de très loin aux événements. La guerre de Crimée retient un moment son attention, il s’exalte à la prise de Sébastopol mais s’émeut surtout que, le même jour, deux coups de revolver ont été tirés sans succès sur la personne de Napoléon III : « Remercions Dieu qui nous l’a encore conservé, pour le bonheur de la France. Ce qu’il y a de déplorable c’est que ce misérable est de Rouen. C’est un déshonneur pour la ville. On n’osera plus dire qu’on est de Rouen. » Au fond, le régime impérial lui sied assez bien : sous la tutelle de Badinguet, les criailleries des républicains et des socialistes ont cessé, le pays est calme, on peut travailler tranquillement. Et tant pis pour Victor Hugo ! Le polycarpisme reste son credo : « Je sens contre la bêtise de mon époque des flots de haine qui m’étouffent. Il me monte de la merde à la bouche, comme dans les hernies étranglées(206). » Lui qui proclame détester le pouvoir s’accommode de l’autorité : dans un monde méprisable, la poigne politique protège la quiétude de l’artiste.
Comme il l’avait promis à Louise Colet, mais ce n’est plus pour elle, il se décide à prendre, en octobre 1855, lui qui, à Paris, descendait jusqu’alors à l’hôtel du Helder ou à l’hôtel Sully, un appartement, 42, boulevard du Temple. L’installation de Bouilhet dans la capitale et la fin prochaine de la rédaction de Madame Bovary l’ont décidé. Il fera des séjours de plus en plus longs dans la capitale, même si Croisset demeure son port d’attache, aux côtés de sa mère et de sa nièce. « Je me suis conduit comme un sot en faisant comme les autres, en allant habiter Paris, en voulant publier. J’ai vécu dans une sérénité parfaite, tant que j’ai écrit pour moi seul. Maintenant je suis plein de doutes et de trouble. » Angoisse de l’écrivain qui va sortir de l’ombre.
La Bovary est arrivée
« On me croit épris du réel, tandis que je l’exècre, écrit Flaubert à l’une de ses correspondantes. Car c’est en haine du réalisme que j’ai entrepris ce roman. Mais je n’en déteste pas moins la fausse idéalité(207). » On lit pourtant dans les dictionnaires ou les manuels de littérature que Gustave Flaubert est le représentant le plus typique de l’école réaliste, dont le théoricien était Champfleury. Justement, en 1854, Flaubert est en train de lire son roman, Le Bourgeois de Molinchart, publié en feuilleton dans La Presse. Il se trouve que le thème de ce roman est l’histoire d’un adultère en province — une proximité de sujet qui l’inquiète un moment. Mais il se rassure sur un point à ses yeux capital : « Quant au style, pas fort, pas fort. » L’auteur de Madame Bovary s’est colleté lui aussi avec la réalité la plus plate, mais pour réaliser une œuvre de style. L’entreprise est paradoxale. « Tout ce que j’aime n’y est pas », répète-t-il : il renonce aux grands développements lyriques, aux phrases sonores, aux descriptions épiques. « Je persécute les métaphores, et bannis à outrance les analyses morales » — ce qui tranche avec l’ancienne école, avec le romantisme de sa jeunesse. Il veut modeler son œuvre à partir du réel — car il « estime par-dessus tout le style, et ensuite le Vrai(208) ».
Cette vérité, il la traque avec l’exigence de son caractère obsessionnel, s’imposant l’« observation attentive des détails les plus plats ». On le voit se documenter sur tout ce qui peut être objectivement vérifié. Ainsi, alors qu’il est à Paris en train de narrer la scène fameuse de la visite de la cathédrale de Rouen, où Emma et Léon suivent, de plus ou moins bon gré, le Suisse qui les guide, il s’enquiert auprès de son ami Alfred Baudry des détails sur les chapelles, les vitraux, les tombeaux de la cathédrale. Avec le même soin, il s’entête à maîtriser le processus des billets d’escompte par lesquels Emma va se perdre : il pose une série de questions à un notaire de sa famille, Frédéric Fovard. De même, il interroge ses amis sur les questions d’anatomie et de chimie. Il se refuse à décrire l’agonie de Madame Bovary de manière vague : il lui faut être précis, crédible, vrai. Cette application au détail exact se traduit aussi par un vocabulaire de professionnel. Celui de la médecine lui vient facilement, et c’est avec une science de chirurgien qu’il relate l’opération du pied-bot par le malheureux Charles Bovary. Qu’est-il besoin pour un champion du style d’être aussi exigeant sur l’authenticité des choses qu’il décrit ? Telle est la conception esthétique de Flaubert : écrire en artiste, décrire en historien. Il se réclame de l’art pour l’art, mais son art est fondé sur l’exigence du véridique. Emma est un personnage imaginaire, comme tous les autres acteurs du drame où elle se perd, mais elle est représentative. Une de ses admiratrices, Mlle Leroyer de Chantepie, le lui confiera : « Dès l’abord je l’ai reconnue, aimée, comme une amie que j’aurais connue […] Non, cette histoire n’est pas une fiction(209). »
Hanté par le double impératif de faire du beau à partir du vrai — celui-là fût-il le plus commun — Flaubert travaille d’arrache-pied : « Je vais lentement, très lentement. » Ce parcours du combattant de la phrase, qu’il décrivait si bien à Louise Colet, il en informe désormais Louis Bouilhet : « La Bovary va pianissimo », « Il m’arrive de supprimer, au bout de cinq ou six pages, des phrases qui m’ont demandé des journées entières. » Il doit se faire violence pour refuser l’exubérance — « Et c’est là ce qui me charme, l’exubérance », « Je suis au milieu des affaires financières de la Bovary. C’est d’une difficulté atroce. Il est temps que cela finisse, je succombe sous le faix », « Je suis profondément las de ce travail. C’est un véritable pensum pour moi, maintenant. »
L’impersonnalité dont il se targue a ses limites. Les matériaux de son roman sont empruntés non seulement à une recherche documentaire mais aussi à des éléments autobiographiques. Pour ne prendre qu’un exemple anodin, quand Emma se rend au théâtre des Arts de Rouen, où elle va retrouver Léon, c’est pour écouter la Lucie de Lammermoor de Gaetano Donizetti, une œuvre que précisément Flaubert avait entendue avec Maxime Du Camp à l’Opéra de Constantinople, le 13 novembre 1850(210). Il est bien d’autres détails analogues de sa vie transposés par le romancier, sans qu’il en dise rien évidemment.
Le style lui-même, les métaphores qui, malgré ce qu’il dit, sont très nombreuses, et si Proust peut le pasticher c’est bien parce qu’il y a une marque Flaubert, une marque originale. Le plus caractéristique est l’ironie, souvent féroce, avec laquelle il peint le petit monde d’Yonville-l’Abbaye. C’est aussi son art de la mise en scène comique. Songeons aux deux scènes lors desquelles Rodolphe puis Léon font leur déclaration d’amour. La première a lieu au milieu des comices agricoles, et Flaubert d’alterner les flux oratoires pompeux des notables à la tribune et les mots doux du séducteur. La seconde, dans la cathédrale de Rouen, où Léon soupire tandis que le suisse assomme les futurs amants de ses explications historiques. L’auteur est bien présent ; il ne parle pas, il ne dit pas « je » ; il ne commente pas, il ne juge pas, mais sa personnalité perce à chaque paragraphe. Ses tableaux, ses descriptions, ses portraits, ses analyses, ses dialogues traduisent une conception du monde qui n’appartient qu’à lui. Flaubert n’est pas chiche de « maximes générales », comme y a insisté Jean Bruneau, une autre « manière par laquelle l’écrivain peut intervenir dans ses œuvres(211) ». N’est-ce pas Flaubert qui est derrière ces mots : « Une demande pécuniaire, de toutes les bourrasques qui tombent sur l’amour, étant la plus froide et la plus déracinante » ? N’est-ce pas lui qui se plaint dans : « La parole humaine est comme un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les ours, quand on voudrait attendrir les étoiles » ? Il y a même dans ce roman « impersonnel » un « nous » initial : celui des élèves du collège de Rouen qui voient arriver l’empoté Bovary. Un « nous » qui disparaît vite mais qui a introduit néanmoins l’auteur dans son récit.
Flaubert parvient enfin au bout de ses peines : à la fin de mai 1856, la Bovary est finie. La publication se fera en deux temps : d’abord en feuilleton dans la Revue de Paris, où l’ami Maxime joue les bons offices, avant la sortie du livre en volume, dont l’éditeur reste à trouver. Dès avril 1856, le marché est conclu avec la Revue, qui publiera le roman en six livraisons. Celui-ci est annoncé dans le numéro du 1er août, avec une coquille : « Madame Bovary (mœurs de province), par Gustave Faubet », ce qui provoque cette réaction de l’auteur : « C’est le nom d’un épicier de la rue Richelieu, en face le Théâtre français. Ce début ne me paraît pas heureux […]. Je ne suis pas encore paru que l’on m’écorche. » Il n’était pas au bout de ses peines. Il doit en effet affronter les exigences et les lubies du rédacteur en chef, Léon Laurent-Pichat, qui, manifestement, ne comprend pas les intentions de l’auteur et voudrait modifier sensiblement le texte. Le 14 juillet 1856, Maxime Du Camp, sentencieux, déclare à son ami : « Laisse-nous maîtres de ton roman pour le publier dans la Revue ; nous y ferons faire les coupures que nous jugerons indispensables ; tu le publieras ensuite en volume comme tu l’entendras, cela te regarde. […] Tu as enfoui ton roman sous un tas de choses, bien faites, mais inutiles. » En marge de cette lettre d’épicier, Flaubert ulcéré a commenté d’un mot : « Gigantesque ». Il écrit tout net à Laurent-Pichat : « Je ne ferai rien, pas une correction, pas un retranchement, pas une virgule de moins, rien, rien !… Mais si la Revue de Paris trouve que je la compromets, si elle a peur, il y a quelque chose de bien simple, c’est d’arrêter là Madame Bovary tout court. Je m’en moque parfaitement. » Le 1er octobre 1856, au prix de quelques allégements finalement consentis, Madame Bovary commence à paraître dans la Revue de Paris ; sa publication s’achève dans le numéro du 15 décembre. Non sans tiraillements entre les deux parties.
Le 19 novembre, Maxime Du Camp déclare à Flaubert que la scène du fiacre (où Léon prend Emma) est « impossible » : « On monte en fiacre et plus tard on en descend, cela peut parfaitement passer, mais le détail est réellement dangereux, et nous reculons par simple peur du Procureur impérial. » Flaubert s’incline mais exige l’impression d’un avertissement : « La direction s’est vue dans la nécessité de supprimer ici un passage qui ne pouvait convenir à la Revue de Paris ; nous en donnons acte à l’auteur. » Peu avant la dernière livraison, celle du 15 décembre, Flaubert est averti de nouvelles coupes. C’est décidément insupportable ! Il consulte son avocat, Me Senard, aux fins de poursuivre la revue pour abus de pouvoir. On s’accorde finalement sur une prière d’insérer rédigée par l’auteur :
Des considérations que je n’ai pas à apprécier ont contraint La Revue de Paris à faire des suppressions dans le numéro du 1er décembre. Ses scrupules s’étant renouvelés à l’occasion du présent numéro, elle a jugé convenable d’enlever encore plusieurs passages. En conséquence, je déclare dénier la responsabilité des lignes qui suivent. Le lecteur est donc prié de n’y voir que des fragments et non pas un ensemble.
Portrait de femme
Le portrait de femme auquel s’est attelé Flaubert est une telle réussite qu’il a pu donner naissance à un substantif toujours usité, le bovarysme. L’écrivain avait créé le terme « bovaryste » dans sa correspondance, mais sans lui donner le sens pathologique qu’il prendra par la suite. Le mot est entré dans l’usage courant après la publication en 1902 d’un ouvrage de Jules de Gaultier, Le Bovarysme, notion psychologique qu’il définit comme le « pouvoir qu’a l’homme de se concevoir autre qu’il n’est et, par extension, de s’évader hors d’une réalité médiocre par un imaginaire romanesque et sentimental ». De ce point de vue, le bovarysme est de tous les temps, comme la mythomanie ou l’hystérie. D’avoir créé un type universel, le mérite du romancier n’en est que plus grand ; Emma, elle, plonge ses racines dans la société du XIXe siècle, objet de l’exécration de l’auteur.
Madame Bovary est sans doute un personnage singulier, avec ses aptitudes et ses faiblesses, mais elle est aussi un type social : « Ma pauvre Bovary, écrit-il, sans doute souffre et pleure dans vingt villages de France à la fois, à cette heure même(212). » Les Goncourt rapportent le mot de Mgr Dupanloup sur le roman de Flaubert : « Un chef-d’œuvre, oui, un chef-d’œuvre, pour ceux qui ont confessé en province. »
Dans le drame d’Emma, l’éducation joue un rôle capital. Mademoiselle Rouault, fille d’un paysan parvenu à l’aisance, est envoyée au couvent par son père, à l’âge de treize ans. L’instruction des filles est médiocre : aux Ursulines, Emma apprend la danse, la géographie, le dessin, la tapisserie et le piano. Stendhal en faisait la remarque dans De l’amour : « Une femme de trente ans, en France, n’a pas les connaissances acquises d’un petit garçon de quinze ans ; une femme de cinquante, la raison d’un homme de vingt-cinq. » Le couvent ferme la jeune fille aux réalités de la vie, mais, comme l’écrit Balzac, « les grilles claustrales enflamment l’imagination ». De l’amour, du mariage, elle n’apprend rien de ses éducatrices : ce sont ses lectures clandestines ou la complaisance des femmes de service qui s’en chargent. Emma, comme ses camarades, écoute une vieille fille travaillant à la lingerie, qui leur apprend des « chansons galantes du siècle passé » et leur prête des romans à l’insu des religieuses. Romantisme, chimères, « méandres lamartiniens » — l’expression est de Flaubert.
L’éducation chrétienne laisse tout autant à désirer. Certes, « les offices, les retraites, les neuvaines et les sermons » ne manquent pas, trop nombreux même. Mais le fond ? L’aspect sensuel de cette éducation religieuse est mis en relief par Flaubert : « Les comparaisons de fiancé, d’époux, d’amant céleste, et de mariage éternel qui reviennent dans les sermons lui soulevaient au fond de l’âme des douceurs infinies. » Sur cette éducation de couvent, la comtesse d’Agoult (Daniel Stern) a apporté son témoignage : « Je n’appris à connaître, dans cette prétendue instruction religieuse qui m’était donnée, ni les rapports de la foi avec la raison, ni ceux de la loi avec la conscience, ni le juste discernement du devoir et du droit dans les relations humaines(213). » La morale elle-même se réduit à des préceptes.
Dans le cas d’Emma, cette éducation se révèle d’autant plus néfaste qu’elle n’est pas une vraie demoiselle, mais une simple fille de cultivateur. Sa formation, au-dessus de sa classe sociale, lui inspirera le dégoût du milieu rural où elle est condamnée. Revenue parmi les gens simples, son vernis d’éducation, la fréquentation qu’elle a eue de condisciples huppées, et surtout les rêves et les chimères nés de son enfermement et de ses lectures sentimentales, tout crée chez elle un sentiment de supériorité sur son milieu natal, accompagné de mélancolie et même de nostalgie pour ses années de couvent. Le rêve et la réalité ne vont plus cesser de s’entrechoquer.
Le mariage est une porte de secours : en épousant l’officier de santé Charles Bovary, Emma s’évade du milieu paysan et s’imagine accéder à un autre monde, celui de la distinction bourgeoise. Son union ne lui est pas imposée, c’est une chance que ne partagent pas toutes ses contemporaines, soumises aux intérêts familiaux. Néanmoins, comme celles-ci, elle ne connaît guère son futur conjoint, n’a pas de tête-à-tête avec lui, se berce d’illusions et se marie à un homme médiocre sans le savoir. La lourdeur de Charles Bovary est exagérée par Flaubert, mais la déception qu’éprouve bientôt Emma est celle de nombreuses jeunes femmes de son temps, épouses de maris souvent plus vieux qu’elles, plus soucieux de leurs affaires que de l’épanouissement de leur compagne.
Charles, pourtant, est profondément épris de sa femme, mais sa maladresse et sa balourdise sont trop criantes pour qu’il soit payé de retour. Déçue par ce conjoint tellement au-dessous de ses espérances, sans lustre, sans ambition, elle tente dans un premier temps de faire bonne figure, dessine, pianote, fait des confitures. L’ennui devient écrasant, une habitude de plomb règle tous les comportements, même les baisers sont dispensés « à de certaines heures […] comme un dessert prévu d’avance, après la monotonie du dîner ». « Pourquoi me suis-je mariée ? » se demande la jeune femme.
Les plaisirs, les distractions sont rares ; les gens qui l’entourent, médiocres. La conscience aiguë qu’elle en a lui vient au cours d’une invitation des Bovary au château de Vaubyessard. Dans ce milieu aristocratique, où les dentelles rivalisent et les couverts d’argent resplendissent, où la grâce des valseurs le dispute à l’élégance des femmes, Emma, abandonnée « aux fulgurations de l’heure présente », éprouve au plus profond d’elle-même combien cette vie-là devrait être la sienne, à elle si embourbée dans la trivialité. Son invitation au bal de Vaubyessard « avait fait un trou dans sa vie ». Il ne serait pas dit qu’elle végéterait éternellement dans la bourgade de Tostes où officiait Bovary. Charles, toujours complaisant, voyant son épouse tomber dans la mélancolie, se hasarde à guérir sa maladie nerveuse en venant prendre dans un bourg un peu plus important, Yonville-l’Abbaye, la place d’un de ses confrères en partance. À l’occasion d’une rencontre, elle se forge la promesse d’un adultère auprès d’un jeune clerc de notaire, Léon, plutôt falot mais capable de s’exalter avec elle aux lueurs d’un fade romantisme. L’espoir tourne court : le clerc part achever ses études à Paris.
Dans cette nouvelle place, elle accouche d’une fille, qu’elle appelle Berthe pour avoir entendu ce prénom au château de Vaubyessard. La maternité ne rompt en rien la platitude de son existence. Berthe est mise en nourrice, comme c’est l’habitude. L’ennui reprend, tant Yonville lui semble une société aussi éloignée que Tostes de la vie supérieure à laquelle elle aspire. Surgit alors celui grâce auquel elle va assouvir sa fringale d’enchantement : avec le sémillant Rodolphe, enjôleur et homme à bonnes fortunes, elle croit rencontrer l’amour et entretient d’abord avec lui une relation érotique qui la transporte ; jusqu’au jour où, désireuse qu’il l’arrache définitivement à la médiocrité quotidienne, et croyant l’avoir décidé à satisfaire son projet de départ, elle découvre le cynisme de son amant, fort peu désireux d’abandonner son confort. Emma se meurt. Bovary, désespéré de la voir retomber dans la dépression, accepte, pour la distraire, l’idée du pharmacien Homais : qu’elle aille assister à un opéra à Rouen. C’est l’occasion pour elle de retrouver Léon, rentré de Paris, et d’en faire son second amant. Elle connaît avec lui la frénésie des rendez-vous clandestins comme avec l’autre, s’exalte de nouveau et s’adonne en femme « expérimentée » aux « intimités de la passion ». « Elle était l’amoureuse de tous les romans, l’héroïne de tous les drames, le vague elle de tous les volumes de vers. » Las ! au bout d’un certain temps, elle reconnaît dans l’adultère toutes les « platitudes du mariage ». Non, ce n’est pas ce gandin qui pourrait être en mesure de combler sa soif inaltérable de passion romanesque. Au moment où, poursuivie par les billets qu’elle a signés, les assignations, les dettes qu’elle a accumulées et qui menacent de faire s’effondrer l’économie de son ménage, elle quête le soutien de Léon et même de Rodolphe qu’elle supplie toute honte bue, elle se rend compte, devant l’incapacité de l’un et l’égoïsme de l’autre, que sa vie n’a été qu’une immense duperie. Harcelée par les prêteurs, prise de vertige, dévastée par ses illusions perdues, elle se donne la mort, la seule issue pour elle d’en finir avec l’infâme réalité.
On connaît l’exclamation célèbre qu’on a prêtée à Flaubert : « Madame Bovary, c’est moi ! — D’après moi. » En fait, on ne l’a jamais vue écrite, et c’est peut-être une invention. En tout cas on n’a cessé de répéter et de commenter cette exclamation depuis que René Descharmes l’a lancée en 1909 : « Une personne qui a connu très intimement Mlle Amélie Bosquet, la correspondante de Flaubert, me racontait dernièrement que Mlle Bosquet ayant demandé au romancier d’où il avait tiré le personnage de Mme Bovary, lui aurait répondu très nettement, et plusieurs fois répété : “Madame Bovary, c’est moi. — D’après moi”(214). » Prenons le mot pour authentique. Flaubert, lui aussi, du même âge que son héroïne, a connu l’ennui, le choc permanent entre le rêve et la réalité ; ils appartiennent tous deux à la dernière génération romantique ; tous les deux se sont bercés d’idées vagues et grandioses, forcément déçues par l’ingratitude de l’existence. Baudelaire éclaire d’une autre façon la fusion du créateur avec son personnage, tous deux prisonniers d’une « société qui a définitivement abjuré tout amour spirituel ». Il souligne le caractère androgyne d’Emma, dont la féminité est balancée par l’« énergie d’action », la « rapidité de décision, fusion mystique du raisonnement et de la passion, qui caractérise les hommes créés pour agir ». Léon, dit le roman, « devenait sa maîtresse plutôt qu’elle n’était la sienne ». De son côté, Flaubert a créé Emma avec la volonté de « se dépouiller (autant que possible) de son sexe et de se faire femme ». Et Baudelaire d’inventer cette formule à propos du déchirement de l’héroïne : « C’est un César à Carpentras ; elle poursuit l’Idéal(215) ! » Et comment ne pas entendre la voix de Flaubert dans la désillusion finale : « D’où venait donc cette insuffisance de la vie, cette pourriture instantanée des choses où elle s’appuyait ? […] Tout mentait ! Chaque sourire cachait un bâillement d’ennui, chaque joie une malédiction, tout plaisir son dégoût, et les meilleurs baisers ne vous laissaient sur la lèvre qu’une irréalisable envie d’une volupté plus haute(216) ! » Quelques années plus tard, il confiera aux Goncourt qu’il a vomi deux fois en rédigeant le suicide d’Emma à l’arsenic(217).
Cette empathie fusionnelle n’est pas totale, car Emma Bovary participe, elle aussi, du monde bourgeois des idées reçues. Médiocre, l’imaginaire abreuvé à l’eau de rose, elle ne prend de relief qu’en raison de la vacuité de son entourage. Ses propos n’échappent pas au langage stéréotypé de la littérature pour jeunes filles. Ses effusions « lamartiniennes » renvoient un écho pitoyable aux définitions du Dictionnaire des idées reçues, le vieux projet toujours vivant de Flaubert. Devant la mer, elle déclare à Léon : « Ne vous semble-t-il pas que l’esprit vogue plus librement sur cette étendue sans limites, dont la contemplation vous élève l’âme et donne des idées d’infini, d’idéal ? » Et nous lisons à l’article MER du Dictionnaire : « N’a pas de fond. Image de l’infini — donne de grandes pensées. » Comme le dit Pierre-Marc de Biasi : « À aucun moment vous n’êtes à l’abri de l’ironie qui circule dans ce roman(218). »
Un nouveau Molière ?
Les personnages secondaires de Madame Bovary composent un univers si souvent ébauché dans la correspondance de Flaubert, celui d’un monde bourgeois, ici d’une bourgeoisie provinciale, qui colore l’existence collective d’une invariable bêtise, et dont le Dictionnaire des idées reçues devait fournir le traité sémiologique.
Dans cette sociologie, le monde médical est bien représenté par ce fils de médecin, qui a le sens de sa hiérarchie. Au bas de l’échelle, nous rencontrons l’officier de santé Charles Bovary. Napoléon avait créé un corps nombreux de médecins militaires, de sorte que sous la Restauration le personnel médical avait une double origine, les docteurs en médecine, issus des facultés, et les officiers de santé, sortis de l’armée, d’une science surtout pratique. Sous la monarchie de Juillet, la hiérarchie subsiste entre les uns et les autres. Les officiers de santé, cependant, ne sont plus exclusivement formés par l’armée mais par des études plus courtes. On apprend ainsi que le jeune Bovary quitte le collège dès sa troisième pour étudier la médecine. Bien qu’écourtée, la somme des matières imposées l’effraie, mais il arrive à s’en tirer, après un premier échec, « à la manière du cheval de manège, qui tourne en place les yeux bandés, ignorant de la besogne qu’il broie ». Muni de son diplôme, Bovary exerce « son art » dans le bourg de Tostes. Sa vie est dure, ses patients sont dispersés, sa tournée à cheval se prolonge quelquefois jusqu’à minuit. La pensée ne l’encombre pas, mais à force de labeur il parvient à gagner honnêtement sa vie. À Yonville, au contraire, il se ruine, d’abord en raison des excès de sa femme, mais aussi faute de clientèle suffisante, victime d’une concurrence illégale, celle du pharmacien.
La vie de l’officier de santé est inégale selon les lieux, mais difficile partout. Les patients n’abondent pas ; souvent, ils n’ont même pas les moyens de s’adresser au médecin. Aucun tarif n’existe, il est courant qu’on le paie en nature, de quelque volaille ou de jambon. La science médicale est encore dans l’enfance. Plus considéré apparaît le docteur en médecine. L’officier de santé Bovary fait appel au docteur Canivet dans les cas difficiles. Celui-ci traite d’assez haut ces auxiliaires qui déshonorent la profession. Mais ces docteurs courbent à leur tour la tête devant les sommités, les grands patrons, tel le docteur Larivière, accouru en grand arroi à Yonville, au moment du suicide de Madame Bovary. Le père de Gustave servait de modèle : « Dédaigneux des croix, des titres et des académies, hospitalier, libéral, paternel avec les pauvres et pratiquant la vertu sans y croire, il eût presque passé pour un saint si la finesse de son esprit ne l’eût fait craindre comme un démon. » Ce « grand talent » est à peu près le seul personnage qui, dans le roman, échappe à la bêtise, mais il ne fait que passer.
Les opinions politiques et philosophiques de ce corps médical nous sont connues. Déjà Balzac nous avait présenté, sous la Restauration, toute une kyrielle de médecins matérialistes pour lesquels « tout se résout en foie et rate, en cerveau et poumons(219) ». Flaubert le confirme : les médecins sont les représentants du positivisme scientifique et les étais solides de la gauche libérale, en cette première moitié du XIXe siècle. « Tous matérialistes », lit-on à l’article DOCTEUR du Dictionnaire. Charles Bovary, lui, n’a pas d’idées politiques, parce qu’il n’a pas d’idée tout court. Flaubert a forcé l’aspect amorphe de son esprit pour donner plus de relief à l’ennui de son épouse. « Quel pauvre homme ! quel pauvre homme, disait-elle tout bas, en se mordant les lèvres. » Dans son manuscrit de préparation, il avait noté : « Vulgarité intime jusque dans la manière dont il plie précautionneusement sa serviette, — et dont il mange sa soupe. — Il porte l’hiver des gilets de tricot et des chaussettes de laine grise à bordure blanche… Bonnes bottes. Habitude de se curer les dents avec la pointe de son couteau et de couper le bouchon des bouteilles pour le faire rentrer. » Un résumé de tous les détails qu’exècre Flaubert, pour rendre évidents les dégoûts d’Emma. Le pauvre Charles n’a pas la part belle.
Autrement consistant est le pharmacien Homais, lui aussi homme de santé, qui se pique d’être un homme de science. Défenseur de l’allaitement maternel et de la vaccination, il pérore, pédant, péremptoire, dans l’amour du progrès et la haine des prêtres. Pour Jean Cassou, il est « une de ces figures géniales, comme celles de Cervantès ou de Molière, où les grands poètes, qui sont à la fois de grands réalistes et de grands dialecticiens, savent peindre tout ensemble un type social et le conflit d’un idéal avec sa propre caricature(220) ». Il y a chez Homais deux personnages qui se complètent, l’apothicaire et l’intellectuel. Le premier est le véritable médecin du bourg, ayant « enfreint la loi du 19 ventôse an XI, article 1er, qui interdit à tout individu non porteur de diplôme l’exercice de la médecine ». Son amabilité si conviviale étouffe toute velléité de protestation de la part du médecin. Son aplomb, la source toujours jaillissante de sa faconde assurent sa renommée chez les paysans : on le tient pour un maître. Trois médecins, après Bovary, s’y ruineront. Mais Homais est surtout l’intellectuel du bourg, correspondant du Fanal de Rouen, où il expédie ses articles d’une écriture ampoulée avec la foi d’un missionnaire laïque. Voltaire et Rousseau se réconcilient dans son panthéon. Il est déiste, croit en l’Être suprême, et s’affirme violemment hostile aux prêtres croupis « dans une ignorance turpide », et ne croit pas un mot de la Bible. L’apothicaire enfonce le clou, fustige les « mômeries » et les « jongleries » du catholicisme, le célibat des prêtres, la superstition de nos campagnes et les « temps monstrueux du Moyen Âge ». Au demeurant, Homais prône la morale la plus rigoureuse, vitupère les gaillardises de l’Ancien Testament et gourmande avec colère son serviteur, qu’il a surpris en train de s’initier aux mystères du mariage dans un livre dissimulé aux yeux de son maître. Les arts, les sciences, la philosophie, l’histoire — riche en exemples humains glorieux —, telles sont les disciplines dignes d’admiration. C’est « une idée gothique, digne de ces temps abominables où l’on enfermait Galilée », que de ne point considérer le théâtre comme une des écoles de la vertu. Et c’est une vertu de philosophe que d’écouter les « conseils de la science » et mieux encore d’être soi-même un savant : Monsieur Homais a écrit un mémoire de soixante-douze pages sur la fabrication du cidre. Il puise dans sa bibliothèque bien garnie le vocabulaire technique de ses discours qui sont autant de démonstrations que de fulminations. Poète aussi ! car il vénère Béranger (que méprisait Flaubert), et le chante à l’occasion. Au demeurant, ce progressiste est un homme d’ordre. Il tonne contre les mendiants et honore le préfet. Son ambition suprême est d’obtenir la Croix d’honneur. Il finit par être comblé ; il est dans le sens de l’Histoire.
Face à cet éloquent prophète des temps nouveaux, le représentant de la religion fait pâle figure. Le curé Bournisien, sous les diatribes du pharmacien, peut suffoquer d’indignation, il n’a pas le bagage intellectuel qui lui permettrait de lui tenir tête. Flaubert a placé une de ces joutes oratoires (fréquentes dans les villages de France à l’époque) entre le voltairien et le curé de village au cours d’une veillée funèbre — le chevet d’une morte, en l’occurrence Emma Bovary, est propice sans doute à la philosophie. On parle du célibat des prêtres, éternel cheval de bataille de l’anticléricalisme. Le pharmacien tonne contre, au nom de la morale. À quoi le curé ne peut répondre que par cette pitoyable justification : « Comment voulez-vous qu’un individu pris dans le mariage puisse garder, par exemple, le secret de la confession ? » Le pire n’est pas tant dans le déficit intellectuel du pasteur que dans son incapacité de venir à l’aide de ses paroissiens dans la tourmente. Emma, au début de sa crise morale, vient chercher le soutien du prêtre : elle tombe sur un benêt dépourvu de tout sens psychologique. Dans sa correspondance, Flaubert nous explique ainsi Bournisien : « Il ne songe qu’au physique (aux souffrances des pauvres, manque de pain ou de bois), et ne devine pas les défaillances morales, les vagues aspirations mystiques ; il est très chaste et pratique tous ses devoirs. »
Tel est le curé de village vu par Flaubert. Un prêtre de routine, dispensateur sans grâce de la bonne parole, distributeur mécanique des sacrements, d’une inculture épaisse dans le domaine religieux aussi bien que profane, désorienté par les arguments de l’anticlérical, incapable de soulager les angoisses morales et les doutes spirituels de ses paroissiens, tout cela conjugué avec une conduite exemplaire et une bonne volonté indubitable. Il est l’homme dépassé par l’Histoire, et symbolise l’effondrement de l’Église, qui ne fait pas de doute aux yeux de Flaubert. Lui-même serait plutôt du côté d’Homais, si le pharmacien n’était si grotesque. Homais et Bournisien font la paire. Au chevet de Madame Bovary, le curé tend la perche à l’apothicaire voltairien : « Nous finirons par nous entendre. » Sur le cercueil d’Emma, le pacte des deux bêtises, l’anticléricale et la cléricale, est signé. Après la révolution de 1848, les bourgeois voltairiens, à l’instar de Thiers, signeront une nouvelle alliance avec l’Église : l’ordre avant tout !
On a critiqué la manière dont le romancier avait traité ses personnages secondaires, en caricaturiste : Bovary, Homais, Bournisien, Rodolphe le tombeur, Léon le niaiseux, Lheureux l’usurier, Binet le percepteur, le libidineux notaire Guillaumin… Sous tous les costumes, écrivait Barbey, le « même imbécile ». François Mauriac, un siècle plus tard : « Un défaut de son esprit l’obligeait à ne voir des êtres que l’apparence. Ce qui existait pour lui, c’était cet ensemble de prétentions, de tics, de manies, c’était cette attitude qui, chez un homme d’abord, nous frappe et dont un La Bruyère fait son profit(221). » De fait, La Bruyère fait partie des « livres de chevet » de Flaubert(222). C’est sous cet angle, la volonté de « reproduire des types », qu’il faut apprécier ces figures unidimensionnelles.
Toutefois, leurs propos ne sont pas toujours stupides. Il arrive à Flaubert de parler par leur truchement. Même Rodolphe, don Juan de sous-préfecture, peut avoir des fulgurances, pressé qu’il est, c’est vrai, par son désir de séduire : « Eh ! parbleu ! le devoir, c’est de sentir ce qui est grand, de chérir ce qui est beau, et non pas d’accepter toutes les conventions de la société, avec les ignominies qu’elle nous impose. » Dans sa lettre de rupture, Rodolphe a les accents et les hypocrisies de Flaubert avec Louise Colet : je n’aurais jamais dû vous aimer, etc. Même dans les décoctions pseudo-savantes d’Homais, le lecteur trouve à se ravitailler.
Il faut pourtant s’y résoudre : Flaubert n’a nullement le désir de doter ses personnages secondaires de l’ambivalence, de la complexité, des contradictions des personnes vivantes. La psychologie n’est poussée que dans le portrait d’Emma Bovary. Autour d’elle s’agitent, bavardent, manœuvrent bourgeois et petits bourgeois dans une pantomime infernale, qui finira en danse macabre.
Le texte une fois imprimé dans la Revue de Paris, Flaubert a le sentiment d’avoir « raté » son roman. « Ce livre, écrit-il à Louis Bouilhet, indique beaucoup plus de patience que de génie, bien plus de travail que de talent. » Il le répète encore, le 11 octobre 1856, à son ami Jules Duplan : « La première lecture de mon œuvre imprimée m’a été, contrairement à mon attente, extrêmement désagréable. Je n’y ai remarqué que les fautes d’impression, trois ou quatre répétitions de mots qui m’ont choqué, et une page où les qui abondaient. — Quant au reste, c’était du noir et rien de plus. » Après cette phase de tristesse post partum, l’accueil du roman le rassure : « La Bovary marche au-delà de mes espérances », écrit-il à son cousin par alliance Louis Bonenfant le 12 décembre. Mais la censure veille et la justice menace.