Le 24 décembre 1856, Gustave Flaubert signe son contrat d’édition avec Michel Lévy, maison de librairie en pleine expansion, devenue rivale des trois grands de l’édition, Hachette, Garnier frères et la Librairie nouvelle de Jaccottet et Bourdilliat. Ceux-ci avaient fait savoir à Maxime Du Camp leur désir de publier Madame Bovary, mais Flaubert préféra Lévy, notamment parce que celui-ci avait signé un traité avec Louis Bouilhet pour l’impression de sa pièce de l’Odéon, Madame de Montarcy. Et puis Michel Lévy avait la réputation de ne pas faire lanterner les auteurs, de publier et de payer sans qu’ils aient à se morfondre. Il offre à Flaubert 400 francs (environ 1 500 de nos euros) pour chacun des deux volumes de Madame Bovary, soit une somme moyenne pour un premier livre et un tirage de six mille exemplaires vendus 1 franc(223). À cette époque, un auteur n’était pas rémunéré en proportion des ventes de son ouvrage, comme aujourd’hui. Il cédait ses droits au forfait pour une durée déterminée — cinq ans en l’occurrence. Sortie en avril 1857, la première édition fut rapidement épuisée. Deux réimpressions suivirent, portant à trente mille le nombre des exemplaires vendus(224). Dès le deuxième tirage, au mois de mai, Flaubert a le sentiment d’avoir été dupé : « voilà 15 000 exemplaires de vendus ; aliter : 30 000 francs qui me passent sous le nez(225). » Le bénéfice de l’éditeur s’élèvera à plus de 26 000 francs, Flaubert ne touchant sur les éditions suivant la première qu’une prime de 500 francs ! Il estime ainsi avoir été « floué », mais c’était la pratique courante, que les éditeurs justifiaient par les nombreuses publications à perte qu’ils assumaient par ailleurs. Flaubert n’émit pas de protestation auprès de Lévy ; il avait signé un contrat en connaissance de cause, mais il pouvait à bon droit s’étonner de percevoir si peu sur la réussite commerciale de son roman. L’avantage de son succès sera de faire monter bien plus haut ses prétentions pour son contrat suivant : en 1862, renouvelant le droit de publication de Madame Bovary et vendant la propriété de Salammbô, il pourra prétendre à la somme de 10 000 francs. Cela paraît encore modeste par comparaison avec la cession de l’Histoire des Girondins de Lamartine à l’éditeur Furne, qui rapporta à l’auteur 250 000 francs, pour douze années d’exploitation ! Pour la première fois, cependant, Flaubert, à trente-cinq ans, gagnait de l’argent.
Madame Bovary lui en coûta beaucoup plus, en raison des frais occasionnés par le procès dont le roman fit l’objet au lendemain de sa publication par la Revue de Paris.
Le procès
Quand, à la fin de décembre 1856, Flaubert est convoqué chez le juge d’instruction, accusé d’avoir par son roman « attenté aux bonnes mœurs et à la religion », il est convaincu — et le restera longtemps — que son ouvrage n’est qu’un prétexte, pour « démolir la Revue de Paris », qui a déjà écopé de deux avertissements en avril 1856. C’est ce qu’il explique à son frère Achille, qu’il mobilise au même titre que toutes ses connaissances en vue de la correctionnelle qui le menace. Le 25 janvier, il rend visite à Lamartine, qui lui promet son appui. À Achille, qui lui propose de venir le soutenir à Paris, il explique son principe de défense, la notabilité familiale et bourgeoise :
Tout ce que tu as fait est bien. L’important était et est encore de faire peser sur Paris par Rouen. Les renseignements sur la position influente que notre père et que toi as eue et as à Rouen sont tout ce qu’il y a de meilleur ; on avait cru s’attaquer à un pauvre bougre, et quand on a vu d’abord que j’avais de quoi vivre, on a commencé à ouvrir les yeux. Il faut qu’on sache au Ministère de l’Intérieur qui nous sommes, à Rouen, ce qui s’appelle une famille, c’est-à-dire que nous avons des racines profondes dans le pays, et qu’en m’attaquant, pour immoralité, on blessera beaucoup de monde.
Et il conclut sa lettre : « Tâche de faire dire habilement qu’il y aurait quelque danger à m’attaquer, à nous attaquer, à cause des élections qui vont venir(226). »
Un Flaubert qui le porte haut, un Flaubert qui revendique son honorabilité et en appelle à son enracinement familial, c’est nouveau. Penser que le ministre de l’Intérieur, en s’attaquant au fils d’Achille-Cléophas Flaubert, pourrait redouter les effets d’un procès sur les résultats électoraux, c’est plaisant. En tout cas, par l’intermédiaire d’Achille ou directement, il alerte tous ceux qui, par leur situation, peuvent agir sur le pouvoir et se flatte de « protections très puissantes » ; il se réjouit du soutien des hommes de lettres, et mieux encore : « La police s’est méprise, écrit-il à Achille le 20 janvier 1857 ; elle croyait s’en prendre au premier roman venu et à un petit grimaud littéraire ; or, il se trouve que mon roman passe maintenant (et en partie grâce à la persécution) pour un chef-d’œuvre ; quant à l’auteur, il a pour défenseurs pas mal de ce qu’on appelait autrefois des grandes dames, l’Impératrice (entre autres) a parlé pour moi deux fois ; l’Empereur avait dit une première fois : “Qu’on me laisse tranquille !”, et, malgré tout cela, on est revenu à la charge. Pourquoi ? ici commence le mystère. »
Un mystère, vraiment ? Plus attentif à la réalité politique, Flaubert aurait eu à l’esprit la nature du régime qui s’est installé sous l’autorité de Napoléon III. L’Empire, dans cette phase que les historiens appellent « autoritaire », s’appuie sur les forces traditionnelles de la société, dont l’Église catholique est le pilier. Pour celle-ci, dont l’« entière adhésion au coup d’État » a été formulée par le pape Pie IX en personne, les « mauvais livres » sont plus que jamais un danger dans un siècle où les progrès de la lecture s’accélèrent. La liberté ne peut être que conditionnelle car l’homme, marqué par le péché originel, n’est pas naturellement bon ; la tentation du mal pèse sur lui à chaque heure. La censure vise à en épargner les effets sur l’ordre social qui est aussi, aux yeux des gouvernants, un ordre moral. Par le décret du 17 février 1852, les journaux ont été soumis à des mesures préventives (autorisation préalable, cautionnement, obligation d’insérer les communiqués du gouvernement, timbre de cinq centimes par exemplaire) ; le tribunal correctionnel a remplacé les assises pour juger des délits. Une procédure d’avertissement, confiée aux préfets et, à Paris, au ministre de la Police, menace de suspension et de suppression les organes de presse. En 1852, les frères Goncourt sont traduits devant la sixième chambre correctionnelle pour un article de journal accusé de corrompre les mœurs et d’inciter à la débauche. La censure veille aussi sur le théâtre et sur l’édition. En février 1856, Xavier de Montepin, auteur du roman Les Filles de plâtre, est condamné à trois mois d’emprisonnement et à 500 francs d’amende pour outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs. On comprend dès lors les inquiétudes de Laurent-Pichat lorsqu’il publie Madame Bovary en feuilleton, ses demandes de coupes, tant l’autocensure est la fille naturelle de la censure. Flaubert se trompait en imaginant et en répétant que le pouvoir s’en prenait à la Revue de Paris à travers le « prétexte » de son roman. C’est bien lui, son texte, son héroïne, sa peinture des « mœurs de province », comme dit le sous-titre, qui sont affectés d’un signe condamnable. Dans la seule année 1857, deux autres auteurs feront les frais de cette répression intellectuelle : Eugène Sue, pour ses Mystères du peuple, et Baudelaire, pour Les Fleurs du mal. La France népo-napoléonienne est replongée dans un régime d’ordre bien plus intransigeant qu’elle ne l’a connu sous la Restauration et la monarchie de Juillet. Le désordre de Yonville-l’Abbaye, la folie de Madame Bovary, ses adultères et son suicide nuisent à la tranquillité des sujets de l’empereur. La littérature moderne, infectée de vices, ne passera pas !
Il règne, il est vrai, dans Madame Bovary, une imprégnation sulfureuse que nous-mêmes, aujourd’hui, en un temps où l’érotisme voire la pornographie s’étalent dans les journaux, les livres et sur les écrans, avons du mal à percevoir. Dans les milliers de pages de scénarios, de notes, de brouillons qui ont précédé la rédaction finale du roman, Flaubert use à foison de termes obscènes, de descriptions luxurieuses, de scènes très crues qui, il le sait bien, ne figureront pas dans le texte définitif, mais qui le sous-tendent. « Tout se passe en effet, écrit Yvan Leclerc, comme si Flaubert éprouvait la nécessité de noter ces mots crus, d’imaginer ces situations franches pour se “monter le bourrichon”, comme il dit, et donner en dedans une orgie et une débauche de mots, “se faire des harems dans la tête” avant d’écrire un texte chaste en surface, mais tout brûlant par dessous de ce qui a été volontairement autocensuré et qui continue […] “il faudra que le luxurieux soit de l’émotion”(227). » Stricto sensu, le juge aura du mal à désigner ce qu’il ressent à la lecture du roman — une charge d’érotisme indéfinissable. « Faire comprendre », lit-on dans le manuscrit de préparation : faire comprendre pour éviter de tomber sous le couperet de la censure, mais aussi parce que c’est plus fort de faire comprendre que de décrire ; c’est encore un défi au style.
Le 29 janvier 1857, à 10 heures du matin, Gustave Flaubert est réduit au banc des accusés de la sixième chambre correctionnelle, soutenu par Me Senard. À côté de lui, deux autres prévenus, Laurent-Pichat, gérant de la Revue de Paris, et Auguste-Alexis Pillet, l’imprimeur. À l’intention de ses juges, Flaubert a rédigé un mémoire, où il s’est employé à citer maints auteurs en regard des phrases de son livre condamnées :
Ma justification est dans mon livre. Le voilà quand mes juges l’auront lu ils seront convaincus que loin d’avoir fait un roman obscène et irréligieux, j’ai au contraire composé quelque chose d’un effet moral.
La moralité d’une œuvre littéraire consiste-t-elle dans l’absence de certains détails qui pris isolément, peuvent être incriminés ? ne faut-il pas plutôt considérer l’impression qui en résulte, la leçon indirecte qui en ressort ? et si l’artiste dans l’insuffisance de son talent, n’a pu produire cet effet, qu’à l’aide d’une brutalité toute superficielle, les passages qui au premier coup d’œil, semblent répréhensibles ne sont-ils pas par cela même, les plus indispensables ? Bien qu’il soit outrecuidant d’évoquer les grands hommes à propos des petites œuvres, que l’on se rappelle avant de me juger, Rabelais, Montaigne, Régnier, tout Molière, l’abbé Prévost, Lesage, Beaumarchais et Balzac.
Les livres sincères ont parfois des amertumes qui sauvent. Je ne redoute, pour ma part, que les littératures doucereuses que l’on absorbe sans répugnance et qui empoisonnent sans scandale.
J’avais cru jusqu’alors que le romancier comme le voyageur avait la liberté des descriptions. J’aurais pu, après bien d’autres, choisir mon sujet dans les classes exceptionnelles ou ignobles de la société. Je l’ai pris, au contraire dans la plus nombreuse et la plus plate. Que la reproduction en soit désagréable, je l’accorde. Qu’elle soit criminelle, je le nie.
Je n’écris pas d’ailleurs pour les jeunes filles, mais pour des hommes, pour des lettrés.
La séance s’ouvre par le réquisitoire du substitut du procureur impérial, Ernest Pinard, qui commence par résumer le roman de Flaubert, dont le titre à son avis aurait dû être « Histoire des adultères d’une femme de province ». Ce qui le caractérise à ses yeux, « c’est la couleur lascive », du début à la fin. « A-t-il essayé de la montrer [Madame Bovary] du côté de l’intelligence ? Jamais. Du côté du cœur ? Pas davantage. Du côté de l’esprit ? Non. Du côté de la beauté physique ? Pas même. Oh ! je sais bien qu’il y a un portrait de Mme Bovary après l’adultère des plus étincelants ; mais le tableau est avant tout lascif, les poses sont voluptueuses, la beauté de Mme Bovary est une beauté de provocation. » L’adultère dont il est question est en soi moins condamnable que l’apologie qu’en fait l’héroïne : « Elle chante le cantique de l’adultère, sa poésie, ses voluptés. » Pinard sait gré à la Revue d’avoir épargné à ses lecteurs la scène du fiacre, mais « si la Revue de Paris baisse les stores du fiacre, elle nous laisse pénétrer dans la chambre où se donnent les rendez-vous ».
Le substitut loue Flaubert de son talent, mais c’est précisément son talent qui est dangereux. Et pour étayer sa démonstration, Pinard évoque les descriptions des tentations de saint Antoine auxquelles l’auteur se livre dans la revue L’Artiste. De fait, par l’intermédiaire de Théophile Gautier, des passages de La Tentation de saint Antoine que Flaubert avait corrigés ont paru dans cette revue en ce mois de janvier 1857. « Il aime à peindre les tentations, surtout les tentations auxquelles a succombé Mme Bovary. »
Flaubert est coupable, bien plus que la revue qui l’a publié : « Atténuez la peine autant que vous voudrez vis-à-vis de Pillet ; soyez même indulgents vis-à-vis du gérant de la Revue ; quant à Flaubert, le principal coupable, c’est à lui que vous devrez réserver vos sévérités ! »
Me Jules Senard a la parole. Président de l’Assemblée nationale en 1848, ami des Flaubert (il est le beau-père de Frédéric Baudry, ancien condisciple de Gustave), il est devenu une des vedettes du barreau de Paris. Sa plaidoirie commence par une défense d’Emma, comme si elle était une personne vivante ; il en montre la figure pathétique. Quant à « M. Flaubert », où a-t-il puisé son inspiration ? Eh bien, cet écrivain « aux couleurs lascives » est « tout imprégné de Bossuet et de Massillon ». Rien de moins ! Autre argument : « Il s’appelle Flaubert, il est le second fils de M. Flaubert ; il voulait se tracer une voie dans la littérature, en respectant profondément la morale et la religion… » L’avocat insiste sur la respectabilité de Flaubert, son talent littéraire, l’hommage qu’il a reçu des écrivains. En particulier Lamartine. Ah ! Lamartine. Savez-vous ce qu’il a dit à mon client, à propos de la fin de Mme Bovary : « L’expiation est hors de proportion avec le crime ; vous avez créé une mort affreuse, effroyable ! » À Flaubert qui lui a demandé s’il comprenait les poursuites devant le tribunal de police correctionnelle, Lamartine a répondu : « Je crois avoir été toute ma vie l’homme qui, dans ses œuvres littéraires comme dans ses autres, a le mieux compris ce que c’était que la morale publique et religieuse ; mon cher enfant, il n’est pas possible qu’il se trouve en France un tribunal pour vous condamner. »
La plaidoirie est brillante, imagée, indignée, habile. À l’entendre, on ferait de Flaubert un vaillant écrivain qui, guidé par les plus éminentes autorités, n’aurait jamais eu en tête que la morale et la religion. Mais à la guerre comme à la guerre ! Notre auteur avait rien moins que le désir d’édification de la jeunesse française : il n’a cessé de dire que l’art ne devait pas avoir un but moral ou utile. Cela dit, face à un accusateur adossé à un confessionnal et un sanctificateur de la famille, il eût été suicidaire de prôner l’autonomie de la littérature et la défense de l’art pour l’art. Il valait mieux en appeler à Bossuet et à Massillon, et Gustave était d’accord : « La plaidoirie de Me Senard, écrit-il à Achille le 30 janvier, a été splendide. Il a écrasé le ministère public, qui se tordait sur son siège et a déclaré qu’il ne répondrait pas. Nous l’avons accablé, sous les citations de Bossuet et de Massillon, sous des passages graveleux de Montesquieu, etc. La salle était comble. C’était chouette et j’avais une fière balle. »
Le 7 février, le jugement était rendu. Les trois prévenus, auteur, gérant de revue et imprimeur étaient acquittés, mais le tribunal infligeait à Flaubert « un blâme sévère, car la mission de la littérature doit être d’orner et de recréer l’esprit en élevant l’intelligence et en épurant les mœurs plus encore que d’imprimer le dégoût du vice en offrant le tableau des désordres qui peuvent exister dans la société ».
D’abord réjoui par l’acquittement, Flaubert s’inquiète de l’avenir : « Quoi écrire, dit-il à Louise Pradier, qui soit plus inoffensif que ma pauvre Bovary, traînée par les cheveux comme une catin en pleine police correctionnelle ? » Il est devenu un « auteur suspect ». Pourrait-il faire imprimer sa Tentation de saint Antoine, après les allusions de Pinard ? Et voici que, pour la publication en volume de la Bovary, les bons conseils pleuvent, de couper ici, de couper là. Il alerte Michel Lévy qu’il n’a plus envie de voir son livre paraître, qu’il n’aspire qu’à retrouver la campagne, le silence et la solitude. En tout cas, il n’acceptera pas d’effacer les passages de son roman incriminés par l’accusation — le ministère public a encore deux mois pour faire appel, tant pis ! Michel Lévy, qui ne recule pas, lui, le presse pour qu’il donne son bon à tirer ; Gustave ne sait que faire. Son éditeur finit par le convaincre. Madame Bovary paraît en librairie le 18 avril 1857.
La réception
« Le résultat ne fut pas celui que l’administration avait cherché, écrit Maxime Du Camp ; grâce à cette persécution, au procès en police correctionnelle, au réquisitoire de l’avocat impérial, Madame Bovary eut un succès colossal ; du jour au lendemain Gustave Flaubert est devenu célèbre(228). » La curiosité pour un roman réputé immoral, au style « lascif », joua sa part. La véritable réussite de Flaubert ne fut pas tant son succès de librairie, si considérable fût-il, que, du premier coup, l’accueil que son livre rencontra auprès des écrivains les plus sûrs et son accès au rang des meilleurs. Sa patience, son refus de rendre publics ses écrits antérieurs, son travail acharné, tout cela était soudain récompensé. Les coups cependant ne lui furent pas épargnés.
La première attaque de taille vient de la Revue des deux mondes, le 1er mai 1857. Dans la « Chronique de la quinzaine » de l’influente publication dirigée par Louis Buloz, Charles de Mazade éreintait le nouveau romancier : « M. Flaubert imite M. de Balzac dans son roman, comme il imite M. Théophile Gautier dans quelques autres fragments qui ont été récemment publiés [La Tentation de saint Antoine, dans L’Artiste]. L’auteur de Madame Bovary appartient, on le voit, à une littérature qui se croit nouvelle et qui n’a rien de nouveau, hélas ! — qui n’est même pas jeune, car la jeunesse, en ne s’inspirant que d’elle-même, a moins d’expérience, moins d’habileté technique, et plus de fraîcheur d’inspiration. » Ce n’était pas suffisant : dans le supplément de la Revue des deux mondes, du 15 mai 1857, Deschamps réitérait la critique. Et Flaubert de s’étonner de cet acharnement.
Au contraire, le 4 mai 1857, il pouvait se réjouir de lire, dans Le Moniteur universel, un article très élogieux signé Sainte-Beuve. À cinquante-trois ans, autorité critique reconnue, il vantait le livre et décelait en Madame Bovary ces « signes littéraires nouveaux, science, esprit d’observation, maturité, force, un peu de dureté », et faisait de l’auteur un des « chefs de file des générations nouvelles », concluant sur une formule qui fera carrière : « Anatomistes et physiologistes, je vous retrouve partout. »
L’article de Sainte-Beuve déplut à Paulin Limayrac qui, six jours plus tard, lui porta une botte dans Le Constitutionnel : « Qu’il revienne donc vite, l’amour de l’idéal, avec le sentiment de l’admiration, cette source féconde des belles pensées, et que l’esprit de dénigrement disparaisse, comme l’oiseau de nuit quand le jour se lève ! Les bons symptômes ne manquent pas, si l’on veut y regarder de près, et les espérances redoublent si l’on songe qu’il y a sur le trône un grand écrivain (sic) […](229). » Piqué au vif, Sainte-Beuve répliqua par une note adressée au ministre Fould, car l’affaire devenait politique et le célèbre critique n’entendait pas être classé dans l’opposition :
Si M. Sainte-Beuve s’est efforcé, depuis et avant le 2 décembre, de prouver qu’on pouvait être un littérateur honnête, indépendant, et approuver hautement le gouvernement que s’est donné la France, s’il a rendu dans son ordre de travaux autant de services qu’il a pu, qu’est-ce que cette manière de le remercier, en le faisant critiquer publiquement par un des écrivains qui s’inspirent au ministère de l’Intérieur et dans celui de l’Instruction publique ?
Dans sa lettre de remerciement à Sainte-Beuve, Flaubert entendait mettre les choses au point : « Je ne suis pas de la génération dont vous parlez — par le cœur du moins. — Je tiens à être de la vôtre, j’entends de la bonne, celle de 1830. Tous mes amours sont là. Je suis un vieux romantique enragé, ou encroûté, comme vous voudrez. » À plusieurs reprises, il se défendra d’être le chef de file de l’école réaliste. Néanmoins, il était ravi de l’article de Saint-Beuve, si long, si détaillé et, à tout prendre, si favorable.
Le 26 juin, dans L’Univers, journal du catholicisme intransigeant et ultramontain dirigé par Louis Veuillot, Léon Aubineau, parlant de Madame Bovary sans citer le nom de l’auteur ni le titre de l’ouvrage, s’enfièvre à son tour contre Sainte-Beuve : « L’article de M. Sainte-Beuve sur le livre dont nous parlons, et les éloges entiers, redondants et chaleureux qu’il contient, ont engagé, dit-on, Le Moniteur à se priver des communications du célèbre critique(230). Si cette détermination est vraie, nous ne pouvons qu’y applaudir, et nous réjouir de cette sorte de sanction morale administrative. Il y a quelque chose de plus précieux pour Le Moniteur, de plus utile, qu’il doit acquérir et conserver avec plus de soin que le talent et le concours de M. Sainte-Beuve, c’est l’assentiment des esprits droits, des cœurs attachés à la morale. L’esprit public serait doublement atteint si de tels ouvrages, après avoir échappé aux coups de la justice, étaient glorifiés par l’organe officiel du Gouvernement. »
D’autres critiques se croient inspirés en faisant de l’auteur de Madame Bovary un partisan de Champfleury, de la revue Le Réalisme, créée en 1856. Anatole Claveau, chroniqueur au Courrier franco-italien, élucidait ainsi la filiation : « Style Champfleury (c’est tout dire), commun à plaisir, trivial, sans force, ni ampleur, sans grâce et sans finesse. Pourquoi craindrais-je de relever le défaut le plus saillant d’une école qui a d’ailleurs ses qualités ? L’école Champfleury, dont on voit bien que fait partie M. Flaubert, juge que le style est trop vert pour elle ; elle en fait fi, elle le méprise, elle n’a pas assez de sarcasmes pour les auteurs qui écrivent. Écrire ! à quoi bon ? » Le contresens était parfait, on imagine l’ahurissement de Flaubert.
Le 23 mai, on pouvait lire dans la revue Rabelais un éloge de Madame Bovary, par Émile Desdemaines, insistant sur l’hypocrisie des bien-pensants : « M. G. Flaubert a refusé de mettre des feuilles de vigne à sa statue ; et il a bien fait, nous l’aimons mieux ainsi. Notre époque est trop bégueule pour être honnête. Jamais on n’a prêché autant et pratiqué si peu ; ce ne sont pas les sermons qui manquent, ce sont les exemples. On va entendre le soir les chastes comédies de M. Ponsard — un poète qui a mis le catéchisme en vers — et la nuit on lit les romans du marquis de Sade. » Le 26 mai, dans le Journal des débats, Cuvillier-Fleury, moins inspiré, écrivait dans son compte rendu : « On pourrait dire que le roman et la comédie nous donnent depuis dix ans la même femme. Emma Bovary, c’est la Marguerite de La Dame aux camélias, la duchesse de La Dame aux perles, la Suzanne du Demi-Monde, toutes les héroïnes de M. Dumas fils sous un nom nouveau. »
Le Correspondant, une revue, elle aussi catholique, mais plus libérale que L’Univers, présentait le 25 juin un article d’Armand de Pontmartin, « Le Roman bourgeois et le roman démocrate : MM. Edmond About et Gustave Flaubert », où l’on pouvait lire notamment : « Madame Bovary, c’est l’exaltation maladive des sens et de l’imagination dans la démocratie mécontente. » Xavier Aubryet répliqua, dans L’Artiste du 20 septembre, à Pontmartin qui « blâme sévèrement Flaubert de nous peindre une femme sans cœur. Eh bien ! précisément, c’est une femme sans cœur que Flaubert prétendait peindre : si madame Bovary eût été vertueuse, c’était un autre roman ». Heureuse époque où journalistes et critiques pouvaient prendre querelle pour un roman et s’envoyer des épigrammes !
Au mois d’octobre parurent les deux articles qui, avec celui de Sainte-Beuve, se révélèrent les critiques de Madame Bovary les plus remarquables en cette année 1857 où le roman fut publié, et appelés à la postérité. Le 6, dans Le Pays, Barbey d’Aurevilly, l’auteur d’Une vieille maîtresse, applaudit au roman : « jamais succès ne fut plus juste ». Il lève un malentendu : on a dit et écrit que c’était un livre « immoral » : « Non, l’auteur de Madame Bovary n’était point immoral. Il n’était pas moral non plus. Il n’était qu’insensible… Originalité très-particulière ! Il est des romanciers qui aiment leurs héros, qui les exaltent, qui les justifient ou les plaignent. Il en est d’autres qui les détestent, qui les condamnent ou les maudissent, et c’est encore une manière de les aimer. Mais tous ou presque tous s’animent devant les types qu’ils ont créés. Il répugne à la nature de l’homme d’avoir un sujet dans les mains sans se passionner pour ou contre. Mais M. Flaubert échappe à cette coutume qui semble une loi de l’esprit humain. » La sécheresse du livre vient de cette « indigence de sensibilité ». On retrouvait ici la critique que lui faisait Sainte-Beuve, dans son article très fouillé du Moniteur : l’absence dans cette histoire de tout héros positif, comme on dira au temps du réalisme socialiste. « Un reproche que je fais à ce livre, écrivait-il, c’est que le bien est trop absent ; pas un personnage ne le représente. » Cela n’empêche pas cette évidence aux yeux de Barbey : « M. G. Flaubert est de la véritable race des romanciers : c’est un observateur plus occupé des autres que de lui-même. […] Madame Bovary, étudiée, scrutée, détaillée comme elle l’est, est une création supérieure, qui seule vaut à son auteur le titre conquis de romancier. »
Le plus gratifiant des articles pour Flaubert parut dans L’Artiste, le 18 octobre. Il était de Charles Baudelaire. Celui-ci avait publié ses Fleurs du mal le 21 juin. Flaubert l’en avait félicité par une lettre du 13 juillet, particulièrement admiratif de son sonnet La Beauté. « En résumé, lui disait-il, ce qui me plaît avant tout dans votre livre, c’est que l’art y prédomine. Et puis vous chantez la chair sans l’aimer, d’une façon triste et détachée qui m’est sympathique. Vous êtes résistant comme le marbre et pénétrant comme un brouillard d’Angleterre. » Au mois d’août, Les Fleurs du mal sont en procès, treize poèmes incriminés. Le réquisitoire est confié de nouveau à Pinard. Malheureusement Baudelaire n’a pas un avocat aussi talentueux que Senard pour le défendre. Six poèmes furent retranchés du recueil et leur auteur fut condamné à trois cents francs d’amende, au nom du délit d’offense à la morale publique. Flaubert lui avait exprimé sa solidarité. Il y avait entre les deux écrivains, du même âge, un regard pessimiste sur la société dans laquelle ils vivaient : « Un poète, écrivait Sainte-Beuve, qui vient nous secouer dans notre satisfaction hypocrite ou indolente nous fait peur ou nous irrite(231). » L’affinité entre les regards sur le monde portés par le romancier et par le poète engageait Baudelaire à écrire l’article de l’année le plus pénétrant sur Madame Bovary et sur son personnage principal. Il révoquait en doute les réserves et les critiques de Sainte-Beuve et de Barbey :
Plusieurs critiques avaient dit : cette œuvre, vraiment belle par la minutie et la vivacité des descriptions, ne contient pas un seul personnage qui représente la morale, qui parle la conscience de l’auteur. Où est-il, le personnage proverbial et légendaire, chargé d’expliquer la fable et de diriger l’intelligence du lecteur ? En d’autres termes, où est le réquisitoire ?
Absurdité ! Éternelle et incorrigible confusion des fonctions et des genres ! — Une véritable œuvre d’art n’a pas besoin de réquisitoire. La logique de l’œuvre suffit à toutes les postulations de la morale, et c’est au lecteur de tirer les conclusions de la conclusion.
Flaubert remercia chaleureusement Baudelaire : « Vous êtes entré dans les arcanes de l’œuvre, comme si ma cervelle était la vôtre. Cela est compris et senti à fond(232). »
Outre les articles de presse, que lui adressait régulièrement son ami le dévoué Jules Duplan, Flaubert reçut un courrier volumineux, où l’on trouve des mots ou des lettres de Michelet, de Champfleury, d’Edmond About, et aussi de Victor Hugo : « Vous avez fait un beau livre, Monsieur, lui écrivait celui-ci d’Hauteville House, le 30 août, et je suis heureux de vous le dire. […] Vous êtes, Monsieur, un des esprits conducteurs de la génération à laquelle vous appartenez. Continuez de [tenir] haut devant elle le flambeau de l’art. Je suis dans les ténèbres, mais j’ai l’amour de la lumière. C’est vous dire que je vous aime. Je vous serre les mains. »
Nombre de lettres viennent souvent d’admirateurs inconnus. L’une des plus intéressantes est celle d’un notaire de Reims, Émile Cailteaux : « Vous nous montrez la vie réelle d’une façon neuve et saisissante ! […] Votre livre éminemment intéressant fourmille de portraits, de descriptions, de récits, de discours charmants et d’une vérité profonde. Quel caractère que celui d’Emma ! quelle vérité ! quelle passion ! Et pourtant quelle simplicité ! Il y a, Monsieur, malheureusement dans nos provinces, trop de femmes du caractère de Madame Bovary. Nous les nommons : les incomprises(233). » Flaubert avait répondu à sa curiosité : mon roman et mon personnage sont « une pure invention », les personnages « sont complètement imaginés, et Yonville-l’Abbaye lui-même est un pays qui n’existe pas ». Il a voulu non pas faire des portraits, mais « reproduire des types ».
Parmi ces inconnus, la plus intéressante et la plus remarquable est une femme, Marie-Sophie Leroyer de Chantepie, avec laquelle une longue correspondance va suivre.
Une amitié insolite
Dès le 18 décembre 1856, Mlle Leroyer de Chantepie, qui vient de lire la dernière partie de Madame Bovary dans la Revue de Paris à laquelle elle est abonnée, adresse à Flaubert une lettre enthousiaste : « un chef-d’œuvre de naturel et de vérité ». Habitant Angers, auteur elle-même de trois romans, elle lui avoue qu’aucun livre ne lui a encore fait « une impression aussi profonde », et lui parle de la « commotion violente » qu’il lui a causée : « c’est le scalpel appliqué au cœur, à l’âme, c’est hélas ! le monde dans toute sa hideur. Les caractères sont vrais, trop vrais, car aucun d’eux ne relève l’âme, rien ne console dans ce drame qui ne laisse qu’un immense désespoir, mais aussi un sévère avertissement. » Remis de ses émotions consécutives à son procès, Flaubert lui répond le 19 février 1857 : « Cette Bovary, que vous aimez, a été traînée comme la dernière des femmes perdues sur le banc des escrocs. On l’a acquittée, il est vrai, les considérants de mon jugement sont honorables, mais je n’en reste pas moins à l’état d’auteur suspect, ce qui est une médiocre gloire. » Encouragée, sa correspondante lui répond aussitôt par une longue lettre, où elle mêle de nouvelles appréciations sur le « chef-d’œuvre » et ses admirables tableaux et ses descriptions « qui laissent bien loin en arrière Balzac » à des confidences personnelles. Elle aussi a éprouvé le mortel ennui dont Emma a souffert, elle aussi se demande, dans sa déréliction, le sens de sa vie, elle insiste sur la perspicacité de Flaubert qui a su lire dans l’âme et la pensée des femmes. Et puis ce pharmacien, ce curé, si vrais ! « Non jamais rien ne m’a paru aussi vrai, aussi admirable que Madame Bovary. J’ai trop souffert pour pleurer facilement, eh bien, j’ai pleuré trois jours au dénouement. J’y pense sans cesse, toutes les localités sont identifiées avec ce récit dont l’héroïne a existé pour moi. Je l’ai aimée comme une sœur, j’aurais voulu me jeter entre elle et son malheur, la conseiller, la consoler, la sauver ! Je ne l’oublierai jamais ! Je suis persuadée que cette histoire est vraie ! Oui, il faut avoir été acteur ou témoin intéressé d’un pareil drame pour l’écrire avec cette vérité ! Quel que soit le talent d’un auteur, il est impossible de créer rien d’aussi vrai, d’aussi parfait ! » Elle lui explique qu’elle vit à la campagne « au milieu des préjugés absurdes, des injustices de toute espèce », que sa maladie habituelle est le spleen. Une quinzaine de jours plus tard, elle lui annonce qu’elle s’attelle à un compte rendu pour Le Phare de la Loire — lequel paraîtra effectivement le 25 juin 1857(234).
Cette fois, Flaubert lui répond aussitôt. Il la dissuade de croire qu’il a raconté une histoire vraie : Madame Bovary a été « totalement inventée ». « Je n’y ai rien mis ni de mes sentiments ni de mon existence. L’illusion (s’il y en a une) vient au contraire de l’impersonnalité de l’œuvre. C’est un de mes principes qu’il ne faut pas s’écrire. » Il lui livre le secret de son esthétique : « L’Art doit s’élever au-dessus des affections personnelles et des susceptibilités nerveuses ! Il est temps de lui donner, par une méthode impitoyable, la précision des sciences physiques ! La difficulté capitale, pour moi, n’en reste pas moins le style, la forme, le Beau indéfinissable résultant de la conception même et qui est la splendeur du Vrai, comme disait Platon. » Il passe aux aveux : il a vécu comme elle, seul, à la campagne, il a un peu couru le monde et il connaît Paris. Mais rien « ne vaut une bonne lecture, au coin du feu ». Un bref autoportrait suit : « J’ai trente-cinq ans, je suis haut de cinq pieds six pouces, j’ai des épaules de portefaix et une irritabilité nerveuse de petite maîtresse. Je suis célibataire et solitaire. »
Touchée par cette lettre, la demoiselle d’Angers répond à Flaubert quasiment par retour du courrier(235), et par une longue missive, une fois encore, où elle approfondit la confidence. Elle est une « vieille fille », de vingt ans l’aînée de son auteur admiré, « fille unique d’un second mariage de père et de mère », de petite noblesse pauvre, elle souffre d’une « excessive sensibilité », due aux « frayeurs de sa mère pendant la révolution ». Elle a reçu une éducation chez des religieuses. « On confia le soin de ma santé à un médecin ignorant, celui de mon âme à un prêtre fanatique, aidé d’une vieille fille plus fanatique encore. Ces personnes me firent un mal irréparable. » Elle a été aimée, mais n’a pas rencontré « un idéal de perfection impossible à réaliser ». Pathétique, elle avoue ne trouver dans la province où elle vit, antipathique à souhait, rien qui puisse consoler ses maux.
Réponse rapide de Flaubert, qui lui donne du « cher confrère » (il écrira aussi : « ma chère confrère ») : « Votre lettre est si honnête, si vraie et si intense ; elle m’a enfin tellement ému, que je ne puis me retenir d’y répondre immédiatement. » Quelque peu indélicat, il la remercie de lui avoir dit son âge : « Cela me met plus à l’aise. Nous causerons ensemble comme deux hommes. » Mais qui dira que Flaubert a le cœur sec ? Le voilà si attentif au désarroi dont il a reçu l’aveu, qu’il écrit une longue lettre où il entrelace ses consolations avec le récit de sa propre vie. Cette âme blessée, il l’a reconnue comme une âme sœur : « Écrivez-moi tout ce que vous voudrez, longuement et souvent, quand même je serais quelque temps sans vous répondre, car, à partir d’hier, nous sommes de vieux amis. Je vous connais maintenant et je vous aime » et aussi « J’ai la plus grande sympathie pour votre esprit et pour votre cœur ». Il lui parle de sa religion, le catholicisme, à laquelle il n’adhère pas, mais qu’il respecte, et lui pointe la contradiction entre le « libéralisme » de son esprit et les « vieilleries » du dogme. Il lui conseille : « Cramponnez-vous à la science ! », et lui recommande des lectures thérapeutiques, par exemple l’Examen des dogmes de la religion chrétienne d’un certain Patrice Laroque, « une réfutation complète du dogme catholique ». Quant à sa position politique, il tient à être précis : « Je n’ai de sympathie pour aucun parti politique ou pour mieux dire je les exècre tous, parce qu’ils me semblent également bornés, faux, puérils, s’attaquant à l’éphémère, sans vues d’ensemble et ne s’élevant jamais au-dessus de l’utile. J’ai en haine tout despotisme. Je suis un libéral enragé. C’est pourquoi le socialisme me semble une horreur pédantesque qui sera la mort de tout art et de toute moralité. J’ai assisté, en spectateur, à presque toutes les émeutes de mon temps. »
Dans cette lettre et dans celles qui suivent, Flaubert entreprend de se faire directeur de conscience et conseiller psychologique (« Lisez Montaigne ! Travaillez ! »). Il lui adresse un exemplaire de Madame Bovary ; elle lui envoie ses romans, dont Angélique Lagier, plaidoyer pour le divorce et contre la peine de mort. Il lit ses ouvrages, lui en parle, sait la féliciter aussi bien que blâmer ses faiblesses. Et l’échange se poursuit à dates rapprochées. Mlle Leroyer discute certaines de ses positions, sur le socialisme, l’instruction obligatoire ou le catholicisme, mais elle juge Flaubert comme « l’homme bon et sensible par excellence ». À coup sûr, c’est dans cette correspondance, qui devait durer jusqu’en 1876, entre la modeste romancière d’Angers et le grand écrivain que devient Flaubert, qu’on rencontrera une attention à l’autre, un élan continu de fraternité, que d’aucuns de ses contemporains et de ses critiques sont loin de soupçonner chez ce champion de l’« impersonnalité ». Fait-il, là, preuve d’une sensibilité au malheur d’une âme solitaire dans laquelle il peut se reconnaître lui-même ? Il l’écrit : il n’aime pas voir « une aussi belle nature que [celle de sa correspondante], s’abîmer dans le chagrin et le désœuvrement ». Ces échanges épistolaires, diamants d’une œuvre improvisée, sont d’autant plus étonnants que jamais elle et lui ne se rencontreront.